Querelle des Universaux

 Spéculations philosophiques 

 

François Brooks

2005-12-17
rev. 2022-10-22

Essais personnels

 

Querelle des Universaux
Réel, réalité et vérité[1a]

SOMMAIRE

De la pipe de Magritte au Dieu des théologiens

Les Universaux, c'est quoi ?

De Platon à Avicenne

Le génie d'Abélard

L'essence de la Querelle

Obsédés par l'origine

De la pipe de Magritte au Dieu des théologiens

Quand on songe combien il est naturel et avantageux pour l'Homme d'identifier sa langue et la réalité, on devine quel degré de sophistication il lui a fallu atteindre pour les dissocier et faire de chacune un objet d'étude.

André Martinet, Éléments de linguistique générale, 1960.

« Ceci n'est pas une pipe », affirme Magritte. Pourtant, la peinture ne représente rien d'autre, et en plus, avec un hyperréalisme qui ne prête à aucune confusion. Mais bien sûr : ce n'est que l'image d'une pipe. Le peintre illustre admirablement la question cruciale de la Querelle des Universaux : Quand nous parlons, nos mots ont-ils une existence réelle ? Quelle forme de réalité engendrent-ils ?

Magritte oblige à ouvrir les yeux sur une réalité évidente que nous escamotons sans cesse. Son tableau suggère une interrogation toute simple, mais redoutable : Quand je dessine pourquoi y voyez-vous autre chose qu'une peinture ? Avec le style surréaliste, il forçait le mystère qui fait apparaître une vérité imaginaire n'ayant rien à voir avec la réalité actuelle. [1b]

Mais la toile du peintre est-elle bien la réalité ? Le tissu sur lequel il dessine pourrait aussi être un vêtement en puissance pour le tailleur, une toile de tente pour le campeur, ou n'importe quoi d'autre pour qui n'est pas peintre. Aristote affirme que forme et matière s'unissent pour qu'existe l'objet, mais qu'est-ce qui est réel ? L'idée ou la matière qui la représente ? Pour Platon, seule l'Idée est réelle. Mais est-ce à dire que les mots, en tant que signes calligraphiques, n'ont aucune réalité ?

Le dyslexique, dit-on, éprouve un problème d'apprentissage de la langue écrite. Quand il lit, il lui est difficile de voir autre chose que la calligraphie immédiate sous ses yeux. Il doit faire, pour chaque mot, un exercice volontaire complexe pour assembler les syllabes et basculer dans l'idée que le symbole écrit représente. Dépasser la réalité manuscrite et accéder à la signification abstraite lui demande une attention considérable. Aussi, lit-il lentement. En termes lacaniens, on pourrait dire qu'il s'enfarge continuellement entre le signifiant et le signifié (le symbole et la chose réelle). Si le dyslexique ne perd jamais le contact avec la réalité calligraphique, la majorité y prête si peu attention que nous voyons les Universaux comme une réalité évidente.

La Querelle des Universaux renaît à chaque époque sous une appellation nouvelle. Au XXe siècle, Wittgenstein l'a illustrée avec sa Philosophie du Langage qui recommande d'observer le silence pour sortir de la bouteille à mouche qui piège l'esprit. La philosophie doit montrer l'issue de la « bouteille à mouches » qu'est le langage. Coincés dans un labyrinthe de mots, nous pensons avoir accès aux choses réelles, alors que nous ne faisons rien d'autre que jongler avec des Universaux qui se renvoient indéfiniment les uns aux autres comme les définitions du dictionnaire.

Mais qu'est-ce que la réalité ? Si l'humain est un être symbolique, Platon n'avait-il pas raison de dire que seule l'Idée est réelle ? Et si le Verbe n'est pas réel, Dieu, qui ne se présente à nous que sous des « représentations scripturales bibliques », l'est-il ? Voilà bien la dangereuse question que Guillaume de Champeaux aurait voulu régler une bonne fois pour toutes.

Les Universaux, c'est quoi ?

La littérature philosophique se livre à tant de tergiversations que, dès le départ, on est largué sur la définition du terme « Universaux ». Pourtant, rien n'est plus simple. Il s'agit de distinguer la chose immédiate — par exemple, un cheval — du mot qui le désigne. Le mot est universel ; le cheval que vous avez devant vous est particulier, il est unique. Il s'agit de l'exercice mental qui consiste à utiliser un terme général pour désigner une catégorie qui regroupe un ensemble de choses sous un terme unique. La querelle consiste à s'entendre pour désigner ce qui est réel. Est-ce le terme générique ou l'animal que vous chevauchez ? Vous me direz tout de suite que c'est le cheval que vous touchez. Mais le toucher aussi n'est qu'une représentation mentale. L'universel n'est-il pas bien plus réel, dès que vous l'utilisez pour communiquer ? Et au fait, de quelle autre réalité disposons-nous pour nous parler ?

Quand nous parlons, nous n'utilisons que des mots : rien d'autre que des Universaux, c'est-à-dire des signes généraux pour exprimer notre pensée. Qu'est-ce qui est réel : notre pensée ou le cheval ? Et quand vous dites le mot « cheval », pensez-vous à ceci ou à cela. Nous sommes tous convaincus que ce à quoi l'on pense est réel. Nous pensons donc, comme Guillaume de Champeaux, que les Universaux sont plus réels que le cheval particulier. Pourtant, quand nous nous arrêtons pour y réfléchir, nous convenons immédiatement, comme Roscelin, que les mots ne le sont pas. Mais justement, si nous nous arrêtions chaque fois que l'on parle — comme le dyslexique — à réfléchir sur l'exercice mental de la transmutation de la matière en idée, nous paraîtrions confus. Le temps de bascule provoquerait un langage saccadé. Quand nous parlons couramment, nous sommes immergés totalement dans le monde de la représentation idéative. Nous escamotons donc systématiquement l'actualisation de la réflexion pour vivre littéralement dans la réalité de l'esprit des Universaux.

De Platon à Avicenne

Luciano De Crescenzo explique les Universaux en attirant l'attention sur le point de vue d'Avicenne :

« À vrai dire, c'est Platon qui inventa les Universaux, dans le mythe de la caverne où il les met en scène déguisés en Idées. Mais revenons à ceux d'Avicenne. De quoi s'agit-il ? Pour le comprendre, aidons-nous d'un exemple : je suis un être vivant, précisément un animal, mais je suis aussi un bipède au teint clair, aux yeux bleus, né en Italie, à Naples, et au fur et à mesure que je rapproche l'objectif, j'en viens à dire combien je suis grand et gros et vieux et insupportable. Pratiquement, je suis parti de caractéristiques universelles, pour arriver à des caractéristiques individuelles. Reste à définir jusqu'à quel niveau une définition peut mériter le titre d'« universelle », et à partir de quand elle n'est qu'« individuelle ». Et, enfin, pourquoi se donner tout ce mal ? Pour remonter à l'Un (avec un U majuscule) qui a imaginé les Universaux, avant de les semer en nous.

Allah [2], dit Avicenne, avant de créer le cheval, devait déjà avoir en tête l'idée du cheval. D'où l'existence de la « chevalinité », à savoir quelque chose de commun à tous les chevaux qui se trouve également dans notre cerveau et qui, chaque fois que nous voyons un cheval, nous fait nous exclamer : « Ça, ça doit être un cheval ! » Mathématiquement parlant, la « chevalinité » serait le plus petit commun dénominateur de tous les chevaux. Mais cela ne suffit pas : à y bien réfléchir, il n'y a pas deux « individus » qui soient parfaitement pareils. Même les jumeaux ne le sont pas. [...] Malgré cela, ils ont pourtant des caractéristiques en commun. »[3]

Le génie d'Abélard

Kunzmann, Burkard et Wiedmann, quant à eux, expliquent la position d'Abélard :

« Abélard distingue vox (son naturel) de sermo (signification des mots) auquel il reconnaît une universalité. Abélard se demande également si les Universaux sont liés à une des dénominations fondamentales de la chose, ou, si en conséquence de leur signification, ils pourraient encore exister même si les objets qu'ils désignent n'existaient plus, comme par exemple le nom de « rose » si la rose n'existe plus.

Abélard distingue pour cela, la fonction dénominative de la fonction significative d'une expression. Le nom de la rose ne peut plus être prononcé lorsqu'il n'y a plus de roses, néanmoins la phrase « il n'y a plus de roses » a une signification.

Dans son écrit Sic et Non (Oui et Non), Abélard rassemble une somme de phrases contradictoires tirées de la Bible et des Pères de l'Église. Il montre ainsi que les textes des autorités nécessitent une exégèse et ne doivent pas être adoptés sans critiques. Il fournit par là un apport considérable au développement de la méthode scolastique, pour exposer différents avis et leurs raisons, les évaluer, et trouver une solution dans la mesure du possible. »[4]

L'essence de la Querelle

Toutes les polémiques philosophiques s'enracinent dans la Querelle des Universaux. Elle est le prototype de toute discussion, toute divergence. Parce que parler, c'est réduire le monde — essentiellement irréductible, singulier — à des catégories générales qui ne tiennent jamais compte de toutes les particularités individuelles.

Roscelin affirme que la chose singulière est la seule réalité indéniable, et que les Universaux ne sont que des mots, des émissions vocales. Le cheval que je monte existe, mais le mot « cheval » n'a aucune réalité particulière. Guillaume de Champeaux affirme au contraire, en vertu de l'essence des choses, que les Universaux, c'est-à-dire les catégories générales, sont plus réels que l'individu parce qu'une chose n'existe que si on la conçoit. Abélard affirme, pour sa part, que l'existence des choses — leur conceptualisation — est inséparable de la chose concrète ; l'une ne va pas sans l'autre. Et qu'il faut un travail de réflexion constant pour essayer d'établir une correspondance adéquate entre le réel et la réalité conceptuelle.[1c]

À première vue, cette divergence semble une banale affaire de point de vue, mais la querelle des Universaux n'est pas une mince affaire. Elle confrontait des théologiens du Moyen-Âge qui argumentaient sur les versets bibliques. Il ne s'agissait pas de tergiverser comme on le fait aujourd'hui sur l'existence de Dieu ou la vérité des révélations, mais sur les fondements du langage. Quand l'Évangile affirme que « le Verbe s'est fait chair » pour dire que Dieu s'est incarné, on pense que Jésus est le Dieu venu sur terre. Ce faisant, on escamote l'essentiel : c'est que Dieu et la parolele Verbec'est la même chose. Autrement dit, le langage est Dieu.

Toute expression verbale revêt une forme de la puissance divine ; elle est magique. Lorsque je demande « apporte-moi le marteau », il se produit une magie conceptuelle qui vous hypnotise et vous pousse à m'apporter exactement ce que je désire. Ma seule parole a provoqué une transformation sur la matière. C'est fantastique ! Je possède, par le verbe (ma parole), une parcelle de la magie créatrice divine. N'oublions pas que l'existence de Dieu ne se manifeste que dans les Écritures et par la parole de ses messagers. La magie créatrice divine n'est rien d'autre.

Mais la magie n'opère pas toujours selon ma volonté. C'est bien connu, le langage est source de malentendus ; tout discours engendre débats et querelles interminables. Pourquoi ? Parce que le langage n'est que représentation ; c'est-à-dire des abstractions universelles à partir des sons de voix qui ne sont que du vent qui s'est pris dans mes cordes vocales. Lorsque nous nous laissons aller à se faire hypnotiser par ceux-ci, nous perdons notre liberté proverbiale ; le charme des signifiants impose des interprétations auxquelles l'esprit ne peut échapper.

Ainsi, les théologiens disputaient sur les interprétations bibliques en postulant un Dieu antérieur. Qui donc peut connaître les intentions d'un Dieu qui le précède ? Des querelles interminables s'engageaient, allant même jusqu'à affirmer une réalité au mot « cheval » ; une réalité conceptuelle précédant l'existence de celui-ci. Et Dieu dit : « Que le cheval soit ! » Et le cheval fut ainsi créé par la parole.

Au XXe siècle, Sartre a tranché la querelle en postulant une bonne fois pour toutes que l'existence précède l'essence. C'est-à-dire qu'avant d'abstraire quoi que ce soit, la matière se doit d'exister. Il faut un corps, donc un cerveau, avant qu'une idée soit possible. Les Anciens postulaient au contraire une existence antérieure : celle d'un Dieu qui aurait tout planifié, et qui précède donc la Création. Mais Sartre affirme au contraire que toute abstraction émane d'un cerveau, et que le cerveau doit d'abord être constitué matériellement — donc « exister » — avant qu'une pensée (une essence universelle) en émane. En somme, il se contente de constater la présence du cerveau sans spéculer sur son origine. Le philosophe athée fait l'économie du concept « Dieu » alors que les Anciens étaient incapables de s'empêcher de spéculer sur l'existence d'un démiurge.

Pourtant, de nos jours, la pensée des Anciens n'est pas encore révolue. Pensons seulement à l'ordinateur. Sartre affirmerait qu'il ne saurait exister de calculs sans que l'ordinateur qui les produit ne précède. Mais nous savons tous qu'il a fallu d'abord le concevoir avant qu'il n'existât. Ainsi, comme le dilemme de l'antériorité de l'oeuf ou de la poule, la Querelle des Universaux, n'est toujours pas close. La conception de l'Homme en tant qu'être symbolique le précède-t-elle sous quelque forme que ce soit ? Existe-t-il un Dieu antérieur à l'Homme ? Gödel dirait à raison que la question est indécidable et que Sartre n'a rien prouvé sinon qu'il a adopté une position d'autorité.

Obsédés par l'origine

Depuis que l'Homme s'est mis à réfléchir sur lui-même, il a toujours été obsédé par ses origines. Encore aujourd'hui, même après avoir découvert des causes de plus en plus lointaines, on investit toujours des sommes colossales pour explorer l'espace, rechercher les origines des planètes, des galaxies et de l'Univers. On cherche aussi frénétiquement dans l'infiniment petit avec les accélérateurs de particules. On pense découvrir un jour la cause première alors que la question est invincible. À chaque nouvelle découverte, elle revient avec la même acuité comme une suite infinie de dominos déboulant les uns sur les autres. Chercher le premier domino est une tâche infinie puisque le fondement de la question sur l'origine absolue exclut tout fondement. C'est une question piégée par le temps qui n'a pas d'existence réelle (voir Augustin). Bref, c'est la question qui rend fou.

D'où venons-nous ? Moïse a postulé un Hachem personnel unique. Les Anciens Grecs postulaient des êtres divins et des titans célestes. Aristote a proposé la thèse impersonnelle du Premier Moteur Immobile. Bref, ils avaient trouvé un lieu mental pour se reposer l'esprit lorsque l'impasse sur l'origine les assaillait. Rien n'a changé. Nous sommes toujours aussi obsédés par notre mystérieuse genèse.

Nous sommes jetés dans le monde, disent Heidegger et Jim Morrison. À la naissance, nous nous apercevons qu'il est déjà constitué, et qu'avant nous, une longue suite d'événements a nécessairement précédé notre existence. Ces événements sont racontés dans les documents transmis par l'Histoire, mais nous ne verrons jamais la cause initiale. Nous sommes arrivés en retard ; le spectacle a commencé sans nous. Le XXe siècle avait proposé le Big Bang, mais qu'y avait-il avant ?

Avant moi, il n'y avait rien. Avant ma naissance, je n'étais rien ; l'Univers entier était néant. Leibniz demande : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » C'est comme demander : pourquoi est-ce que je suis né ? C'est encore une autre formulation du questionnement sur l'origine. Si nous pouvions y répondre, nous aurions trouvé la solution à toutes les énigmes ; nous aurions trouvé en quelque sorte Dieu lui-même. Léo Ferré répond : « À force d'en parler, le néant finit par avoir de la consistance. » Le poète a tout de suite compris que la parole crée. Ainsi, entre le néant et l'existence, le Verbe est l'Abracadabra magique et divin par lequel les Universaux créent un monde plus réel que la matière.

[1a] [1b] [1c] Distinguer réel, réalité et vérité :
 
Réel :
En soi, le réel n'existe pas puisque personne n'y a accès directement (Gorgias). Le réel se manifeste à travers la perception (Berkeley) ; il est donc toujours conditionné par la perspective du sujet. On ne peut y accéder autrement que par la représentation. Le réel serait, en quelque sorte, la perspective de « Dieu », c'est-à-dire un être substantiel infini qui aurait accès à toutes les perceptions possibles (une infinité) sur tous les objets de l'Univers en même temps et à chaque instant.
 
Réalité :
La réalité est ce que l'on désigne généralement par le principe de réalité en psychologie, ou la réalité statistique quantifiable en science. Elle fait consensus d'après un certain nombre de critères évidents, admis et vérifiables. La réalité comporte aussi un aspect individuel, mais elle est incommunicable directement ; c'est la réalité Privée de l'expérience individuelle évoquée par Gorgias.
 
Vérité :
La vérité est tout ce en quoi l'on croit. Elle est essentiellement interprétation. On la vérifie ou la réfute par l'expérience, mais elle s'incruste généralement par osmose culturelle, transmise par l'éducation ou tout autre moyen d'influence, notamment par les médias d'information. Celle-ci constitue la vérité Publique. La vérité Privée est ce en quoi l'individu croit personnellement en conscience, et qui résulte du croisement de l'expérience personnelle et de l'influence du milieu (voir James).

[2] En théologie monothéiste, la divinité se désigne indifféremment sous les noms de l'Un (pour Plotin), Hachem (le Nom) (pour Moïse), Dieu (pour les chrétiens) ou Allah (chez les musulmans). Quel que soit le nom, on désigne essentiellement la même chose : un être suprême unique focalisant tous les attributs de l'Univers. C'est pour ainsi dire, l'infinité personnalisée ou dénommée.

[3] Luciano De Crescenzo, Les grands philosophes du Moyen-Âge, Éd. De Fallois © 2003, p. 65-66.

[4] Peter Kunzmann, Franz-Peter Burkard et Franz Wiedmann, Atlas de la philosophie, Librairie Générale Française (Livre de Poche, La Pochothèque), © 1993, p. 75.

Philo5
                Quelle source alimente votre esprit ?