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Manuel de Diéguez

2002-09-29

 

 

Identité et structure du sujet [1]

SOMMAIRE

Introduction

1. Identité et structure de l'esprit

2. De la méthode

3. Le mythe, premier démiurge de l'identité culturelle

4. La structure transcendantale de la conscience identitaire

5. La scission de l'identité du sujet

6. L'identité du sujet dans la démocratie

7. Théologie de la Révolution

8. Théologie de l'identité démocratique

9. La nouvelle sacralisation de l'identité

10. L'identité du groupe et le sacré

Bibliographie

Introduction

Toute intelligibilité véritable du passé comme du présent et toute tentative de la raison d'éclairer quelque peu l'avenir dépendent du phare unique qui éclaire les signifiants, donc les référents mêmes de nos jugements. Ce phare n'est autre que la conception que nous nous faisons de l'identité de notre espèce. C'est ainsi que la question : « Qui es-tu ? » se place au coeur de l'histoire des sciences, des croyances, des arts, de la politique et de la philosophie, et cela avec une si grande force persuasive que la notion même de vérité serait stérile si elle ne trouvait son sens dans le miroir de la condition humaine à laquelle l'identité d'Adam fournit sa lumière.

Il y a deux siècles que Voltaire et les encyclopédistes ont pris acte d'une mutation de l'identité du genre humain dont nous sommes tous les héritiers et dont la civilisation européenne ne fera, longtemps encore, que méditer les conséquences. Car l'auteur du Philosophe ignorant [1766] a exprimé en quatre phrases l'esprit des Temps modernes. La première est formulée en ces termes : « Qui es-tu ? D'où viens-tu ? Que fais-tu ? Que deviendras-tu ? » C'est une question « qu'on doit faire à tous les êtres de l'univers, mais à laquelle nul ne répond ». C'était précéder de dix générations la mort du référent culturel absolu qui structurait l'identité du sujet et qu'on appelait Dieu. La deuxième est ainsi rédigée : « J'ai interrogé ma raison, je lui ai demandé ce qu'elle est : cette question l'a toujours confondue. » C'était prévoir la disqualification de la pensée spéculative et des édifices doctrinaux dans la quête de la signification de la personne. La troisième constate : « Je peux toujours ajouter à l'espace que je conçois, comme je peux ajouter aux nombres que je conçois. L'infini en nombre et en étendue est hors de la sphère de mon entendement. » C'était prendre de l'avance sur la « critique de la raison pure » de Kant et ouvrir la porte à la déréliction et à l'angoisse qui allaient pénétrer jusque dans l'entendement pratique.

Enfin, la quatrième s'exprime de la sorte : « J'ai vu une si grande différence entre des pensées et la nourriture, sans laquelle je ne penserais point, que j'ai cru qu'il y avait en moi une substance qui raisonnait et une autre substance qui digérait. Cependant, en cherchant toujours à me prouver que nous sommes deux, j'ai senti grossièrement que je suis un seul ; et cette contradiction m'a toujours fait une peine extrême. » Par-delà le mythe, antique puis chrétien, d'un accord « divin » entre le corps et l'esprit, et par-delà deux millénaires de débat sans issue entre les matérialistes et les spiritualistes, c'était donner rendez-vous au monde moderne, qui s'interroge, depuis la Révolution de 1789, sur l'identité génétique et l'identité culturelle des hommes et des nations.

Peut-être, après plusieurs siècles de disputes entre les Voltaire et les Pascal, la raison a-t-elle enfin conquis les moyens d'observer les avatars de l'identité de l'homme et de le suivre à la trace de ses symboles les plus criants.

1. Identité et structure de l'esprit

Mais comment questionner l'identité humaine sans se demander d'abord quelle est celle de la sorte de raison changeante dont chaque siècle est l'usager confiant ? Et, pourtant, il existe autant de différences entre la raison selon Platon, Aristote, Descartes, Voltaire, Renan et Einstein qu'entre les différentes religions, ces fondatrices ou ces génitrices de l'identité humaine entre lesquelles se partage encore l'humanité. La subjectivité de la notion de « raison », sacerdotalisée sur les pistes d'un vocabulaire connoté par le droit, s'est exprimée avec candeur en un sujet de la connaissance dont l'identité intellectuelle demeurait subrepticement religieuse, puisqu'elle se fondait sur l'« action rationnelle » de « règles » et de « principes » censés « gouverner » la nature et la rendre « parlante » — c'est-à-dire intelligible   sur le propitiatoire du « bon sens » et du « sentiment d'évidence ». Le sujet s'est donc doté d'une raison inconsciemment pythagorique — expression d'une nouvelle « âme du monde » — censée « vérifiée » par le langage dont l'expérience avait été parée.

De nos jours et dans la postérité de Nietzsche, la raison s'attelle donc à la tâche essentielle d'observer comment l'identité dont la raison ancienne s'était dotée, en tant que produit culturel et « politique », interprétait encore les ritournelles prévisibles de la matière en se mettant à l'écoute d'une manière de Pythie épistémologique ; et comment la fidélité de la nature à ses propres « habitudes » (G. d'Ockham) engendrait, dans l'esprit du savant, une croyance profondément irrationnelle, selon laquelle les pouvoirs de la science, qui résultaient évidemment et nécessairement de la seule fiabilité du cosmos, donc de la permanence de ses coutumes, sécrétaient une pseudo-intelligibilité des phénomènes observés. La « mort de Dieu » a rendu la nouvelle raison critique attentive à l'identité cachée du savoir qu'exprimait l'inconscient de son vocabulaire quand il rendait oraculaires en eux-mêmes les usages mystérieux de la matière.

Mais le fait d'étudier la structure de l'identité inconsciente et secrète du sujet telle qu'elle se réfléchit dans le prisme de sa raison exige évidemment à son tour une forme de culture sur laquelle il doit être possible de se retourner, afin de la juger. Il s'agit d'une culture dans laquelle le silence définitif des « espaces infinis » étant désormais admis, l'intelligence acquiert une identité cathartique, qui lui permet de peser l'illusion qui s'était insinuée au coeur des formes anciennes de l'entendement occidental, ainsi que d'en observer à la fois la signification politique et l'esthétique. L'identité culturelle du « sujet pensant », désormais habité par une raison rendue dérélictionnelle par sa solitude, demeure en suspens entre le nihilisme et l'incandescence. D'une part, le nihilisme enseigne que rien n'est intelligible en soi et « objectivement » de ce qui est observable par les sciences de la nature. Toute théorie de la matière est véhiculée par des valeurs, donc par une identité du sujet. La science demeure anthropomorphique dans son langage, donc mythologique. D'autre part, l'incandescence de l'esprit fonde une identité nouvelle qu'alimente la redécouverte de la finitude de la condition humaine. C'est l'accouchement de l'ignorance élévatoire qui ressource un sujet capable de réamorcer l'ascension de sa raison vers la connaissance des limites de cette dernière.

Telle est donc l'espèce d'identité fondée sur la lucidité, produit culturel à son tour, dont nous allons tenter de nous servir afin de cerner, autant que faire se pourra, l'identité historique essentielle de l'homme d'Occident — son identité politico-religieuse, telle que le mythe d'une raison universelle, autrefois intimement liée à une théologie universelle, l'avait façonnée. C'est dire que cette identité fut et demeure liée à la fable sacrée. Il faut donc recourir à une psychanalyse de l'imaginaire pour tenter de comprendre l'identité humaine.

2. De la méthode

Exerçons-nous un instant à considérer du dehors, à l'aide de notre infime grain de raison, l'identité de la matière animée qui nous livre à une étendue infinie et tentons de mesurer l'étrangeté de la personne à la manière dont le Roquentin de Sartre s'efforçait de scruter sa propre chair jusqu'à la nausée : si ardents que seront nos efforts cérébraux pour nous séparer de notre corps, nous n'en habiterons pas moins ce singulier « objet ». Et, pourtant, comment nous identifier réellement à lui ? Car nous n'accéderons jamais à notre propre être que par l'intercession d'un riche réseau de signifiants transcendants à nos corps. Qui donc nous en tend la palette, sinon la société ? Ainsi, ce sera toujours par la médiation impénitente d'une conscience déjà socialisée que Roquentin voudra « se » reléguer dans une contingence angoissante. Courons à l'autre pôle de cet exercice : Socrate proclame, dans le Phédon, que son identité véritable est entièrement transcendante à son éphémère habitacle corporel. Mais l'âme et l'intelligence socratiques s'envolent-elles réellement hors du narcissisme social sur les ailes des Idées ? Socrate lui-même ne sera jamais vivant que s'il est réfléchi dans l'esprit de ses semblables, où son image subira mille métamorphoses au cours des millénaires, à la manière des porte-identités géants qu'on appelait des dieux.

Comme toutes les questions décisives concernant le statut de la conscience, l'observation de l'identité humaine soulève donc une difficulté fondamentale, celle de la méthode, c'est-à-dire d'une mise en question des moyens mêmes de la raison. Car ou bien l'on prétend dépeindre l'individu dans l'universalité de son être, ce qui est contradictoire, tant par définition que dans les termes, puisque le singulier ne serait plus singularisé s'il était réductible à quelques traits généraux ; ou bien l'on étudie l'identité spécifique de Pierre ou de Paul ; mais c'est quitter le champ de la science, qui ne connaît que des vérités globales, donc utilisables en tous lieux et en tous temps, parce que rendues prophétisables par l'expérience. Si le marinier de la connaissance tente de louvoyer entre ces deux écueils, dans l'espoir de trouver la passe entre Charybde et Scylla, commencera-t-il par étudier les identités sociales respectives du magistrat, du fonctionnaire, du professeur, du savant, du financier et du savetier ? Certes, il établira alors qu'il existe des identités attachées aux fonctions comme le lierre aux arbres ; puis il analysera la psychologie de l'identification plus ou moins intense de la personne à la conscience de leur identité collective qu'acquièrent les corps professionnels ou les corps constitués. Mais l'identité qu'engendrent les dignités et les rangs est fort différente selon les nations ; de plus, ce genre de conscience idéale n'est jamais que le fruit d'une histoire en cours. L'esprit des communautés agissantes se métamorphose sans cesse, au point que le nautonier en quête d'Adam sera reconduit par les soins même de Clio à un émiettement à l'infini de l'objet de sa quête, tellement l'irréductible identité du fonctionnaire X ou du magistrat Y demeurera hors de sa portée.

Courons ensuite vers le palais de l'identité corporelle, afin d'en relever les caractéristiques, plus nombreuses que les gouttes d'eau du Gange, et de mettre chaque trait génétique de chaque individu en rapport avec le fourmillement des identités culturelles auxquelles il est livré. Car les progrès de la science ont révélé qu'il n'existe pas deux individus semblables et que l'identité physique est parfaitement capturable. La technique dite des « empreintes génétiques » permet désormais de cerner le sujet dans sa singularité physiologique absolue ; et l'analyse du code à barres a apporté la démonstration mathématique que la probabilité de rencontrer deux chats identiques était d'une seule possibilité sur trois mille quatre cents milliards. Que l'on considère donc l'immense difficulté de saisir tous les traits qui fondent l'identité bio-psychique d'un seul être ; qu'on tente un instant d'entrer dans le réseau inextricable des connexions entre des personnes toutes singulières ; puis qu'on les suive pas à pas dans le labyrinthe des possibilités et des choix que la société leur propose ; qu'on examine encore l'évolution des individualités dans le dédale des chances et des échecs de leurs rencontres avec les circonstances de la vie sous ses formes privées et publiques ; qu'on mesure les différentes manières des hommes de connaître et de vivre les mêmes circonstances selon les époques et les lieux !

Mais comment une si folle ambition de la connaissance pourrait-elle jamais aboutir à un seul résultat concret ? À supposer qu'on parvînt un jour à saisir un individu réel dans l'éparpillement sans fin des données éphémères qui le conditionnent, ce ne serait encore que pour un très court instant, car il serait déjà tout autre au moment même où l'on ferait connaître un si beau triomphe de la psychologie expérimentale. De plus, quelle serait l'utilité d'un savoir de cette sorte ? L'immense majorité des données génétiques ne fait pas apparaître des diversités très significatives entre les individus ; et, de leur côté, les particularités culturelles locales ne sont pas non plus d'un si grand intérêt qu'il faille en rechercher les moindres traces comme si l'on se trouvait sur la piste du saint Graal. Quant à la spécificité biogénétique de Mozart, d'Einstein ou de Michel-Ange, que nous enseignerait-elle ? L'essentiel n'en demeurera pas moins d'entrer dans l'âme de leurs oeuvres, et le secret de leur génie n'apparaîtra jamais sous la lentille du microscope qui aura isolé quelques traits génétiques spécifiques chez ces grands hommes. C'est pourquoi aucun écrivain de génie n'a jamais dépeint un seul individu réel. Les plus grands ont réduit ce Protée à un ressort unique et frappant pour l'imagination — la misanthropie pour Alceste, l'avarice pour Grandet, l'orgueil pour Coriolan, le doute pour Hamlet. Comment mieux démontrer qu'il est impossible de suivre à la trace un seul homme vivant ?

On comprend, dès lors, que la psychologie dite expérimentale se soit mise dans une situation sans issue ; et qu'elle commence à découvrir qu'elle s'est condamnée elle-même à une sorte de désespoir scientifique, pour avoir renoncé, au profit d'une minusculité aveugle de l'expérimentation, à toute réflexion fondamentale sur la structure générale de la conscience de soi. Alors, dans son renoncement, tour à tour désinvolte, allègre et amer, à la tâche de la réflexion philosophique, l'expérimentateur a allégué que l'étude de l'identité individuelle s'était malencontreusement divisée entre une observation saine du « réel » et une « partie explicatrice » , qui aurait fait appel à des « principes philosophiques sans base expérimentale », lesquels iraient, « fâcheusement, par une réification des données objectives, constituer une ontologie » (J. Corraze).

Puis l'expérimentalisme pur a voulu considérer les « modèles » comme de « véritables fictions ». Mais il est apparu que l'observation « neutre » du « réel », censée servir de « base expérimentale », donc objective, à la connaissance scientifique rigoureuse, demeurait muette aussi longtemps qu'aucune pesée des signifiants théoriques ne venait interpréter les faits et leur conférer leur « sens rationnel » ; et que l'abandon du devoir propre à la pensée de juger au préalable les référents mêmes du savoir théorique n'aboutissait qu'à enfouir dans l'inconscient de la science de nouveaux présupposés et de nouveaux préjugés cognitifs entièrement inaperçus de l'expérimentateur euphorique. Une métaphysique informulée continuait alors d'innerver subrepticement une observation devenue trop sûre de son innocence et de dresser, en retour, le portrait du psychologue rendu aveugle à l'égard de sa propre identité. Bientôt le chercheur, rendu flottant à force de se servir d'instruments expérimentaux flottants, peignait un sujet aussi flottant que lui-même, et la question de la subjectivité, tant du portrait que du portraitiste, resurgissait sur les traces d'une « objectivité » du savoir dont la déconfiture, autrefois philosophique, était devenue expérimentale.

Mais une entreprise aussi périlleuse que celle d'évoquer, même dans ses traits principaux, une identité structurée et fonctionnelle, donc dûment constructible, du sujet — et de telle sorte que l'histoire entière de la conscience narcissique s'en fasse le témoin — exigeait le recours à un instrument de lecture fiable du « matériel expérimental ». Cet instrument nous a semblé abandonné à tort sur le terrain de la recherche scientifique ; car il s'agit d'une gigantesque machine à déchiffrer l'identité essentielle du genre humain — son identité mythologique et son identité politique réunies. Cette machine nous a paru être une théologie qui, pendant des siècles, a servi d'incontestable témoin de l'humanité avant d'en devenir le vestige le plus sûr. Comment la philosophie et la psychologie disposeraient-elles aujourd'hui de metteurs en scène plus éloquents de la condition humaine que les effigies cent fois agrandies de leurs fabricants que furent d'abord les dieux, puis un dieu unique ? Le mythe est l'interlocuteur naturel, tour à tour arrogant et inquiet, que notre espèce avait délégué sur l'écran du cosmos afin de s'y peindre elle-même en pied. Mais encore faut-il tenter de comprendre le double langage du rêve religieux, et à quel point il est révélateur, précisément, d'être habilement dédoublé dans l'inconscient.

3. Le mythe, premier démiurge de l'identité culturelle

Naissance d'une identité invisible

C'est afin de conquérir une place honorable dans l'immensité muette et de rendre intelligible le mystère de se trouver là sans aucune raison plausible que l'homme s'est d'abord doté d'une identité cosmique chargée de conjurer l'absurdité de son destin par une haute représentation de sa dignité. Médiatisé par ses idoles, gigantesques mégaphones cérébraux, il s'est mis à l'écoute de sa propre image magnifiée et haussée au rang d'instance oraculaire par les soins les plus attentionnés de son esprit. Pour que ces figures, d'abord prestigieuses, pussent se voir progressivement dépréciées et enfin traitées en vulgaires idoles, il fallait bien que l'identité de l'observateur se dédoublât quelque peu, conquit une distance, encore bien faible, à l'égard de sa propre effigie divinisée et se donnât une identité désormais divisée par un premier éloignement de soi à soi.

Bientôt Ézéchiel allait oser faire dire à l'idole : « J'ai donné de mauvais préceptes aux hommes. » Le premier, Abraham avait admonesté sévèrement la justice d'un ciel barbare, et qui distinguait encore si mal l'innocent du coupable qu'il ne faisait jamais que reproduire dans les nues la justice terrestre, aussi rudimentaire que féroce. Bientôt l'idole, réduplicative de son fabricant, sera condamnée à se repentir d'avoir ordonné le déluge ; et les hommes se donneront des idoles de plus en plus sages à mesure qu'ils s'assagiront. Voltaire enfante le dieu futur en insultant l'idole aussi durement qu'Isaïe : « Ô mon Dieu, écrit-il, si tu descendais toi-même sur la terre ; si tu me commandais de croire ce tissu de meurtres, de vols, d'assassinats, d'incestes commis par ton ordre et en ton nom, je te dirais : " Non, ta sainteté ne veut pas que j'acquiesce à ces choses horribles qui t'outragent ; tu veux m'éprouver sans doute ". »

4. La structure transcendantale de la conscience identitaire

Mais la question ouverte par l'apparition des dieux demeure sans réponse : comment l'individu parvient-il à s'offrir à son propre regard et à s'auto-portraiturer au point d'observer l'identité désormais divisée qui le constitue ? Il faudrait intégrer dans la nature même de l'identité l'étrange capacité de cette dernière à s'auto-apercevoir. C'est ainsi que l'homme se tronque lui-même à mesure que, croyant « se » découvrir, il n'inclut pas, dans le spectacle qu'il s'offre de « lui-même », le recul de son esprit, qui seul pourtant assure l'émergence d'une image mise à distance. L'identité humaine est donc une poupée gigogne ; les idoles en sont les représentants en escapade perpétuelle. Il est impossible d'immobiliser l'homme, puisque l'objectivation du sujet par lui-même, en le séparant de sa propre figure, s'en fait une image arbitrairement figée. Celle-ci ne coïncide jamais avec la réalité nouvelle que la lucidité conquérante vient de dévoiler. La raison est existentiellement iconoclaste.

Du coup, les dieux se révèlent des modèles arrêtés de l'identité incapturable d'un sujet toujours en fuite et condamné à une évasion permanente hors de la geôle de ses représentations fossilisées et narcissiques de lui-même. Le regard que l'intelligence porte sur les signifiants qui l'inspirent les transcende sans cesse et nécessairement. À les dénoncer comme des masques d'une autre identité, toujours cachée sous l'identité observée, la raison les rend caducs à mesure qu'elle les produit. Comment arrêter la course d'Adam vers son insaisissable identité si l'esprit a toujours une longueur d'avance sur ses prises ; et si, par conséquent, la quête de « lui-même » par le sujet paraît flouée par sa propre progression, faute que l'ipséité propre à l'intelligence poursuivante se laisse également saisir ? Mais telle est aussi la source de la fécondité d'une analyse critique du travail millénaire de la raison sur les idoles chargées de servir de fixatifs, toujours trompeurs et provisoires, de l'identité du sujet ; car la personne est ontologiquement en voyage et ne s'arrête jamais longtemps dans l'auberge des mythes qui voudraient la décrire.

Les Grecs n'ont jamais fabriqué d'écouteurs géants des petites gens et des métiers secondaires. Le ciel d'Athènes a été farouchement élitiste : il n'a jugé dignes de se voir magnifiées par une imagerie céleste que les identités particulières aux agriculteurs, aux guerriers, aux chasseurs, aux forgerons, aux marins, aux médecins, aux vignerons, aux amoureux, aux poètes, non à celles des cordonniers, des potiers, des tisserands ou des cuisiniers. Est-ce une première métamorphose de l'« inconscient collectif » de l'humanité qui a conduit l'Antiquité tardive au sentiment diffus que l'homme ne dispose pas d'interlocuteurs façonnés à son image et ressemblance dans l'immensité, et qui pussent, par conséquent, lui servir de garants sûrs, donc de fixatifs fiables de l'identité des Grecs et des barbares ? La quête inquiète, par l'esprit humain, de son identité véritable   celle qui inclurait, dans sa définition, la distanciation sans cesse recommencée à l'égard d'elle-même qui la fonde — semble avoir reporté toutes ses espérances, et aussi ses angoisses, sur une divinité invisible, dont l'omnipotence et l'omniscience échapperaient enfin à l'anthropomorphisme par trop évident des anciens réflecteurs collectifs.

En vérité, ce miroir nouveau et universel de la condition humaine était en fabrication depuis Platon dans la philosophie, du moins confusément. Mais la longue marche parallèle du panthéisme de l'Antiquité tardive et du dieu brutal d'Israël allait adoucir les traits de la première idole à vocation mondiale qui ait jamais été conçue et lui conférer une identité moins jalouse, guerrière, fantasque, vengeresse et perverse que celle du Jahveh primitif. Le dieu encore sauvage qui allait remplacer tous les autres pendant vingt siècles a alors commencé de tourner, d'Ézéchiel à Nietzsche, le film le plus précieux qu'on pût concevoir, celui qui a retracé les métamorphoses les plus frappantes et les plus révélatrices de l'identité naïve et féroce de ses adorateurs et, par conséquent, du cerveau et du coeur des trois quarts de l'humanité. L'Olympe issu de l'alliance du ciel hébreu avec le chrétien, et de tous les deux avec Platon, allait servir de médiateur beaucoup plus occulte et plus subtil de la quête d'identité de l'humanité que les idoles anciennes. Car le croyant du Bas-Empire, qui avait vu s'écrouler le monde romain — orbis romanus ruit, s'écriait saint Jérôme —, se trouvait soudainement privé d'intercesseurs éprouvés de son identité physique, en raison de la disparition progressive des divinités dotées d'un corps.

Comment la personne à la fois amputée d'une identité palpable du genre humain par la carence subite des dieux d'autrefois, garantis en chair et en os, et d'autant plus dangereusement abandonnée aux solitudes de l'immensité, ne se serait-elle pas mise à flotter ? Fallait-il qu'elle cédât à la tentation permanente de s'auto-définir, donc de s'enserrer elle-même dans le réseau capturant, mais combien décevant, des symboles civiques traditionnels, ou bien fallait-il qu'elle s'évadât perpétuellement hors des signifiants intra-mondains ? Car le sujet se voyait non moins « objectivé » qu'autrefois par le relais de la cité, qui lui conférait les mêmes identités fonctionnelles que par le passé, mais devenues vacantes, faute de supports cosmiques.

C'est alors que l'Église, inconsciente interprète d'un besoin d'identité corporelle devenu universel et irrépressible, a commencé de forger, avec l'aide de ses intellectuels les plus habiles, un nouveau dieu de chair, qui paraîtrait bien plus objectivement existant en son corps que les idoles anciennes, puisqu'on le verrait dûment doté d'un état civil, mais dont le statut demeurerait, cependant, non moins unique, donc tout aussi hostile que le Jahveh invisible des Juifs à la prétention qu'élèverait quelque autre dieu d'exister. Or Jahveh passait alors progressivement, mais très lentement et difficilement, du rôle d'un chef de guerre primitif à celui d'un pur esprit, chargé de symboliser l'insoutenable insaisissabilité de la conscience. À la vérité, il n'était jamais parvenu non plus à se désincarner entièrement. Dans l'Ancien Testament, il apparaissait comme un héros homérique : « Dieu parle, écoute, voit, sent, rit, souffre ; il dispose des organes adéquats à ces fonctions : il a deux yeux, des mains, des bras, des oreilles » (André Chouraki). Le coup de génie du christianisme est d'avoir tranché le noeud gordien en divisant Jahveh entre deux identités : celle d'un homme pleinement homme et celle d'un dieu conçu comme un pur esprit, de telle manière que l'un et l'autre pussent conserver leurs apanages propres sans confusion ni mélange. Un dieu physique d'un genre nouveau et doté d'ubiquité corporelle dans l'hostie sur tous les autels du monde allait donc prendre en charge le besoin invincible de l'humanité païenne de doter son identité de contreforts mythiques multiples, qui pussent servir de garants tangibles à l'existence corporelle de tout un chacun. Le répondant chrétien de la chair serait offert tout autant à l'« imagination concrète » des foules qu'à l'adoration des docteurs ; et il se rendrait « palpable », du moins en son effigie ; car il garantirait théologiquement l'éminente dignité de l'identité terrestre de l'homme jeté dans le temporel.

5. La scission de l'identité du sujet

Mais une entreprise de médiation aussi considérable allait inévitablement rencontrer toutes les apories de la philosophie depuis Platon ; et, d'abord, l'impossibilité, pour la pensée, de jamais raccorder l'universel au singulier de manière satisfaisante, puisque l'universel est la boîte de Pandore d'où l'intelligence, armée de l'idée, ne cesse de s'élancer vers une identité insaisissable de l'humanité. Cependant, il n'était plus possible, à la fin du monde antique, de faire passer à la trappe le symbole de la transcendance de la personne, donc de son invisible universalité, qui avait fait irruption dans les consciences avec le néo-platonisme sous la forme d'un dieu entièrement décorporé. Par conséquent, le dieu à nouveau incarné des chrétiens, en tant qu'il était censé posséder désormais non point une sorte de chair divine, comme celle de Mars ou d'Aphrodite — chair dont les Grecs n'avaient d'ailleurs jamais précisé le statut philosophique —, mais une chair proprement humaine, se trouvait dans l'impossibilité absolue de jamais se présenter comme un dieu doté d'une identité véritable dans une culture grecque que plusieurs siècles de la pensée avaient convertie au règne spirituel de l'idée. Il a donc fallu diviser l'identité du dieu nouveau, donc de l'homme, en deux portions inconfusibles et déclarer divin le tronçon qui accomplissait les miracles, et humain celui qui dormait, pleurait ou se montrait fatigué, à l'image des idoles antiques et du Jahveh primitif. Mais, même ce dieu-là, de quelle identité du sujet sera-t-il le dépositaire ? Comment empêcher que toute identité seulement charnelle soit fatalement en trompe l'oeil, puisque l'intelligence, qui transcende le visible, le cloue nécessairement sur place et lui dit sans cesse : « Je ne suis pas ici, j'habite un ailleurs ; je ne suis réellement vivant que dans l'au-delà de ce corps, dans l'au-delà de ce monde physique ; l'universel est la véritable demeure de mon esprit » ? Ce fut donc un casse-tête, pour les conciles de Nicée puis de Chalcédoine, de masquer la scission irrémédiable de l'identité de la personne entre sa réalité corporelle et l'évasion de l'homme véritable hors de son propre corps, qui faisait le fond de la mystique et de la raison platoniciennes.

En vérité, l'universel est l'arme mythifiée du pouvoir politique ; et le concept, le sceptre du commandement. Comment diriger les hommes s'ils placent un « corps divin » au-dessus de l'idée, et s'ils retirent ainsi aux chefs l'outil de l'invisible qu'est la pensée abstraite, bardée de principes et de lois ? La puissance descend, masquée par le langage généralisateur, du mont Sinaï de l'universel vers les corps obéissants. Si l'autorité monte, tout au contraire, d'un corps sacré, les sommets de l'État seront disqualifiés par le concret ; et les subordonnés seront tenus pour plus importants que les Olympes. L'identité de l'autorité repose donc sur la sacralisation de l'universel. Il fallait empêcher une dévalorisation des ressources de la dialectique qui eût été politiquement aussi catastrophique pour l'Église que pour l'État. C'est pourquoi le grand rassemblement de tous les évêques de la chrétienté à Chalcédoine s'est vu contraint par Léon 1er, qui avait la tête politique, de prendre définitivement acte de l'échec du voeu ardent qu'avait prononcé un autre rassemblement d'évêques à Nicée cent vingt-cinq ans auparavant — celui de ne jamais commettre le sacrilège, alors jugé effroyable, de diviser l'identité de la divinité, donc du sujet, en deux portions inconciliables.

Aussi, depuis quinze cents ans, l'homme d'Occident est-il déchiré entre l'abstrait, qui commande, et le concret, qui souffre, le spirituel et le temporel, l'idéal et le réel, Dulcinée et Maritorne, comme le fait voir, avec un éclat sans pareil, le dieu irrémédiablement scindé qui symbolise l'identité à jamais fissurée de l'homme en société. « Je est un autre », dira Rimbaud. Le monde moderne vit dans la postérité intellectuelle de Platon ; car seul l'homme divisé entre son corps et son esprit peut faire progresser sa raison ; et un Jésus unifié par le dogme, qui se contente de décréter une impossible alliance du corps avec l'esprit, n'est encore qu'un dieu grec fort primitif, donc naïvement bivalent, sur lequel on a tenté en vain de greffer une divinité hébraïque déjà largement platonisée, mais non encore entièrement décorporée.

La structure déhanchée de la conscience, dont l'impossibilité d'unifier le dieu est le symbole, Pirandello l'a mieux comprise que personne. Dans À chacun sa vérité, un fonctionnaire, Ponza, partage ses dévotions entre deux femmes réunies en une seule, l'une toute temporelle, l'autre tout imaginaire et toujours cachée sous un voile car son servant de mari la fait vivre en recluse. Elle joue visiblement, dans l'esprit un peu dérangé du fonctionnaire, le rôle de la Vierge Marie pour les croyants, ou du marxisme pour les logiciens de cette doctrine. Pirandello est l'humaniste de génie qui, ayant pris pleinement conscience du dédoublement de l'identité de la personne entre des symboles opposés qui fondent ses jugements sur la valorisation tantôt de son identité principielle, tantôt de son identité corporelle, demande, après Nietzsche : « Quelle identité faut-il attribuer à ceux qui ont enfanté des signifiants métaphoriques universels de l'identité humaine, donc les hiérarchies mêmes des valeurs, et qui voient l'homme toujours divisé entre la pierre de Sisyphe du temporel et le feu d'un perpétuel élancement hors de toute enceinte ? » L'appel qui l'empoigne, le comble, l'arme, le détruit, le brûle, l'assoiffe, le dessèche, le nourrit, le désaltère, le porte aux nues est à la fois son tourment et sa grâce, son paradis et son enfer. Inapte à s'enfermer dans un empire délimité, un savoir arrêté, un pouvoir circonscrit, l'identité de cet être n'est décidément pas assignable à résidence ; elle se révèle invinciblement transcendante non seulement aux corps, mais encore aux victoires de l'esprit sur la chair, puisque l'esprit les dénonce sans cesse comme illusoires à leur tour. Sans relâche, l'homme se rouvre à la nuit qui le hante afin de retrouver sa désarrimante liberté.

Car l'universel n'est encore qu'un oracle insuffisant à nourrir la liberté et à lui donner un sens. « Que vaut, dit l'homme, une évasion hors de mon corps, si cette évasion est enfermée d'avance dans les prestiges de la pensée abstraite et de ses pouvoirs césariens ? Si l'universel n'est jamais que le temple des identités collectives ? Si ces idoles nouvelles, et devenues cérébrales, sont seulement un peu moins grossièrement visibles que celles qui promenaient autrefois effrontément leur corps ici-bas ? » Mais, puisque l'intelligence, ambitieuse de cerner une identité fixe du sujet, est fondée sur son propre recul à l'infini, donc sur sa transcendance, qui rejette au fur et à mesure les idoles arrêtées qu'elle pulvérise, du seul fait qu'elle les capture, comment la course du sujet vers le néant où son identité s'évanouit dans l'insaisissable s'arrêterait-elle jamais ?

Dès qu'il s'agit de prendre conscience de la scission entre l'identité corporelle, qui se lie étroitement au sujet tangible, et celle qui s'attache à l'ubiquité du langage, afin de distinguer clairement le concret du mental et le physique du psychique, l'identité d'Adam ne demeure-t-elle pas plongée dans la même confusion entre ces deux ordres, parfaitement distincts, que celle dont la théologie de l'incarnation d'un dieu, donc d'un esprit, demeure l'éloquent témoin ? C'est qu'il s'agit toujours d'illustrer l'identité, désormais jumelée, des dominants et des dominés, ces derniers répétant inlassablement le sacrifice d'amour et d'obéissance de l'individu à la collectivité sacralisée. La Croix, puissant réflecteur cosmique de la structure civique de la conscience de soi, sera un Janus efficace, parce que l'identité dédoublée du dieu est adaptée d'avance aux crises essentielles qui peuvent se rencontrer dans l'histoire des peuples. En effet, l'une des faces du dieu bifrons prêche sans relâche, par la bouche de Paul et de Pierre, la soumission obligatoire et pieuse des fidèles aux pouvoirs établis ; l'autre, au contraire, prêche la révolte des croyants, chaque fois que l'Église se sentira menacée dans son identité. L'une exigera la capitulation sans conditions du sujet devant l'autorité, à l'exemple du dieu innocent et pourtant livré à une exécution publique ; l'autre, la rébellion triomphale contre tous les Césars, symbolisée par la résurrection.

Tout au long des siècles, la double identité de la personne, à la fois soumise et rebelle, victorieuse et sacrifiée, a été si bien calquée sur les deux types de convulsions dont l'histoire offre le spectacle — les tyrannies et les révolutions — qu'elle a été idéalement illustrée par un mythe théologique génialement conçu pour défendre tour à tour une politique de l'auto-immolation de la créature à la puissance publique divinisée et une politique dite de la libération qui retrouvait, dans la croix résurrectionnelle, l'élan des Prométhée et des Antigone.

Quelle sera donc l'identité propre à la lucidité ? Quelle sera l'identité des Nietzsche ou des Pirandello ? Le Larousse du XXe siècle sait parfaitement quelle est l'identité véritable de l'auteur de À chacun sa vérité : « Il a écrit des oeuvres fort curieuses, empreintes d'un humanisme assez sombre, où l'homme apparaît comme un fantoche incapable de se connaître lui-même. » L'Encyclopaedia Universalis, en revanche, écrit : « La valeur historique du théâtre de Pirandello est d'avoir servi de terrain de réflexion et de sujet d'imitation à plus de cinquante ans de théâtre mondial. »

On voit que le christianisme a été le plus puissant maître d'oeuvre de l'identité politique du sujet, donc du système des valeurs qui fonde l'existence sociale, en symbolisant, par un récit mythique exemplaire, que le singulier devra toujours être sacrifié au principiel et que c'est le groupe qui, en définissant la vérité, se subordonne l'individu.

6. L'identité du sujet dans la démocratie

Sous l'Ancien Régime, deux formes parallèles de l'absolutisme s'étaient soutenues réciproquement, afin de structurer en commun l'identité obédientielle du sujet : le centralisme planétaire de l'Église romaine, d'une part, et le centralisme national de la monarchie, de l'autre. Ce mélange de l'identité territorialisée du sujet avec son identité absolutisée et garantie par la foi résultait de l'aristotélisme selon saint Thomas, devenu la théologie officielle de l'Église. Car l'Aréopagite avait réfuté l'identité platonicienne du citoyen en ces termes : « La cause de Critias n'est pas l'idée d'homme, mais le père de Critias. » Aussi, avec la Révolution de 1789, l'identité aristotélicienne du sujet se concrétise-t-elle dans un évangile désormais en action et « incarné » par le droit de vote. Les moyens de conditionnement de la conscience à l'obéissance par le relais de l'exécution publique du Golgotha ont acquis, en réalité, un regain de vitalité extraordinaire avec la sacralisation du suffrage universel, la sanctification de la « raison expérimentale » et la divinisation des droits de l'homme, qui sont les manifestations modernes de l'incarnation triomphale de la vérité. L'identité psycho-politique de la personne, scindée et glorifiée par une immolation symbolique, s'est donc perpétuée sans qu'une solution de continuité véritable fût apparue entre les formes nouvelles de la vie sacrificielle de la nation, nées des valeurs laïques promues par le système éducatif des démocraties et par les techniques anciennes de la soumission d'Adam à l'autorité ecclésiale qu'avaient mises en place deux millénaires d'intense sanctification platonico-chrétienne du sacrifice de la croix.

Rien n'illustre mieux la permanence de l'identité médiatisée du citoyen que la foi de l'humanité entière en l'intercession planétaire du « rachat » par la Liberté, le « salut » ayant été rationalisé par la Démocratie, ce Christ universel des droits de l'homme. Dans le célèbre Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs, de l'abbé Grégoire, qui a dicté la politique française d'intégration et d'assimilation de ce peuple depuis deux siècles, la notion, devenue « révolutionnaire », de « régénération » par la seule grâce de la Raison émancipatrice n'était évidemment qu'un substitut de la notion théologique de salut. Le citoyen est le fils incarné de la vérité révolutionnaire, comme il l'était de l'Esprit divin dans saint Paul. La France entre enfin dans la nouvelle terre promise, celle où régneront les idées pures de Liberté, d'Égalité et de Fraternité. Le pays « hier soldat de Dieu, aujourd'hui soldat du Droit, soldat de l'Humanité toujours », dira Clemenceau en annonçant la victoire de 1918 à la Chambre.

Par là même, l'identité du sujet, sacralisée par des abstractions et dûment mythifiée par sa propre idéalité, renoue avec le jacobinisme platonico-chrétien originel, qui s'était montré résolument égalitariste et qui s'était livré précisément de ce fait, du moins au cours des premiers siècles, et par la violence unificatrice de l'« universel » — à l'anéantissement des identités religieuses locales. Il s'agissait alors d'exterminer le péché de diversification polythéiste des cultures. Puis l'Inquisition avait rêvé de l'extinction de toute hérésie et du châtiment éternel des pécheurs dans le feu du Goulag infernal. Le jacobinisme révolutionnaire voudra, lui aussi, éradiquer les diversités culturelles dans la nation par la médiation de la Logique.

C'est que le concept est terroriste du seul fait qu'il désire s'incarner, afin de régner vraiment, et pas seulement dans l'abstrait ; et, comme le réel refuse de se laisser incarner par l'Idée, son glaive s'émousse à vouloir l'obtenir par la guillotine. Le jacobinisme est un christianisme originel, et qui s'obstine à incarner la vérité par la Terreur. Car, si Jésus n'est pas né de Joseph, son père, comme Critias de Critias, mais du Saint-Esprit, c'est qu'il est le fruit du débarquement foudroyant de l'universalité du vrai dans le champ de la contingence. La révolution jacobine renouvelle l'avènement de l'absolu dans le temps de l'histoire. Elle rappelle l'alliance, tout au long des siècles de foi, entre le christianisme et un jacobinisme porteur du glaive terrible de l'utopie platonicienne en politique, malgré les efforts du réalisme théologique catholique pour empêcher les fidèles de se représenter le Christ de chair comme la vérité divine et principielle rendue désormais concrète et tangible.

Aussi les historiens de la Révolution ne s'y sont-ils pas trompés : tous ont compris la nature fondamentalement théologique de l'événement ; tous ont mis l'accent sur l'identité christiano-platonicienne du citoyen porté sur les fonts baptismaux de la vérité révolutionnaire. Le monde moderne vit encore dans la nouvelle religion née il y a deux siècles au sein du nouveau peuple élu. Pour Jules Michelet, Philippe Buchez, Louis Blanc, Jean Jaurès, l'identité réelle du démocrate fait de lui un représentant qualifié de la nation christique, chargée d'incarner le prophétisme des idées rédemptrices. C'est comme apôtres que Blanc, Quinet, Michelet écrivent. Le protestant Edgar Quinet reproche à la Révolution d'être restée à mi-chemin du rachat de l'humanité par la médiation angélique des idées catéchisées et devenues salvatrices. Michelet clame que la France est l'annonciatrice du véritable royaume de Dieu ; qu'elle assume le nouvel évangélisme. Mais, pour Quinet, la Promesse de l'Éden a avorté par la faute des Français, qui se sont rués derechef vers leur identité de serfs et se sont remis à adorer un monarque et une Église d'un genre nouveau — l'État tentaculaire, qui les égalise désormais tous devant lui, comme l'avait fait le Christ-roi romain allié au Christ-roi de Versailles. Même Tocqueville, Edmund Burke, Antoine Barnave, qui sont proches de Montesquieu et qui dénoncent comme illusoire le messianisme révolutionnaire attaché au conceptualisme oraculaire, font une lecture théologique de l'histoire de l'identité humaine, tellement il est évident à tous — thuriféraires nostalgiques, utopistes ou adversaires du triomphe eschatologique de l'abstrait — que, si la Révolution a accouché d'une politique mondiale des droits de l'homme, c'est par une continuation des formes théologiques qu'avait prises l'identité du citoyen ; et que cette continuation était inscrite d'avance dans la logique interne du mythe sacrificiel chrétien.

7. Théologie de la Révolution

L'interprétation aujourd'hui dominante, celle des François Furet, Mona Ozouf, Marcel Gauchet, Patrice Gueniffey, Pierre Nora, Jacques Revel, Denis Richet, pour n'en citer que quelques-uns, considère à son tour la Révolution comme le mythe politique qui a fondé l'identité de l'homme moderne sur des formes du sacré dont les développements révèlent le ressourcement révolutionnaire du christianisme dans l'utopie platonicienne. Pour François Furet, l'historien de l'avenir devra se délivrer de la tyrannie des « forgeurs de concepts », qui se croient seuls « innocents d'idéologie ». Le concept sacralisé ressemble au Dieu de Descartes qui, « trouvant l'existence au nombre de ses attributs, ne peut, de ce fait, manquer d'exister ». Il s'agit de pourchasser les « essences superbement dotées » et riches de « potentialités providentielles », qui aboutissent à une « histoire tétanisée par la logique ». Le citoyen fonde sa nouvelle identité religieuse sur son appartenance mystique à la « grande nation libératrice », celle qui enfante la société universelle émancipée et qui lui donne un catéchisme mondial de la Liberté en guise de Saintes Écritures. Cette sorte de « vulgate lénino-populiste » arme les « nouveaux Teilhard de Chardin » de la Révolution, les apôtres d'une « histoire inséparablement communion et pédagogie » (Furet).

Mais la platitude de l'incarnation « aristotélicienne » de Critias n'est-elle pas telle que ce serait amputer l'identité humaine de ses rêves que de l'y réduire ? Il convient de remarquer que les historiens nouveaux, qui se placent aujourd'hui résolument à l'avant-garde d'une démythification politique de la Révolution, commencent seulement d'en analyser les valeurs à la lumière d'une compréhension sacrificielle de l'identité humaine dans l'histoire. Certes, François Furet voit, dans la Terreur, une forme du mythe de la « régénération de l'homme », par quoi « la Révolution française s'apparente à une annonciation de type religieux sur un mode sécularisé » (Dictionnaire critique de la Révolution). À ses côtés, Mona Ozouf souligne avec force que Robespierre a articulé le culte de l'Être Suprême avec la Terreur et qu'il s'agit d'une « articulation logique », « voulue comme telle ». Que dit l'Incorruptible, c'est-à-dire le Savonarole de la piété révolutionnaire ? « Asseyez-vous tranquillement sur les bases immuables de la Justice et revivifiez la morale publique [c'est-à-dire ayez une religion d'État] ; tonnez sur la tête des coupables et lancez la foudre sur vos ennemis [c'est-à-dire ayez la guerre et la Terreur] » (op. cit.).

Mais on semble ne pas avoir compris que la structure politique de la foi révolutionnaire, qui « accote la Terreur à une métaphysique », est la source même du christianisme doctrinal, tel que l'épître de Paul aux Romains l'explicite à partir du Dieu de Moïse et de ses foudres. La Terreur illustre la nature profonde de la justice divine, qui est le coeur de la foi juive et chrétienne et qui définit, en retour, l'identité du sujet comme livrée au double visage de toute politique : la promesse bienveillante du salut, mais sous la contrainte de la terreur. Bossuet l'exprime ainsi : « Je remarque, dans les Écritures, qu'il y a un sacrifice qui tue et un sacrifice qui donne la vie. Le sacrifice qui tue est assez connu ; témoin le sang de tant de victimes et le massacre de tant d'animaux. Mais, outre ce sacrifice qui détruit, je vois dans les saintes lettres un sacrifice qui sauve [...]. D'où vient cette différence, si ce n'est que l'un des sacrifices a été divinement établi pour honorer la bonté de Dieu, et l'autre pour apaiser sa sainte justice ? » (Panégyrique de saint Pierre Nolasque). C'est pourquoi, à l'image de la Terreur, « la justice divine poursuit les pécheurs à main armée, elle lave ses mains dans leur sang, elle les perd et les extermine ». Or, à cette « justice rigoureuse », il faut des « sacrifices sanglants et des victimes égorgées, pour marquer la peine qui est due au crime » (op. cit.).

Avec la Révolution, le sujet intériorise donc l'identité politique dont la divinité avait forgé le modèle et qu'elle avait dressée dans ses temples. Le citoyen assume désormais lui-même le rôle du dieu vengeur, qui « tonne, qui fulmine, qui rompt et qui brise, qui renverse les montagnes et arrache les cèdres du Liban » (op. cit.). Mais il n'a plus d'autre victime que ses semblables à offrir à la vengeance du dieu qu'il est devenu à lui-même ; car il n'a plus de dieu-homme, c'est-à-dire de substitut « avide de nous racheter » et qui livre sa « propre personne à la justice de Dieu » (op. cit.). On voit que la Révolution s'annexe seulement la théologie du sacrifice satisfactoire, qui apaise l'Olympe assoiffé — elle n'a pas su, à Valmy, théologiser l'immolation volontaire des citoyens sur le modèle christique proposé par l'Église. « Voyant Jésus-Christ s'offrir à son Père, ils ont appris à s'offrir eux-mêmes en Jésus-Christ et par Jésus-Christ » (Bossuet, Panégyrique de saint Gorgon).

C'est que la France de la Révolution avait déjà oublié, dans la routine des masses et des processions, le fond même de l'orthodoxie catholique et de sa définition de l'identité du sujet. Seule la victime royale en prendra conscience en s'identifiant à l'hostie et en proclamant hautement que son sang rédempteur cimenterait l'unité politique de la nation. La déchristianisation entreprise par la Révolution a été tout extérieure. Elle s'en est prise, très superficiellement, aux seules cérémonies publiques et à tout l'apparat cultuel de la foi, et non point au façonnement millénaire de l'identité du sujet par le mythe du sacrifice glorifié. C'est que la République avait besoin, elle aussi, de citoyens décidés à s'immoler à la vérité. Elle n'a pas compris que, pour cette raison, l'identité politique du sujet est toujours définie, dans tous les États, qu'ils soient laïcs ou religieux, par une théologie du martyre, parce que le sacrifice consenti est le témoin clé de la vie des peuples. Péguy disait que la mystique républicaine exigeait qu'on mourût pour la République.

Robespierre, lui, avait dûment appelé les combattants de la liberté à se changer en hosties volontaires, et cela sur le modèle des premiers siècles du christianisme : « Saint Ambroise, après avoir découvert les corps des martyrs de Milan, les mit dans les mêmes autels sur lesquels il célébrait le saint sacrifice ; et il en rend raison à son peuple : " Il est juste, il est raisonnable que ces triomphantes victimes soient placées dans le même lieu où Jésus-Christ est immolé tous les jours. " Et si ce sont des victimes, on ne peut les mettre que sur les autels » (Bossuet, Panégyrique de saint Gorgon). L'usage de célébrer les mystères sur le tombeau des martyrs a cessé quand le sang chrétien a fini de couler. Le sang de la Liberté a tari à son tour le 9 thermidor ; alors la théologie jacobine de l'identité du citoyen s'est adoucie pour laisser la place à une divinité apaisée et toute gestionnaire. Celle-ci fonde désormais l'identité politique du citoyen sur l'Olympe anorexique qu'est à lui-même le suffrage universel. Comment exalter une sacralité rendue immanente à l'anémie de la « démocratie consensuelle » ? Tocqueville avait prophétisé l'avènement du despotisme mou des administrations modernes, qui placent le peuple sous la tutelle d'une Église nouvelle, celle de la bureaucratie.

8. Théologie de l'identité démocratique

Mais les premiers théologiens de l'identité du citoyen moderne issue de la nouvelle Révélation — celle de la Révolution — avaient rêvé d'un peuple fier d'exercer sa responsabilité politique dans l'histoire, et qui exprimerait hautement l'autorité à la fois sage, cohérente et infaillible que la collectivité exercerait spontanément sur elle-même, puisque cette sagesse et cette infaillibilité lui seraient consubstantielles. La nouvelle vox dei, incarnée par le suffrage universel, allait se transformer en un personnage mythique et solitaire, auquel la nation s'identifierait. Ce nouveau géant politique, né du concept de souveraineté directe, jouirait, à l'image du Dieu ancien, d'une conscience claire de lui-même et du monde, d'une volonté arrêtée de la nation entière d'assumer le salut du genre humain et d'un jugement infaillible à l'égard du mal. La nation démocratique serait l'Église d'un peuple racheté par la Justice égalitaire. Le fonctionnement théologique du politique se perpétuerait dans une dynamique religieuse qui ferait du peuple identifié à la nation souveraine un Christ toujours sacrifié et toujours vainqueur.

Qui avait sauvé ce peuple à Valmy et ailleurs, sinon son propre sang, qu'il avait versé afin que ses idéaux salvifiques triomphassent sur toute la terre ? Quelle hostie consommerait-il donc, ce peuple tué et ressuscité, sinon sa propre souveraineté, sacralisée par la déclaration nationale, puis universelle, des droits de l'homme ? Les saintes Écritures de la vérité universelle, baptisée par la Logique, le condamneraient à illustrer sa nouvelle identité fondée sur une eschatologie du concept, et à en apporter journellement la démonstration éclatante dans l'histoire d'une délivrance permanente du monde, qui serait une histoire de la révélation continue de la Liberté. Celle-ci, soutenue par l'Égalité et la Fraternité, laverait le monde de la tyrannie, seul véritable péché originel. Les trois idéalités révolutionnaires joueraient le rôle de pilotes de l'univers et de dirigeants assermentés des consciences. Ainsi serait vaincue l'ancienne Trinité, celle qui achevait de s'endormir dans l'immobilité du cosmos biblique. Les députés seraient les prêtres de la volonté du peuple ; ils procéderaient quotidiennement à la distribution du pain et du vin nouveaux — ceux des droits de l'homme — sur l'autel d'un patriotisme enfin rendu à jamais prophétique ; et ils conduiraient d'une main ferme les destinées de la divinité intellectuelle que la nation des fils de la Liberté serait à elle-même sous la conduite d'un État platonicien enfin incarné. Devenir français, c'était se convertir à l'universel et se laisser définir par lui ; et c'était entrer dans le royaume où il n'y aurait plus « ni Juifs, ni Gentils », mais seulement des hommes dont l'identité serait, comme dans l'Église, définie par leur principe. La démocratie serait paulinienne. Mais elle serait aussi idéocratique, puisque l'idée engendrerait le réel, donc un sujet dont l'identité se confondrait au mot Liberté, son vrai Christ. Enfin, Dieu serait français, puisque tout ce qui est universel serait français par définition et par nature.

L'Église allait mettre près de deux siècles à réconcilier l'identité chrétienne avec l'identité révolutionnaire, par « l'accord de la religion et de la liberté », en se mettant à l'école de ce curé de Coutances qui « recommandait », dès 1790, « la douce fraternité, la sainte égalité des enfants de Dieu » — c'est-à-dire le retour au christianisme des origines.

Terre de délivrance par l'Idée, la France travaille depuis deux siècles à incarner des concepts. Mais quelle sera l'identité d'un sujet déclaré universel ? Les purs oracles du suffrage national, garantis par la religion des droits de l'homme, ne surgiront des urnes qu'à la suite de savantes préparations des politologues, qui interpréteront les votes, contradictoires par nature, du nouveau souverain, comme l'expression claire et concertée d'une lucidité unifiée et avertie. Et, pourtant, la Révolution va enfanter une nouvelle identité du sujet — et tellement inattendue qu'elle fera subir une métamorphose révélatrice au mythe obédientiel bimillénaire que l'Occident, tant laïc que chrétien, avait mis au fondement du politique. C'est que, d'une certaine manière, le mythe de l'incarnation d'un dieu unique, puissant forgeron de l'identité mondiale de l'homme, conduit peu à peu et fatalement à un triomphe non moins mondial de l'esprit critique. Car un Zeus réputé avoir revêtu l'identité d'un homme au plein sens du terme et censé s'être promené sur la terre comme tout un chacun, mais malgré cela, réputé être demeuré pleinement Zeus sur son Olympe contraint nécessairement l'histoire, et rien que l'histoire, à tester la fiabilité de ses divines promesses et donc à soumettre les décisions de l'absolu à l'épreuve de l'expérience des hommes dans le temps.

En vérité, un sujet dont l'esprit critique fondera l'identité, et qui engendrera, à l'école des siècles, un monothéisme enfin soumis à la vérification expérimentale, était en germe dans la religion juive ; car celle-ci avait, la première, accompli le coup de force de soustraire à la contingence du monde une section privilégiée du temps historique, pour la transformer résolument en banc d'essai de la volonté divine. Virtuellement, le peuple juif était, dès l'origine, un dieu incarné, comme le peuple français depuis 1789, du seul fait qu'il avait poussé l'audace jusqu'à décider que son historicité véritable serait écrite au jour le jour par une divinité. Dans le développement logique du mythe, Jésus ne représente donc que la seconde étape, celle où tout individu reçoit la promesse identitaire fabuleuse de devenir à son tour le dieu incarné, puisque c'est précisément pour cela que le dieu est censé avoir revêtu l'identité humaine. Donner à boire à chacun le sang autrefois réservé à Jahveh, donc le principe même de la vie aux yeux des dieux païens comme du dieu des juifs, c'était diviniser l'homme. La sacralisation du corps, en son identité de corps, suivra cette formidable révolution cultuelle.

L'aboutissement logique de ce bouleversement de l'identité symbolique du sujet sera la profanation libératrice ; car le sujet, devenu « Dieu » à consommer désormais sa propre divinité sous les espèces du sang du dieu, changera d'identité intellectuelle au point qu'il se mettra à observer en lui-même comment son idole d'autrefois avait été fabriquée ; et il en viendra à se donner une religion qui fondera son identité sur sa propre souveraineté, afin d'assurer le triomphe mondial de ses droits, qu'il proclamera aussi inaliénables que ceux de Dieu et qu'il ne tardera pas à proclamer « absolus » également en ce monde-ci.

9. La nouvelle sacralisation de l'identité

Or ces droits dits sacrés et souverains, comment les revendiquerait-il sur la terre, sinon en faisant appel à une liberté déjà « divinisée » par le « ciel » nouveau, c'est-à-dire par l'humanité saluée comme « véritable », et que sanctifiera, à l'avenir, non plus la Croix, mais le culte mondial de la Liberté ? Du coup, on voit l'ancienne identité du sujet, celle que la divinité avait définie de sa propre autorité depuis deux millénaires, changer entièrement de registre par l'effet d'un nouveau miracle, celui d'une mutation subite et radicale du proférateur divin. Tout démocrate serait un Christ en charge de l'incarnation nouvelle, celle de l'universalité de la liberté humaine. Il mangerait le pain médiateur, celui des idéalités révolutionnaires, qui intercéderaient pour son salut et pour la transfiguration de la société terrestre en pain de la raison. L'humanité démocratique serait elle-même, sur toute la planète, son propre corps mystique et son propre principe ascensionnel. La démocratie ne cesserait de consommer symboliquement le pain eucharistique qu'elle serait à elle-même sous les espèces des principes rédempteurs de 1789, censés la délivrer du mal et de la mort. Elle aussi pourrait dire, avec Honorius d'Autun : « Le corps du Christ mange le corps du Christ », puisque tous les citoyens réunis par le suffrage universel, qui serait le nouveau logos, seraient censés constituer le corps sacerdotal et eschatologique de l'Église de la Liberté, de la Vérité et de la Justice.

Alors que l'identité de l'homme ancien était encadrée, donc définie, par un ensemble de devoirs déclarés constitutifs de son être, c'est maintenant la société qui devient créature, et créature pécheresse à l'égard du citoyen, et qui se voit donc condamnée à prononcer des paroles de repentance et de soumission, et à réciter le décalogue de ses devoirs envers l'homme-dieu, proclamé transcendant aux lois et aux États, comme l'était le dieu ancien. Ce qu'Abraham et Ézéchiel avaient tenté les premiers, en dictant impérieusement ses devoirs à la divinité, c'est le Citoyen divinisé qui s'en charge désormais à l'échelle planétaire ; car il est lui-même le seul auteur des Tables de la Loi. On ne peut tuer Dieu et ne pas s'en reconnaître le légataire universel. Le citoyen est condamné à assumer l'identité du dieu ; car, s'il n'y parvenait pas, où serait la preuve que ce dieu, il l'avait fabriqué de ses propres mains ? Ainsi naît, évidemment, une nouvelle identité évangélico-angélique de l'humanité.

Cependant, l'homme condamné à observer son identité véritable découvre l'autisme de la divinité, donc son propre autisme. Car il n'adresse jamais ses prières qu'à sa propre Liberté, afin de glorifier sa propre transcendance « divine ». Ce nouveau Christ se soumet donc, de sa propre autorité, au poids des affaires de ce monde. Ne disposant plus d'un médiateur extérieur — démasqué comme idole —, il s'aperçoit que « Dieu » n'était que le symbole de l'identité scindée d'Adam. C'est pourquoi le Citoyen absolu se répète chaque jour, dans l'Éden de sa Liberté divine, de son Égalité divine et de sa charité divine, qu'il a baptisée Fraternité : « Tous les hommes naissent libres et égaux en droit », donc tous les pouvoirs politiques leur sont subordonnés. Mais, dans son for intérieur, le nouveau maître de l'identité transcendantale du sujet, à savoir le citoyen des droits souverains de l'homme, sait aussi bien que le « vieux et méchant plumage » (Mallarmé) du Sinaï qu'il formule seulement un voeu pieux.

Car les hommes n'adoreront jamais qu'en paroles la définition transcendantale de leur propre identité, autrefois masquée par les prérogatives du ciel. La nouvelle idole demeurera tout aussi impuissante que l'ancienne à se protéger contre le César qui n'est que l'autre face de son identité « divine ». Qui contraindra l'Homme absolu à faire triompher sa Liberté et sa grâce dans l'histoire réelle ? Quarante ans après la Déclaration universelle des droits du dieu nouveau, la moitié des pays du monde refusent encore les droits de la pensée ; et un tiers d'entre eux pratiquent tous les jours la torture jusque sur les femmes et les enfants, et sans même disposer de l'alibi ancien qui leur permettait du moins de croire que c'était un dieu distinct de leur propre être qu'ils torturaient à mort. Le dieu nouveau est à lui-même son ciel et son Golgotha : car il sait que le dieu colloqué dans le ciel des principes et crucifié sur le gibet de l'histoire n'est autre que lui-même, et qu'il est le seul responsable de cette scission de son identité. Dans ce contexte, le nouveau dieu universel issu de l'ultime avatar du mythe de l'incarnation — le Citoyen sacralisé par ses idéaux — peut bien faire réciter dévotement à ses subordonnés — et d'abord à ses créatures vouées à la poussière, les États — le catéchisme d'une définition évangélique de l'identité divinisée du sujet : le Dieu-citoyen n'en est pas moins voué à l'expérience christique de l'humanité sous le fouet du dieu sacrificateur qu'il est fatalement à lui-même.

Mais pourquoi cela est-il fatal ? Pourquoi l'identité d'un homme universalisé et sanctifié par le mythe de sa Liberté rédemptrice est-elle tour à tour totalitaire et libératrice dans l'évangile de la vérité révolutionnaire ? C'est que les saints commandements de 1789 deviennent fatalement totalitaires par leur sacralisation ; et ils deviennent sacraux chaque fois que l'individu s'identifie spontanément et quasi viscéralement à une collectivité révolutionnaire que grisent sa propre puissance et sa propre majesté — celles que sécrète le spectacle même de son unanimité. Alors, des certitudes de groupe, auto-divinisées par leur seule omnipotence et devenues des idoles sous la forme d'idéalités évangélisées, trouvent leur expression politique dans l'enfantement d'une identité armée du glaive de son universalité religieuse. Cette identité conceptualisée, logicisée, systématisée dans le creuset d'une dialectique du « salut », semble ensuite comme incarnée par la foule devenue souveraine et vouée, par sa force même, à servir de prêtre à sa propre gloire. Le sujet ressent dès lors comme un sacrilège intolérable toute atteinte à son identité psychique de groupe magnifié par son automassification.

C'est pourquoi l'universel proclamé rédempteur n'est émancipateur que s'il sanctifie le singulier — et donc s'il n'est plus universel. Or toute communauté se fait masse. L'effondrement de l'universalisme chrétien a seulement engendré des sous-masses : la race, la terre, le parti. C'est que le despotisme conceptualisé — à grande ou à petite échelle — est le cerveau qui solidifie le groupe autour d'une potence. En revanche, quand la personne, loin de s'identifier à la collectivité fossilisée et rendue féroce par sa propre unité mentale, prend du recul devant le « gros animal » (Platon), elle fait triompher une transcendance non communicable par le relais de la « raison ». Le sujet affirme alors l'irréductibilité de son identité au groupe, et cela jusqu'au sacrifice inclus, plutôt que de subir l'asphyxie de son irrépressible autonomie. Mais toute société est condamnée à l'intolérance pour la défense acharnée de son identité collective. Le XVIIIe siècle croyait encore que le fanatisme était le fruit naturel de la seule superstition religieuse, dont les masses seraient les porte-brandons naturels. Voltaire rappelait que, deux siècles après la Saint-Barthélemy, la population de Toulouse en liesse commémorait encore chaque année les pieux massacres perpétrés par leurs ancêtres au nom de la sainte universalité cérébrale de l'identité chrétienne : « Un peuple entier remercie Dieu en procession et se félicite d'avoir égorgé, il y a deux cents ans, quatre mille de ses concitoyens. » Mais, depuis lors, il est devenu évident que la foi n'était que le revêtement extérieur et provisoire d'une identité imaginaire qui s'était cristallisée, à l'époque, sous la forme d'une théologie, mais qui allait s'auto-sacraliser, dès le XIXe siècle, à partir d'un autre terreau de l'unanimité identitaire des masses : des idéologies politiques porteuses d'une eschatologie laïcisée et véhiculée par des abstractions euphorisantes.

10. L'identité du groupe et le sacré

La montée des nationalismes, nouveau creuset des identités incarnées par des foules, a démontré que le totalitarisme intellectuel est toujours l'expression de la conscience mythifiée d'une communauté à la fois enivrée et rassurée par son enracinement, gage de son omniscience, quels que soient ses porte-bannière cérébraux. Certes, la barbarie rationalisée a nécessairement partie liée avec les formes dogmatiques de la pensée ; mais le dogme n'est que le sceptre, promené en public, d'une orthodoxie bien plus profonde et plus intériorisée : celle qui exprime une communauté solidifiée par les signes extérieurs de son identité chargés de la protéger contre les profanations.

Rochette avait été brûlé vif pour avoir chanté une chanson légère sur le passage d'une procession. C'est qu'il avait commis le pire sacrilège de lèse-majesté, celui de profaner l'identité d'une société auto-sacralisée par son universalité même, telle que la chrétienté l'avait constituée et structurée. On ne pouvait rien contre la loi, parce qu'elle était l'expression de l'identité universalisée de la personne. La barbarie qui s'attache à l'universel sacralisé tient à la majesté des textes ; et cette majesté n'est elle-même que l'expression de la divinisation de l'identité collective. C'est pourquoi le concept manie le couperet de la lettre sanctifiée par sa propre littéralité. Calas n'a été réhabilité à titre posthume qu'au nom d'une disposition de la loi elle-même, qui autorisait seulement à rétablir les faits exacts, au prix d'années de lutte, ou à faire valoir certains vices de procédure, mais qui ne permettait pas de réfuter en son fondement la violence légalisée, laquelle est inhérente à l'auto-sanctuarisation d'une loi rendue sacramentelle par sa propre universalité. L'attentat aux rites du droit n'était donc qu'un sacrilège inverse du premier ; et c'était lui qu'il fallait réparer. Le jugement était juridiquement déficient ; et ce n'était qu'à ce titre qu'il offensait à son tour l'identité collective, donc sacrée.

Le mécanisme psychique mis en évidence par les procès staliniens est exactement de même nature. Assurément, le marxisme pur maniait sauvagement le couteau de la lettre de sa loi. Mais pourquoi a-t-il fallu purifier de la profanation la place Rouge, après l'atterrissage de l'avion de Matthias Rust, sinon parce que l'identité collective du citoyen moscovite était symbolisée par cette place fameuse où les nouveaux croyants présentaient leurs dévotions au tombeau de Lénine ? Certes, la notion de profanation publique s'applique toujours aux signes grossièrement visibles de l'identité sacrée du sujet ; mais le sacré n'est jamais que l'expression du groupe tout entier, qui s'identifie massivement à ses porte-emblèmes fétichisés — ses idoles. C'est pourquoi l'identité humaine est toujours totémisée ; mais le sacré n'est pas exclusivement lié aux cultes officiellement célébrés dans les temples et sur des autels bien visibles, qu'on honore en public par des gestes rituels ; il l'est à toutes les formes d'hommages non liturgiques que le sujet rend spontanément à l'idole identitaire que toute société tend invinciblement à devenir à ses propres yeux — car le groupe fuit sa solitude et conjure sa peur à vénérer sa propre image. Toute collectivité se fait Église, et chacun en est le prêtre.

Quelle sera donc la justification dernière de l'esprit iconoclaste ? Quelle sera la spiritualité qui la légitimera ? Que créera-t-elle d'infiniment précieux à paraître détruire le ciment du sacré qui fonde l'identité des sociétés sur leur cécité ? C'est demander : « Quelle est l'identité de l'intelligence elle-même ? N'est-ce pas essentiellement de cette identité-là que dépend, en dernière instance, l'identité profonde ? » Car la raison est la source première de l'ouverture ou de l'enfermement de la personne.

Depuis la mort de Socrate, cet archétype du penseur — en ce qu'il fut sacrifié sur l'autel de l'identité collective —, l'intellectuel digne de ce nom est un martyr de l'intelligence, un dénonciateur du bloquage de la raison publique, l'homme d'un sacerdoce impénitent de la lucidité. Comment prendrait-il jamais la place des prêtres anciens, ce prêtre nouveau, s'il n'enseignait pas que l'identité propre à l'intelligence est une identité dépossédante et cathartique ? S'il ne répétait pas sans cesse que deux formes du sommeil menacent l'identité du sujet : l'auto-fétichisation d'un Homme universel et déraciné et l'auto-sacralisation des cultures repliées sur leurs lopins ? Socrate est un « taon harcelant », dit Platon. C'est que sa pensée « apostrophe tout un chacun » et ne « laisse personne en repos ». Pourquoi cela, sinon parce qu'il met en question l'intelligence elle-même, lui reprochant son identité arrêtée, en laquelle elle voudrait dormir, et l'éveillant à l'identité qu'elle devrait se donner et ne jamais cesser de se donner ? Socrate attire l'attention sur la hiérarchie des valeurs qui définissent la personne ascensionnelle au plus secret de son être. Platon dit encore de Socrate qu'il « aiguillonne sans relâche la cité » , ce « cheval trop lourd » ; et qu'il fait « bouillonner » les Athéniens. Car, en son identité proprement socratique, tout homme est né pour conquérir le « courage propre à la raison et à elle seule » (Lachès). Qu'enseigne donc Socrate, l'accoucheur de l'identité pensante, sinon que le culte de la vérité nue délivre la pensée de ses chaînes, fonde la dignité de la conscience, les grandeurs inaliénables, la trans-animalité du genre humain ?

Ce n'est pas la raison dépossédante de Socrate qui engendre les tyrannies de l'abstrait ; ce n'est pas elle qui fait du concept un talisman politique ; ce n'est pas elle qui arme les césarismes de l'idée et ses sanglantes candeurs. C'est, au contraire, la pensée sacrale qui fait de l'universel un ange distrait, qui tue ses victimes sans seulement les apercevoir, après les avoir enchaînées à l'ignorance et à la peur. L'une des prières les plus socratiques de l'intelligence est celle de Voltaire en son hymne à l'identité libérée de l'humanité : « Tu ne nous as point donné un coeur pour nous haïr et des mains pour nous égorger ; [...] que toutes les petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution » (Traité sur la tolérance).

Que Socrate, le crucifié de l'identité vivante, apostrophe donc l'Intelligence et que sa prière enseigne les commandements que la pensée s'engagera à respecter : « Tu ne dresseras pas de temple à ton image. Tes fidèles videront la coupe d'un dieu absent. Tu honniras les rites, les liturgies, les doctrines, les dogmes et les polices. Tu connaîtras l'intemporel, mais tu ne glorifieras pas l'irréel. Tu seras un dieu sacrilège. Tel sera le signe de ton élection. » Mais le Dieu auquel s'adresserait une telle prière sera-t-il encore une idole ? Ou bien dira-t-il à Adam : « Fais-moi prendre corps dans l'histoire ; car le seul dieu vivant, c'est toi, qui me sais absent » ?

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Dans le Symposium
I   SUR LA CRISE / LE RETOUR DU RELIGIEUX ? / LES FONDEMENTS DES DROITS DE L'HOMME.
VI   L'ÉTAT ET LA VIOLENCE.
VII  L'ÈRE DE L'IDÉOLOGIE / L'ÉTAT PROVIDENCE ET LE CITOYEN.

Dans le Corpus :
ABSOLU / CHRISTIANISME / DÉMOCRATIE / DIEU / FANATISME / HÉROS ET IDOLES / IDENTIFICATION / IDENTITÉ / IMAGINAIRE ET IMAGINATION / INQUISITION (HISTOIRE DE L') / JUDAÏSME / NATION / PLATON / PSYCHANALYSE / RAISON / RELIGION / RÉVOLUTION FRANÇAISE / SACRÉ / SOCRATE ET ÉCOLES SOCRATIQUES / SUJET / THÉOLOGIE / TOLÉRANCE / VOLTAIRE.

[1] Article publié dans l'Encyclopédie Universalis, 2002.

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