Cogitations 

 

François Brooks

2023-05-17

Essais personnels

 

Rousseau :
Sacralisation de l'émotion

SOMMAIRE

Sentiments du philosophe

Vertu romantique

Le sentiment : argument invincible

Rousseau, maître de l'Occident

Postulats rousseauistes

Un polar captivant

Voltaire révèle la débauche et la sédition

Les péchés de Rousseau

Le Romantisme : révolution copernicienne de la responsabilité

Que reprochait-on à l'Émile et à Du Contrat social ?

Génie diabolique ou réformateur incontournable ?

La raison qui déraisonne

Conclusion

Sentiments du philosophe

Exister pour nous, c'est sentir ; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence, et nous avons eu des sentiments avant des idées.

Rousseau, Émile ou de l'éducation, 1762.

Chaque philosophe est pour moi l'occasion d'un voyage fantastique dans l'univers de la pensée. Ils m'apportent tous une vision originale qui me dépayse comme le touriste en pays exotique où rien ne se pense comme chez soi.

Je viens de passer six mois en tête à tête avec Jean-Jacques. Son oeuvre littéraire et philosophique est accessible : écriture élégante et idées claires dans un délicieux français encore assez proche de notre époque. Elle ne m'a pas tant dépaysé que bouleversé parce que, plus que tout autre, il touche le plus intime : l'émotion. Avant Rousseau, le monde philosophique se constituait d'ordre, d'autorité, d'héroïsme, de morale et de raison. Jean-Jacques y a introduit le feu des sentiments.

Les conséquences de sa pensée sont toujours à l'oeuvre en Occident, et il menace l'Orient comme la lave d'un volcan qui anéantit lentement la vallée par la rivière de feu qui vient de loin. Le volcan Rousseau n'est pas encore éteint, loin de là.

Vertu romantique

Depuis l'Antiquité, la vertu constitue l'ambition philosophique par excellence, mais elle se traduit par une évolution historique étonnante. Chez Socrate et Platon, elle se manifestait par la poursuite héroïque du beau et du bien avec des méthodes honorables. (Socrate, Qu'est-ce que la vertu ?) Plus tard, le monde chrétien mit la beauté de côté pour valoriser l'amour du prochain, c'est-à-dire la charité. (Saint Paul, L'Amour) À l'époque rude et barbare des conquêtes, la vertu se reconnaît par la force et la magnificence. Descartes ouvre ensuite la voie royale de la vertu par le principe d'une tête bien faite, c'est-à-dire la raison, le bon sens.

Rousseau déclasse enfin Descartes : le cogito devient sentio. Non plus « je pense, donc je suis », mais « je sens, donc je suis ». La pensée, jadis fruit de longues méditations ancrées dans la sagesse ancienne, est balayée au profit de l'émotion — intérieure et immédiate — qui est nécessairement vertueuse puisque l'homme est naturellement bon. Et si l'émotion est mauvaise, c'est que la société l'a corrompue.

De là, une immense entreprise de reprogrammation révolutionnaire devient nécessaire. Le moindre mal étant l'effet de la corruption sociale, on doit éviter qu'il surgisse par une éducation idéale explicitée dans l'Émile, où l'enfant n'apprend plus une sagesse livresque toute faite, mais il est simplement accompagné dans sa découverte autodidactique du monde naturellement parfait qui favorise nécessairement l'émergence de sa bonté naturelle.

Pour compléter la réforme sociale, il faut en même temps restructurer les institutions — l'État et l'Église — de telle sorte que la liberté et l'égalité s'imposent par un Contrat social consenti de facto par le concept démocratique de volonté générale.

Le sentiment : argument invincible

Rousseau pose la vérité comme sa seule philosophie. Il affirme ensuite : « il n'est jamais faux que je sente ce que je sens. » et plus loin : « Exister pour nous, c'est sentir ; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence, et nous avons eu des sentiments avant des idées. » [1] L'émotion devient alors l'argument invincible.

Depuis l'Antiquité le grand oeuvre de la philosophie fut d'élever la raison au niveau de la vertu. Rousseau anéantit 22 siècles en montrant la primauté des sentiments. La pensée perd ses lettres de noblesse puisqu'elle n'est que le serviteur de l'émotion. Tout ce pour quoi j'ai moi-même oeuvré depuis 25 ans devient caduc puisque je me suis berné en sublimant la raison alors qu'elle est toujours subordonnée à l'émotion. Je suis forcé de l'admettre : effectivement, toutes mes pensées sont issues de mes sentiments ; l'émotion en est toujours le moteur. Quand je pense, je ressens. Et c'est par un raisonnement rationnel que la raison elle-même cède raisonnablement la place au sentiment. L'argument est imparable.

La philosophie de la vertu par la raison est donc une chimère puisque la raison se fonde sur l'émotion. Et c'est un fait indéniable ; Laborit l'a montré : le cerveau rationnel fournit un langage explicatif qui donne toujours une excuse, un alibi[2], au fonctionnement du cerveau de l'affectivité. Tout psychologue confirmera que l'émotion prime, qu'elle manipule la raison à sa guise.

La noblesse de l'homme ne tient donc pas à sa faculté de raisonner. D'ailleurs, la noblesse même s'effondre puisque, avec le principe d'égalité, tout individu est sacralisé en tant que chose sensible.

Rousseau, maître de l'Occident

Rousseau est adulé partout aujourd'hui pour l'apport des concepts de liberté et d'égalité, dont s'est emparée la France, l'Amérique et l'Europe entière. Mais son influence philosophique la plus déterminante concerne la révolution de l'émotion sacralisée en maître absolu.

Cette pensée de l'émotion — paradoxe, s'il en est — a répandu le narcissisme comme une drogue dure. Interdit d'interdire ! Fais-toi plaisir ! Achète ! Consomme ! Baise ! Publie !

Photos, vidéos, gazouillis expriment les émotions. On enregistre tout comme les preuves irréfutables d'une existence qui n'a plus de Dieu pour la garantir. La moindre expression provoque une levée de pouces en l'air qui stimule la délicieuse endorphine de l'approbation sociale. C'est bar open, partout et en tout lieu, 24-7-365 : le portable anéantit solitude, distance et délai ; nos sentiments sont raccordés et confirmés en temps réel par l'immense réseau mondial qui les valide en boucle continuellement dans les chambres d'écho.

Postulats rousseauistes

Mais, animé du sentiment de doute, le philosophe narcissique en moi s'interroge. Quels sont les fondements de cette sublime philosophie qui donne raison également à tous d'éprouver leurs sentiments invincibles ? Quels sont les présupposés qui fondent la pensée de Rousseau — ou ses sentiments ? Le philosophe propose un nouveau système de valeurs extrêmement séduisant, fondé sur quatre postulats :

1. Les sentiments fondent l'existence. Je sens, donc je suis. (Sentio, ergo sum.)

2. L'homme est naturellement bon ; mais la société le corrompt.

3. L'homme se distingue de l'animal par sa liberté intrinsèque dès la naissance.

4. L'égalité est le devoir de vertu universelle.

Pour comprendre les sentiments moteurs de sa pensée, examinons les principes de l'émotionnalisme de Rousseau. Animé des meilleurs sentiments, il écrivit de brillantes thèses sur l'Éducation et le Contrat social, mais lorsque Voltaire dévoile publiquement que l'ingénieux philosophe faillit lamentablement aux vertus pédagogiques professées, Rousseau éprouve une blessure insupportable qui le pousse à écrire ses Confessions. Il examinera sa vie entière pour débusquer et se justifier des moments où s'infiltre la corruption sociale qui le pousse à fauter. Le philosophe, convaincu de ses bons sentiments, n'éprouve plus que la douleur de la culpabilité. Il est né bon ; ses intentions étaient irréprochables ; la société l'a corrompu ; pourquoi le lui reprocher ? Il va tout dire, tout révéler sur sa vie, pour prouver que l'on ne peut rien lui reprocher.

Voyons de plus près les quatre postulats.

1. Les sentiments fondent l'existence : Je sens, donc je suis.

Le ressenti comporte deux volets distincts : corporel et social.

Les sens m'immergent dans l'existence. Quand je sens, je touche, je vois ou j'entends, il est toujours vrai que mes perceptions soient effectivement perçues. Le déni de celles-ci me sortirait de la réalité ; ce serait dénier mon propre corps. La convergence sensorielle valide en temps réel ma situation. Quand je marche, tous mes sens le confirment conjointement. Quand j'écris, la convergence de mes gestes, de ce que je vois et entends me prouve que je suis effectivement en train d'écrire.

Mais il s'ajoute à ce ressenti dur, le ressenti social qui génère l'émotion. Lorsque je marche, j'éprouve, en plus des sensations qui bouclent mutuellement et certifient l'expérience en cours, une couche émotionnelle qui vient les teinter. Celle-ci sera radicalement différente si je marche en montagne seul, ou dans un lieu public. Je peux marcher nu dans la forêt, mais pas en public. Des sentiments de honte ou de fierté s'ajoutent à la sensation. Les vêtements témoignent du statut social. Si je marche dans une parade ou une procession, je serai affecté par le contexte social en vertu de l'émotion projetée par le regard des autres. Dans les lieux publics, je ne peux pas marcher n'importe où. Des espaces précis me sont permis en fonction de mon rôle. Si j'enfreins, des regards expressifs, et même la police, m'indiqueront vite que je ne suis pas à ma place.

2. L'homme est naturellement bon ; c'est la société qui le corrompt.

Voilà un étonnant postulat qui ressemble davantage à un souhait qu'à une évidence. À première vue, impossible ici de réfuter Rousseau. Dans la nature, aucune action ne peut être mauvaise puisque la notion du mal est essentiellement morale, c'est-à-dire sociale. Mais « ne pas être mauvais » implique-t-il la bonté ? L'homme est un animal constitué pour assurer sa conservation quoi qu'il advienne. Dans l'ordre des priorités, un homme en danger agira d'abord par réflexe de protection sans égard à la vertu. Hobbes et Laborit l'ont montré. Est-ce bonté ou méchanceté ?

On dit que si l'homme risque sa vie pour sauver sa femme et ses enfants, c'est par instinct de conservation de l'espèce. Mais le geste est fortement imprimé et valorisé par la société qui lui rappelle sans cesse le devoir de protection envers les siens. On pourrait alors inverser la formule : L'homme est naturellement égoïste ; la société force la bienveillance. Toutes les occasions où l'homme risque sa vie pour l'autre n'ont rien de naturel sinon qu'elles sont liées à l'estime de soi qui est encore le produit social du narcissisme vertueux.

La bonté naturelle de l'homme est une hypothèse impossible à vérifier puisqu'il est sorti de l'état de nature pour ne plus y revenir. Même le bon Sauvage, imaginé par Rousseau, s'inscrit dans un ordre tribal qui assure sa survie (Lévi-Stauss). Comme celle-ci est étroitement liée aux échanges sociaux, l'homme est nécessairement corrompu à jamais ; il ne pourrait rétrograder à l'état sauvage sans rencontrer partout la rudesse de la nature ou se buter à la féroce défense du territoire nécessaire à ses victuailles. Si la société nous corrompt, et qu'il est impossible de survivre à l'état sauvage, comment la naturelle bonté de l'homme pourrait-elle se vérifier ? Rousseau la postule à l'image du Paradis terrestre biblique comme une expérience de pensée ; il n'a jamais vécu auprès des Sauvages idéalisés. Il confond la quiétude campagnarde bucolique de l'Île Saint-Pierre avec l'état de nature sauvage du Nouveau Monde dont il n'a aucune autre expérience que livresque — qu'il est d'ailleurs le premier à disqualifier.

D'autre part, à l'état de nature, le principe de bonté n'a aucun sens puisque la survie prime sur tout. On ne se demande pas si le tigre affamé est bon ou méchant lorsqu'il s'attaque à la gazelle qu'il va manger : sa survie en dépend. L'ordre de la nature lui impose une cruauté dont il est aussi irresponsable que Rousseau l'est d'avoir été corrompu par la société qui lui a imposé les codes qu'il enfreignit pour s'assurer une place confortable assurant sa survie. Par ailleurs, comment l'homme à l'état de nature pourrait-il être bon alors qu'il n'a aucune occasion d'être méchant, entendu que toute action nécessaire à la survie ne peut être jugée intrinsèquement « bonne » ou « mauvaise » ?

Bref, l'association constante que Rousseau établit entre bonté et nature n'est que l'expression du sentiment qu'il éprouve lorsqu'il a l'occasion de s'éloigner de la société contraignante de son époque. La nature champêtre est socialement « paisible », mais corporellement « exigeante » ; si elle épargne les sentiments, elle met le corps à rude épreuve. La nature sauvage comporte de nombreux périls dont Rousseau n'avait pas conscience. Si l'homme est obligé de chasser et tuer pour survivre, on pourrait aussi affirmer que l'homme est naturellement bon, mais que la nature le rend cruel. Bref, que l'état sauvage n'incite pas plus à la bonté naturelle de l'homme que l'état social.

3. Ce qui distingue l'homme de l'animal
est la liberté intrinsèque dès la naissance.

« L'homme est né libre, et partout il est dans les fers. » [3] Gracieux aphorisme, aujourd'hui cliché qui allie paradoxisme et trope. Rousseau postule la liberté native de l'homme alors que nous sommes évidemment soumis à une multitude de contingences dès la naissance, et tout au long de la vie. Quand il évoque la liberté, nous entendons la licence. Rien n'a été davantage galvaudé que le concept de liberté depuis la Révolution française. Creusons un peu.

La liberté n'est ni un état de fait intrinsèque, ni même désiré. À mesure que notre compréhension de la constitution humaine se précise, la possibilité de nous contrôler s'accroît sans que l'on ne s'en plaigne ni en souffre. Qui se plaindrait d'un contrôle bienveillant qui assure la sécurité ? Quand la publicité nous recommande d'exercer la liberté de choisir ce qui nous fait plaisir, elle nous recommande de suivre le troupeau. Rien n'est moins libre que la poursuite de la jouissance. C'est le contraire de la liberté. Être libre, c'est s'engager dans une initiative volontaire malgré le courant naturel de la masse (Sartre).

En subvenant à tous les besoins et pulsions dès la naissance (nourriture, gîte, protection, socialisation et divertissement), on inscrit l'humain dans un état d'habitude qui ne demande qu'à se perpétuer. « La liberté n'est un besoin que pour une catégorie peu importante de la population » (Napoléon 1er).

Pourquoi Rousseau réclame-t-il la liberté pour tous, alors qu'il a mené une vie particulièrement licencieuse ? Il sait que la responsabilité est indissociable de la liberté. Elle constitue une charge personnelle ; l'individu la recherche lorsqu'il poursuit un sentiment de vertu qui n'a rien de spontané.

On a vu plus haut que la vertu est une valeur plutôt variable selon l'époque et la culture. Mais aucune n'encourage l'exercice de la liberté. Au contraire, le ciment de la communauté ne tient qu'à la conformité. Si chacun exerçait la liberté d'aller à contre-courant, la communauté se désagrègerait. Quand le fabricant promet la liberté pour tous grâce à Apple, nous sommes tous assis dans la même salle tenant sur nos genoux le même appareil à la pomme croquée.

La liberté que postule Rousseau se rattache à une époque où le philosophe subit des contraintes de statut social qui auraient pu le priver d'opportunités qui sont pourtant mises à sa portée. Son ingéniosité lui a ouvert de nombreuses portes dans la hiérarchie qu'il méprise. On se demande d'où vient un tel désir de liberté alors qu'il fuyait sans cesse les responsabilités paternelles, et que son ingéniosité culturelle lui a ouvert les portes de la haute société de l'époque.

Sans doute, je perds mon temps à chercher une raison rationnelle chez le philosophe du sentiment. Peu importe le nombre de contradictions qui effondrerait la validité de tout penseur tenant la raison pour maître suprême ; comme le sentiment prime chez Rousseau, sa pensée est invincible, irréfutable. Nous sommes à l'aube du Romantisme. Le mouvement décrète la liberté absolue de tout sentiment de s'exprimer envers et contre tout. Quand le philosophe affirme la liberté de l'homme, il entend l'irrépressible sentiment émotionnel qui anime la race humaine ; il s'agit d'une liberté sans responsabilités : la liberté d'expression.

4. L'égalité est le devoir de vertu universelle.

L'inégalité se manifeste dans l'espèce humaine dès la naissance. Le corps, le genre, les talents, la fortune, la chance, les opportunités, l'époque, les parents, le pays : l'inégalité est un fait naturel qui crève les yeux. À trop appuyer la vertu de l'égalité, on tombe dans un extrémisme analogue à la monoculture qui détruit la fécondité des sols. De toute évidence, la pluralité d'une nation fait sa force.

Mais comment le concept d'égalité de Rousseau a-t-il pu dégénérer avec tant d'insistance ? La liberté Romantique n'affirme-t-elle pas la suprématie de l'inégalité ? Revendiquer la liberté d'exprimer nos sentiments invincibles, n'est-ce pas revendiquer la liberté d'être différents, donc, inégaux ?

Le philosophe entendait l'égalité devant la loi. Il dénonçait une époque qui accordait des privilèges à la noblesse et aux riches. Mais voilà que chacun s'appuie sur Rousseau pour revendiquer l'égalité en tout. Qu'en est-il ?

L'égalitarisme se fonde sur le sentiment d'envie et de jalousie. Le philosophe a prudemment tempéré en affirmant qu' : « il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes, mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessus de toute violence et ne s'exerce jamais qu'en vertu du rang et des lois ; et quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre : Ce qui suppose, du côté des grands, modération de biens et de crédit, et du côté des petits, modération d'avarice et de convoitise. » [4]

Bref, le concept d'égalité de Rousseau est aujourd'hui si galvaudé qu'il tient de l'absurdité pure et simple où chacun se sent agressé aussitôt qu'il se compare. Est-il normal de se sentir en état d'infériorité sociale partout où l'on voit des différences ?

Un polar captivant

Rousseau est devenu célèbre après sa mort, mais au 18e siècle, ses idées révolutionnaires lui ont attiré plus d'ennuis que d'éloges. En fait, le réformateur avait plusieurs péchés sur la conscience, et encore aujourd'hui, le premier venu lui jette la pierre pour l'abandon de ses enfants alors qu'il avait été un précepteur talentueux et surtout, qu'il avait proposé dans l'Émile ou de l'éducation un projet très articulé de judicieux conseils pédagogiques pour chaque étape de la naissance à l'âge adulte. Pourquoi a-t-il refusé d'élever ses propres enfants ?

Ses écrits ont été interdits et brûlés. Chassé de la communauté, il passa ses dernières années à se cacher dans la crainte du rejet, animé d'un mépris sans bornes pour le genre humain corrompu par la société qui le persécutait. Quoi ? Lui qui pourtant affirmait haut et fort que l'homme est né bon, comment a-t-il pu se fâcher avec tout le monde alors qu'il avait mené une carrière mondaine si florissante ? Secrétariat diplomatique à Venise, musique, opéra, littérature, philosophie, l'autodidacte avait même obtenu la faveur du roi. Comment a-t-il pu déchoir ainsi tout en poursuivant sa vie de gentilhomme sans jamais nuire à personne ?

Il m'a fallu six mois de lectures pour comprendre l'énigme. Un vrai polar ! Comment a-t-il acquis une telle notoriété alors qu'il venait d'un milieu roturier et fut orphelin de mère dès la naissance ? Où vivait-il ? Pourquoi a-t-il été chassé ? Que reprochait-on à ses idées ? Pourquoi a-t-il refusé la pension du roi après avoir remporté le concours de rhétorique avec son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité ? L'image du bel homme au charmant visage apaisé que nous avons tous en tête ne colle pas. Quel parcours détruisit le premier héros de l'époque Romantique dont les théories sociopolitiques amenèrent la Révolution française, berceau de la liberté, de l'égalité universelle et des Droits de l'homme ?

L'envers du décor montre la croustillante vie dissolue d'un homme dont la vérité émotionnelle l'absout entièrement. Rousseau invente un nouveau type de rédemption : il substitue le Pardon divin à la rémission par les sentiments.

Voltaire révèle la débauche et la sédition

Pourquoi Rousseau a-t-il écrit Les Confessions ?

À l'âge de 50 ans, le philosophe achève son grand oeuvre. Il publie simultanément deux volumes : l'Émile ou de l'éducation et Du Contrat social. Il s'attend au triomphe comme Poutine s'attendait à être accueilli en libérateur des Ukrainiens. Son système est parfait : il propose un plan de réforme totale de la société à partir de l'enfance pour apporter la liberté et l'égalité à tous, en favorisant l'émergence de la bonté naturelle de l'homme. Qui refuserait un si vertueux programme ?

Ses théories séduisent encore aujourd'hui, et elles remportèrent alors quelques appuis, mais c'était sans compter sur la finesse d'esprit de Voltaire qui le connaissait bien et savait la vie dissolue de l'homme qui en appelait à des réformes qui transformeraient ses fautes en vertu.

Dans un pamphlet anonyme : Sentiment des Citoyens, Voltaire dénonce la corruption du réformateur comme tout bon journaliste le fait encore aujourd'hui. Il révèle l'abandon des cinq enfants de Rousseau conçus en concubinage avec Thérèse Levasseur : « c'est un homme qui porte encore les marques funestes de ses débauches ; et qui, déguisé en saltimbanque, traîne avec lui de village en village et de montagne en montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mère et dont il a exposé les enfants à la porte d'un hôpital ». Il ajoute « qui traite de tyrans les magistrats de notre République dont les premiers sont élus par nous-mêmes » et qui souhaite « renverser notre Constitution en la défigurant comme il veut renverser le christianisme dont il ose faire profession ». Le fin renard conclut sévèrement : « si on châtie légèrement un romancier impie, on punit capitalement un vil séditieux ».

Quand on sait les déboires de la Révolution tyrannique et sanguinaire de 1789, fécondée par les idéaux de Rousseau, on ne peut qu'admirer l'audace prémonitoire de Voltaire. La dénonciation contenue dans le pamphlet anonyme comporte plusieurs accusations dont Rousseau se défend hardiment [voir les notes de bas de page]. Pourtant, dans Les Confessions, comme on le voit ci-après, il confirme ses débauches et l'abandon de tous ses enfants naturels dès la naissance. Loin de s'en repentir, il les justifie toutes.

Les péchés de Rousseau

Le pamphlet anonyme obsède Rousseau. Il cherche en vain l'auteur. Mais il est si convaincu de la justesse de ses sentiments qu'il décide de raconter sa vie de A à Z. Les émotions sont invincibles, saintes et sacrées, pense-t-il. Comme elles l'ont guidé toute son existence, il n'a rien à se reprocher. Lorsque le public connaîtra sa vie intime racontée en toute franchise, il sera certainement gracié. Sinon, il pourra au moins se donner bonne conscience.

Le philosophe innove. Il se met en scène en assurant consacrer sa vie à la vérité. Les Confessions se présente comme l'entreprise inusitée d'un homme qui se dit exceptionnel.

Exceptionnel, il l'est : autodidacte, il fut intendant, précepteur, musicologue, compositeur, arrangeur, auteur, secrétaire d'Ambassade de France à Venise, copiste, essayiste, philosophe, lecteur, littérateur, botaniste et herboriste. Rousseau est surdoué : il est effectivement exceptionnel et il le sait.

Dans l'ordre, voici les 10 fautes dont Jean-Jacques se justifie :

1. Vol d'asperges (p. 65)

2. Vol d'un ruban et faux témoignage accusant la pauvre Marion qu'il aimait pourtant sans lui dire. (p. 125)

3. Abandon de M. Le Maître en besoin d'assistance sur la voie publique. (p. 177)

4. Inceste avec sa mère adoptive. (p. 255)

5. Abus moral sur Thérèse Levasseur, déficiente (simple d'esprit), et de 10 ans sa cadette. Il lui arracha à la naissance, à cinq reprises, les enfants dont il est le père naturel pour les abandonner aux Enfants-Trouvés (assistance sociale). (p. 423)

6. Partouze à 3 gars et infidélité envers Thérèse Levasseur l'exposant aux MTS. (p. 434)

7. Inconsistance en toute conscience et triple imposteur : (p. 434)
a) Avec lui-même en se donnant bonne conscience d'avouer ses fautes alors
     qu'il glorifie publiquement son acte de repentance en le publiant.
b) Abuse de la dépendance de Thérèse, et trahit son rôle de père sans
     jamais s'amender.
c) Fonde sa notoriété publique sur des thèses éducationnelles qu'il bafoue
     systématiquement.

8. Snobe le roi Louis XV en refusant de le rencontrer et en rejetant la pension qu'il lui offre, maintenant ainsi sa Thérèse et sa famille (sa belle-mère) dans l'indigence. (p. 454)

9. En marge de sa relation maritale avec Thérèse Levasseur, il entretient de nombreuses relations amoureuses en courtisant des femmes riches, notamment Madame d'Épinay et Madame Sophie d'Houdetot. (p. 527 à 547)

10. Ingrat envers Mme d'Épinay qui l'héberge gratuitement, lui, sa concubine et
  sa belle-mère, pendant plusieurs années. (p. 583)

Bref, notre philosophe de l'émotion n'est pas un enfant de choeur, et l'on se demande bien en quoi l'étalage public de ses déboires pourrait l'aider.

Le Romantisme : révolution copernicienne de la responsabilité

L'essentiel pour Rousseau c'est de montrer qu'il a toujours agi au mieux d'après ses sentiments. Si les sentiments sont incontournables, invincibles — comme on l'a montré plus haut — s'ils sont naturels ; même s'ils provoquent des comportements dont les conséquences sont regrettables, le sujet qui en est la proie est innocent.

Bref, pour Rousseau, lorsque l'on agit avec de bonnes intentions — c'est-à-dire, en accord avec ses sentiments — on ne peut rien se reprocher. Voilà l'originalité fantastique du Romantisme qui provoque la révolution copernicienne de la responsabilité, comme on va le voir plus loin. Ce n'est pas à l'individu de se comporter de manière à ce que la société soit bonne, mais à la société de faire en sorte de ne pas corrompre les sentiments. La philosophie de Rousseau prélude celle de Foucault.

Que reprochait-on à l'Émile et à Du Contrat social ?

La Révolution romantique apparaît peut-être comme une effroyable monstruosité sociologique, mais ne jetons pas le bébé avec l'eau du bain. L'Histoire a souvent montré des hommes de petite vertu accomplir de grandes choses. Faut-il brûler l'Émile et Du Contrat social ? La lecture que l'on en fait aujourd'hui n'inspire-t-elle pas d'intéressantes propositions ? Pourquoi l'a-t-on jugé si sévèrement ? À part la dénonciation de Voltaire, sur quoi les juges se sont-ils appuyés pour ordonner l'autodafé de ses écrits et son arrestation ?

On nous a habitués à accueillir les révolutions comme des moments bénéfiques. On nous a incrusté dans le crâne le culte du changement, de la nouveauté, des mises à jour perpétuelles. Mais pour détecter en quoi Rousseau représentait à l'époque un sérieux danger de sédition, il faut le juger avec les éléments de la structure sociale de son temps. On doit comprendre que l'ordre social est de toute première importance, et que la liberté individuelle lui est subordonnée.

Son idéologie caractérise la critique française des Lumières dont la lave volcanique se répand jusqu'à aujourd'hui. La stabilité des nations a toujours compté sur la transmission des traditions. Et c'est encore ce qui fait la vitalité de la plupart des nations sur Terre. Le culte de la liberté individuelle et de la nouveauté technologique s'est répandu, mais, après deux siècles de révolutions tumultueuses, rien ne garantit la pérennité du modèle. D'aucuns sonnent l'alarme pour avertir que l'horizon est barré. Gaïa s'enrhume, l'humain est-il allé trop loin ? Mais je diverge ; voyons le jugement.

* * *

L'Arrêt de la Cour du Parlement contre l'Émile (Paris 1762) précise :

« [...] cet Écrivain qui soumet la religion à l'examen de la raison, qui n'établit qu'une foi purement humaine, & qui n'admet de vérités & de dogmes en matière de religion, qu'autant qu'il plaît à l'esprit livré à ses propres lumières, ou plutôt à ses égarements, de les recevoir ou de les rejeter.

[...]

Qu'à ces impiétés il ajoute des détails indécents, des explications qui blessent la bienséance & la pudeur, des propositions qui tendent à donner un caractère faux & odieux à l'autorité souveraine, à détruire le principe de l'obéissance qui lui est due, & affaiblir le respect & l'amour des peuples pour leurs Rois.

Qu'ils croyant que ces traits suffisent pour donner à la Cour une idée de l'ouvrage qu'ils lui dénoncent ; que les maximes qui y sont répandues forment par leur réunion un système chimérique, aussi impraticable dans son exécution, qu'absurde & condamnable dans son projet. Que seraient d'ailleurs, des sujets élevés dans de pareilles maximes, sinon des hommes préoccupés du scepticisme & de la tolérance, abandonnés à leurs passions, livrés aux plaisirs des sens, concentrés eux-mêmes par l'amour-propre, qui ne connaîtraient d'autre voix que celle de la nature, & qui au noble désir de la solide gloire, substitueraient la pernicieuse manie de la singularité ? [...] »

L'Émile ou de l'éducation propose d'introduire une méthode d'enseignement radicale qui déplace le fondement de l'ordre social basé sur la foi en Dieu[5], qui assure la concorde de la nation depuis des millénaires, pour la confier aux seules vertus des sentiments. Le manuscrit de 700 pages contient une section intitulée Profession de foi du vicaire savoyard, où Rousseau, — par la voix de son personnage —, présente un argumentaire implacable qui disqualifie l'autorité publique pour établir celle des sentiments personnels. Comme je l'ai ébauché plus haut, il ne proposait rien de moins qu'une véritable révolution copernicienne de la conception du bonheur, basculant de l'autorité de l'ordre public à l'invincibilité des sentiments individuels. Rousseau touche insidieusement le lecteur dans ses sentiments les plus intimes pour l'ériger sur le trône de la liberté narcissique établie comme seul critère absolu du bonheur personnel.

Suite au jugement, l'autodafé s'est déroulé très civilement. On a condamné Rousseau, mais on lui a largement donné le temps de s'enfuir afin qu'il échappe à la police. Les pouvoirs publics et ses voisins préféraient le voir fuir plutôt que le faire croupir en prison.

Les sentiments personnels narcissiques ne font jamais des héros très vaillants. Contrairement à Socrate, Jean-Jacques déguerpit comme un couard. Mais convaincu que ses émotions constituaient une vérité invincible, il écrivit alors ses Confessions qui montrent pourtant la triste trame incongrue du noble tissu révolutionnaire qui l'habitait.

Il passa ensuite les dernières années de sa vie à faire le moins de bruit possible, s'adonnant à l'innocente activité de botaniste et à ses Rêveries du promeneur solitaire.

Génie diabolique ou réformateur incontournable ?

On sous-estime aujourd'hui l'importance colossale de Rousseau. Ses théories sur l'idéologie sentimentale appliquée à l'éducation, et sur la gestion des affaires publiques, ont infesté si profondément la société occidentale, qu'elles poussent à une déshumanisation inattendue. La sanctification des concepts contradictoires de liberté et d'égalité plonge les masses dans une pensée narcissique où l'émotion invincible se manipule toujours davantage.

Dans le monde émotionnel, l'injonction de ne blesser personne transforme l'opinion contradictoire en agression : la raison n'a plus sa place ; la dénonciation d'incohérence est perçue comme une violente cruauté. Et puisque l'on peut trouver dans toute parole une quelconque contradiction, pour jouer « safe » il ne reste plus qu'à parler de soi-même. La liberté d'expression se résout alors à l'impuissance de l'ouroboros narcissique.

J'ai lu l'oeuvre avec l'intérêt philosophique pour un penseur créant de nouveaux concepts remarquablement articulés. J'avais, sur son époque, le préjugé d'une organisation sociale totalement corrompue par la Noblesse, mais elle n'est pourtant pas différente de la nôtre. Deux siècles et demi après Robespierre — à part les progrès techniques — peu de changements dans l'âme humaine et la corruption des élus. Les riches sont toujours plus riches, et les privilèges sont loin d'être abolis. Au contraire, nous élisons maintenant « démocratiquement » les tyrans qui nous contrôlent dans un délicieux gant de velours.

On réclame toujours plus de liberté et d'égalité. On s'indigne en utilisant les accessoires philosophiques de Rousseau alors que nous refusons de comprendre qu'ils sont obsolètes. La liberté est un hochet métaphysique ; l'égalité, une impossibilité pratique. Dans un monde où chacun est libre, le plus doué s'enrichit inévitablement, et les inégalités se renforcent nécessairement. Pourquoi refusons-nous de voir que les deux principes sont antinomiques ?

Rousseau a balayé Descartes et le siècle des Lumières en affirmant judicieusement « Je sens, donc je suis ». Il ouvrit la Boîte de Pandore de la suprématie émotionnelle par la liberté et l'égalité. Et puisque toute émotion est irréfutable, il n'est plus possible de penser. Son génie proprement diabolique consiste à nous avoir persuadé par la raison.

La raison qui déraisonne

Mais ma critique de l'émotionnalisme de Rousseau n'est-elle pas exagérée ? Certes, dans la vie privée il n'était pas un enfant de choeur, mais ne nous a-t-il pas élaboré une philosophie de l'enseignement valable et une thèse politique favorable à la démocratie et à l'égalité ?

Ses thèses sont séduisantes, mais pour peu qu'on les analyse de près, elles s'effondrent toutes lamentablement. D'abord, du simple point de vue de la raison, il passe son temps à se contredire en utilisant une langue dont la structure entière est fondée sur la raison pour ensuite la discréditer en sublimant l'émotion. Mais surtout, il se contredit lui-même d'un chapitre à l'autre.

Exemple :
Au chapitre 1.4 Du Contrat social, il écrit ...
      « Chaque État ne peut avoir pour ennemis que d'autres États, et non pas des hommes, attendu qu'entre choses de diverses natures on ne peut fixer aucun vrai rapport. »
Il affirme ensuite au chapitre 2.5 ...
      « Les procédures, le jugement, sont les preuves et la déclaration qu'il [le malfaiteur] a rompu le traité social, et par conséquent qu'il n'est plus membre de l'État. Or, comme il s'est reconnu tel, tout au moins par son séjour, il en doit être retranché par l'exil comme infracteur du pacte, ou par la mort comme ennemi public ; car un tel ennemi n'est pas une personne morale, c'est un homme ; et c’est alors que le droit de la guerre est de tuer le vaincu. »

a) Par une logique cruelle et pernicieuse, Rousseau établit ici le principe qui enverra plus tard à la guillotine tout citoyen confondu avec le principe de Volonté générale. Ainsi, le moindre larcin aurait tôt fait de transformer le Citoyen en ennemi du peuple. Et selon le concept de Volonté générale formulé par le philosophe, l'individu consentirait implicitement à sa propre destitution par le Contrat social auquel il est soumis malgré lui dès la naissance. La Volonté générale devient ainsi une chape de plomb tyrannique qui avait pourtant l'intention de libérer le Citoyen des abus du pouvoir et des privilèges de la Noblesse. Pire, en avouant ses propres méfaits dans Les Confessions, Rousseau se condamne lui-même plus sévèrement qu'il n'a été jugé : il donne à Voltaire raison de le punir capitalement pour sédition.

b) L'Histoire qui suivit avec la Terreur instituée par le « vertueux » Robespierre qui-n'avait-rien-à-se-reprocher montre que Rousseau avait semé la graine du Big Brother d'Orwell. On est tenté de penser qu'il établit le principe qui prélude son propre désir d'expiation révélé dans Les Confessions.

c) Rousseau affirme que le droit de la guerre permet de tuer le vaincu. Mais où est l'humanisme dans ce « droit » alors qu'il ne propose qu'une vengeance où l'individu paye de sa vie le fait que le pays dans lequel il naquit, et pour lequel il combattit, fut vaincu ?

Les prémisses de Jean-Jacques sont des postulats ancrés dans sa vie personnelle ; des généralisations bancales pour guérir la culpabilité de ses propres déboires. Toute sa pensée se résume en une phrase : Mes sentiments sont irréprochables ; voilà comment j'aurais dû être éduqué, et comment la société aurait dû être constituée pour m'éviter de commettre les erreurs dont j'ai été l'innocente victime.

Autre exemple :
Dans Les Confessions, Livre second (p. 127),
Rousseau explique le sentiment qui le poussa au faux témoignage accusant la pauvre Marion (qu'il aimait sans lui avoir dit) pour le vol qu'il avait commis où il travaillait comme laquais au service de Mme la comtesse de Vercellis :
      « Je craignais peu la punition, je ne craignais que la honte ; mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J'aurais voulu m'enfoncer, m'étouffer dans le centre de la terre ; l'invincible honte l'emporta sur tout, la honte seule fit mon impudence ; et plus je devenais criminel, plus l'effroi d'en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais que l'horreur d'être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. »
Pas plus de 10 pages avant, il écrivait :
      « J'aurais mille fois sacrifié mon bonheur à celui de la personne que j'aimais ; sa réputation m'était plus chère que ma vie, et jamais, pour tous les plaisirs de la jouissance, je n'aurais voulu compromettre un moment son repos. »

Évidemment, comme le constatait Pascal à l'aube des Lumières, Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas. Je serais malvenu d'exiger une pensée cohérente du philosophe qui a montré que les sentiments priment sur la raison.

Conclusion

 

Les écrits de Rousseau sont trop souvent appréciés à la pièce. Certes, l'élégance du style charme et chaque volume apporte une perspective intéressante. Mais on ne peut comprendre l'influence majeure que Rousseau exerce encore aujourd'hui si l'on ne s'attarde à son oeuvre que partiellement. Une fois les pièces du puzzle assemblées, on s'aperçoit que l'émotionnalisme de Rousseau est bien plus que l'expression d'un brillant individualiste sentimental dont les contradictions nous amusent.

Jean-Jacques a aperçu le plus fondamental principe de l'humanité. Il amorce une véritable révolution copernicienne de la vertu. Il inverse la perspective sociale en mettant l'individu au centre de l'univers. Avant Copernic, la Terre était le centre de l'Univers. Après Rousseau, la société et le monde entier tournent autour de l'individu qui en est le centre. Le philosophe montre que même si la personne n'est qu'un grain de sable perdu dans l'immensité, elle ne se ressent pas moins au centre de l'Univers puisque tout converge sur le seul rapport qu'elle a au monde : les sensations et les émotions irréfutables qui le constituent. Hors de celles-ci, l'existence de Dieu même n'a aucun sens.

On pense que Rousseau professait un narcissisme primaire. Ses contemporains l'ont répudié pour avoir menacé l'ordre social. Les Lumières se rassuraient de croire que la raison serait le roc qui stabilise le monde de la pensée. Rousseau a montré que le fondement de nos sociétés négligeait l'essentiel : l'émotion humaine, le premier moteur de toute volonté, qu'elle soit raisonnable ou non. On le déteste parce qu'il a plongé l'humanité dans les eaux mouvantes de l'empire émotionnel alors que les Lumières auraient voulu que la raison domine.

Nous pensions pouvoir stabiliser la civilisation avec la cohérence de principes éternels. Rousseau nous oblige à tout repenser en fonction de l'instabilité émotionnelle. Sisyphe a encore du pain sur la planche.

[1] Rousseau, L'Émile ou de l'éducation, 1762, Livre 4, Profession de foi du Vicaire Savoyard.

[2] Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, 1980, 3.Les trois cerveaux de l'humain (dans le film d'Alais Resnais).

[3] Rousseau, Du Contrat social, 1762, Livre 1, Ch. 1.

[4] Ibid., Livre 2, Ch. 11.

[5] La foi en Dieu est un concept très différent aujourd'hui.
Comme nous l'avons refoulé dans la sphère personnelle, les athées la voient maintenant comme une douce folie individuelle : ils disent avec un soupçon d'ironie que les croyants ont foi en « un ami imaginaire ».

Nos institutions publiques actuelles reposent sur de puissantes forces coercitives qui rendent la foi en Dieu obsolète et facultative. Il faut comprendre qu'à l'époque de Rousseau, c'est-à-dire avant la Révolution française, elle n'était pas un pouvoir tyrannique arbitraire comme l'on se la représente trop souvent à tort. La foi en Dieu constituait le fondement de l'ordre social et de la sécurité publique. Les citoyens n'étaient pas tenus d'y croire ; d'ailleurs, peu importe s'ils y croyaient ou non ; ils étaient tenus de s'y conformer comme l'on se conforme aujourd'hui aux lois laïques sans toujours les approuver.

La séparation entre l'Église et l'État sur laquelle on insiste aujourd'hui n'est rien d'autre que l'absorption de l'Église par l'État. Autrement dit, aujourd'hui l'Église c'est l'État ; les prêtres et évêques sont les juges et les ministres. Bref, rien n'a changé ; seulement le vocabulaire qui désigne les fonctions.

Philo5
                Quelle source alimente votre esprit ?