Cogitations 

 

François Brooks

2024-02-05

Essais personnels

 

Lumières d'Helvétius

SOMMAIRE

Helvétius, père de la laïcité : Science, raison et droits de l'homme

Redéfinir le concept d'esprit

Éduquer le peuple à être heureux

Tolérance et liberté d'expression

Antipapisme et utilitarisme

De la hiérarchie l'ingénierie sociale

Helvétius, père de la laïcité :
Science, raison et droits de l'homme

Puisque toutes nos idées nous viennent par les sens, on ne naît point, mais l'on devient ce qu'on est.

Helvétius, De l'homme, 1773, p. 222.

Toutes les révolutions s'inscrivent dans le temps long ; en fait, sur plusieurs siècles. La Grande révolution occidentale, toujours en cours, commence avec l'invention de l'imprimerie attribuée à Gutenberg en 1450. C'est l'aube de la Renaissance. Elle se poursuit au 16e siècle avec la Réforme anglaise qui expulse la papauté des institutions britanniques. En 1649, on décapite Charles 1er, expulsant maintenant la monarchie de la gestion des affaires de l'État. Au 18e siècle, la Révolution française se prépare. Elle est forgée par les philosophes des Lumières dont l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert présente en quelque sorte le programme : un super-dictionnaire où l'on définit tous les termes du langage. Bien que Helvétius n'ait écrit aucun article de l'Encyclopédie, à mon sens, sa pensée en est la synthèse la plus achevée.

En gros, il s'agissait d'affranchir le peuple des superstitions pour entrer dans l'ère scientifique. Pour y arriver, il fallait se débarrasser du principal vecteur des superstitions : le Papisme. Mais il ne fut pas facile à déloger : les intérêts étaient colossaux. Le clergé avait constitué une fortune si immense, dont les intérêts étaient si enracinés dans les croyances religieuses, que la mutation se poursuit toujours aujourd'hui. En fait, le réel pouvoir de l'Église se fonde sur la richesse.

Helvétius pourrait, à mon sens, être considéré comme le père de la laïcité, à l'heure où la Nation n'était pas encore hypnotisée par le concept de liberté. Le philosophe a longtemps été considéré comme athée, bien qu'il ne le fût pas. Il pensait que la sagesse des Évangiles était nécessaire, mais il ne voulait rien concéder à la cruauté épiscopale ni aux mystifications. C'était l'essor de la science, de la raison et des droits de l'homme, comme on l'entend aujourd'hui en parlant de laïcité. La laïcité est aussi une religion, mais il est encore tabou de l'affirmer. J'y reviendrai ailleurs.

Avant le Liberté, égalité, fraternité, de la Révolution française, il fut un moment où l'on revendiqua pour la « Science, raison et droits de l'homme » ; temps béni où les Lumières nous protégeaient encore contre les déraillements de la raison. C'était le temps d'Helvétius.

Redéfinir le concept d'Esprit :
L'esprit est une fonction, pas un fantôme.

Avant les Lumières, l'esprit était un concept religieux, vague et immatériel. C'était quelque chose de divin et de magique que l'on appelait Esprit Saint. Il était difficile de distinguer, dans le monde spirituel, entre âme, esprit, pensée, mémoire et idée. Les habitudes superstitieuses le confondaient avec les fantômes. D'ailleurs, encore aujourd'hui, l'anglais en a gardé la trace ; ne l'appelle-t-on pas Holy Ghost ?

Les saints catholiques que l'on priait étaient des choses immatérielles, célestes, toujours difficiles à situer. On pensait que les esprits invisibles tourbillonnent autour des hommes pour nous influencer comme les anges gardiens. On croyait que les âmes des morts rôdent un peu partout sans comprendre exactement comment fonctionne leur influence. La religion entretenait soigneusement l'idée de la vie de l'esprit après la mort dans des lieux fantastiques comme le paradis, le purgatoire et l'enfer. On soignait la crainte immémoriale de l'homo sapiens pour la mort par des idées enseignées dès l'enfance et renforcées par l'office dominical hebdomadaire.

Bref, le concept avait été confisqué par l'Église qui s'en servait pour mystifier le peuple et le pousser à agir selon les intérêts du clergé, confondus avec celui des fidèles.

Le siècle des Lumières dont Helvétius fait partie a contribué à sortir l'humanité de l'obscurantisme et de la confusion.

Helvétius propose un inventaire minutieux des constituants humains réduits aux fondamentaux : mémoire, sensations et besoins vitaux. Ceci permet au terme « esprit » de sortir du monde magique, superstitieux et effrayant auquel il était confiné pour l'incarner dans la réalité matérielle. Il fut le premier à expliquer dans un exposé cohérent que la mémoire est un organe indissociable des perceptions sensorielles. Pour notre philosophe, l'esprit n'est pas une entité insaisissable, mais une fonction corporelle qui juge, compare et coordonne les perceptions sensorielles dont la mémoire fait partie.

En termes actuels, on dirait que l'esprit est le microprocesseur du corps.

S'il existait des entités immatérielles appelées esprits comme on le pensait avant les Lumières, ils s'introduiraient certainement dans le flot colossal des données [0100011010010110] pour remplacer un bit ici et là de manière aléatoire ou même volontairement. L'avènement de l'informatique nécessite l'abandon de l'ancien concept qui définissait l'esprit comme une entité autonome immatérielle ayant le pouvoir d'agir volontairement sur le monde matériel.

D'ailleurs, on peut affirmer sans se tromper qu'Helvétius apporte ainsi le premier fondement de l'informatique. Mais l'esprit comporte aussi une fonction vitale : il dirige les actions en fonction des intérêts de l'individu.

Le philosophe montra que toutes les actions humaines sont générées par l'intérêt personnel. Il fit ainsi la lumière sur les intérêts du clergé à entretenir dans les esprits de la population une conception mystificatrice du monde dans le but de servir leurs intérêts confondus avec ceux des hommes d'Église. Autrement dit, confondez vos propres intérêts avec ceux du client ; faites-lui croire que vous êtes son charitable serviteur, et l'affaire est dans le sac.

En définissant l'homme comme un être vivant au service exclusif de ses intérêts personnels, Helvétius dénoua l'imbroglio. Et en élargissant cette conception Privée dans le domaine Public, il statua qu'un bon gouvernement est celui qui pratique l'art de faire coïncider les intérêts privés des individus avec les intérêts publics de la nation en établissant de bonnes lois.

En somme, il inversa les rapports d'autorité avec une formule équivalente à : Ne demandez plus ce que vous pouvez faire pour le clergé, mais ce que le clergé peut faire pour vous. Bref, il propose en quelque sorte une révolution copernicienne qui place la Nation au centre. En remplaçant « clergé » par « gouvernement » il établit les nouveaux rapports d'une vision systémique qui boucle sur la nécessité de veiller au bonheur du peuple en coïncidant les intérêts mutuels avec ceux de l'individu. Maintenant, comment opérer cette coïncidence ? Essentiellement par l'éducation.

Éduquer le peuple à être heureux

En un sens, Helvétius pose, sans le savoir, le fondement de la société de consommation actuelle qui définit l'humain comme un être poursuivant sans cesse la satisfaction de ses désirs. Il met en avant la nécessité cruciale de l'éducation. Si le terme était jadis pensé en fonction de l'instruction populaire (lire, écrire, compter), il s'est aujourd'hui répandu largement sous forme d'ingénierie sociale au moyen d'un système très élaboré et diversifié consistant à mettre le peuple sous influence permanente. Colloques, cours, publicité, information, conférence et même le divertissement cinématographique participent tous d'un système qui établit l'éducation permanente. Le modèle sera formulé au 20e siècle par Michel Foucault sous le concept de gouvernementalité.

Bref, Helvétius à réingénié la conception du monde hiérarchique destiné à s'élever progressivement de la larve foetale initiale aux destinées célestes du paradis (ou maléfiques de l'enfer), en passant par toutes les étapes de l'ascension sociale indiquées par l'Église. Le philosophe proposa en remplacement une conception systémique fondée sur les besoins humains et la vie en société pensée en tant que machine pilotée par les intérêts personnels : automatismes incontournables.

Il favorisa cependant les principes traditionnels de noblesse et d'émulation poussant les hommes à s'élever vers la distinction. Il conserva le principe d'un Dieu juste et bon en tant que valeur morale qui pousse les individus à trouver le bonheur en accord avec le bien public. À ce titre, le gouvernement ne sert plus de passeur (tarifé) de la nature humaine déplorable vers les hautes sphères célestes dont le Pape est le représentant de Dieu sur Terre ; mais « que la voix du ciel soit désormais celle du public » (De l'Homme, § XIV, p. 109). Le gouvernement sera désormais un élu du peuple (vox populi, vox dei) pour le représenter en tant qu'artisan du bonheur public. Sa tâche consiste à éduquer le citoyen — lui apprendre ce qu'il doit savoir pour être heureux — et à faire de bonnes lois qui vont nécessairement rendre le peuple et les individus heureux. Boucle systémique et non plus hiérarchie tyrannique. Bref, la tâche du gouvernement est de rendre le peuple heureux dans le monde, et non plus de lui tracer le chemin vers le paradis céleste post-mortem.

Tolérance et liberté d'expression

La clé de la nouvelle idéologie, c'est la tolérance, la liberté d'expression et la liberté de la Presse. La religion consiste à mettre en pratique les principes de la charité chrétienne énoncés dans les Évangiles, et surtout, à éradiquer toute pratique cruelle inhumaine. Helvétius fonde en quelque sorte les droits de l'homme.

Avec le recul, je constate que le programme de notre philosophe a effectivement contribué à rendre la société plus humaine. On ne torture plus physiquement les individus pour leurs opinions, puisque chacun peut les exprimer librement. Mais, là où il y a des humains, il y a de l'humainerie. Comme les individus sont toujours portés à mettre en avant leurs intérêts personnels, une fois les privilèges abolis, il s'est reformé un autre clergé immédiatement sous la forme des fonctionnaires d'État et de la Presse dirigée par les magnats financiers qui contrôlent toujours le monde par la puissance monétaire. Les journalistes sont les nouveaux prêtres qui disent aux citoyens pour qui voter par la savante construction du narratif médiatique logico-émotionnel. Et comme l'État socialisant dit « démocratique » a tendance à toujours satisfaire les plus bruyants, ceci régule les rapports sociaux aux mieux en évitant au maximum les confrontations sanglantes. On ne tranche plus la tête du Roi ; on le remplace périodiquement par des élections fortement influencées par les commanditaires qui trouvent toujours un remplaçant équivalent.

On satisfait les plus bruyants, mais on maintient la hiérarchie sociale par la promotion de l'idéologie libérale. Les riches font toujours la loi, mais chacun peut s'élever dans l'échelle sociale pour peu qu'il ait suffisamment d'ambition, de détermination (et de chance). Comme l'on postule que chacun est libre, chacun pense être aux commandes de sa propre vie même s'il est parfaitement inconscient des forces systémiques qui le confinent à son rôle social dans le champ d'influence des compétences de la formation qui l'a fabriqué tel que la société en a établi les normes.

Rome avait les Jeux du Cirque pour satisfaire la soif de sensations fortes. Nous avons aujourd'hui le cinéma et YouTube en guise de catharsis. Nous sommes technologiquement si avancés, que l'écran permet de représenter les cruautés en haute définition même si l'on floute pudiquement les éclopés des reportages. Et pour ceux qui préfèrent les représentations à l'échelle mondiale, la propagande apocalyptique matraque continuellement les esprits prouvant que nous sommes encore bien heureux de pouvoir respirer parce que l'avenir sera certainement de plus en plus catastrophique. Images à l'appui, le moindre soubresaut un tant soit peu spectaculaire de Gaïa est reproduit en temps réel.

Bref, non seulement les désirs humains sont comblés, mais la minorité frappée des cataclysmes saisonniers est transformée en héroïsme médiatisé. La souffrance du moindre quidam est mise en scène par une Presse dévouée à la justice sociale. L'injustice n'est plus l'iniquité, mais le silence sur l'injustice. Tout doit être dit et répété dans le concert médiatique comme une chorale chantant la gloire de l'existence humaine ; tout doit être représenté (Debord). Le cellulaire assure la garantie d'exister dans un monde où le vedettariat éphémère console de la déchéance. S'il n'y a plus de paradis après la mort, on va au moins tous mourir au terme de quelques minutes de gloire : l'infonuage en conservera la trace.

* * *

Ma perspective semble peut-être un peu cynique, mais dans les grandes lignes, les choses ont vraiment changé. Et pour le mieux ! La cruauté physique de l'appareil gouvernemental est à peu près disparue, et l'on répète sans cesse les litanies de l'inclusion et les devoirs d'assistance sociale. Les avancées sanitaires, médicales et la sécurité publique permettent d'échapper à de nombreuses angoisses. Il faut l'admettre, la technologie a beaucoup adouci les conditions du quotidien. Immense progrès ! Mais le clergé s'est maintenu sous une autre forme ; la hiérarchie qui garantit la puissance monétaire est toujours bien présente, même s'il est désormais possible d'en faire partie. Tous les dirigeants du monde prétendent travailler au bonheur du peuple, mais l'endettement et les alarmes écologiques ramènent d'autres angoisses.

Helvétius serait certainement fasciné de constater la forme que ses idées géniales a prise après 250 ans.

Antipapisme et utilitarisme

Depuis des siècles, le papisme imposait à l'Europe entière un régime magique : un Dieu anthropomorphique immatériel, logé dans un Paradis post-mortem accompagné des anges, des saints et des défunts, réunis de manière analogue à la cour du roi, où l'on jouit de mille délices inaccessibles sur terre. Un Dieu magicien omnipotent, bon et juste distribuant les prodiges — gages de sa toute-puissance — sans égard aux lois de la physique dont il pouvait se jouer à sa guise. Un Dieu sévère aussi, qui punissait de la géhenne tout contrevenant selon une échelle de douleurs appropriée à la faute.

Mais, deux grains de sable enrayaient les rouages du merveilleux système. D'abord, l'enrichissement démesuré de l'Église avait créé une classe privilégiée qui se payait le luxe d'un paradis sur terre aux frais de la crédulité des pauvres gens. Ensuite, la licence magique d'un tel système bafouait allègrement les observations scientifiques. Dieu avait créé les lois de l'Univers, mais il les enfreignait volontiers sans se soucier de la cascade des conséquences, alors que dans le monde physique, l'observation attentive de celles-ci produisait toujours une suite prévisible et cohérente de phénomènes sans avoir recours aux arguments mystificateurs.

Helvétius arrive au siècle des Lumières, le siècle appelant la Révolution française ; celle qui va enchaîner toutes les révolutions ultérieures, pour le meilleur et pour le pire. Après de nombreux siècles d'autorité ecclésiastique fondée sur les dogmes religieux chrétiens, l'Église voit s'avancer la science. Dès la Renaissance, Copernic dévoile la réalité incontournable ; les fondements de la foi se fissurent : la Terre n'est plus au centre de l'Univers.

La conduite mercantile du pape qui vend littéralement l'accès au Paradis, et la structure perverse de l'Église vont discréditer l'autorité morale du roi — autorité fondée sur la foi en Dieu et aux dogmes forgés par l'Église. Le monde germanique avait déjà réformé les moeurs religieuses avec Luther, et l'Angleterre pareillement avec l'anglicanisme qui avait expulsé les ecclésiastiques du corps gouvernemental. Comment la France allait-elle s'en sortir ?

Eh bien, la France préparait une révolution beaucoup plus radicale. Descartes avait fait table rase de toute pensée non fondée. Sur cette lancée, Helvétius poursuit l'immense chantier en redéfinissant les notions fondamentales. Esprit, âme, sensation, mémoire, affection, science, Dieu, homme ; chaque notion est scrutée à la loupe de la raison en examinant comment elles s'articulent entre elles.

Helvétius effondre la magie religieuse en montrant les vices du papisme. Il explique le monde de manière cohérente en ne laissant à Dieu que le pouvoir de consigner l'Inconnu et de représenter la moralité. Son système est si judicieux qu'il désarçonne les autorités. Évidemment, De l'Esprit fut banni. En 1759, le bourreau brûle le manuscrit. Encore aujourd'hui, il faut sortir des sentiers battus pour trouver ses écrits. En fait, si ce philosophe lumineux est plus ou moins passé à la trappe, c'est que l'humain s'intéresse davantage à ce qui est fantastique, mystérieux et magique qu'à la banalité du monde Naturel.

On voulait que la raison domine, c'était le principal agenda des Lumières. Mais la présence de la conscience aux multiples phénomènes du monde engendre un tel émerveillement — il n'y a qu'à observer le nourrisson qui découvre son petit monde — que la réalité expliquée devient fade et sans intérêt. Ceci explique peut-être que Helvétius soit aujourd'hui oublié. Ce qu'il décrit est maintenant vu comme de banales vérités ; ses observations nous sont si familières : elles sont entrées dans les moeurs. Mais il faut reconnaître qu'il se situe à l'origine de l'utilitarisme qui sera repris par le courant du pragmatisme américain.

De la hiérarchie à l'ingénierie sociale

Depuis Deleuze, l'on attribue au philosophe la fonction de créateur de concepts. Mais pour être plus juste, il faut reconnaître que le philosophe ne travaille pas ex nihilo ; il ne tombe pas du ciel pour apporter une révélation absolument nouvelle. Il est toujours inscrit dans le monde et l'époque où il vit ; il se situe à la convergence des idées qui circulent, et bien sûr, comme le souligne Michel Onfray, il philosophe dans un corps, et l'état de santé influence ses idées.

Helvétius appartient au siècle des Lumières. À ce titre, il partage avec ses contemporains un attachement indéfectible à la raison. Au 18e siècle, le cogito de Descartes postulant que l'existence humaine se fonde sur la pensée a fait beaucoup de chemin, mais les institutions Françaises n'ont pas beaucoup changé.

Helvétius, donc, influencé par Locke, Condillac, La Mettrie, Montesquieu, Voltaire, Rousseau et l'air du temps, propose une conception novatrice de l'homme : une sorte de synthèse qui permet d'échapper à la vision hiérarchique de la société papiste abusive, pour concevoir un système à fonctions interreliées produisant le bonheur du plus grand nombre.

Chez Helvétius, point de superstition ni de mystère. La raison a horreur de la magie. L'homme est une machine autorégulée par une boucle qui équilibre les intérêts personnels et les perceptions. À son tour, la société est régulée par une boucle qui équilibre l'éducation et les bonnes lois. L'intérêt public coïncide avec la douceur et l'humanité. Ainsi, l'homme s'inscrit dans un plus grand système où le gouvernement a pour tâche de favoriser la régulation heureuse de la population en formulant des lois « bonnes » qui régissent les rapports entre les citoyens. Le changement radical proposé par notre philosophe consiste à substituer la hiérarchie au système. Mais il ne le voit pas encore tout à fait.

En établissant que l'homme est strictement motivé par les intérêts personnels, il propose la convergence entre les intérêts personnels et publics. Il met en lumière les mécanismes de conflit d'intérêts de la tyrannie papiste, et expose ainsi la source des inégalités issues du despotisme, notamment, inégalité des Esprits : « L'inégalité des Esprits est l'effet d'une cause connue et cette cause est la différence de l'éducation. » (De l'homme, p. 141)

Bref, Helvétius montre l'évidente divergence entre les intérêts de l'Église et ceux du peuple. Le clergé est instruit et riche ; le petit peuple est ignorant et pauvre. Ce faisant, il s'attire évidemment les foudres des autorités ecclésiastiques qui condamnent son premier manuscrit, De l'Esprit. Pressentant que l'on ne reconnaîtrait jamais l'autorité de ses thèses de son vivant, il se contente de rédiger De l'homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation, qui sera édité à titre posthume en 1772.

Les philosophes des Lumières convenaient tous de lutter contre la tyrannie, mais chacun proposait sa propre mixture. Du choc des idées naît la lumière, dit-on, et Helvétius apporte à mon sens la synthèse la plus lumineuse. L'originalité du sensorialisme législatiste proposait une évidente explication du monde qui faisait l'économie des mystères et de la superstition pour favoriser un système qui ne tenait compte que de la réalité des évidences immédiates. En introduisant l'idée de la toute-puissance de l'éducation et en concevant l'homme comme un être régulé par la boucle qui compare ses intérêts aux sensations, Helvétius est à l'origine de l'ingénierie sociale. Il produisit un levier encore plus puissant pour asservir définitivement l'homme aux autorités législatives.

* * *

Il est très difficile de passer d'une conception hiérarchique du monde où l'héroïsme domine les esprits, à une vision systémique où les êtres évoluent de façon cyclique sans égard à la finalité.

La vie n'est facile pour personne ; l'humain traverse quantité de souffrances abominables et elle se termine inexorablement par la mort tant redoutée. Quel intérêt à vivre dans une telle perspective ? La pensée hiérarchique apporte la consolation. On éprouve la fierté, on se sent héroïque à traverser les épreuves. L'évidence de notre inscription dans un monde où les divinités restent toujours silencieuses, et où la répétition cyclique des naissances et de la déchéance est déprimante. On se révolte ; on se dit : « ça ne peut pas être que ça ! ». On se fait alors une raison qui explique tout en termes de noblesse eschatologique (Ernest Becker). Mais au fond de soi, reste le sentiment invincible de la futilité de l'existence, et l'on se console en regardant plus malheureux que soi.

Philo5
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