Textes références

Manuel de Diéguez

2004-04-19

 

 

Manuel de Diéguez
et Richard Dawkins [1]

 

Il n'est pas facile, mais, tout au contraire, extraordinairement difficile de penser à la première personne du singulier.

Manuel de Diéguez

* * *

Cher François Brooks,

Comment n'accepterais-je pas que vous diffusiez votre texte Doute et certitudes ? Je n'exerce aucune espèce d'autorité sur vous et sur vos réflexions, et si je vous ai donné, sans doute par maladresse, une si fausse impression, je ne puis que le regretter et m'excuser d'avoir provoqué un tel malentendu.

Simplement, le débat réellement philosophique n'a pas été ouvert. Je déplore avant tout que vous vous imaginiez qu'il l'aurait été, alors que la pensée est une affaire sérieuse et qu'elle ne saurait se passer ni d'arguments rationnels, ni de l'art de raisonner qu'on appelle la dialectique depuis vingt-cinq siècles. En tout premier lieu, penser sérieusement, c'est se colleter avec les règles impératives de la pensée logique, donc avec le principe de non-contradiction qui la commande, alors que Dawkins me semble figurer parmi ces Américains qui confondent candidement des vues générales, vagues et panoramiques, qu'ils jouent à métamorphoser en oracles, avec la rigueur qu'appelle la réflexion philosophique proprement dite.

Je ne puis entrer dans toutes les contradictions internes, donc dans les illogismes grossiers de Dawkins. Je noterai seulement :

1. Qu'il n'est pas facile, mais, tout au contraire, extraordinairement difficile de penser à la première personne du singulier. Socrate est le premier qui s'y soit vraiment essayé, mais s'il y avait complètement réussi, il n'intéresserait plus personne, car il ne serait pas devenu un symbole du cerveau de l'humanité — cet organe passait alors du chaos au concept, comme il est exposé dans le Petit Hippias. Personne n'était plus sûr que Descartes de penser à la première personne du singulier — mais l'encéphale du « sens commun » et des « lumières naturelles » se trouve réfuté depuis Einstein. Vous ne pouvez commencer de philosopher par vos propres forces sans avoir lu des milliers de pages des grands philosophes et sans disposer d'une connaissance entière de l'histoire de la philosophie, d'Héraclite à Nietzsche — ce qui demande au moins une quinzaine d'années. Mais si personne n'était capable de penser un peu mieux que la masse de ses congénères, il n'y aurait ni philosophie, ni histoire de la philosophie. Depuis Platon, la vérité ne se décide pas à la majorité des voix. Que voulez-vous que j'y fasse si la philosophie est une discipline élitiste ou n'est pas ?

2. Je remarque que le mème permet à Dawkins de rejeter tous les penseurs du monde dans le néant, puisqu'ils sont censés [sic] des proies du mème. Je me demande où se situe cet insurpassable génie et à quelles découvertes sa grandeur l'a conduit, puisque lui seul est capable de voir des mèmes envahir tous les cerveaux du monde comme des virus, sauf le sien. Peut-être la métaphore concerne-t-elle les virus informatiques, qui ont un auteur identifiable et un objectif bien défini.

3. Mon objectif est moins stratosphérique. Je tente seulement d'observer la généalogie de la croyance en l'existence des dieux. Oui ou non, ces personnages sont-ils imaginaires ou existent-ils en dehors de l'encéphale de leurs adorateurs ? Dans ce cas, comment siègent-ils dans l'espace et quelle place y occupent-ils ?

4. Le philosophe ne bannit ou n'accueille personne : ce n'est ni un hôtelier, ni un spécialiste des expulsions. Il pose des questions de fait. Dawkins croit-il que les dieux qui siègent dans les têtes sont des exploits des virus qu'il appelle des mèmes ? Si vous croyez en l'existence de Dieu, comment faites-vous pour savoir que, dans ce cas, les mèmes seraient des diablotins qui se tromperaient et qui tenteraient de tromper les gens s'ils niaient l'existence des dieux ? Je ne dis pas non plus que tous les cerveaux sont religieux — sinon il n'existerait pas de pensée critique. Le cerveau schizoïde ou dichotomique signifie qu'une moitié de cet organe est onirique, l'autre moitié capable de se brancher sur le monde réel.

5. La philosophie n'est pas la liberté « d'être ce qu'on veut être ». Un enfant vous dira ce qu'il veut être, mais sans savoir ce que cela veut dire. Ses parents lui diront qu'il fait fausse route. Je vous envoie la copie d'une lettre humoristique et philosophique aux parents de Tony Blair parue dans le Réseau Voltaire [2]. C'est un très bon exemple de ce que, depuis Platon, le philosophe est un médecin de l'entendement en rivalité avec des cuisiniers devant un tribunal d'enfants. Le cuisinier offre aux enfants des aliments délicieux, mais qui leur gâtent l'estomac ; le médecin, des nourritures amères, mais bonnes pour la santé. Enseigner l'amertume de la vérité est un métier ingrat — dans Platon, les enfants acclament le cuisinier et chassent le médecin. Que font les mèmes de cet apologue ? Ce qui est sûr, c'est que l'auteur de la lettre aux parents de Tony Blair n'est pas un mème.

Cher François Brooks, le philosophe tient pour sacrée toute personne capable de penser. Si je suis pour vous à la fois un « penseur important » et quelqu'un qui ne pense pas, parce que mon pauvre encéphale est dévoré par des virus, permettez-moi d'intercéder auprès du mème de Dawkins pour le cerveau de Confucius, de Descartes, de Kant, de Nietzsche et de quelques autres, qui sont loin de mériter mon sort. Comment pouvez-vous aimer la philosophie et refuser toute valeur à la pensée philosophique ? Ne serait-ce pas, comme dirait ce psychanalyste avant la lettre de Socrate, parce que vous voulez bien penser, mais non penser la croyance — parce que cela vous paraîtrait renier votre père de refuser qu'il s'amplifie dans le ciel. Mais penser sans penser la croyance, c'est s'asseoir entre deux chaises. Dieu vous demande de tenir toute personne pour sacrée — charité oblige — et de l'empêcher de penser — les mèmes feront donc l'office. Oui, la philosophie est une maïeutique et la maïeutique moderne s'appelle la psychanalyse. Je vous demande seulement de me dire ce que vous appelez penser et quel sens prend le mot critique dans votre esprit si vous vous autorisez à la fois la pensée et son corollaire obligé, la critique et si, dans le même temps, les mèmes vous disent que, de tout cela, autant en emporte le vent.

Amicalement,

Manuel de Diéguez

[1] Manuel de Diéguez répond ici à une lettre où je lui demandais son avis sur la philosophie de Richard Dawkins en l'accompagnant de cette réflexion : Doute et certitudes.

[2] Sources : Tony really must try harder, par Terry Jones, The Guardian, 15 avril 2004.
(Version française publiée sur le Réseau Voltaire.)

Tony doit travailler davantage, par Terry Jones (Scénariste, acteur et réalisateur, membre des Monty Python)

Cher Mr et Mrs Blair,

Je viens de lire la rédaction de Tony, « Pourquoi nous n'abandonnerons jamais cette bataille historique en Irak » et je suis extrêmement soucieux. Votre fils étudie à présent la politique mondiale depuis de longues années et son texte démontre si peu de compréhension du sujet que je ne peux qu'en conclure qu'il a passé les cours à rêvasser à la fenêtre. Bien sûr, il écrit avec conviction, mais il semble que Tony n'ait rien lu de ce qui s'est passé en Irak ces derniers temps. Ainsi Tony continue d'affirmer que les insurgés sont des partisans de Saddam Hussein, des terroristes liés à Al Qaïda ou des partisans de Moqtada Sadr alors qu'il est évident que la population entière est révulsée par l'occupation. Il semble également ignorer que Faludja était une ville tranquille avant qu'une base américaine y soit installée et que les troupes de la Coalition ne tirent sur les manifestants qui venaient protester. Tony ne passera pas en classe supérieure s'il ne connaît pas ces éléments.

Je me demande ce que Tony a dans la tête. Croit-il vraiment que les 600 Irakiens tués par vengeance suite à la mort de quatre « sous-traitants civils » étaient des terroristes alors que les hôpitaux affirment qu'il s'agissait surtout de femmes, d'enfants et de vieillards ? Le manque de regard critique de Tony vis-à-vis des informations américaines est préoccupant pour quelqu'un qui se destine à aller à l'université et à occuper des postes dans un gouvernement, comme je sais que Tony le désire. Il est incapable de replacer l'Irak dans un contexte plus large et semble croire réellement que les États-Unis veulent faire de l'Irak un État souverain et démocratique alors même que les néo-conservateurs désigneront les membres du gouvernement. Heureusement, Mr et Mrs Blair, que votre fils n'occupe pas de poste de responsabilité sans quoi son ignorance crasse nous mettrait tous en péril.

Philo5
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