Cogitations 

 

François Brooks

2014-02-17

Essais personnels

 

Sade :
Ordure, littéraire et philosophe

SOMMAIRE

L'homme, le littéraire et le philosophe

L'homme et le littéraire

Le philosophe

Canaliser la liberté

De la criminalité à la psychopathie

L'homme, le littéraire et le philosophe

De toutes les passions de l'homme, l'amour est la plus dangereuse, et celle dont il doit se garantir avec le plus de soin.

Est-ce bien la peine de s'enthousiasmer devant un cloaque ?

L'amour est la plus absurde de toutes les folies.

Sade, L'histoire de Juliette, 1797.

Sade comporte trois aspects : l'homme, le littéraire et le philosophe. Si le Divin Marquis est une ordure, il n'en est pas moins une fabrication biologique et culturelle. Devons-nous le balayer sous le tapis ou, comme toute ordure, ne faut-il pas le recycler ? Essayons de voir comment on peut penser le philosophe qui aimait jouer dans les égouts.

L'homme et le littéraire

Sade, l'homme, a laissé dans l'histoire une marque indélébile. Doté d'une libido déviante exceptionnelle, il fut un délinquant sexuel multirécidiviste. Il séquestra, violenta et terrifia plusieurs personnes, notamment les femmes qu'il a blessées et abusées au moyen du pouvoir occasionné par sa richesse, son rang et son intelligence langagière.

Pécheur sous la Monarchie, criminel sous la Révolution et psychopathe sous l'Empire ; il a passé 27 ans en prison et en asile d'aliénés. Il fut emprisonné d'abord pour ses délits, et ensuite pour ses écrits orduriers dans lesquels il élabore une philosophie rationnellement très bien ficelée où il propose un programme de liberté fondé sur l'athéisme et la recherche exacerbée de la satisfaction sexuelle au moyen d'un programme d'éducation de la jeunesse axé sur la perversion.

En mariant sa cousine fortunée, Sade devient riche et, appartenant à l'élite sociale, il peut évidemment vivre sans travailler. Il profite ainsi des privilèges des derniers moments avant l'effondrement de la féodalité. L'interstice révolutionnaire revendiquant la libération du peuple français l'inspire particulièrement. Mais il va trop vite ; ses contemporains ne sont pas encore prêts pour la licence sexuelle qu'il revendique.

Privé de liberté, l'homme vit ses fantasmes avec la plume. Sa fortune dilapidée, il survit de la publication de romans interdits qui se vendent bien. Son écriture est exquise, divine : il possède une rare maîtrise littéraire. Mais si sa prose est aujourd'hui jugée cathartique et inoffensive — puisqu'elle est éditée dans la prestigieuse bibliothèque de la Pléiade —, on n'en éprouve pas moins une terrible révulsion à penser qu'un humain puisse s'exciter à élaborer des scènes aussi monstrueuses. La vente libre de L'histoire de Juliette et Les 120 journées de Sodome laisse songeur sur le bien-fondé d'une liberté littéraire aussi absolue. On comprend pourquoi l'Orient nous traite parfois de Grand Satan.

Le philosophe

Mais où est le philosophe dans tout ça ; où est le créateur de concept original ? Sade oblige à réfléchir sur la perversion, non seulement en termes d'interdits, mais surtout en termes de réalité. Les moralistes imposent un comportement, mais ils ne règlent en rien la pulsion naturelle qui pousse à bander. Comment se fait-il que le sexe s'allume à la perversion ? Le plus troublant c'est que l'on puisse s'exciter de scènes cruelles, perverses et immorales. Les interdits moraux de l'époque étaient de puissants combustibles. Nos interdits actuels seraient-ils aussi émoustillants ?

Sade propose la voie de la satisfaction, et il pousse la liberté dans les extrêmes criminels, mais il a laissé au passage une question d'importance cruciale qu'aucun philosophe n'avait eu l'audace de creuser aussi profondément. Si le sexe est une pulsion naturelle, est-il raisonnable de toujours lutter contre cette force irrépressible que nous n'arrivons jamais juguler définitivement ?

Traditionnellement, l'usage consistait à stopper la réflexion pour imposer un comportement moral qui interdisait les pratiques déviantes. Le catholicisme dictait les bornes. Paradoxalement, Sade montre que, loin de contenir les pulsions, la morale jette l'huile sur le feu : pour le pervers, rien de plus stimulant que la transgression. Ainsi, écrit-il : « cette chose, telle affreuse que vous vouliez la supposer, n'est plus horrible pour vous dès qu'elle vous fait décharger. » La perversion ultime consiste à cumuler les transgressions : « Pour réunir l'inceste, l'adultère, la sodomie et le sacrilège, il sodomise sa fille mariée avec une hostie. » (Les 120 journées de Sodome)

Depuis que le siècle des Lumières érige la logique en roi et maître, et que Sade montre l'impuissance de la raison à justifier la morale, les censeurs ont dû mettre les mains dans le cambouis et élaborer des raisons valides pour justifier les interdits. Évidemment, la philosophie libertaire du Divin Marquis était si choquante qu'il fallut en interdire la diffusion pendant plus d'un siècle. La science sociale n'avait pas encore développé les outils nécessaires pour traiter un sujet aussi épineux. Le passage de la domination à la raison ne se fait pas facilement. Mais dès le début du 20e siècle, Sade refait surface. Les artistes s'en inspirent. La soif de liberté impose le réexamen de sa pensée.

Canaliser la liberté

Liberté !, liberté !, liberté ! Voilà la prière que martèle inlassablement l'Occident à la face du monde. La Déesse Liberté est le nouveau Dieu, mais, comme toute divinité païenne, elle a soif de victimes. On peine à réaliser le nombre de concepts nécessaires pour canaliser la liberté. Comment la rendre équitable quand la satisfaction de l'un dépend de la souffrance des autres ? De Sade à aujourd'hui, le travail de réflexion est loin d'être achevé, mais nous avons déjà quelques pistes. 1. Il faut déterminer la part du Privé et du Public ; 2. distinguer la réalité du fantasme ; 3. établir la nécessité du consentement ; et 4. s'affranchir de plusieurs millénaires de pensée religieuse, autoritaire et superstitieuse pour formuler les raisons valides qui justifient l'expansion de la liberté.

De plus, l'humain étant toujours sujet aux mêmes pulsions, il faut réévaluer la nouvelle liberté engendrée par chaque innovation technologique. Parce que, faut-il le préciser, c'est toujours pour atteindre un niveau de liberté supérieur que l'homme travaille sans relâche à inventer des produits commercialisables.

Par exemple, en 1960, la contraception hormonale facile et bon marché impose de réfléchir à nouveaux frais sur la sexualité. Ce dont on ne parlait jamais prit soudainement le devant de la scène. La Révolution sexuelle qui suivit amena la transformation radicale du rôle de la femme. Si la féodalité imposait la fidélité de l'épouse afin de s'assurer que l'héritage soit transmis à la descendance — et non aux bâtards issus de la fornication —, est-il maintenant permis d'être infidèle puisque les relations sexuelles sont maintenant « sans dangers » ? Et si la femme ne sert plus à faire des enfants — ou très peu — comment devons-nous la recycler ?

D'autre part, si l'on admet que le sexe n'est qu'une activité ludique sans conséquences, pourquoi se l'interdire ? Et que faire des sentiments de jalousie ?

Ensuite, pourquoi ne pas laisser libre cours à la pornographie sur l'Internet puisque la distance qui sépare les échanges exclut tout risque de MTS ou de tort à la réputation en permettant l'assouvissement sous l'anonymat des participants ? Doit-on s'interdire la poupée sexuelle, et bientôt le robot sexuel ? Nous avons-là des contraceptifs si efficaces qu'ils effondrent actuellement la population occidentale : autant de gagné pour la Planète dont l'humain est le cancer qui la détruit.

Finalement, si l'on considère le sexe comme une simple fantaisie ludique comme le piano ou toute autre pratique artistique, pourquoi ne pas enseigner les techniques dès la puberté ou même plus tôt, puisque l'initiation sera nécessairement faite d'une façon ou d'une autre, et peut-être parfois dans des conditions malheureuses ? La présence de l'idéologie LGBTQ+ enseignée à l'école primaire réjouirait certainement le Divin Marquis ; ne prépare-t-on pas les enfants à vivre dans un monde qui n'a plus d'autre sens que la maximisation de la consommation et de la jouissance ?

Chaque nouvelle technologie produit un impact social et humain qui nécessite une nouvelle réflexion en rapport à la pulsion la plus puissante qui soit : le sexe. Voilà l'utilité philosophique du Divin Marquis. On l'exècre, mais puisqu'il fut le résultat d'une fabrication culturelle et biologique — comme nous le sommes tous —, n'est-il pas important de lire ses écrits et d'essayer de comprendre ce que la machine sociale fabrique sexuellement ?

Maintenant, si l'homme est naturellement né pour se reproduire, comment canaliser la pulsion lorsque le sexe ne sert plus qu'à jouir ? Et où devons-nous poser les limites ?

De la criminalité à la psychopathie

Lorsque le censeur doit juger de ce qui est permis et interdit, ne doit-il pas avoir lu Sade pour s'assurer qu'il comprenne bien les enjeux humains de sa tâche ? Et — triomphe du philosophe —, que faire si cette lecture le fait bander ?

N'ayons pas froid aux yeux ; allons aux extrêmes. On sait que la sensation de jouissance pendant les amusements sexuels est favorisée par l'accentuation graduelle de la douleur infligée au sujet en même temps que l'excitation s'accroît ; certains SM poussent d'ailleurs le jeu très loin. Devrions-nous étudier l'aspect analgésique du sexe à des fins médicales ? Je laisse travailler la fertilité de votre imagination... Et finalement, pourquoi ne pas mettre cette science en oeuvre pour provoquer le dernier soupir des agonisants ? En effet, pourquoi l'agonie ne serait-elle pas extatique ?

Bref, Sade est le philosophe de la perversion. Paradoxalement, l'originalité de sa pensée montre la nécessité de la morale et les limites de la liberté. Il montre surtout que le sexe est une drogue dure qui engendre à la fois la reproduction, la vie, la déchéance, la dépravation et la mort. Au final, sa pensée fait de Sade — en creux — le gardien de la moralité, l'antimodèle exemplaire. Il montre l'horreur où conduisent les voluptés les plus exquises, et il permet à Freud d'élaborer le concept d'instinct de mort.

Le Divin Marquis clôt le siècle des Lumières en ouvrant la voie qui mène de la religion à la psychologie et aux sciences sociales ; de la criminalité à la psychopathie et à la sociopathie. Il annonce, en quelque sorte, la nécessité de Philippe Pinel, dernier philosophe des Lumières.

Philo5
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