IDÉALISME ALLEMAND 

Emmanuel Kant

 

Texte fondateur

1781-1800

Criticisme

SOMMAIRE

Révolution copernicienne de la pensée

Qu'est-ce que la philosophie ?

Idée de la philosophie en général

Philosophie de l'école et dans le monde

Condition essentielle pour philosopher et fin de la philosophie

Notions d'a priori et d'a posteriori

Sensibilité et entendement

L'illusion transcendantale

L'erreur métaphysique

Critique et liberté

Les 4 antinomies de la raison pure

Les catégories a priori de l'entendement

Phénomènes et noumènes

Abolir la science pour faire place à la foi

L'espace et le temps

L'espace

Le temps

Réfutation de l'idéalisme [de Descartes et de Berkeley]

De Dieu

Impossibilité d'une preuve ontologique de l'existence de Dieu

L'idée de Dieu : Idéal suprême de la raison

Immortalité de l'âme

Théologie eschatologique

L'existence de Dieu, comme postulat de la raison pratique

Théologie morale

Limitation de la validité de la preuve morale

Agis par volonté comme par loi morale universelle

Penser par soi-même : 3 maximes de l'intelligence commune

De l'art

De l'art en général

Des beaux-arts

Qu'est-ce que les Lumières ?

Révolution copernicienne de la pensée[1]

Je devais penser que l'exemple des mathématiques et de la physique, sciences qui sont devenues ce qu'elles sont par une révolution opérée tout d'un coup, est assez remarquable pour que je dusse rechercher la partie essentielle de ce changement de méthode, qui a été si avantageuse à ces deux sciences, et pour en imiter la réforme dans ma recherche, autant du moins que le permet l'analogie de ces sciences (comme connaissances de la raison) avec la métaphysique. Jusqu'ici l'on a cru que toute notre connaissance devait se régler d'après les objets ; mais tous nos efforts pour décider quelque chose a priori sur ces objets au moyen de concepts, afin d'accroître par là notre connaissance, sont restés sans succès dans cette supposition. Essayons donc si l'on ne réussirait pas mieux dans les problèmes métaphysiques en supposant que les objets doivent se régler sur nos connaissances ; ce qui s'accorde déjà mieux avec la possibilité de la connaissance de ces objets a priori, cette possibilité devant nécessairement établir quelque chose à leur égard avant qu'ils nous soient donnés.

Il en est ici comme de la première pensée de Copernic, lequel, voyant qu'il ne servait de rien pour expliquer les mouvements des corps célestes, de supposer que les astres se meuvent autour du spectateur, essaya s'il ne vaudrait pas mieux supposer que c'est le spectateur qui tourne et que les astres restent immobiles. Or, en métaphysique, on peut tenter la même chose en ce qui regarde l'intuition des objets. Si l'intuition devait se régler sur la nature des objets et s'y rapporter, je ne vois pas comment l'on pourrait en connaître quelque chose a priori ; mais si l'objet (comme objet des sens) se règle sur la nature de notre faculté perceptive, je puis très bien me faire une idée de cette possibilité.

Mais je ne puis m'en tenir à ces intuitions si elles doivent être converties en connaissance ; il faut que je les rapporte, en tant que représentations, à quelque chose qui en est l'objet, et qui se trouve déterminé par là. Et alors je puis supposer de deux choses l'une : ou que les concepts par lesquels j'opère cette détermination se composent aussi sur les objets, auquel cas je me retrouve dans le même embarras par rapport à la manière dont je puis savoir quelque chose a priori de ces objets ; — ou que les objets, ou, ce qui est la même chose, l'expérience dans laquelle seuls les objets (au moins comme objets donnés) peuvent être connus, se règle sur les concepts ; et dans ce cas, j'aperçois aussitôt une issue très facile.

En effet, l'expérience elle-même est une manière de connaître qui requiert l'entendement, dont je dois supposer la règle en moi avant que les objets me soient donnés, et par conséquent a priori. Cette règle s'exprime en concepts a priori, sur lesquels par conséquent tous les objets doivent nécessairement se composer, et avec lesquels ils doivent nécessairement aussi s'accorder. Pour ce qui est des objets en tant qu'ils sont pensés par la raison seule et même nécessairement, en tant qu'ils ne peuvent être donnés par l'expérience (au moins comme la raison les pense), nos recherches pour penser ces objets (car il faut qu'ils le soient) donneront plus tard une excellente pierre de touche de ce que nous regardons comme la réforme de l'art de penser : c'est que nous ne connaissons a priori des objets que ce que nous y avons mis nous-mêmes.

Qu'est-ce que la philosophie ?[2]

Idée de la philosophie en général

Avant donc de chercher à donner la définition de la philosophie, nous devons examiner le caractère des différentes connaissances elles-mêmes, et, comme les connaissances philosophiques font partie des connaissances rationnelles, expliquer particulièrement ce qu'il faut entendre par ces dernières.

Les connaissances rationnelles sont ainsi appelées par opposition aux connaissances historiques. Les premières sont des connaissances par principes (ex principiis), les secondes des connaissances par données (ex datis). — Mais une connaissance peut dériver de la raison et n'être cependant qu'historique ; comme si, par exemple, un simple littérateur apprend les productions de la raison d'autrui : de cette manière la connaissance qu'il a de ces productions intellectuelles est purement historique.

[...]

Il est dangereux, en ce qui regarde certaines connaissances rationnelles, de ne les savoir qu'historiquement ; mais c'est indifférent pour d'autres. Par exemple, le navigateur sait historiquement les règles de la navigation par ses tables, et cela lui suffit. Mais si le jurisconsulte ne sait qu'historiquement la jurisprudence, alors il est incapable de rendre la justice, et bien plus encore de faire des lois.

Il suit de la distinction établie entre les connaissances rationnelles, suivant qu'elles sont objectives ou subjectives, que l'on peut jusqu'à un certain point apprendre la philosophie sans pouvoir philosopher. Celui-là, donc qui veut être un philosophe proprement dit, doit s'exercer à faire de sa raison un usage libre, et non un usage d'imitation et pour ainsi dire mécanique.

[...]

On dit ordinairement que les mathématiques et la philosophie diffèrent entre elles quant à l'objet, en ce que les premières traitent des quantités, et les secondes des qualités. Tout cela est faux : la différence de ces sciences ne peut pas venir de leur objet, car la philosophie embrasse tout, et par conséquent les quantités ; il en est de même des mathématiques, en ce sens que tout a quantité. La différence spécifique de la connaissance rationnelle ou de l'usage de la raison dans les mathématiques et dans la philosophie forme toute la différence entre ces deux sciences. Or la philosophie est la connaissance rationnelle par simples notions ; les mathématiques, au contraire, sont la connaissance rationnelle par la construction des notions.

[...]

En cela, comme on le voit, les mathématiques ont un avantage sur la philosophie : c'est que leurs connaissances sont intuitives, tandis que celles de la philosophie sont discursives. Mais la raison pour laquelle nous considérons plutôt les quantités en mathématiques, c'est que les quantités peuvent être construites en intuitions a priori, tandis que les qualités ne peuvent être représentées en intuition.

Philosophie de l'école et dans le monde

La philosophie est donc le système des connaissances philosophiques ou des connaissances rationnelles par des notions. Telle est l'idée que l'école se fait de cette science. Suivant le monde, elle est la science des dernières fins de la raison humaine. Cette idée élevée donne de la dignité, c'est-à-dire un prix absolu à la philosophie. Et réellement c'est la seule science qui n'ait qu'une valeur intrinsèque, et qui en donne à toutes les autres connaissances.

Enfin, cependant, l'on demande toujours à quoi sert de philosopher, et quelle est la fin de la philosophie, en considérant même la philosophie comme science, suivant l'idée de l'école ?

Dans la signification scolastique du mot, philosophie ne signifie que capacité, habileté ; mais avec la signification qu'on lui donne dans le monde, philosophie signifie aussi utilité. Dans le premier sens, la philosophie est une science de la capacité ; dans le second, c'est une science de la sagesse, c'est la législatrice de la raison : en sorte que le philosophe est un législateur et non un artiste en matière de raison.

L'artiste en matière de raison, ou, comme l'appelle Socrate, le philodoxe, n'aspire qu'à une science spéculative, sans s'apercevoir par là combien la science contribue à la dernière fin de la raison humaine ; il donne des règles de l'usage de la raison pour toutes sortes de fins arbitraires. Le philosophe pratique, celui qui enseigne la sagesse par sa doctrine et par ses exemples, est à proprement parler le seul philosophe : car la philosophie est l'idée d'une parfaite sagesse, qui nous fait apercevoir la fin dernière de la raison humaine.

Condition essentielle pour philosopher et fin de la philosophie

Car la philosophie, dans le second sens, est même la science du rapport de toute connaissance et de l'usage de la raison à la fin dernière de la raison humaine, comme fin suprême à laquelle toutes les autres fins sont subordonnées, et dans laquelle elles se réunissent toutes pour n'en former qu'une seule.

Le champ de la philosophie, dans ce sens familier, donne lieu aux questions suivantes :

Que puis-je savoir ?

Que dois-je faire ?

Que faut-il espérer ?

Qu'est-ce que l'homme ?

La métaphysique répond à la première question, la morale à la seconde, la religion à la troisième, et l'anthropologie à la quatrième. Mais au fond, l'on pourrait tout ramener à l'anthropologie, parce que les trois premières questions se rapportent à la dernière.

Lephilosophe doit par conséquent pouvoir déterminer :
Les sources du savoir humain ;
La circonscription de l'usage possible et utile de toute science ; et enfin,
Les bornes de la raison.

La dernière question est tout à la fois la plus importante et la plus difficile ; mais le philodoxe ne s'en occupe pas.

Un philosophe doit réunir deux qualités principales :
La culture du talent et de la capacité, pour faire servir l'un et l'autre à toutes sortes de fins ;
L'habileté dans l'usage de tous les moyens pour les fins qu'il se propose.

Ces deux choses doivent aller ensemble : car sans les connaissances on ne sera jamais philosophe ; mais aussi jamais ces connaissances seules ne feront le philosophe, si l'union régulière de toutes les connaissances, de toutes les capacités, ne concourt pas à l'unité, et si la lumière ne règne pas dans leur alliance avec les fins suprêmes de la raison humaine.

Celui-là, en général, ne peut s'appeler philosophe, qui ne peut philosopher. Or, on ne philosophe que par l'exercice et en apprenant à user de sa propre raison.

Mais comment la philosophie doit-elle s'apprendre ?

Tout penseur philosophe élève pour ainsi dire son propre ouvrage sur les ruines de celui d'autrui ; mais jamais un ouvrage n'a été si solide qu'il fût inattaquable dans toutes ses parties. On ne peut donc pas apprendre la philosophie à fond, parce qu'elle n'est pas encore donnée. Mais, posé aussi qu'il en existât réellement une, celui qui l'aurait apprise ne pourrait pas dire qu'il est philosophe : car la connaissance qu'il en aurait ne serait toujours subjectivement qu'historique.

Il en est autrement en mathématiques : on peut en quelque sorte apprendre cette science ; car ici les preuves sont si évidentes que chacun peut en être convaincu ; aussi les mathématiques peuvent-elles, à cause de leur évidence, être considérées comme une science certaine et stable.

Celui qui veut apprendre à philosopher ne doit considérer tous les systèmes de philosophie que comme des histoires de l'usage de la raison, et comme des objets propres à orner son talent philosophique.

Le véritable philosophe, comme libre penseur, doit faire un usage indépendant et propre, et non un usage servile de sa raison. Mais il ne doit pas en faire un usage dialectique, c'est-à-dire un usage qui tendrait à donner aux connaissances une apparence de vérité et sagesse qu'elles n'auraient pas. C'est là une oeuvre digne des sophistes, tout à fait incompatible avec la dignité du philosophe comme possesseur et précepteur de la sagesse.

En effet, la science n'a une valeur intrinsèque qu'à titre véritable d'organe ou d'expression de la sagesse. Mais, à ce titre, elle lui est tellement indispensable, que l'on peut bien dire que la sagesse sans la science est la silhouette d'une perfection à laquelle nous n'atteindrons jamais.

Celui qui hait la science, mais qui aime d'autant plus la sagesse, s'appelle misologue. La misologie provient d'ordinaire d'un défaut de connaissances scientifiques, et d'une espèce de barbarie. Quelquefois aussi ceux-là tombent dans la misologie, qui d'abord ont couru après les sciences avec une grande application et un grand bonheur, et qui cependant n'ont pu trouver aucune satisfaction véritable dans tout leur savoir.

La philosophie est la seule science qui nous enseigne à nous procurer cette satisfaction intérieure : elle ferme en quelque sorte le cercle scientifique, et les sciences reçoivent d'elle seule tout leur ordre et leur ensemble.

Nous devons donc plutôt avoir égard, dans l'exercice de notre libre pensée ou de notre philosophie, à la méthode qu'il convient de suivre dans l'usage de notre raison, qu'aux principes mêmes auxquels nous sommes arrivés par elle.

Notions d'a priori et d'a posteriori[3]

1. Nul doute que toutes nos connaissances ne commencent par l'expérience de la différence entre la connaissance pure et l'empirique. En effet, par quoi la faculté de connaître serait-elle portée à s'exercer, sinon par des objets qui affectent nos sens, et qui, d'un côté, occasionnent par eux-mêmes des représentations, en même temps que, de l'autre, ils excitent l'activité intellectuelle à comparer ces objets, à les unir ou à les séparer, et à mettre ainsi en oeuvre la matière grossière des impressions extérieures pour en composer la connaissance des choses, connaissance que nous appelons expérience ? Aucune de nos connaissances ne précède donc en nous l'expérience ; toutes commencent avec elle.

2. Mais, quoique toutes nos connaissances commencent avec l'expérience, elles n'en procèdent [pas] toutes, car il se peut que la connaissance même qui nous vient de l'expérience soit un composé de ce que nous recevons dans les sensations, et de ce que produit d'elle-même notre propre faculté de connaître (simplement provoquée par des impressions sensibles), quoique nous ne puissions distinguer ce dernier élément du premier tant qu'une longue expérience ne nous y a pas rendus attentifs et ne nous a pas appris à faire cette distinction.

3. C'est donc, pour le moins, une question qui demande à être examinée de près et qui ne peut se résoudre au premier coup d'oeil, que celle de savoir s'il y a une connaissance indépendante de l'expérience, et même de toute impression des sens. On appelle cette sorte de connaissances des connaissances a priori, et on les distingue des connaissances empiriques, qui ont leur source a posteriori, c'est-à-dire dans l'expérience.

4. Toutefois, cette expression n'est pas encore assez déterminée pour faire comprendre parfaitement tout le sens de la question précédente ; car on dit bien de plusieurs de nos connaissances dérivant de l'expérience, que nous en sommes capables ou que nous les possédons a priori, par la raison que nous les obtenons, non pas immédiatement de l'expérience, mais d'une règle générale que nous avons cependant tirée elle-même de l'expérience. C'est ainsi qu'on dit de quelqu'un qui mine les fondements de sa maison qu'il devait savoir a priori qu'elle s'écroulerait, ou, en d'autres termes, qu'il ne devait pas attendre l'événement de la chute pour en être certain. Cependant il ne pouvait réellement le savoir qu'a posteriori : ne fallait-il pas, en effet, que l'expérience lui fît voir que les corps gravitent et tombent quand ils sont abandonnés à leur propre poids ?

5. Nous entendrons donc désormais par connaissances a priori, non celles qui ne dépendent point de telle ou telle expérience, mais celles qui ne dépendent absolument d'aucunes. À ces connaissances sont opposées les connaissances empiriques, qui ne sont possibles qu'a posteriori, c'est-à-dire par l'expérience. Parmi les connaissances a priori, celles-là s'appellent pures qui ne contiennent rien d'empirique. Ainsi, par exemple, ce principe : tout changement a une cause, est un principe a priori, mais non pas pur, parce que l'idée de changement ne peut être fournie que par l'expérience.

Nous sommes en possession de certaines connaissances a priori, et le sens commun lui-même n'en est jamais dépourvu.

6. C'est ici le lieu de chercher une marque à laquelle nous puissions distinguer sûrement une connaissance pure d'une connaissance empirique. L'expérience nous apprend bien que quelque chose est de telle ou telle manière, mais elle ne nous apprend pas qu'il puisse en être autrement. Premièrement donc, toute proposition qui ne peut être conçue qu'avec la conception de la nécessité qu'il en soit ainsi, est un jugement a priori. Si, de plus, cette proposition n'est pas dérivée, si elle a par elle-même une valeur nécessaire, elle est alors absolument a priori. Secondement, l'expérience ne donne jamais ses jugements pour essentiellement et strictement universels ; ils sont seulement d'une généralité supposée et comparative (au moyen de l'induction) : ce qui veut dire proprement qu'on n'a pas remarqué jusqu'ici d'exception à telle ou telle loi de la nature. Ainsi, un jugement conçu avec une rigoureuse universalité, c'est-à-dire de telle sorte qu'aucune exception n'est possible, ne dérive point de l'expérience, mais il est absolument valable a priori. L'universalité empirique n'est donc qu'une extension arbitraire de valeur, concluant d'une valeur donnée dans la plupart des cas, à une valeur pour tous les cas ; comme, par exemple, dans cette proposition : tous les corps sont pesants. Au contraire, dans le cas où une stricte universalité appartient essentiellement à un jugement, alors cette universalité indique une source particulière pour ce jugement, savoir : la faculté de connaître a priori. La nécessité et l'universalité absolue sont donc les caractères certains d'une connaissance a priori, et ces caractères se tiennent indissolublement l'un l'autre. Mais comme, dans la pratique, il est parfois plus facile de faire voir la limitation empirique d'une connaissance que sa contingence dans les jugements ; comme aussi l'on peut au contraire établir d'autres fois avec plus d'évidence l'universalité absolue que la nécessité : il est utile de pouvoir employer séparément ces deux critères dont chacun est à lui seul infaillible.

7. Il est très facile maintenant de prouver qu'il y a réellement dans les connaissances humaines de ces jugements nécessaires, universels, dans l'acception stricte du mot, et par conséquent des jugements purs a priori. En veut-on un exemple pris des sciences : il n'y a qu'à jeter un coup d'oeil sur les propositions mathématiques. Si, au contraire, l'on en veut un qui soit pris de l'usage commun de l'entendement, le principe que tout changement requiert une cause peut en servir. Il y a plus : c'est que, dans ce dernier exemple, le concept d'une cause emporte si évidemment celui d'une nécessité de la liaison avec un effet, et de la stricte généralité de la règle, qu'il disparaîtrait complètement si, comme le fait Hume, on voulait le dériver de la fréquente liaison de ce qui suit avec ce qui précède, et de l'habitude (par conséquent de la nécessité purement subjective) d'associer les représentations que nous acquérons par là. On pourrait aussi, sans être obligé de recourir à ces exemples pour prouver la réalité des principes purs a priori dans notre connaissance, la démontrer rationnellement, en faisant voir la nécessité absolue de ces sortes de principes pour la possibilité de l'expérience même. Où l'expérience prendrait elle en effet sa certitude ; si toutes les règles suivant lesquelles elle procède étaient toujours empiriques, et par conséquent contingentes ? C'est au contraire parce qu'elles sont empiriques, que les règles de cette dernière espèce sont difficilement érigées en premiers principes. Mais il nous suffit d'avoir ici montré l'usage pur de notre faculté de connaître, ainsi que les critères qui lui sont propres.

Ce n'est pas seulement dans les jugements, mais encore dans les concepts que se manifeste l'origine de quelques connaissances a priori. En effet, ôtez successivement de votre concept expérimental de tout corps ce qu'il y a d'empirique, c'est-à-dire la couleur, la dureté, la mollesse, la pesanteur, l'impénétrabilité, il restera cependant l'espace qu'occupait ce corps (maintenant tout à fait disparu), et qui ne peut être anéanti par la pensée. De même, si vous retranchez de quelqu'un de vos concepts empiriques d'un objet, corporel ou non, toutes les qualités que vous en révèle l'expérience, vous ne pourrez cependant lui enlever mentalement la qualité par laquelle vous le pensez comme substance, ou comme inhérent à une substance (quoique ce concept de substance soit plus déterminé que celui d'un objet en général). Vous devez donc avouer, convaincu par la nécessité avec laquelle ce concept vous presse et s'impose à vous, qu'il a son siège a priori dans notre faculté de connaître.

Sensibilité et entendement[4]

82. Nous appellerons Sensibilité la capacité (réceptivité) de notre esprit d'avoir des représentations, en tant qu'il est affecté d'une manière quelconque ; [par opposition], la faculté de produire des représentations même, ou la spontanéité de la connaissance, s'appellera Entendement. Il est donc de notre nature que l'intuition ne puisse être que sensible, c'est-à-dire qu'elle ne comprenne que la manière dont nous sommes affectés par des objets. L'entendement, au contraire, est la faculté de penser [concevoir] l'objet de l'intuition sensible. L'une de ces propriétés de l'âme n'est point préférable à l'autre : elles sont d'une égale importance : sans la sensibilité aucun objet ne nous serait donné, et sans l'entendement aucun ne serait pensé. Des pensées sans matière ou sans objet sont vaines, des intuitions sans concepts sont aveugles. Il est donc également indispensable, et de rendre ses concepts sensibles (c'est-à-dire de leur donner un objet en intuition), et de rendre intelligibles ses intuitions (en les soumettant à des concepts). Ces deux facultés ou capacités ne peuvent non plus se suppléer l'une l'autre, en changeant respectivement de rôle : l'entendement ne peut rien percevoir, et les sens, rien penser. La connaissance ne résulte que de leur union. [...]

L'illusion transcendantale[5]

L'apparence logique, qui consiste dans la simple imitation de la forme de la raison (l'apparence des paralogismes), procède exclusivement d'un manque d'attention à la règle logique. Par conséquent, dès que cette règle est appliquée au cas précédent, l'apparence se dissipe entièrement. L'apparence transcendantale, au contraire, ne cesse pas, quand bien même on l'a découverte et que la critique transcendantale en a fait voir clairement le néant (par exemple, l'apparence qui se trouve contenue dans la proposition : le monde doit nécessairement posséder un commencement chronologique). La cause en est que, dans notre raison (considérée subjectivement comme un pouvoir humain de connaître), sont inscrites des règles fondamentales et des maximes de son usage qui ont intégralement l'apparence de principes objectifs et du fait desquelles il arrive que la nécessité subjective d'une certaine liaison de nos concepts, requise pour le bon fonctionnement de l'entendement, soit tenue pour une nécessité objective de la détermination des choses en soi. Illusion qui ne saurait être évitée, pas plus que nous ne parvenons à éviter que la mer ne nous paraisse plus élevée au large que près du rivage, parce que nous la voyons alors grâce à des rayons plus élevés, ou encore pas plus que l'astronome lui-même ne peut empêcher que la Lune ne lui apparaisse plus grande à son lever, bien qu'il ne soit pas abusé par cette apparence.

L'erreur métaphysique[6]

La mathématique nous fournit un éclatant exemple de l'ampleur des progrès que nous pouvons faire a priori dans la connaissance, indépendamment de l'expérience. Le fait est qu'elle ne s'occupe certes d'objets et de connaissances que dans la mesure où ils sont tels qu'ils se peuvent présenter dans l'intuition. Mais cette condition échappe facilement, parce que l'intuition mentionnée peut elle-même être donnée a priori, et par conséquent se distingue à peine d'un simple concept pur. Séduite par une telle preuve de la puissance de la raison, l'impulsion qui nous pousse à élargir nos connaissances ne voit pas de limites. La colombe légère, quand, dans son libre vol, elle fend l'air dont elle sent la résistance, pourrait se représenter qu'elle réussirait encore bien mieux dans l'espace vide d'air. C'est ainsi justement que Platon quitta le monde sensible, parce que celui-ci impose à l'entendement de si étroites limites, et qu'il s'aventura au-delà de celui-ci, sur les ailes des Idées, dans l'espace vide de l'entendement pur. Il ne remarqua pas que malgré tous ses efforts il n'avançait nullement, car il ne rencontrait rien qui s'opposât à lui et qui fut susceptible de lui fournir pour ainsi dire un point d'appui, sur lequel il pût faire fond et appliquer ses forces pour changer l'entendement de place. Au demeurant est-ce un destin habituel de la raison humaine dans la spéculation que d'achever aussi tôt que possible ce qu'elle édifie et de rechercher après coup seulement si le fond nécessaire pour cela en est lui aussi bien établi.

Mais, dès lors, nous nous mettons en quête de toutes sortes d'excuses pour nous réconforter sur la solidité de cet édifice, ou même, de préférence, pour nous dispenser tout à fait d'un tel examen tardif et dangereux. Quant à ce qui, pendant la construction, nous libère de tout souci ou de tout soupçon, et nous flatte avec une apparence de profondeur, c'est ceci : une grande part, et peut-être la plus grande partie, de la tâche de notre raison consiste en analyses des concepts, que nous possédons déjà, de certains objets — ce qui nous fournit une foule de connaissances qui, tout en n'étant rien de plus que des élucidations ou des explicitations de ce qui a déjà été pensé dans nos concepts (bien que de façon encore confuse), sont pourtant appréciées, du moins quant à la forme, comme s'il s'agissait de vues nouvelles alors que, quant à la matière ou au contenu, elles n'élargissent pas les concepts dont nous disposons, mais ne font au contraire que les décomposer en leurs éléments. Or, étant donné que cette façon de procéder fournit une réelle connaissance a priori qui accomplit un progrès sûr et utile, la raison, sans même s'en apercevoir, obtient subrepticement, en cédant à cette illusion, des affirmations d'une tout autre sorte, où elle ajoute à des concepts donnés d'autres concepts totalement étrangers, et cela a priori sans que l'on sache comment elle y parvient, et sans même simplement qu'une telle question vienne à l'esprit.

Critique et liberté[7]

La raison doit, dans toutes ses entreprises, se soumettre à la critique, et elle ne peut par aucun interdit attenter à la liberté de cette dernière sans se nuire à elle-même et sans attirer sur elle un soupçon qui lui est dommageable. De fait n'y a-t-il rien de si important, quant à l'utilité, ni rien de si sacré qui puisse se dérober à cet examen qui contrôle et inspecte tout, sans faire exception de personne. C'est sur cette liberté que repose même l'existence de la raison, laquelle n'a pas d'autorité dictatoriale, mais ne fait jamais reposer sa décision que sur l'accord de libres citoyens, dont chacun doit pouvoir exprimer ses objections, voire son veto, sans retenue aucune.

[...]

À cette liberté appartient donc aussi celle d'exposer publiquement au jugement ses pensées et les doutes que l'on ne peut réduire soi-même, sans être pour autant décrié comme un citoyen agité et dangereux. C'est là un point qui se trouve déjà compris dans le droit originaire de la raison humaine, laquelle ne connaît pas d'autre juge qu'à nouveau l'universelle raison humaine, où chacun a sa voix ; et dans la mesure où c'est de cette dernière que doivent provenir toutes les améliorations dont notre état est susceptible, un tel droit est sacré et il ne peut y être attenté.

Aussi est-il très insensé de décrier comme dangereuses, certaines affirmations auxquelles on a pu se hasarder ou certaines attaques inconsidérément lancées contre des assertions qui ont déjà de leur côté l'approbation de la plus grande et de la meilleure part du public ; car cela revient à leur conférer une importance qu'elles ne devraient nullement avoir. Quand j'entends qu'un esprit peu commun aurait ruiné démonstrativement la liberté de la volonté humaine, les espoirs placés dans une vie future et l'existence de Dieu, je suis désireux de lire son livre, car j'attends de son talent qu'il élargisse mon champ de vision. Je sais déjà avec certitude par avance qu'il n'aura rien fait de tout cela : non pas parce que je croirais pour ma part disposer d'ores et déjà de preuves établissant irréfutablement ces importantes propositions, mais parce que la critique transcendantale, qui m'a découvert tout ce que notre raison pure tient en réserve, m'a pleinement persuadé que, puisque la raison est totalement insuffisante pour produire des assertions affirmatives dans ce domaine, elle disposera tout aussi peu, et moins encore, du savoir requis pour pouvoir énoncer négativement quelque chose sur ces questions. Car où le prétendu esprit libre ira-t-il chercher sa connaissance selon laquelle, par exemple, il n'y a pas d'Être suprême ? Cette proposition se situe en dehors du champ de l'expérience possible, et par conséquent aussi hors des limites de toute vision humaine.

Les 4 antinomies de la raison pure[8]

[ On voudrait connaître le monde en soi, par la raison, tel qu'il est réellement. Cependant, la raison comporte des antinomies qui en limitent l'usage. En effet, elle peut aussi bien démontrer la thèse que l'antithèse au moyen de raisonnements logiques également irréprochables. ]

1re opposition des idées transcendantales

[ ESPACE et TEMPS ]
[ Question : Y a-t-il une origine du monde dans le temps et une limite du monde dans l'espace ? ]

Thèse

Antithèse

Le monde a un commencement dans le temps, il est limité dans l'espace.

PREUVE

Car si l'on suppose, quant au temps, que le monde n'a pas de commencement, une éternité est donc écoulée à tout moment donné ; et par conséquent une série infinie d'états successifs des choses dans le monde, est aussi écoulée. Or, l'infinité d'une série consiste précisément en ce qu'elle ne peut jamais être accomplie par une synthèse successive. Par conséquent, une série cosmique passée ne peut être infinie ; donc un commencement du monde est une condition nécessaire de son existence ; ce qu'il fallait d'abord démontrer.

Si maintenant nous supposons que le monde n'a pas de limite, alors le monde sera un tout infini donné de choses simultanément existantes. Or nous ne pouvons concevoir la grandeur d'une quantité qui n'est pas donnée en intuition dans de certaines limites (1) d'aucune autre manière que par la synthèse des parties, ni la totalité d'un tel quantum, que par la synthèse complète ou par l'addition répétée de l'unité à elle-même (2). Pour concevoir le monde comme un tout qui remplisse l'espace entier, la synthèse successive des parties d'un monde infini devrait donc être considérée comme complète, c'est-à-dire qu'un temps infini devrait être conçu dans l'énumération de toutes les choses coexistantes, comme écoulé ; ce qui est impossible. Un agrégat infini de choses réelles ne peut donc être considéré comme un tout donné, par conséquent pas non plus comme donné en même temps. Donc un monde, quant à son étendue dans l'espace, n'est pas infini, mais au contraire renfermé dans ses bornes : ce qui était la deuxième chose à démontrer.

(1) Nous pouvons percevoir un quantum indéterminé comme un tout, s'il est renfermé dans des bornes, sans qu'il soit nécessaire d'en construire la totalité en la mesurant, c'est-à-dire en construisant la synthèse successive de ses parties : car les bornes déterminent déjà la totalité, puisqu'elles font disparaître toute quantité ultérieure.

(2) Le concept de la totalité n'est donc, en ce cas, que la représentation de la synthèse complète de ses parties, parce que ne pouvant tirer le concept de l'intuition du tout (laquelle intuition est impossible ici), nous ne pouvons saisir ce concept que par la synthèse des parties jusqu'à l'accomplissement de l'infini, au moins en idée.

Le monde n'a ni commencement ni limite ; il est au contraire infini quant au temps et à l'espace.

PREUVE

Car, supposez que le monde ait un commencement : puisque le commencement est une existence précédée d'un temps dans lequel la chose n'est pas, un temps doit donc avoir précédé, dans lequel le monde n'était pas, c'est-à-dire un temps vide. Or rien ne peut commencer d'être dans un temps vide, parce qu'aucune partie d'un pareil temps ne renferme en soi, plutôt qu'une autre quelconque, une condition distinctive de l'existence, de préférence à la condition de la non-existence (tout en supposant du reste que cette condition existe par elle-même ou par une autre cause). Plusieurs séries de choses peuvent donc bien commencer dans le monde, mais le monde lui-même ne peut avoir aucun commencement ; il est donc infini par rapport au temps passé.

Quant au deuxième cas, celui de l'illimitation dans l'espace, supposons d'abord le contraire, à savoir que le monde est limité : il se trouve alors dans un espace vide qui n'a point de bornes. Il n'y aurait par conséquent pas seulement un rapport des choses dans l'espace, mais aussi des choses à l'espace. Mais comme le monde est un tout absolu, hors duquel il n'y a pas d'objet d'intuition, et par conséquent pas de corrélatif du monde, avec lequel le monde soit en rapport, alors le rapport du monde à l'espace vide serait un rapport du monde à aucun objet. Mais un tel rapport, par conséquent la limitation du monde par l'espace vide, n'est rien. Le monde n'est donc point limité quant à l'espace ; c'est-à-dire qu'il est infini en étendue (1).

(1) L'espace est la simple forme de l'intuition extérieure (intuition formelle), mais pas un objet réel qui puisse être extérieurement perçu. L'espace, avant toutes les choses qui le déterminent (le remplissent ou le circonscrivent), ou plutôt qui donnent une intuition empirique d'accord avec sa forme, et qu'on appelle espace absolu, n'est que la simple possibilité des phénomènes extérieurs en tant qu'ils peuvent exister en soi, ou s'ajouter encore à des phénomènes donnés. L'intuition empirique n'est donc pas composée de phénomènes et de l'espace (de la perception et de l'intuition vide). L'un n'est pas le corrélatif synthétique de l'autre, mais l'un est seulement uni à l'autre dans une seule et même intuition empirique, comme matière et forme de cette intuition. Veut-on placer l'un de ces éléments de la connaissance externe hors de l'autre (l'espace en dehors de tous les phénomènes), il en résultera toutes sortes de déterminations vaines de l'intuition externe, qui ne sont pas cependant des perceptions possibles ; par exemple un mouvement ou un repos du monde dans un espace vide infini, détermination du rapport de deux choses entre elles qui ne peut jamais être perçue, et qui est par conséquent le prédicat d'un pur être de raison.

2e opposition des idées transcendantales

[ COMPOSITION de la MATIÈRE ]
[ Question : La substance est-elle ou non divisible à l'infini ? L'atome insécable existe-t-il ? ]

Thèse

Antithèse

Toute substance composée dans le monde l'est aussi de parties simples, et partout il n'existe rien que de simple ou qui ne soit composé du simple.

PREUVE

En effet, si l'on suppose que les substances composées ne le sont pas de parties simples, alors toute composition disparaissant dans l'esprit, aucune partie composée, et même (puisqu'il n'y a pas de parties simples) aucune partie simple, par conséquent absolument rien, ne resterait. Aucune substance, par conséquent encore, ne serait donnée. Ou bien, donc il est impossible que tout composé disparaisse par la pensée ; ou bien, cette composition une fois anéantie par la pensée, quelque chose subsiste encore sans composition, c'est-à-dire quelque chose de simple. Mais, dans le premier cas, le composé ne se formerait pas de substances (parce que la composition n'est, dans ces substances, qu'une relation accidentelle des substances, relation sans laquelle elles devraient exister, comme des êtres subsistant par eux-mêmes). Or, comme ce cas contredit la supposition, reste donc le dernier, à savoir, que le composé substantiel dans le monde se forme de parties simples.

D'où il suit immédiatement que toutes les choses du monde sont des êtres simples ; que la composition n'est que leur état extérieur, et que, bien que nous puissions isoler ces substances élémentaires et les soustraire à cet état d'union, cependant la raison doit les concevoir comme les premiers sujets de toute composition, et, par conséquent, comme des êtres simples avant la composition.

Aucune chose composée dans le monde ne l'est de parties simples, et nulle part il n'existe rien de simple.

PREUVE

Supposons d'abord qu'une chose composée (comme substance) le soit de parties simples. Comme tout rapport extérieur, par conséquent aussi toute composition de substances n'est possible que dans l'espace, il s'ensuit que le nombre des parties du composé est égal au nombre des parties de l'espace qu'il occupe. Or, l'espace ne se compose pas de parties simples, mais d'espaces ; par conséquent chaque partie d'un composé doit occuper un espace. Mais les parties absolument premières d'un composé sont simples, par conséquent le simple occupe un espace. Or, puisque tout réel qui occupe un espace comprend en lui une diversité dont les éléments sont en dehors les uns des autres, il est donc composé ; et même, en tant que composé réel, il ne se compose pas d'accidents (car ils ne peuvent être extérieurs entre eux sans substances), mais bien de substances. Le simple serait donc alors un composé substantiel ; ce qui est contradictoire.

La seconde proposition de l'antithèse, « Dans le monde il n'existe rien de simple », doit s'entendre ici en ce sens seulement, que l'existence de l'absolument simple ne peut être prouvée par aucune expérience ou perception ni externe ni interne, mais que ce n'est qu'une pure idée, dont la réalité objective ne peut jamais être présentée dans une expérience possible, par conséquent dans l'exposition des phénomènes, sans application et sans objet. Car, si nous voulons supposer qu'il puisse y avoir pour cette idée transcendantale un objet de l'expérience, l'intuition empirique d'un objet pareil devrait donc alors être comme une intuition qui ne renfermerait absolument aucune diversité, et dont les parties extérieures les unes aux autres seraient réduites à l'unité. Or, comme on ne peut pas conclure de la non-conscience d'une telle diversité à son impossibilité absolue dans l'intuition d'un objet, et comme cette conclusion est cependant nécessaire pour pouvoir affirmer la simplicité absolue, il suit que cette simplicité ne peut être conclue d'aucune observation, quelle qu'elle soit. Puis donc que quelque chose ne peut jamais être donné comme un objet absolument simple dans une expérience possible, mais que le monde sensible doit être considéré comme l'ensemble de toutes les expériences possibles, rien de simple n'est donc donné en lui.

Cette seconde proposition de l'antithèse va beaucoup plus loin que la première ; celle-ci ne bannit le simple que de l'intuition du composé, celle-là l'exclut de toute la nature. C'est pourquoi elle n'a pu être démontrée par l'idée d'un objet donné de l'intuition extérieure (du composé), mais par son rapport à une expérience possible en général.

3e opposition des idées transcendantales

[ LIBERTÉ et DÉTERMINISME ]
[ Question : Y a-t-il par delà le déterminisme naturel une causalité libre ? Le libre arbitre est-il possible ? ]

Thèse

Antithèse

La causalité d'après les lois de la nature n'est pas la seule dont nous puissions dériver tous les phénomènes du monde ; il est nécessaire d'admettre encore une causalité par liberté pour l'explication de ces phénomènes.

PREUVE

Si l'on suppose qu'il n'y a de causalité que suivant des lois physiques, alors tout ce qui arrive suppose un état antérieur auquel il succède inévitablement suivant une règle. Mais cet état antérieur doit lui-même être quelque chose qui soit arrivé (devenu dans le temps, puisqu'il n'était pas auparavant), parce que s'il avait toujours été, sa conséquence aussi n'aurait pas un jour commencé d'être, mais aurait toujours été. Par conséquent la causalité de la cause, par laquelle quelque chose arrive, est elle-même quelque chose d'arrivé, qui suppose à son tour, suivant la loi de la nature, un état précédent et sa causalité ; mais cet état en suppose de même un autre antérieur, et ainsi de suite.

Si donc tout arrive suivant les seules lois de la nature, il n'y a jamais qu'un commencement subalterne [relatif], mais jamais un premier commencement, et par conséquent en général aucune intégralité de la série du côté des causes provenant les unes des autres. Or, cependant c'est une loi de la nature, que, sans une cause suffisamment déterminée a priori, rien n'arrive. Par conséquent, la proposition qui énonce que toute causalité n'est possible que d'après des lois physiques se contredit elle-même dans sa généralité sans limite. Cette causalité ne peut donc être admise comme unique.

Il faut donc admettre une causalité par laquelle quelque chose arrive sans une autre cause précédente qui la détermine suivant des lois nécessaires, c'est-à-dire une spontanéité absolue des causes, capable de commencer d'elle-même une série de phénomènes, qui se déroule suivant des lois physiques ; par conséquent une liberté transcendantale, sans laquelle, dans le cours même de la nature, la série successive des phénomènes n'est jamais complète du côté des causes.

Il n'y a pas de liberté, mais tout dans le monde arrive suivant des lois naturelles.

PREUVE

Supposé qu'il y ait une liberté, dans le sens transcendantal, comme une espèce particulière de causalité suivant laquelle les événements du monde pourraient avoir lieu, c'est-à-dire une faculté de commencer absolument un état, par conséquent aussi une série de conséquences de cet état : alors non seulement une série commencera absolument en vertu de cette spontanéité, mais encore la détermination de cette spontanéité même à produire la série, c'est-à-dire la causalité ; tellement que rien ne précède, en vertu de quoi cette action qui arrive soit déterminée suivant des lois constantes. Mais tout commencement d'action suppose un état de la cause encore non agissante ; et un commencement dynamiquement premier de l'action suppose un état qui n'a aucun rapport de causalité avec le passé de la même cause, c'est-a-dire qui n'en résulte d'aucune manière. La liberté transcendantale est donc opposée à la loi de causalité, et une liaison des états successifs produits par des causes efficientes, suivant laquelle aucune unité expérimentale n'est possible, et qui par conséquent, ne se trouve dans aucune expérience, n'est donc qu'un vain être de raison.

Il n'y a donc que la nature dans laquelle nous devions chercher l'enchaînement et l'ordre des événements du monde. La liberté (l'indépendance), à l'égard des lois de la nature, est à la vérité un affranchissement de la contrainte, mais aussi un affranchissement du fil conducteur de toutes les règles. Car on ne peut pas dire qu'au lieu des lois de la nature, des lois de la liberté pénètrent dans la causalité du cours du monde, parce que si cette causalité était déterminée suivant des lois, elle ne serait pas liberté ; au contraire, elle ne serait autre chose que la nature. Par conséquent, la liberté et la nature transcendantales se distinguent comme la légalité et la licence. La première, à la vérité, fatigue l'entendement par la difficulté de rechercher de plus en plus haut l'origine des événements dans la série des causes, parce que la causalité est toujours conditionnée en eux ; mais elle promet en retour une unité d'expérience universelle et légale. Au contraire, l'illusion de la liberté promet, il est vrai, du repos à l'entendement qui scrute dans la chaîne des causes, puisqu'elle le conduit à une causalité inconditionnée ou absolue, qui commence à agir d'elle-même ; mais comme cette causalité est aveugle, elle rompt le fil conducteur des règles, suivant lequel seulement une expérience universellement liée dans toutes ses parties est possible.

4e opposition des idées transcendantales

[ NÉCESSITÉ de DIEU ]
[ Question : Existe-t-il un être nécessaire, une cause première au monde ? Un Dieu créateur existe-t-il ? ]

Thèse

Antithèse

Au monde sensible se rapporte quelque chose qui, soit qu'il en fasse partie, soit qu'il en soit cause, est un être absolument nécessaire.

PREUVE

Le monde sensible, comme ensemble de tous les phénomènes, contient en même temps une série de changements ; car, sans cette série, la représentation même de la succession du temps, comme condition de la possibilité du monde sensible, ne nous serait pas donnée (1). Mais tout changement est soumis à sa condition qui le précède, et sous laquelle il est nécessaire. Or, tout conditionné actuel présuppose, par rapport à son existence, une série complète de conditions jusqu'à l'inconditionné absolu, qui seul est absolument nécessaire. Par conséquent, quelque chose d'absolument nécessaire doit exister s'il existe un changement comme sa conséquence. Mais ce nécessaire appartient lui-même au monde sensible ; car, supposé qu'il en soit en dehors, alors la série des changements dans le monde en tirerait son origine, sans cependant que cette cause nécessaire appartînt elle-même au monde sensible. Or, cela est impossible. En effet, le commencement d'une succession ne pouvant être déterminé que par ce qui précède, la suprême condition du commencement d'une série de changements devait donc être dans le monde lorsque cette série n'était pas encore ; car le commencement est une existence que précède un temps dans lequel la chose qui commence n'était pas encore. La causalité de la cause nécessaire des changements, et par conséquent aussi la cause elle-même, appartient donc à un temps (par conséquent au phénomène, dans lequel seulement le temps est possible, comme en étant la forme) ; elle ne peut donc être conçue isolée du monde sensible, comme ensemble de tous les phénomènes. Il y a donc dans le monde même quelque chose d'absolument nécessaire, que ce soit maintenant la série cosmique tout entière, ou une partie de cette série seulement.

(1) Le temps, comme condition formelle de la possibilité des changements, les précède à la vérité, objectivement ; mais subjectivement et dans la vérité de la conscience, cette représentation n'est cependant donnée, comme toute autre, qu'à l'occasion des perceptions.

Il n'existe nulle part aucun être absolument nécessaire, soit dans le monde, soit hors du monde, comme en étant la cause.

PREUVE

Supposé que le monde soit lui-même, ou qu'il y ait en lui, un être nécessaire ; alors il y aurait dans la série de ses changements un commencement qui serait absolument nécessaire, par conséquent qui serait sans cause ; ce qui répugne à la loi dynamique de la détermination de tous les phénomènes dans le temps : ou bien la série même serait sans aucun commencement, et, quoique contingente et conditionnée dans toutes ses parties, elle serait cependant, dans le tout, nécessaire et inconditionnée ; ce qui est contradictoire, puisque l'existence d'une multitude ne peut être nécessaire, si aucune de ses parties n'a en soi une existence nécessaire.

Supposé qu'il y ait, au contraire,une cause absolument nécessaire du monde hors du monde ; alors cette cause, comme premier membre dans la série des causes des changements du monde, commencerait d'abord l'existence de ces causes et leur série (1). Mais alors il serait nécessaire aussi qu'elle commençât à agir, et sa causalité aurait lieu dans le temps, et par cette raison ferait justement partie de l'ensemble des phénomènes, c'est-à-dire du monde ; par conséquent, la cause elle-même ne serait pas hors du monde ; ce qui contredit la supposition. Il n'y a donc ni dans le monde ni hors du monde (mais avec lui en union causale) un être absolument nécessaire.

(1) Le mot commencer est pris dans une double acception : la première active, lorsque la cause commence (infit) une série d'états comme son effet ; la deuxième passive, lorsque la causalité commence (fit) dans la cause même. Je conclus ici de la première à la dernière.

Les catégories a priori de l'entendement[9]

De l'usage logique de l'entendement en général

104. L'entendement a été défini plus haut d'une manière purement négative : Une faculté de connaître non sensible. Or, comme nous ne pouvons avoir aucune intuition indépendamment de la sensibilité, l'entendement n'est donc point une faculté intuitive. Mais, ôté l'intuition, il n'y a pas d'autre manière de connaître que par concepts. Par conséquent la connaissance de toute intelligence, du moins de toute intelligence humaine, est une connaissance par concepts, non intuitive, mais discursive [générale]. Toutes les intuitions, comme sensibles, reposent sur des affections, et les concepts par conséquent sur des fonctions. J'entends par fonctions l'unité d'action nécessaire pour ordonner différentes représentations et en faire une représentation commune. Les concepts ont donc pour base la spontanéité de la pensée, comme les intuitions sensibles la réceptivité des impressions. Or, l'entendement ne peut faire d'autre usage de ces concepts que de juger par leur moyen. Et comme l'intuition est la seule représentation qui ait immédiatement un objet, jamais donc un concept ne se rapporte immédiatement à un objet, mais bien à quelque autre représentation de cet objet (qu'elle soit une intuition, ou déjà même un concept.) Le jugement est donc la connaissance médiate d'un objet, par conséquent la représentation d'une représentation de cet objet. Dans tout jugement est un concept applicable à plusieurs choses, et qui, sous cette pluralité, comprend aussi une représentation donnée, laquelle se rapporte immédiatement à l'objet. Ainsi dans le jugement : tous les corps sont divisibles, le concept divisible convient à différents autres concepts, parmi lesquels le concept de corps est celui auquel il se rapporte ici particulièrement. Mais ce concept de corps, à son tour, est relatif à certains phénomènes que nous avons sous les yeux. Ces objets sont donc médiatement représentés par le concept de divisibilité. Tous les jugements sont donc des fonctions de l'unité dans nos représentations, puisqu'au lieu d'une représentation immédiate, une autre plus élevée, et qui contient celle-ci avec beaucoup d'autres, sert à la connaissance de l'objet, et qu'ainsi un grand nombre de connaissances possibles sont ramenées à une seule. Mais nous pouvons réduire toutes les opérations de l'entendement au jugement, en sorte que l'entendement en général peut être représenté comme une faculté de juger. Car d'après ce qui précède, c'est la faculté de penser. La pensée est la connaissance par concepts. Mais les concepts, comme attributs de jugements possibles, se rapportent à une représentation quelconque d'un objet encore indéterminé. Ainsi, le concept de corps signifie quelque chose (par exemple un métal) qui peut être connu par ce concept. Ce concept n'est donc tel, que parce qu'il contient en lui d'autres représentations au moyen desquelles il peut se rapporter à des objets. Il est donc l'attribut d'un jugement possible, par exemple de celui-ci : Tout métal est un corps. Les fonctions de l'entendement pourraient donc être toutes découvertes, s'il était possible d'exposer avec certitude les fonctions de l'unité dans le jugement. La section suivante fera voir que c'est chose très facile.

De la fonction logique de l'entendement dans le jugement

105. Si nous faisons abstraction de toute matière d'un jugement en général, et que nous n'y considérions que la forme seule de l'entendement, nous trouverons alors que la fonction de la pensée peut être ramenée à quatre titres, dont chacun comprend trois moments ou degrés. Ils peuvent très bien être représentés par le tableau suivant :

FORMES LOGIQUES DU JUGEMENT

1. Quantité des jugements

Universels

Particuliers

Singuliers

2. Qualité

3. Relation

Affirmatifs

Catégoriques

Négatifs

Hypothétiques

Indéfinis

Disjonctifs

4. Modalité

Problématiques

Assertoriques

Apodictiques

Des concepts purs de l'entendement ou Catégories

111. La Logique générale fait abstraction, comme nous l'avons dit plusieurs fois, de toute matière de la connaissance, et attend que des représentations lui soient données d'ailleurs, d'où que ce soit, pour les convertir d'abord en concepts au moyen de l'analyse. La Logique transcendantale, au contraire, a pour objet une diversité de la sensibilité a priori, diversité qui lui est fournie par l'Esthétique transcendantale pour servir de matière aux concepts purs de l'entendement, concepts sans lesquels la Logique serait sans objet, et par conséquent tout à fait vaine. L'espace et le temps contiennent donc une diversité de l'intuition pure a priori ; mais ils font néanmoins partie des conditions de la réceptivité de notre esprit, conditions sous lesquelles seules il peut se représenter les objets, et qui par conséquent doivent toujours en affecter aussi le concept. Mais la spontanéité de notre pensée exige que cette diversité soit d'abord parcourue d'une certaine manière, qu'elle soit recueillie et liée pour en faire ensuite une connaissance. Cette opération s'appelle synthèse.

112. J'entends par synthèse, dans le sens le plus large, l'action d'ajouter les unes aux autres plusieurs représentations différentes, et d'en saisir la diversité en une seule connaissance. Cette synthèse est pure, si la diversité qui en est l'objet n'est pas empirique, mais au contraire donnée a priori (comme la diversité dans l'espace et le temps). Ces représentations doivent nous être données avant toute analyse qui les a pour objet, et aucun concept, quant à la matière ou l'objet, n'est possible analytiquement. Mais la synthèse d'une diversité (donnée soit empiriquement, soit a priori) produit d'abord une connaissance qui, à la vérité, peut être grossière et confuse au premier moment, et qui a par conséquent besoin d'être analysée ; mais la synthèse n'en est pas moins ce qui rassemble à vrai dire les éléments propres à former des connaissances, et qui les réunit en une certaine matière. La synthèse est donc la première chose sur laquelle nous devons porter notre attention quand nous voulons juger de l'origine de nos connaissances.

113. La synthèse est en général, comme nous le verrons plus tard, l'oeuvre pure et simple de l'imagination, fonction aveugle de l'âme, mais indispensable, puisque sans elle nous n'aurions aucune connaissance de quoi que ce soit ; fonction du reste dont nous avons rarement conscience. Mais l'action de réduire cette synthèse en concepts est la fonction de l'entendement, par laquelle nous avons, et pas avant, la connaissance proprement dite.

114. La synthèse pure, conçue d'une manière générale, nous donne donc le concept intellectuel pur. Mais j'entends par synthèse pure celle qui repose sur un principe de l'unité synthétique a priori. Ainsi notre manière de compter (ce qui est surtout facile à remarquer dans les nombres élevés, est une synthèse suivant des concepts, parce qu'elle a lieu d'après un principe commun de l'unité (par exemple le décimal). L'unité dans la synthèse de la diversité est donc nécessaire sous ce concept.

115. La Logique générale a pour objet de soumettre, à l'aide de l'analyse, des représentations différentes à un seul concept. La Logique transcendantale au contraire apprend à ramener à des concepts, non pas des représentations, mais la synthèse pure des représentations. La première chose qui doit nous être donnée pour faciliter la connaissance de tous les objets a priori, c'est la diversité de l'intuition pure. La synthèse de cette diversité par l'imagination est la seconde chose ; mais aucune connaissance n'est encore donnée jusque-là. Les concepts qui donnent l'unité à cette synthèse pure, et qui consistent dans la simple représentation de cette unité synthétique nécessaire, sont la troisième chose requise pour la connaissance d'un objet quelconque, et reposent sur l'entendement.

116. La fonction qui donne l'unité aux différentes représentations en un jugement est la même qui la donne aussi à la simple synthèse des différentes représentations en une seule intuition ; et cette unité, entendue dans un sens général, s'appelle concept pur de l'entendement. Par conséquent, le même entendement, exerçant précisément les mêmes opérations qui lui servent à donner aux concepts la forme logique d'un jugement, au moyen de l'unité analytique, introduit aussi une matière transcendantale dans ses représentations, par le moyen de l'unité synthétique de la diversité dans l'intuition en général : ce qui fait qu'on appelle concepts purs de l'entendement ceux qui se rapportent a priori aux objets, résultat que la Logique générale ne peut donner.

117. Il y a donc précisément autant de concepts purs de l'entendement qui se rapportent a priori aux objets de l'intuition en général, qu'il y a dans la table précédente de fonctions logiques dans tous les jugements possibles. Car l'entendement est complètement épuisé, et toute sa faculté parfaitement reconnue et mesurée par ces fonctions. Nous appellerons ces concepts Catégories, d'après Aristote, puisque son but était le nôtre, malgré la différence dans l'exécution.

118. TABLE DES CATÉGORIES

1. Quantité

Unité

Pluralité

Totalité

2. Qualité

       3. Relation

Réalité

       Substance et accident

Négation

       Causalité et dépendance

Limitation

       Action réciproque

4. Modalité

Possibilité — Impossibilité

Existence — Non-existence

Nécessité — Contingence

 

119. Tel est donc l'inventaire de tous les concepts originellement purs de la synthèse que l'entendement renferme en lui-même a priori, et à cause desquels seuls on l'appelle entendement pur. Ce n'est en effet que par ces concepts seuls qu'il peut comprendre quelque chose dans la diversité de l'intuition, ou en penser l'objet. Cette division est systématiquement sortie d'un principe commun, à savoir, de la faculté de juger (qui est la même chose que la faculté de penser) ; elle ne provient point d'une recherche fortuite et sans ordre des concepts purs, dont l'exactitude de l'énumération ne peut jamais être certaine par ce procédé, puisqu'alors cette énumération n'est conclue que par induction, sans faire attention que l'on ne s'aperçoit jamais, en agissant ainsi, pourquoi précisément les idées qu'on trouve, et non pas d'autres, sont inhérentes à l'entendement pur. Le dessein d'Aristote, de rechercher les concepts fondamentaux, était digne d'un si grand homme. Mais Aristote, n'étant parti d'aucun principe, les recueillit comme ils se présentèrent à son esprit, et en rassembla d'abord dix qu'il appela catégories (prédicaments). Par la suite, il crut encore en avoir trouvé cinq autres, et les ajouta aux précédents sous le nom de post-prédicaments. Mais sa table n'en resta pas moins imparfaite. De plus, il y a parmi ses catégories quelques modes de la sensibilité pure (quando, ubi, situs, de même que prius, simul), ainsi qu'un mode empirique (motus), — qui ne font point partie de cette table généalogique de l'entendement. Il fait même entrer des concepts dérivés (actio, passio) parmi les concepts primitifs, et quelques-uns de ces derniers manquent au contraire complètement.

120. Il faut donc remarquer encore, quant aux concepts primitifs ou catégories, que, comme concepts véritablement fondamentaux de l'entendement pur, ils ont aussi leurs concepts purs dérivés, qui ne peuvent par conséquent pas être omis dans un système complet de philosophie transcendantale ; mais je puis me contenter de les mentionner dans un essai purement critique.

Phénomènes et noumènes[10]

Déjà dès les temps les plus reculés de la philosophie des scrutateurs de la raison pure avaient conçu en dehors des êtres sensibles ou des phénomènes (phoenomena) qui constituent le monde sensible, des êtres intelligibles particuliers (noumena) qui doivent composer un monde intelligible ; et comme ils tenaient le phénomène et l'apparence (Scheim) pour identiques (ce qui était bien pardonnable à un âge encore grossier), ils n'accordèrent de réalité qu'aux êtres intelligibles.

Dans le fait, si nous considérons les objets des sens, ce qui est permis, comme de simples phénomènes, nous reconnaissons par là toutefois qu'une chose en soi leur sert de fondement, quoique nous ne sachions pas ce qu'elle est, mais que nous n'en connaissions que le phénomène, c'est-à-dire la manière dont nos sens sont affectés par ce quelque chose d'inconnu. L'entendement donc, par cela qu'il admet des phénomènes, reconnaît également l'existence de choses en soi, et à ce titre on peut dire que la représentation d'êtres qui sont la base des phénomènes, d'êtres purement intellectuels par conséquent, est non seulement légitime, mais encore inévitable.

Notre déduction critique n'exclut point de pareilles choses (noumena), mais elle restreint plutôt les principes de l'esthétique à ce point, de ne pas s'étendre à tout, ce qui convertirait toute chose en simple phénomène, mais de n'avoir de valeur légitime que pour des objets d'une expérience possible. Les êtres intelligibles sont donc reconnus, mais avec la restriction expresse, et qui ne souffre pas d'exception, que nous ne savons absolument rien de positif de ces êtres intelligibles purs, que nous n'en pouvons rien savoir, parce que nos concepts intellectuels purs, ainsi que nos intuitions pures, ne se rapportent qu'aux objets de l'expérience possible, aux seuls êtres sensibles par conséquent, et qu'aussitôt qu'on en sort, ces notions n'ont plus la moindre valeur.

Abolir la science pour faire place à la foi[11]

Mais on nous demandera, sans doute, quels sont les trésors de science que nous pensons laisser à nos neveux dans une métaphysique ainsi épurée par la Critique, et par là même réduite à l'immobilité ? On croira remarquer, en parcourant superficiellement cet ouvrage, que l'utilité en est purement négative, et qu'avec la raison spéculative nous n'allons jamais au-delà des bornes de 1'expérience ; telle est en effet sa première utilité. Mais en y regardant de plus près, on s'aperçoit qu'elle devient bientôt positive. Il suffit de remarquer que les principes dont se prévaut la raison spéculative pour tenter de franchir ses limites ont en réalité pour conséquence inévitable, non l'extension, mais la restriction de l'usage de notre raison. En effet, ces principes menacent de faire tout dominer par la sensibilité, à laquelle ils appartiennent proprement, et d'abolir ainsi l'usage pratique pur de la raison.

La Critique, qui resserre et limite l'usage spéculatif de la raison, est donc bien négative jusque-là ; mais puisqu'en même temps elle lève ainsi un obstacle qui circonscrivait l'usage pratique de la raison, et semble vouloir le faire complètement disparaître, elle a réellement une utilité positive, utilité qu'on trouvera très importante si l'on se persuade qu'il y a un usage pratique de la raison pure absolument nécessaire (l'usage moral), dans lequel la raison dépasse nécessairement les bornes de la sensibilité.

Quoiqu'elle n'ait pas à cet effet le moindre besoin de la raison spéculative, elle doit néanmoins être rassurée contre la réaction de cette raison, pour ne pas tomber en contradiction avec elle-même. Contester une utilité positive dans le service rendu par la Critique, ce serait dire que la police n'a aucune utilité positive, attendu que sa principale attribution est d'empêcher que les citoyens ne se nuisent entre eux, et de faire en sorte que chacun puisse vaquer à ses affaires librement et sans crainte.

Il sera démontré dans la partie analytique de la Critique que l'espace et le temps ne sont que des formes de l'intuition sensible, par conséquent de simples conditions de l'existence des choses comme phénomènes ; qu'en outre nous n'avons des choses aucun concept intellectuel, et par suite aucun élément de leur connaissance qu'autant qu'une intuition qui corresponde à ces concepts nous est offerte ; que nous ne pouvons donc avoir aucune connaissance de quelque objet que ce puisse être comme chose en soi, mais en tant seulement que cet objet se trouve soumis à l'intuition sensible, c'est-à-dire en tant que phénomène. D'où il résulte que toute connaissance rationnelle spéculative possible se réduit nécessairement aux seuls objets de l'expérience. Néanmoins, ce qu'il faut bien remarquer, c'est qu'il nous est toujours libre de penser ces mêmes objets, comme existant en soi, bien qu'il ne nous soit jamais donné de les connaître ainsi (1). Si en effet cette pensée nous était interdite, il s'ensuivrait cette absurdité : qu'il y a des phénomènes, des apparences, et rien cependant qui apparaît.

(1) Pour connaître une chose, il faut que j'en puisse prouver la possibilité (soit par le témoignage de l'expérience de sa réalité, soit a priori par la raison). Mais je puis penser tout ce que je veux, pourvu que je ne me mette pas en contradiction avec moi-même, c'est-à-dire pourvu que mon concept soit une pensée possible, quoique, à la vérité, je ne puisse pas répondre qu'il y ait ou non, dans l'ensemble de toutes les possibilités, un certain objet correspondant à cette pensée. Mais, pour attribuer à un tel concept une valeur objective (une possibilité ontologique, car la précédente n'est que logique), il faut plus encore. Mais il n'est pas nécessaire de chercher ce plus dans les sources théoriques de la connaissance ; il peut se trouver également dans les sources pratiques.

Si nous-supposons maintenant que cette distinction nécessaire des choses par la Critique, en choses comme objets de l'expérience et en choses en soi, n'a pas été faite, alors le principe de causalité, et par conséquent le mécanisme de la nature dans la détermination de ce principe, valent par le fait pour toutes choses en général comme causes efficientes. Je ne pourrais donc pas dire d'un même être, par exemple de l'âme humaine, que sa volonté est libre, et qu'elle est en même temps soumise à la nécessité de la nature, c'est-à-dire qu'elle n'est pas libre, sans tomber dans une contradiction manifeste ; parce que, dans l'une et l'autre proposition, j'aurais donné au mot âme un même sens, celui de chose en général (comme chose en soi). Il y a plus : c'est que sans le secours préalable de la Critique, je ne pourrais pas même en donner un autre.

Mais si la Critique n'est point en défaut lorsqu'elle prescrit d'envisager les objets dans deux sens, savoir, ou comme phénomènes, ou comme choses en soi ; si la déduction de ses concepts intellectuels est juste, et que par conséquent le principe de causalité ne se rapporte aux choses que dans le premier sens, c'est-à-dire en tant qu'elles sont l'objet de l'expérience, mais que les mêmes choses prises dans le second sens ne soient plus sujettes à ce principe : il s'ensuivra que la même volonté, considérée dans le phénomène (dans les actions sensibles) comme nécessairement conforme à la loi physique, est par conséquent conçue comme non libre en ce sens ; tandis que si elle est considérée, d'un autre côté, comme appartenant à une chose en soi, et comme indépendante de cette loi, elle est au contraire conçue libre, sans qu'il y ait ombre de contradiction.

Or, quoique je ne puisse connaître mon âme, envisagée à ce dernier point de vue, par aucune raison spéculative (et bien moins encore par l'observation empirique), et que je ne puisse par conséquent connaître la liberté comme attribut d'un être auquel je rapporte cependant des effets dans le monde sensible, puisqu'il faudrait pour cela que je connusse positivement et déterminément cet être appelé âme, sans cependant le connaître dans le temps (ce qui est impossible, puisque je ne puis soumettre à mon concept une intuition que je n'ai pas) ; — cependant je puis concevoir la liberté, c'est-à-dire que sa représentation ne renferme du moins aucune contradiction dès qu'une fois l'on admet et la distinction critique de deux espèces de représentations (l'une sensible et l'autre intellectuelle), et, comme conséquence de cette distinction, la circonscription des concepts purs de l'entendement, et, par suite aussi, celle des principes qui en découlent.

Si maintenant nous admettons que la morale suppose nécessairement la liberté (dans le sens le plus strict), comme attribut de notre volonté, puisqu'elle présente des principes pratiques originellement dans notre raison comme en étant des données a priori, principes qui seraient tout à fait impossibles sans la supposition de la liberté ; si nous supposons en même temps que la raison spéculative ait prouvé que cette liberté est absolument inconcevable : la première supposition, la supposition de la morale, devra certainement céder à la seconde ; dont le contraire est visiblement contradictoire ; et dès lors, la liberté, et avec elle la moralité (dont le contraire n'est effectivement contradictoire qu'autant que la liberté est déjà supposée) font place au mécanisme de la nature. Mais, comme il suffit à la philosophie morale que la liberté ne se contredise point, et qu'elle se laisse au moins concevoir par voie de conséquence, sans qu'il soit nécessaire d'en apercevoir autre chose ; qu'elle ne mette du reste aucun obstacle au mécanisme naturel d'une même action (prise à un autre point de vue) : alors la morale et la physique sont reconnues possibles en même temps. Ce qui n'aurait pas eu lieu si la Critique ne nous eût pas éclairés auparavant sur notre ignorance inévitable relativement aux choses en elles-mêmes, et n'eut restreint aux phénomènes seuls tout ce que nous pouvons connaître théoriquement.

[...]

Je ne puis donc pas même admettre Dieu, ni la liberté, ni l'immortalité, en faveur de l'usage pratique nécessaire de ma raison, si je n'enlève en même temps à la raison spéculative ses prétentions aux aperçus transcendantaux. La raison en est que, pour les obtenir, elle a besoin de principes qui, par cela même qu'ils se rapportent uniquement aux objets de l'expérience possible, dès qu'ils viennent à être appliqués à des objets qui ne sont pas susceptibles d'expérience, les transforment toujours en phénomènes et déclarent ainsi toute extension pratique de la raison pure impossible. Je devais donc abolir la science pour faire place à la foi. Le dogmatisme de la métaphysique, c'est-à-dire le préjugé d'avancer dans cette science sans critique de la raison pure, est la vraie source de l'incrédulité qui combat la morale ; car cette incrédulité est toujours très dogmatique.

[...]

Malgré cette importante révolution opérée dans le champ des sciences, et le préjudice que doit en éprouver la raison spéculative dans ce qu'elle avait regardé jusqu'ici comme sa possession, tout cependant reste dans le même état qu'auparavant par rapport aux affaires générales de l'humanité et à l'utilité que le monde a recueillie jusqu'à nous des doctrines de la raison pure ; la perte n'atteint que le monopole des écoles, et nullement l'intérêt du genre humain.

Je demande au plus obstiné dogmatiste si l'argument de l'immortalité de l'âme, tiré de la simplicité de la substance ; si celui de la liberté de la volonté contre le mécanisme universel, tiré de ces subtiles quoique impuissantes distinctions d'une nécessité pratique subjective et objective ; ou si l'argument de l'existence de Dieu, déduit du concept d'un être souverainement réel (de la contingence des choses muables, et de la nécessité d'un Premier moteur) : je demande, dis-je, si toutes ces choses, depuis qu'elles sont sorties des écoles, ont jamais pu devenir le partage du vulgaire et avoir sur lui la moindre influence ? S'il n'en a rien été jusqu'ici, et il n'en sera jamais rien, à cause de la faiblesse de l'intelligence du commun des hommes pour des spéculations si subtiles ; si, au contraire, en ce qui concerne la première question, cet état remarquable de la nature humaine, de ne pouvoir être satisfaite de rien de temporel (comme insuffisant pour le besoin de sa complète destination), a dû faire naître tout simplement l'espérance d'une vie future ; si, par rapport à la seconde question, la simple et claire exposition des devoirs, en opposition avec les exigences des inclinations, a dû produire la conscience de la liberté; et enfin si, pour ce qui est de la troisième question, l'ordre admirable, la beauté et la providence qui brillent dans la nature des choses, doivent seuls opérer la foi en un sage et grand auteur du monde, et la persuasion qui s'en répand parmi les peuples : — alors, non seulement cette possession n'est pas troublée, mais elle gagne d'autant plus en autorité que les écoles sont maintenant mieux apprises à ne pas prétendre à une vue plus élevée et plus étendue, dans une matière qui touche aux communs intérêts du genre humain, que celle à laquelle peut atteindre facilement le grand nombre (qui est très digne de notre estime), et à s'en tenir par conséquent au développement de ces preuves généralement faciles à comprendre pour tout le monde, et suffisantes au point de vue moral.

L'espace et le temps

L'espace[12]

1. L'espace n'est pas un concept empirique dérivé d'intuitions extérieures. Car pour que certaines sensations soient rapportées à quelque chose d'extérieur à moi (c'est-à-dire à quelque chose qui est dans un lieu de l'espace différent de celui que j'occupe), et même pour que je puisse me représenter les choses comme extérieures les unes aux autres, c'est-à-dire non seulement comme différentes, mais comme occupant des lieux distincts, la représentation de l'espace doit déjà être posée en principe. D'où il suit que la représentation de l'espace ne peut dériver des rapports du phénomène extérieur par l'expérience, mais bien que l'expérience elle-même n'est jamais possible que par cette représentation.

2. L'espace est une représentation nécessaire a priori qui sert de fondement à toutes les intuitions extérieures. On ne peut jamais concevoir qu'il n'y ait aucun espace quoiqu'on puisse fort bien penser qu'aucun objet n'y est contenu. L'espace est donc considéré comme la condition de la possibilité des phénomènes, et non comme une détermination qui en dépende. C'est donc une représentation a priori, qui est le fondement nécessaire des phénomènes extérieurs.

3. L'espace n'est pas non plus un concept discursif, ou, comme on dit, un concept général des rapports des choses, mais une intuition pure. On ne peut, en effet, se représenter qu'un seul espace, et quand on parle de plusieurs espaces on entend seulement par là les parties d'un seul et même espace. Ces parties ne pourraient même pas précéder l'espace unique et universel, comme parties d'un tout qu'elles serviraient à composer par leur ensemble ; elles ne peuvent, au contraire, être conçues qu'en lui. L'espace est essentiellement un ; le multiple en lui, par conséquent aussi le concept général d'espace, tient uniquement à des limitations. D'où il suit qu'une intuition a priori qui n'est pas empirique, sert de fondement à tous les concepts que nous en avons. C'est ainsi que tous les principes de géométrie, par exemple, deux côtés d'un triangle pris ensemble sont plus grands que le troisième, seront toujours dérivés avec une certitude apodictique, non des concepts généraux de ligne et de triangle, mais de l'intuition, et d'une intuition a priori.

4. L'espace est représenté comme une grandeur infinie donnée. Il est, à la vérité, nécessaire de concevoir chaque concept comme une représentation contenue dans une multitude infinie de différentes représentations possibles (comme leur signe commun), et qui par conséquent les contient toutes ; mais aucun concept ne peut, comme tel, être considéré comme contenant lui-même une infinité de représentations. Et cependant, l'espace est conçu de cette manière (car toutes les parties de l'espace sont toutes ensemble dans l'infini). Donc la représentation primitive de l'espace est une intuition a priori, et non un concept.

[...]

La géométrie est une science qui détermine synthétiquement, et cependant a priori, les propriétés de l'espace. Quelle doit être maintenant la représentation de l'espace pour que la connaissance de la géométrie soit possible ? Elle doit être originellement une intuition, car d'un simple concept ne peuvent sortir des propositions qui outrepassent ce concept ; ce qui cependant arrive en géométrie. Mais cette intuition doit se trouver en nous a priori, c'est-à-dire avant toute perception d'un objet. Elle doit par conséquent être pure et nullement empirique, puisque les propositions géométriques sont toutes apodictiques, c'est-à-dire liées à la conscience de leur nécessité, par exemple : L'espace n'a que trois dimensions. Mais des principes de cette nature ne peuvent être empiriques, ou être des jugements de l'expérience, ni en dériver.

[...]

L'espace ne représente aucune propriété essentielle de quoi que ce soit, ni de ce que les choses sont en elles-mêmes, ni de ce qu'elles sont dans leur rapport aux autres choses : c'est-à-dire qu'il n'en représente aucune détermination qui affecte les objets eux-mêmes, et qui subsiste encore si l'on fait abstraction de toutes les conditions subjectives de l'intuition ; car des déterminations absolues ou relatives ne peuvent précéder l'existence des choses auxquelles elles conviennent, et par conséquent ne peuvent être perçues a priori.

L'espace n'est autre chose que la forme des phénomènes du sens extérieur, c'est-à-dire la condition subjective de la sensibilité, sous laquelle seulement l'intuition extérieure est possible pour nous a priori. Et comme la capacité d'être affecté des objets précède nécessairement dans le sujet toutes les intuitions de ces objets, on comprend sans peine comment la forme de tous les phénomènes peut être donnée dans l'esprit avant toutes les perceptions réelles, par conséquent a priori ; et comment encore, en sa qualité d'intuition pure dans laquelle tous les objets doivent être déterminés, elle peut contenir avant toute expérience les raisons ou principes des rapports de ces objets.

Nous ne pouvons parler que comme hommes, de l'espace, des êtres étendus, etc. Sortons-nous de la condition subjective sous laquelle seulement nous pouvons recevoir l'intuition extérieure, d'après la manière dont nous pouvons être impressionnés par ces objets, alors la représentation de l'espace ne signifie plus rien du tout. Cet attribut n'est accordé aux choses qu'en tant qu'elles nous apparaissent, c'est-à-dire qu'en tant qu'elles sont les objets de la sensibilité. La forme constante de cette capacité que nous appelons sensibilité est une condition nécessaire de tous les rapports sous lesquels les objets sont perçus comme extérieurs à nous ; et si l'on fait abstraction de ces objets, cette forme est l'intuition pure qui prend le nom d'espace. Comme nous ne pouvons faire des conditions spéciales de la sensibilité celles de la possibilité des choses, mais seulement celles de leurs phénomènes, nous pouvons bien dire, à la vérité, que l'espace contient toutes les choses que nous pouvons percevoir extérieurement, mais non pas qu'il contienne toutes les choses en elles-mêmes, qu'elles puissent être du reste perçues ou ne l'être pas, et par quelque être que ce soit. Car nous ne pouvons dire si les intuitions des autres êtres pensants sont soumises aux lois qui limitent les nôtres, et qui sont pour nous d'une valeur universelle. Si nous ajoutons au concept du sujet la restriction d'un jugement, ce jugement est alors inconditionnel, absolu. La proposition : Toutes les choses sont juxtaposées dans l'espace, vaut, sous cette restriction : Si les choses, comme objets, frappent notre intuition sensible. Si j'ajoute ici la condition au concept et que je dise : Toutes les choses, comme phénomènes extérieurs, sont juxtaposées dans l'espace, alors cette règle vaut universellement et sans restriction. Notre exposition nous enseigne donc la réalité (c'est-à-dire la valeur objective) de l'espace par rapport à tout ce qui peut nous être présenté extérieurement comme objet ; mais elle nous apprend en même temps l'idéalité de l'espace par rapport aux choses considérées en elles-mêmes par la raison, c'est-à-dire sans avoir égard à la condition de notre sensibilité. Nous affirmons donc la réalité empirique (par rapport à toute expérience extérieure possible), quoique, à la vérité, nous reconnaissions l'idéalité transcendantale de ce même espace, c'est-à-dire quoiqu'il ne soit rien aussitôt que nous omettons les conditions de toute expérience, et que nous le prenons comme quelque chose qui servirait de fondement aux choses en elles-mêmes.

Le temps[13]

1. Le temps n'est pas un concept empirique fourni par une expérience quelconque, car la simultanéité ou la succession ne tomberait pas même sous l'observation si la représentation du temps ne leur servait de fondement a priori. Ce n'est que sous cette supposition du temps que l'on peut se représenter la simultanéité des choses ou leur succession.

2. Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les intuitions. On ne peut, par rapport aux phénomènes en général, supprimer le temps, quoiqu'on puisse très bien faire abstraction des phénomènes dans le temps. Le temps est donc donné a priori. En lui seulement est possible toute réalité des phénomènes. Ils peuvent tous être anéantis par la pensée, mais le temps lui-même (comme condition commune de leur possibilité) ne peut être détruit.

3. Sur cette nécessité a priori se fonde également la possibilité des principes apodictiques relatifs aux rapports ou aux axiomes du temps en général, tel que : Le temps n'a qu'une dimension ; Les différents temps sont, non pas ensemble, mais successivement (de la même manière que différents espaces sont, non pas successifs, mais simultanés). Ces principes ne peuvent se tirer de l'expérience, qui ne donnerait ni une généralité sans restriction, ni une certitude apodictique. Nous pourrions dire seulement : Ainsi l'enseigne l'observation générale ; mais non : Il est nécessaire que la chose soit ainsi. Ces principes valent comme des règles suivant lesquelles l'expérience en général est possible, et ils nous instruisent avant elle, et non par elle.

4. Le temps n'est point un concept discursif, ou, comme on dit, général ; c'est une forme pure de l'intuition sensible. Les différents temps ne sont que des parties d'un seul et même temps. Or, la représentation qui ne peut être donnée que par un seul objet est une intuition. Aussi la proposition que : Différents temps ne peuvent être en même temps, ne saurait être tirée d'un concept général. Cette proposition est synthétique et ne peut procéder de simples concepts. Elle est donc contenue immédiatement dans l'intuition et la représentation du temps.

5. L'infinité du temps ne signifie autre chose si ce n'est que toutes les quantités déterminées du temps ne sont possibles que par la circonscription d'un temps unique qui leur sert de fondement. Par conséquent la représentation primitive du temps doit être donnée comme illimitée. Mais si les parties mêmes, et toute grandeur d'un objet, ne peuvent être représentées déterminément que par une limitation, alors la représentation entière ne peut être donnée par des concepts (car en ce cas les représentations partielles précéderaient) ; il faut, au contraire, leur donner l'intuition pour fondement immédiat.

[...]

Le temps n'est pas quelque chose qui subsiste par soi-même, ou qui appartienne aux choses comme détermination objective, et qui, par conséquent, reste quand on fait abstraction de toutes les conditions subjectives de leur intuition : autrement, dans le premier cas, il serait quelque chose qui, sans objet réel, serait cependant réellement ; dans le second cas, c'est-à-dire s'il était une détermination inférieure aux choses mêmes, ou un ordre établi, il ne pourrait pas précéder les objets comme en étant la condition, ni être connu et perçu a priori par des propositions synthétiques. Ce dernier fait, au contraire, a lieu si le temps n'est que la condition subjective sous laquelle les intuitions sont possibles en nous ; car alors cette forme de l'intuition intérieure peut être représentée avant les objets, et par conséquent a priori.

Le temps n'est autre chose que la forme du sens interne, c'est-à-dire de l'intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur. Car le temps ne peut être une détermination des phénomènes extérieurs : il n'appartient ni à la forme, ni à la situation, ni, etc. ; il détermine le rapport des représentations dans notre manière d'être intérieure. Et comme cette intuition intérieure n'a aucune figure, nous cherchons à suppléer à ce défaut par l'analogie, et nous représentons la succession du temps par une ligne qui pourrait se prolonger à l'infini, dans laquelle la diversité compose une série qui est d'une seule dimension, et nous dérivons des propriétés de cette ligne toutes celles du temps, une seule exceptée : c'est que les parties de la ligne sont simultanées, tandis que celles du temps sont toujours successives. D'où il faut conclure encore que la représentation du temps lui-même est une intuition, puisque ses rapports peuvent être exprimés par une intuition extérieure.

Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général. L'espace, comme forme pure de toutes les intuitions externes, est restreint, à titre de condition a priori, aux seuls phénomènes extérieurs. Au contraire, puisque toutes les représentations, qu'elles aient ou non des choses extérieures pour objet, appartiennent cependant en elles-mêmes, comme déterminations de l'esprit, à l'état intérieur ; puisque cet état est sous la condition formelle de l'intuition interne et appartient au temps ; — le temps est une condition a priori de tous les phénomènes en général, savoir, la condition immédiate des phénomènes intérieurs (de nos âmes), et la condition médiate par conséquent des phénomènes extérieurs. Si je puis dire a priori : Tous les phénomènes extérieurs sont dans l'espace, et déterminés a priori suivant les rapports de l'espace, je puis dire aussi, dans un sens très général, en partant du principe du sens intime : Tous les phénomènes en général, c'est-à-dire tous les objets du sens, sont dans le temps, et tiennent nécessairement aux rapports du temps.

[...]

Ce qui a été dit jusqu'ici prouve donc la réalité empirique du temps, c'est-à-dire sa valeur objective par rapport à tous les objets qui peuvent jamais s'offrir à nos sens. Et comme notre intuition est toujours sensible, un objet ne peut donc jamais nous être donné en expérience sans tomber sous la condition du temps. Nous soutenons d'un autre côté la vanité de toute prétention du temps à la réalité absolue, c'est-à-dire à une réalité qui, abstraction faite de notre intuition sensible, adhérerait simplement aux choses comme condition ou propriété. Les qualités des choses en soi ne peuvent jamais nous être données par les sens. L'idéalité transcendantale du temps suivant laquelle, si l'on fait abstraction des conditions subjectives des intuitions sensibles, le temps n'est absolument rien, consiste donc en ce que le temps ne peut être compté ni parmi les objets considérés en eux-mêmes (indépendamment de leur rapport à notre intuition), ni comme subsistant dans ces objets ou y adhérant. Cependant cette idéalité, non plus que celle de l'espace, ne doit pas être comparée aux subreptions des sensations. Ici l'on suppose au phénomène même auquel se rattachent ces attributs délusoires, une réalité objective. Là cette réalité manque complètement, excepté en tant qu'elle concerne l'objet lui-même comme pur phénomène.

Réfutation de l'idéalisme
[de Descartes et de Berkeley][14]

L'idéalisme (j'entends le matériel) est la théorie qui déclare l'existence des objets dans l'espace hors de nous, [elle est] ou simplement douteuse et indémontrable, ou même fausse et impossible. La première de ces opinions est l'opinion problématique de Descartes, qui ne tient pour indubitable que la seule affirmation empirique, je suis. La seconde est l'opinion dogmatique de Berkeley, qui considère l'espace et toutes les choses auxquelles il tient en qualité de condition inséparable comme impossibles absolument, et conclut par conséquent que les choses dans l'espace ne sont que de pures chimères. L'idéalisme dogmatique est inévitable si l'on considère l'espace comme propriété des choses en elles-mêmes ; car alors il est, avec tout ce dont il est la condition, un non-être. Mais le fondement de cet idéalisme a été renversé par nous dans l'Esthétique transcendantale. L'idéalisme problématique, qui n'affirme rien à ce sujet, mais qui fait seulement voir notre impuissance à démontrer par l'expérience immédiate une existence étrangère à la nôtre, est tout rationnel et conforme à une investigation philosophique fondamentale, qui a pour principe de ne pas juger avant d'avoir trouvé une preuve suffisante. Il s'agit donc de démontrer que non seulement nous imaginons les choses extérieures, mais encore que nous les percevons ; ce qui ne peut se faire qu'en prouvant que notre expérience interne elle-même, indubitable pour Descartes, n'est possible que dans la supposition d'une expérience externe.

THÉORÈME

La simple conscience de ma propre existence, mais empiriquement déterminée, prouve l'existence d'objets hors de moi dans l'espace.

Preuve

Je suis conscient de mon existence comme déterminée dans le temps. Toute détermination de temps présuppose quelque chose de permanent dans la perception. Mais ce permanent ne peut pas être quelque chose en moi, par la raison précisément que mon existence ne peut d'abord être déterminée dans le temps que par le permanent (1). La perception de ce permanent n'est donc possible que par le moyen d'une chose hors de moi, et non par la simple représentation d'une chose hors de moi. La détermination de mon existence n'est donc possible dans le temps que par l'existence de choses réelles que je perçois hors de moi. Or, la conscience dans le temps est nécessairement liée à la conscience de la possibilité de cette détermination de temps : elle est donc aussi intimement liée à l'existence des choses hors de moi, comme à la condition de la détermination de temps ; c'est-à-dire que la conscience de mon existence propre est en même temps une conscience immédiate de l'existence d'autres choses hors de moi.

(1) Cette dernière phrase : «  ... que par le permanent. » a été remplacée par celle-ci, que l'auteur propose dans la dernière note de sa préface à la seconde édition, et que nous rapportons dans la présente note :

      «  Car toutes les causes de détermination de mon existence, qui peuvent se trouver en moi, sont des représentations, et, comme telles, ont elles-mêmes besoin d'un permanent différent d'elles, sur lequel par conséquent mon existence puisse être déterminée par rapport à leur changement dans le temps dans lequel elles changent. On dira sans doute, contre cette démonstration, que je n'ai toutefois conscience immédiate que de ce qui est en moi, c'est-à-dire de ma représentation des choses extérieures, et qu'il reste toujours à savoir si quelque chose d'extérieur à moi correspond ou non à cette représentation. Mais j'ai conscience, par une expérience interne, de mon existence dans le temps (par conséquent aussi de sa déterminabilité dans ce temps) : ce qui est plus que la simple conscience de ma représentation, mais c'est cependant identique à la conscience empirique de mon existence, laquelle n'est déterminable que par son rapport à quelque chose d'extérieur à moi qui se lie à mon existence. Cette conscience de mon existence dans le temps est donc identiquement liée à la conscience d'un rapport à quelque chose hors de moi : c'est par conséquent l'expérience et non la fiction, le sentiment et non l'imagination, qui rattache indissolublement l'extérieur à mon sens interne ; car le sens externe est déjà en soi un rapport de l'intuition à quelque chose de réel extérieur à moi, et dont la réalité, à la différence de la fiction, consiste à être inséparablement unie à l'expérience interne même, comme à la condition de sa possibilité, ainsi qu'il arrive ici. Si, dans la représentation je suis, qui accompagne tous mes jugements et tous les actes de mon entendement, je pouvais en même temps, par une intuition intellectuelle, rattacher à la conscience intellectuelle de mon existence une détermination de cette existence, la conscience d'un rapport à quelque chose d'extérieur à moi n'appartiendrait pas nécessairement à la conscience de mon être. Or, cette conscience intellectuelle précède, à la vérité, mais l'intuition interne dans laquelle seule mon existence peut être déterminée est sensible et liée à la condition du temps. Cette détermination, par conséquent l'expérience interne elle-même, dépend donc de quelque chose de permanent qui n'est point en moi, qui est par conséquent dans quelque chose hors de moi, et avec quoi je dois me considérer en relation. Ainsi la réalité du sentiment extérieur est nécessairement liée à celle du sentiment intérieur pour la possibilité d'une expérience en général : c'est-à-dire que je suis aussi conscient qu'il y a une chose extérieure à moi, qui se rapporte à mon sentiment, que je suis conscient de mon existence déterminée dans le temps.

      Mais maintenant à quelles intuitions données correspondent en réalité les objets extérieurs, objets qui par conséquent appartiennent au sens extérieur, auquel ils doivent être attribués, et non à l'imagination ? C'est ce qui doit être décidé dans chaque cas particulier suivant les règles d'après lesquelles l'expérience en général (même l'interne) diffère de l'imagination et en prenant toujours pour fondement le principe que : il y a réellement une expérience extérieure. On peut ajouter à cela que la représentation de quelque chose de permanent dans l'existence n'est point identique à la représentation permanente ; car la représentation peut être très inconstante et très variable comme toutes nos représentations, même celle de la matière, et cependant se rapporter à quelque chose de permanent, qui par conséquent doit être une chose toute différente de mes représentations, une chose extérieure et dont l'existence est nécessairement comprise dans la détermination de la mienne propre, et ne forme avec elle qu'une seule expérience qui n'aurait pas même lieu intérieurement si elle n'était pas (en partie) également extérieure. Quant au comment, il n'est pas plus explicable que le comment nous pensons dans le temps en général l'immuable dont la simultanéité produit avec le muable l'idée de changement. »

Première observation

On peut remarquer dans cette preuve que le jeu de l'idéalisme lui est rendu à son tour avec plus de raison. Il a reconnu que la seule expérience immédiate est l'expérience interne, et que de là on conclut seulement à l'existence de choses extérieures, mais sans certitude, comme partout où l'on conclut d'effets donnés à des causes déterminées, puisque la cause des représentations peut aussi être en nous, et qu'il peut très bien arriver que nous l'attribuions faussement à des choses extérieures. Mais nous venons de prouver que l'expérience externe est proprement immédiate (2) ; qu'elle seule rend possible la détermination de la conscience de notre propre existence (non pas à la vérité [de] la conscience de notre propre existence), mais cependant sa détermination dans le temps, c'est-à-dire l'expérience interne. Sans doute que la représentation je suis, exprimant la conscience qui peut accompagner toute pensée, est ce qui renferme immédiatement l'existence d'un sujet, mais non sa connaissance, et par conséquent pas non plus la connaissance empirique, c'est-à-dire l'expérience ; car pour cela il faut, outre la pensée de quelque chose d'existant, l'intuition, et ici l'intuition intérieure, par rapport à laquelle, c'est-à-dire au temps, le sujet doit être déterminé ; ce qui ne peut se faire qu'à l'aide des objets extérieurs : de sorte que l'expérience interne elle-même n'est possible que médiatement ou par le moyen de l'expérience externe.

(2) La conscience immédiate de l'existence des choses extérieures n'est pas supposée dans ce théorème, mais prouvée ; peu importe que nous apercevions ou non la possibilité de cette conscience. La question de cette possibilité serait : Si nous n'avons que le sens interne et pas de sens externe, mais simplement une imagination externe ? Mais il est clair que pour imaginer simplement quelque chose comme externe, c'est-à-dire pour l'exposer en intuition au sens, il faut déjà distinguer immédiatement un sens externe, et par là la simple capacité (réceptivité) d'une intuition externe, de la spontanéité qui caractérise toute imagination ; car si l'on se créait un sens externe par l'imagination seule, on anéantirait la faculté d'intuition qui devrait être déterminée par l'imagination.

De Dieu

Impossibilité d'une preuve ontologique de l'existence de Dieu[15]

On voit facilement, d'après ce qui a été dit jusqu'ici, que le concept d'un être absolument nécessaire est un concept pur de la raison(a), c'est-à-dire une simple idée dont la réalité objective est loin d'être prouvée par le

 

    

(a) Concept pur de la raison :
Idée innée qui ne peut pas être prouvée empiriquement et qui guide notre compréhension du monde, même si elle n'est pas directement observable dans l'expérience sensible. Les concepts purs de la raison sont nécessaires pour structurer notre compréhension du monde (comme l'âme, Dieu ou la liberté) puisqu'ils donnent un sens à l'existence.
(Note F. B.)

fait seul que la raison en a besoin ; idée qui ne porte que sur une certaine perfection, d'ailleurs inaccessible, et sert plutôt proprement à borner l'entendement qu'à l'étendre à de nouveaux objets. Il y a donc ici cela d'étrange et de contradictoire, que si la conclusion qui va d'une existence donnée en général à une existence absolument nécessaire, semble être impérieuse et juste, nous avons néanmoins contre nous toutes les conditions intellectuelles nécessaires pour nous faire un concept d'une telle nécessité.

On a parlé de tout temps de l'être absolument nécessaire, et l'on s'est beaucoup plus soucié d'en démontrer l'existence que de comprendre si et comment l'on peut seulement concevoir une chose de cette espèce. Or, une définition nominale de ce concept est à la vérité très facile : c'est quelque chose dont la non-existence est impossible. Mais nous n'en savons pas pour cela davantage par rapport aux conditions qui font qu'il est impossible de tenir le non-être d'une chose pour absolument inconcevable. [...]

Il y a plus, on a cru expliquer par une foule d'exemples ce concept hasardé à tout événement, et devenu enfin tout à fait vulgaire, de manière à rendre parfaitement inutile toute recherche ultérieure à l'effet de le comprendre. Toute proposition de géométrie, par exemple, qu'un triangle à trois angles, est absolument nécessaire ; et l'on en a dit autant d'un objet qui est totalement hors de la sphère de notre entendement, comme si l'on comprenait parfaitement ce que l'on veut dire par ce concept.

Tous ces prétendus exemples sont pris sans exception de jugements, mais non de choses et de leur existence. Mais la nécessité absolue des jugements n'est pas une nécessité absolue des choses. Car la nécessité absolue du jugement n'est qu'une nécessité conditionnée de la chose ou du prédicat dans le jugement. La proposition précédente ne dit pas que trois angles soient absolument nécessaires, mais que, posé la condition qu'un triangle existe (soit donné), il existe aussi nécessairement trois angles (en lui). Néanmoins, cette nécessité logique a un si grand pouvoir d'illusion que lorsqu'on s'est fait d'une chose un concept a priori, — et de telle sorte que, suivant l'opinion qu'on s'en fait, il embrasse dans sa compréhension l'existence —, on croit pouvoir en conclure sûrement, parce que l'existence convient nécessairement à l'objet de ce concept, c'est-à-dire, sous la condition que je suppose cette chose comme donnée (comme existante), que son existence est aussi posée nécessairement (suivant la règle de l'identité), et que cet être, par conséquent, est lui-même absolument nécessaire, parce que son existence est conçue dans un concept admis arbitrairement, et sous la condition que j'en pose l'objet.

Si, dans un jugement identique, je fais disparaître le prédicat et que je retiens le sujet, il en résulte une contradiction. Je dis alors que le prédicat convient nécessairement au sujet. Mais si je fais disparaître le sujet en même temps que le prédicat, alors il n'y a pas de contradiction, car il n'y a plus rien avec quoi il puisse y avoir contradiction. Il est contradictoire de supposer un triangle si l'on en supprime par la pensée les trois angles ; mais il n'y a pas de contradiction à faire disparaître le triangle en même temps que ses trois angles. Il en est exactement de même du concept d'un être absolument nécessaire. Si vous en supprimez l'existence, vous supprimez aussi la chose même avec tous ses attributs : où serait alors la contradiction ? Il n'y a plus rien extérieurement avec quoi la contradiction soit possible, car la chose ne doit pas être nécessaire extérieurement ; rien non plus intérieurement, car la chose elle-même étant supprimée, toute intériorité est en même temps supprimée. Dieu est tout-puissant ; c'est là un jugement nécessaire. La toute-puissance ne peut être enlevée si vous vous posez une divinité, c'est-à-dire un être infini au concept duquel elle est identique. Mais si vous dites : Dieu n'est pas, alors il n'y a ni toute-puissance, ni aucun autre attribut, car ils sont tous ensemble enlevés au sujet, et il n'y a pas ombre de contradiction dans cette pensée.

Vous avez donc vu que, si je supprime le prédicat d'un jugement avec le sujet, jamais contradiction intérieure ne peut avoir lieu, quel que puisse être l'attribut. Or, il ne vous reste aucun subterfuge, à moins que vous ne disiez qu'il y a des sujets qui ne peuvent pas être supprimés, qui, par conséquent, doivent rester. Mais il vaudrait autant dire qu'il y a des sujets absolument nécessaires ; ce qui est la proposition dont j'ai précisément révoqué en doute la légitimité, et dont vous avez entrepris de me montrer la possibilité, car je ne puis pas du tout me faire un concept d'une chose telle qu'il y eût contradiction qu'elle ne fût pas, avec tous ses attributs ; et cependant, sans la contradiction, je n'ai aucun critérium de l'impossibilité par simples concepts purs a priori.

Contre tous ces raisonnements généraux (que personne ne peut contester), vous prétendez, par un cas particulier que vous m'objectez comme une preuve de fait, qu'il y a cependant un concept, mais un seul à la vérité, où le non-être, où la suppression de l'objet de ce concept est contradictoire en soi : tel est le cas du concept de l'être parfait. Cet être, dites-vous, peut être toute réalité, et vous êtes autorisé à admettre un tel être comme possible (ce que j'accorde à présent, quoiqu'il s'en faille beaucoup que le concept non contradictoire en soi prouve la possibilité de l'objet)(1).

 

    

(1) Le concept est toujours possible lorsqu'il ne se contredit point. C'est le caractère logique de la possibilité, et son objet se distingue par-là du nihil negativum [rien de négatif]. Mais ce concept peut néanmoins être un concept vain, si la réalité objective de la synthèse, par laquelle le concept est produit, n'est pas démontrée en particulier ; ce qui repose toujours, comme nous l'avons montré plus haut, sur des principes de l'expérience possible et non sur le principe de l'analyse (le principe de contradiction). C'est là un avertissement de ne pas conclure incontinent de la possibilité des concepts (de la possibilité logique) à la possibilité des choses (possibilité réelle).

Or, dans la toute réalité est aussi comprise l'existence. L'existence est donc dans le concept de quelque chose de possible. Si donc cette chose est supprimée, la possibilité interne de la chose l'est aussi, ce qui est contradictoire.

Je réponds : vous êtes déjà tombé dans une contradiction quand, dans le concept d'une chose que vous voulez simplement concevoir quant à sa possibilité, sous quelque nom qu'elle se déguise, vous faites entrer le concept de son existence. Si on vous l'accorde, vous avez alors en apparence vaincu, mais en réalité vous n'avez rien dit, car vous n'avez fait qu'une simple tautologie. Je vous le demande, la proposition : cette chose-ci ou celle-là (que je vous accorde comme possible, que ce soit ce qu'on voudra) existe, est-elle une proposition analytique ou synthétique (b) ?

 

    

(b) Les jugements analytiques clarifient ce qui est déjà contenu dans un concept, tandis que les jugements synthétiques ajoutent de nouvelles informations au concept du sujet.
Exemple de jugement analytique :
« Ce nain est petit ». Le concept « petit » est contenu dans le concept même de « nain ». Il y a un rapport d'identité entre ces deux concepts.
Exemple de jugement synthétique :
« Ce nain est riche ». Le concept « riche » n'est pas contenu dans le concept même de « nain ». Certains nains ne sont pas riches.
(Note F. B.)

Si elle est analytique, vous n'ajoutez rien par l'existence de la chose à votre pensée de la chose ; mais dans ce cas, ou la pensée qui est en vous devrait être la chose elle-même, ou vous avez supposé une existence comme faisant partie de la possibilité, et alors l'existence est conclue de l'hypothèse de la possibilité interne ; ce qui n'est qu'une tautologie pitoyable. Le mot réalité, qui, dans le concept de la chose, sonne autrement que celui d'existence dans le prédicat, ne la constitue pas ; car si vous appelez réalité toute position (peu importe ce que vous supposez), alors vous avez déjà posé et admis comme réelle la chose avec tous ses prédicats dans le concept du sujet, et vous ne faites que vous répéter dans ce prédicat. Avouez-vous au contraire, comme doit le faire volontiers tout homme raisonnable, que toute proposition existentielle est synthétique : mais alors comment prétendez-vous donc affirmer que le prédicat de l'existence ne peut être enlevé sans contradiction, puisque ce privilège n'appartient proprement qu'aux propositions analytiques, dont le caractère particulier consiste précisément en cela même ?

Je pourrais espérer avoir anéanti d'une manière toute directe et toute simple cette vaine argutie par une détermination précise du concept de l'existence, si je ne savais pas que l'illusion, dans la confusion d'un prédicat logique avec un prédicat réel (c'est-à-dire avec la détermination d'une chose), se refuse presque à tout éclaircissement. On peut faire servir tout ce qu'on veut pour prédicat logique, tellement que le sujet peut être le prédicat de lui-même ; car la logique fait abstraction de toute matière. Mais la détermination est un prédicat qui s'ajoute au concept du sujet et l'augmente. Elle ne doit donc pas y être déjà contenue.

Être n'est évidemment pas un prédicat réel, c'est-à-dire un concept de quelque chose qui puisse ajouter au concept de cette chose. C'est simplement la position d'une chose, ou de certaines déterminations prises en elles-mêmes. Dans l'usage logique, c'est seulement la copule d'un jugement. La proposition : Dieu est tout-puissant, embrasse deux concepts qui ont leur objet : Dieu et toute-puissance ; le petit mot est n'est en rien un prédicat, mais seulement ce qui met l'attribut en rapport avec le sujet. Si donc je prends le sujet (Dieu) avec tous ses attributs (du nombre desquels est la toute-puissance), et que je dise : Dieu est, ou il est un Dieu, je n'ajoute aucun nouvel attribut au concept de Dieu ; je pose seulement le sujet en lui-même avec tous ses prédicats, et, bien entendu aussi l'objet en rapport avec mon concept. Tous deux doivent exactement renfermer la même chose ; et par conséquent de ce que je conçois l'objet du concept comme absolument donné (par l'expression, il est) ; rien de plus ne peut pour cela appartenir au concept, qui exprime simplement la possibilité. Ainsi le réel ne contient rien de plus que le simplement possible.

Cent écus réels ne contiennent absolument rien de plus que cent écus possibles. Car comme ceux-ci signifient le concept, et ceux-là l'objet et sa position en elle-même, s'il y avait quelque chose de plus dans l'objet que dans le concept, mon concept n'exprimerait pas l'objet tout entier, et n'y serait par conséquent pas non plus conforme. Mais il y a plus dans ma fortune si je possède réellement cent écus que si je ne les ai qu'en idée (c'est-à-dire dans leur possibilité), car l'objet en réalité n'est pas simplement contenu analytiquement dans mon concept, mais il ajoute synthétiquement à mon concept (qui est une détermination de mon état), sans que, par sa présence hors de mon concept, ces cent écus pensés soient le moins du monde augmentés.

Si donc je pense une chose par quelques prédicats que ce soient et quel qu'en soit le nombre (même dans la détermination universelle), de ce que je dis de plus : cette chose est ; — rien, absolument rien n'est ajouté par ce fait à la chose, car autrement ce ne serait pas précisément la même chose qui existerait, puisqu'il existerait plus que je n'avais pensé dans le concept ; je ne pourrais donc pas dire que c'est en tout point l'objet de mon concept qui existe. Si donc je pense dans une chose toutes les réalités, une seule exceptée, alors de ce que je dis une telle chose défectueuse existe, la réalité manquante ne lui appartient pas pour autant, mais cette chose existe précisément défectueuse comme je l'ai conçue ; autrement elle existerait un peu autre que je ne pensais. Donc si je pense un être comme la suprême réalité (sans défaut), reste toujours encore la question de savoir s'il existe ou non.

Car, quoique dans mon concept rien ne manque au contenu réel possible d'une chose en général, il manque cependant encore quelque chose au rapport à tout mon état de pensée, à savoir que la connaissance de cet objet soit possible aussi a posteriori. Et ici revient encore la cause de la difficulté qui règne dans cette matière. S'il était question d'un objet des sens, je ne pourrais pas confondre l'existence de la chose avec son seul concept ; car, par le concept l'objet n'est pensé qu'en accord avec les conditions universelles d'une connaissance empirique possible en général, et par l'existence il est pensé comme contenu dans l'ensemble de l'expérience totale ; alors donc le concept de l'objet n'est point augmenté par l'union avec la matière de l'expérience totale, mais notre pensée reçoit de plus par elle une perception possible. Voulons-nous au contraire penser l'existence par la catégorie pure seulement ? Il n'est pas étonnant alors que nous ne puissions donner aucun caractère pour la distinguer de la simple possibilité.

Nous sommes donc obligés de sortir de notre concept d'un objet, quelles qu'en soient la qualité et la quantité, pour accorder l'existence à cet objet. Dans les objets des sens, le fait a lieu par l'enchaînement avec quelqu'une de mes perceptions, suivant des lois empiriques ; mais l'existence des objets de la pensée pure ne peut être connue par aucun moyen absolument, parce qu'elle devrait l'être entièrement a priori, quand cependant notre conscience de toute existence (que ce soit par perception immédiate ou par des raisonnements qui rattachent quelque chose à la perception) appartient tout à fait à l'unité de l'expérience. Une existence en dehors de ce champ ne pût elle être affirmée impossible absolument, n'en reste pas moins une supposition que rien ne peut justifier.

Le concept d'un être suprême est une idée très utile sous beaucoup de rapports ; mais précisément parce qu'elle n'est qu'une simple idée, elle est tout à fait impropre à étendre par elle seule notre connaissance relativement à ce qui existe. Elle est même impuissante à nous instruire de la possibilité de plusieurs choses. Le caractère analytique de la possibilité, caractère qui consiste en ce que de simples positions (réalités) n'engendrent aucune contradiction, ne peut pas à la vérité lui être contesté ; mais comme la réunion de toutes les propriétés réelles dans une chose est une synthèse dont nous ne pouvons pas juger a priori la possibilité, les réalités ne nous étant pas spécifiquement données ; et comme dans le cas même où elles nous seraient données, aucun jugement ne serait encore possible ici, parce que le caractère de la possibilité des connaissances synthétiques ne peut jamais être cherché que dans l'expérience, dont l'objet d'une idée ne peut pas faire partie ; il s'en faut donc beaucoup que le célèbre Leibniz ait fait ce dont il se flattait, ou qu'il soit parvenu à connaître a priori la possibilité d'un être idéal si élevé.

Dans cette fameuse preuve ontologique (cartésienne) de l'existence d'un être suprême, toute peine, tout labeur a été perdu, et l'on n'augmentera pas plus ses connaissances par de simples idées qu'un négociant n'augmenterait sa fortune en ajoutant des zéros à l'état de sa caisse.

L'idée de Dieu : Idéal suprême de la raison[16]

p. 386

La troisième idée de la raison pure, qui contient une supposition purement relative d'un être, comme cause suffisante de toutes les séries cosmologiques, est le concept rationnel de Dieu. Nous n'avons pas la moindre raison de poser absolument (de supposer en soi) l'objet de cette idée ; car qu'est-ce qui peut nous permettre, ou simplement nous excuser soit de croire, soit d'affirmer, d'après le simple concept que nous nous faisons de ce qu'il est en lui-même, un être d'une perfection absolue et comme absolument nécessaire par sa nature, si ce n'est le monde, par rapport auquel seulement la supposition peut être nécessaire ? Ce qui fait voir que l'idée de cet être, ainsi que toutes les idées spéculatives, ne signifie autre chose si ce n'est que la raison prescrit de considérer la liaison universelle du monde suivant des principes d'une unité systématique, par conséquent comme si tout procédait d'un seul être embrassant tout, comme cause suprême et suffisante de tout. D'où il est clair que la raison ne peut avoir encore d'autre vue que sa propre règle formelle dans l'extension de son usage empirique, mais jamais une extension au-delà de toutes les bornes de l'usage empirique. Cette idée ne cache donc aucun principe constitutif de son usage approprié à une expérience possible.

L'unité formelle suprême qui se fonde seulement sur des concepts rationnels est l'unité finale des choses ; et l'intérêt spéculatif de la raison nous force à regarder toute disposition régulière dans le monde comme l'effet délibéré d'une raison suprême. Un tel principe ouvre donc à notre raison, appliquée au champ de l'expérience, des aspects tout à fait nouveaux pour lier les choses dans le monde suivant des lois téléologiques, et pour parvenir de cette manière à leur plus grande unité systématique. La supposition d'une intelligence suprême comme cause unique de l'univers, mais bien simplement en idée, peut donc toujours être utile à la raison, sans cependant lui nuire jamais en cela. [...]

p. 336

Or, je soutiens que toute recherche d'un usage purement spéculatif de la raison par rapport à la théologie est complètement inutile, qu'elle est vaine et de nulle valeur quant à la nature interne de cette science ; que d'un autre côté les principes de son usage naturel ne nous conduisent à aucune théologie, et que par conséquent si l'on ne pose en principe les lois morales, ou si l'on ne s'en sert comme d'un fil conducteur, il ne peut y avoir aucune théologie naturelle. Car tous les principes synthétiques de l'entendement sont d'un usage immanent, et pour parvenir à la connaissance d'un être suprême, il faudrait en faire un usage transcendantal, usage impossible à notre entendement. Si la loi empiriquement valable de la causalité devait conduire à l'être primitif, cet être devrait alors faire partie de la chaîne des objets de l'expérience ; mais, dans ce cas, comme tous les phénomènes, il serait lui-même conditionné à son tour. Tout en supposant que l'on puisse franchir les bornes de l'expérience, au moyen de la loi dynamique du rapport des effets à leurs causes, quel concept peut nous être donné par cette opération ? Ce n'est assurément pas le concept d'un être suprême, parce que l'expérience ne nous fournit jamais le plus grand de tous les effets possibles (comme devant témoigner de sa cause). S'il doit nous être permis, uniquement pour ne pas laisser de vide dans notre raison, de combler ce déficit de la parfaite détermination par une simple idée de la souveraine perfection et de la nécessité primitive, c'est là une concession toute de faveur, mais on ne peut l'exiger au nom d'une preuve invincible. [...]

p. 337

On voit donc bien par là que des questions transcendantales ne permettent que des réponses transcendantales, c'est-à-dire par purs concepts a priori, sans le moindre mélange d'empirisme. Mais ici la question est visiblement synthétique et demande une extension de notre connaissance au-delà de toutes les bornes de l'expérience, à savoir, jusqu'à l'existence d'un être qui doive correspondre à notre simple idée, à laquelle aucune expérience ne peut jamais être adéquate. Or, suivant nos preuves précédentes, toute connaissance synthétique a priori n'est possible qu'autant qu'elle exprime les conditions formelles d'une expérience possible ; et tous les principes n'ont par conséquent qu'une valeur immanente ; c'est-à-dire qu'ils se rapportent seulement à des objets de la connaissance empirique ou à des phénomènes. On n'obtient donc rien non plus par la méthode transcendantale, dans l'intérêt de la théologie d'une raison purement spéculative.

p. 341

L'être suprême demeure donc, pour l'usage purement spéculatif de la raison, un pur idéal, mais cependant un idéal sans défauts ; concept qui termine et couronne toute la connaissance humaine, concept dont la réalité objective ne peut être prouvée par ce moyen, il est vrai, mais aussi ne peut être niée. Et, s'il doit y avoir une théologie morale capable de combler cette lacune, alors la théologie qui n'a été jusque-là que transcendantale, que problématique, en prouve la nécessité par la détermination de son propre concept et par la censure perpétuelle d'une raison qui n'est pas toujours d'accord avec ses idées propres, trompée qu'elle est souvent par la sensibilité. La nécessité, l'infinité, l'unité, l'existence en dehors du monde (non comme âme du monde), l'éternité sans condition de temps, la toute-présence sans condition d'espace, la toute-puissance, etc., sont des prédicats purement transcendantaux, et par conséquent leur idée épurée, indispensable à toute théologie, ne peut être dérivée que de la théologie transcendantale.

Immortalité de l'âme[17]

La réalisation du souverain bien dans le monde est l'objet nécessaire d'une volonté qui peut être déterminée par la loi morale. Mais la parfaite conformité des intentions de la volonté à la loi morale est la condition suprême du souverain bien. Elle doit donc être possible aussi bien que son objet, puisqu'elle est contenue dans l'ordre même qui prescrit de le réaliser.

Or la parfaite conformité de la volonté à la loi morale, ou la sainteté est une perfection dont aucun être raisonnable n'est capable dans le monde sensible, à aucun moment de son existence. Et puisqu'elle n'en est pas moins exigée comme pratiquement nécessaire, il faut donc la chercher uniquement dans un progrès indéfiniment continu vers cette parfaite conformité ; et, suivant les principes de la raison pure pratique, il est nécessaire d'admettre ce progrès pratique comme l'objet réel de notre volonté.

Or, ce progrès indéfini n'est possible que dans la supposition d'une existence et d'une personnalité indéfiniment persistantes de l'être raisonnable (ou de ce qu'on nomme l'immortalité de l'âme). Donc le souverain bien n'est pratiquement possible que dans la supposition de l'immortalité de l'âme ; par conséquent, celle-ci, étant inséparablement liée à la loi morale, est un postulat de la raison pure pratique (par où j'entends une proposition théorique, mais qui comme telle ne peut être démontrée, en tant que cette proposition est inséparablement liée à une loi pratique, ayant a priori une valeur absolue).

Théologie eschatologique

L'existence de Dieu, comme postulat de la raison pratique[18]

La loi morale nous a conduits dans la précédente analyse à un problème pratique, qui nous est prescrit uniquement par la raison pure, indépendamment de tout concours des mobiles sensibles, à savoir au problème de la perfection nécessaire de la première et principale partie du souverain bien, de la moralité, et, ce problème ne pouvant être entièrement résolu que dans une éternité, au postulat de l'immortalité. Cette même loi doit nous conduire aussi, d'une manière tout aussi désintéressée que tout à l'heure, d'après le jugement d'une raison impartiale, à la possibilité du second élément du souverain bien, ou d'un bonheur proportionné à la moralité, à savoir à la supposition de l'existence d'une cause adéquate à cet effet ; c'est-à-dire qu'elle doit postuler l'existence de Dieu, comme condition nécessaire à la possibilité du souverain bien (objet de notre volonté nécessairement lié à la législation morale de la raison pure). Nous allons rendre ce rapport évident.

Le bonheur est l'état où se trouve dans le monde un être raisonnable pour qui, dans toute son existence, tout va selon son désir et sa volonté, et il suppose, par conséquent, l'accord de la nature avec tout l'ensemble des fins de cet être, et en même temps avec le principe essentiel de sa volonté. Or la loi morale, comme loi de la liberté, commande par des principes de détermination, qui doivent être entièrement indépendants de la nature et de l'accord de la nature avec notre faculté de désirer (comme mobiles). D'un autre côté, l'être raisonnable agissant dans le monde n'est pas non plus cause du monde et de la nature même. La loi morale ne saurait donc fonder par elle-même un accord nécessaire et juste entre la moralité et le bonheur dans un être qui, faisant partie du monde, en dépend, et ne peut, par conséquent, être la cause de cette nature et la rendre par ses propres forces parfaitement conforme, en ce qui concerne son bonheur, à ses principes pratiques. Et pourtant, dans le problème pratique que nous prescrit la raison pure, c'est-à-dire dans la poursuite nécessaire du souverain bien, cet accord est postulé comme nécessaire : nous devons chercher à réaliser le souverain bien (qui, par conséquent, doit être possible). Donc l'existence d'une cause de toute la nature, distincte de la nature même et servant de principe à cet accord, c'est-à-dire à la juste harmonie du bonheur et de la moralité, est aussi postulée. Mais cette cause suprême doit contenir le principe de l'accord de la nature, non pas simplement avec une loi de la volonté des êtres raisonnables, mais avec la représentation de cette loi, en tant qu'ils en font le motif suprême de leur volonté, et, par conséquent, non pas simplement avec la forme des moeurs, mais avec la moralité même comme principe déterminant, c'est-à-dire avec l'intention morale. Donc le souverain bien n'est possible dans le monde qu'autant qu'on admet une nature suprême douée d'une causalité conforme à l'intention morale. Or un être, qui est capable d'agir d'après la représentation de certaines lois est une intelligence (un être raisonnable), et la causalité de cet être, en tant qu'elle est déterminée par cette représentation, est une volonté. Donc la cause suprême de la nature, comme condition du souverain bien, est un être qui est cause de la nature, en tant qu'intelligence et volonté (par conséquent, auteur de la nature), c'est-à-dire qu'elle est Dieu. [...]

[...]

C'est de cette manière que la loi morale conduit par le concept du souverain bien, comme objet et but final de la raison pure pratique, à la religion, c'est-à-dire nous conduit à regarder tous les devoirs comme des commandements de Dieu. [...]

Théologie morale[19]

L'intelligence la plus ordinaire, en songeant à l'existence des choses du monde et à celle du monde lui-même, ne peut s'empêcher de juger que toutes ces créatures diverses dont le monde est rempli, quelque art qu'on trouve dans leur constitution, quelque variété et quelque finalité qu'on découvre dans leur ordonnance générale, et l'ensemble même de tant de systèmes existeraient en vain, s'il ne s'y trouvait des hommes (des êtres raisonnables en général), c'est-à-dire que, sans les hommes, toute la création serait déserte, inutile et sans but final. Or ce n'est pas dans l'homme la faculté de connaître (la raison théorique) qui donne une valeur à tout ce qui existe dans le monde, c'est-à-dire que l'homme n'existe pas pour qu'il y ait quelqu'un qui puisse contempler le monde. En effet, si cette contemplation ne nous représente que des choses sans but final, ce seul fait d'être connu ne peut donner au monde aucune valeur, et il faut déjà lui supposer un but final, qui lui-même donne un prix à la considération du monde. Ce n'est pas non plus dans le sentiment du plaisir et dans la somme des plaisirs que nous chercherons le but final de la création ; le bien-être, la jouissance (qu'elle soit corporelle ou spirituelle), le bonheur, en un mot, ne contient pas la mesure de cette valeur absolue. En effet, de ce que l'homme, dès qu'il existe, fait du bonheur son but final, il ne suit pas que nous sachions pourquoi il existe en général, ni quel droit il a lui-même à rendre son existence agréable. Il faut donc qu'il se considère déjà comme le but final de la création, pour avoir une raison qui nécessite l'harmonie de la nature avec son bonheur, lorsqu'il la considère téléologiquement comme un tout absolu. Ainsi la faculté de désirer, non pas celle qui rend l'homme dépendant de la nature (par les mobiles de la sensibilité), et qui ne donne à son existence d'autre prix que celui qui résulte de sa capacité pour la jouissance, mais celle par laquelle il peut se donner une valeur qui vient de lui-même, et qui consiste dans ce qu'il fait, dans sa manière d'agir et dans les principes qui le dirigent, non plus comme membre de la nature, mais comme agent libre, une bonne volonté, en un mot, voilà la seule chose qui puisse donner à l'existence de l'homme une valeur absolue et à celle du monde un but final.

Les esprits les plus vulgaires, pour peu qu'on appelle leur attention sur cette question, s'accordent parfaitement à répondre que l'homme ne peut être le but final de la création que comme être moral. À quoi sert-il, dira-t-on, que cet homme ait tant de talent et d'activité à la fois, qu'il exerce par là une influence si utile sur la république, et que, relativement à ses propres intérêts, comme à ceux d'autrui, il ait une si grande valeur, s'il manque d'une bonne volonté ? C'est un objet de mépris, si on considère en lui l'intérieur ; et, à moins que la création n'ait point absolument de but final, il faut que cet homme, qui y appartient aussi comme homme, mais qui, en tant que méchant homme, est le sujet d'un monde soumis à des lois morales, fasse abstraction, conformément à ces lois, de sa fin subjective (du bonheur), pour que son existence puisse s'accorder avec le but final de la création. Quand donc nous découvrons dans le monde un ordre de fins, et que, comme la raison l'exige nécessairement, nous subordonnons les fins conditionnelles à une fin dernière inconditionnelle, c'est-à-dire à un but final, il est évident d'abord qu'il ne s'agit pas alors d'un but intérieur de la nature, donnée comme existante, mais du but de son existence même, ainsi que de toutes ses dispositions, par conséquent du dernier but de la création, et, dans celui-ci, de la condition suprême qui seule peut déterminer un but final (c'est-à-dire du motif qui détermine une intelligence suprême à produire les choses du monde).

Or, en plaçant dans l'homme, considéré seulement comme être moral, le but de la création, nous avons d'abord une raison, ou du moins la principale condition pour être autorisés à regarder le monde comme un ensemble de fins, comme un système de causes finales ; mais nous avons surtout, relativement au rapport, nécessaire pour nous, d'après la constitution même de notre raison, des fins de la nature à une cause intelligente du monde, un principe qui nous permet de concevoir la nature et les attributs de cette cause première, considérée comme le principe suprême d'un royaume de fins, et qui en détermine ainsi le concept : ce que la téléologie physique était incapable de faire, puisqu'elle ne pouvait nous en donner que des concepts indéterminés, et par conséquent inutiles, au point de vue théorique aussi bien qu'au point de vue pratique.

Appuyés sur ce principe ainsi déterminé de la causalité de l'Être suprême, nous ne regarderons pas seulement cet être comme l'intelligence législatrice de la nature, mais aussi comme le suprême législateur du monde moral. Dans son rapport avec le souverain bien qui n'est possible que sous son empire, ou avec l'existence des êtres raisonnables sous des lois morales, nous lui attribuerons l'omniscience, afin qu'il puisse pénétrer au plus profond de nos coeurs (car c'est là véritablement qu'il faut chercher la valeur morale des actions des êtres raisonnables) ; l'omnipotence, afin qu'il puisse approprier la nature entière à cette fin suprême ; la toute-bonté et la toute-justice, parce que ces deux attributs (ensemble la sagesse) constituent les conditions de la causalité d'une cause suprême du monde, considérée comme produisant le souverain bien d'après les lois morales ; et nous concevrons aussi dans cet être tous les attributs transcendantaux, comme l'éternité, la toute-présence, etc. (car la bonté et la justice sont des attributs moraux), puisque ce même but final les suppose. De cette manière la téléologie morale comble les lacunes de la téléologie physique, et fonde enfin une théologie, car, si la téléologie physique n'empruntait rien à l'autre à son insu et qu'elle agit conséquemment, elle ne pourrait fonder par elle-même qu'une démonologie, incapable de tout concept déterminé.

Mais le principe du rapport du monde à une cause suprême, conçue comme Dieu, en tant que l'on considère dans le monde la destination morale de certains êtres, ce principe ne fonde pas seulement une théologie, en complétant la preuve physico-téléologique, et par conséquent en prenant celle-ci pour base ; mais il se suffit aussi à lui-même, et lui-même appelle l'attention sur les fins de la nature, et nous provoque à l'étude de cet art merveilleux qui se cache derrière ses formes, en nous engageant à chercher incidemment dans les fins de la nature une confirmation aux idées fournies par la raison pure pratique. En effet, le concept d'êtres du monde soumis à des lois morales est un principe a priori, d'après lequel l'homme doit se juger nécessairement, et la raison reconnaît aussi a priori, comme un principe qui lui est nécessaire pour juger téléologiquement l'existence du monde, que, s'il y a réellement une cause agissant avec intention et en vue d'une fin, ce rapport moral doit contenir la condition de la possibilité d'une création tout aussi nécessairement que celui qui se fonde sur des lois physiques (si cette cause intelligente a un but final). Toute la question est de savoir si nous avons un motif suffisant pour la raison (spéculative ou pratique) d'attribuer un but final à la cause suprême agissant d'après des fins. Car que, d'après la constitution subjective de notre raison, et même d'après ce que nous pouvons concevoir de la raison des autres êtres, ce but ne puisse être que l'homme soumis à des lois morales, c'est ce que nous pouvons tenir a priori pour certain, tandis qu'au contraire il est impossible a priori de connaître les fins de la nature dans l'ordre physique, et surtout de comprendre qu'une nature ne puisse exister sans elles.

REMARQUE

Supposez un homme dans un moment où son esprit est porté au sentiment moral. Trouve-t-il, au milieu d'une belle nature, une jouissance calme et sereine dans le sentiment de son existence, il sent aussi en lui le besoin d'en rendre grâce à quelque être. Ou bien, une autre fois, trouve-t-il le même plaisir dans le sentiment de ses devoirs, qu'il ne peut et ne veut remplir que par un sacrifice volontaire, il sent le besoin de penser qu'il a par là même rempli un ordre et obéi à un maître suprême. Ou bien encore a-t-il agi sans réflexion contre son devoir, mais sans avoir à en répondre aux hommes, il sent les reproches intérieurs élever en lui une voix sévère, comme si c'était la parole d'un juge devant lequel il eut à comparaître. En un mot, il a besoin d'une intelligence morale, parce que le but même pour lequel il existe exige un être qui soit sa cause et celle du monde conformément à ce but. Il serait inutile d'alléguer des mobiles cachés derrière ces sentiments, car ils sont immédiatement liés aux plus pures dispositions morales, puisque la reconnaissance, l'obéissance et l'humilité (la soumission à un châtiment mérité) expriment des dispositions d'esprit favorables au devoir, et que celui qui cherche à développer ses dispositions morales place volontairement devant lui par la pensée un être qui n'existe pas dans le monde, afin de remplir aussi ses devoirs envers lui, s'il y a lieu. C'est donc au moins une chose possible et dont on trouve le principe dans nos sentiments moraux, que le besoin purement moral d'admettre l'existence d'un être, qui donne à notre moralité plus de force, ou même d'étendue (du moins suivant notre mode de représentation) en lui proposant un nouvel objet, c'est-à-dire d'admettre en dehors du monde un législateur moral, sans songer à la preuve théorique, et encore moins à notre intérêt personnel, mais par un motif purement moral et libre de toute influence étrangère (mais tout subjectif), sur la seule recommandation d'une raison pure pratique qui tire ses lois d'elle-même.

Et, bien qu'une telle disposition d'esprit se produise rarement ou ne se prolonge pas, bien qu'elle soit fugitive et sans effet durable, à moins qu'on ne s'applique à discerner l'objet représenté dans cette ombre, et qu'on ne s'efforce de le ramener à des concepts clairs, on ne peut nier pourtant qu'il n'y ait en nous une disposition morale, qui nous porte, comme principe subjectif, à ne pas nous contenter, dans la considération de la nature, d'une finalité établie par des causes naturelles, mais à lui supposer une cause suprême gouvernant la nature d'après, des principes moraux. Ajoutez à cela que nous nous sentons obligés par la loi morale de tendre à un but suprême universel, mais incapables en même temps, ainsi que toute la nature, d'atteindre ce but, et que ce n'est pourtant qu'en y tendant que nous pouvons nous mettre en harmonie avec le but final d'une cause intelligente du monde (s'il y a une pareille cause), en sorte que nous trouvons dans la raison pratique un motif purement moral d'admettre cette cause (puisqu'on le peut sans contradiction), pour ne pas être exposés à regarder nos efforts comme tout à fait perdus et à nous laisser décourager par là.

De tout cela il faut donc ici conclure uniquement que, si la crainte a pu d'abord produire les dieux, c'est la raison qui, au moyen de ses principes moraux, a pu produire le concept de Dieu (alors même qu'on était très ignorant, comme il arrive d'ordinaire, dans la téléologie de la nature, ou fort embarrassé par la difficulté d'expliquer, à l'aide d'un principe suffisamment établi, des phénomènes contradictoires), et que la destination morale de notre existence supplée à ce qui manque à la connaissance de la nature, en nous apprenant à concevoir, pour le but final auquel il faut rattacher l'existence de toutes choses, et qui ne peut satisfaire la raison qu'autant qu'il est moral, une cause suprême, douée des attributs qui la rendent capable de soumettre toute la nature à ce seul but (dont celle-ci n'est que l'instrument), c'est-à-dire un véritable Dieu.

Limitation de la validité de la preuve morale[20]

[...] Cette idée d'un but final de la liberté, dans sa conformité à des lois morales, a donc une réalité subjectivement pratique. Nous sommes déterminés a priori par la raison à concourir, selon nos forces, au bien du monde, lequel consiste dans l'union du plus grand bien physique des créatures raisonnables avec la suprême condition du bien moral, c'est-à-dire du bonheur général avec la plus grande moralité. [...]
La réalité objective et théorique du concept d'un but final, assigné dans le monde aux êtres raisonnables, exige donc non seulement qu'un but final nous soit proposé a priori, mais aussi que l'existence de la création, c'est-à-dire du monde lui-même, en ait un, de telle sorte que, si ce dernier pouvait être démontré a priori, il ajouterait la réalité objective à la réalité subjective du but final des êtres raisonnables. En effet, si la création a un but final, nous ne pouvons pas le concevoir autrement que comme s'accordant avec la moralité (qui, seule, rend possible le concept d'une fin). Nous rencontrons sans doute des fins dans le monde, et la téléologie physique nous en découvre tant que nous nous trouvons autorisés à donner pour fondement à notre investigation de la nature ce principe de la raison, que dans la nature rien n'existe sans but ; mais nous cherchons en vain le but final de la nature dans la nature même. On ne peut et on ne doit, par conséquent, chercher la possibilité de ce but, dont l'idée repose uniquement sur la raison, que dans des êtres raisonnables. [...]
La réalité objective et théorique du concept d'un but final, assigné dans le monde aux êtres raisonnables, exige donc non seulement qu'un but final nous soit proposé a priori, mais aussi que l'existence de la création, c'est-à-dire du monde lui-même, en ait un, de telle sorte que, si ce dernier pouvait être démontré a priori, il ajouterait la réalité objective à la réalité subjective du but final des êtres raisonnables. En effet, si la création a un but final, nous ne pouvons pas le concevoir autrement que comme s'accordant avec la moralité (qui, seule, rend possible le concept d'une fin). Nous rencontrons sans doute des fins dans le monde, et la téléologie physique nous en découvre tant que nous nous trouvons autorisés à donner pour fondement à notre investigation de la nature ce principe de la raison, que dans la nature rien n'existe sans but ; mais nous cherchons en vain le but final de la nature dans la nature même. On ne peut et on ne doit, par conséquent, chercher la possibilité de ce but, dont l'idée repose uniquement sur la raison, que dans des êtres raisonnables. [...]

[...]

La réalité d'un suprême auteur et législateur moral du monde n'est donc prouvée d'une manière suffisante que pour l'usage pratique de notre raison, et rien n'est théoriquement déterminé relativement à l'existence de cet être. En effet, la raison, pour établir la possibilité de sa fin, qu'elle nous assigne d'ailleurs par sa propre législation, a besoin d'une idée qui écarte (d'une manière suffisante pour le Jugement réfléchissant) l'obstacle opposé à cette fin par le monde considéré suivant le concept de la nature, et cette idée reçoit par là même une réalité pratique ; mais cette réalité ne peut être établie au point de vue théorique, pour la connaissance spéculative, de manière à servir à l'explication de la nature et à la détermination de la cause suprême.

Agis par volonté comme par loi morale universelle[21]

Ainsi la valeur morale de l'action ne réside pas dans l'effet qu'on en attend, ni non plus dans quelque principe de l'action qui a besoin d'emprunter son mobile à cet effet attendu. Car tous ces effets (contentement de son état, et même contribution au bonheur d'autrui) pourraient être aussi bien produits par d'autres causes ; il n'était donc pas besoin pour cela de la volonté d'un être raisonnable. Et cependant, c'est dans cette volonté seule que le souverain bien, le bien inconditionné, peut se rencontrer. C'est pourquoi, se représenter la loi en elle-même, ce qui à coup sûr n'a lieu que dans un être raisonnable, et faire de cette représentation, non de l'effet attendu, le principe déterminant de la volonté, cela seul peut constituer ce bien si excellent que nous qualifions de moral, présent déjà dans la personne même qui agit selon cette idée, mais qu'il n'y a pas lieu d'attendre seulement de l'effet de son action (1).

 

    

(1) Note de Kant : On pourrait m'objecter que sous le couvert du terme de respect je ne fais que me réfugier dans un sentiment obscur, au lieu de porter la lumière dans la question par un concept de la raison. Mais, quoique le respect soit un sentiment, ce n'est point cependant un sentiment reçu par influence ; c'est, au contraire, un sentiment spontanément produit par un concept de la raison, et par là même spécifiquement distinct de tous les sentiments du premier genre qui se rapportent à l'inclination ou à la crainte. Ce que je reconnais immédiatement comme loi pour moi, je le reconnais avec un sentiment de respect qui exprime simplement la conscience que j'ai de la subordination de ma volonté à une loi sans entremise d'autres influences sur ma sensibilité, la détermination immédiate de la volonté par la loi et la conscience que j'en ai, c'est ce qui s'appelle le respect, de telle sorte que le respect doit être considéré, non comme la cause de la loi, mais comme l'effet de la loi sur le sujet. À proprement parler, le respect est la représentation d'une valeur qui porte préjudice à mon amour-propre. Par conséquent, c'est quelque chose qui n'est considéré ni comme objet d'inclination, ni comme objet de crainte, bien qu'il ait quelque analogie avec les deux à la fois. L'objet du respect est donc simplement la loi, loi telle que nous nous l'imposons à nous-mêmes, et cependant comme nécessaire en soi. En tant qu'elle est la loi, nous lui sommes soumis, sans consulter l'amour-propre ; en tant que c'est par nous qu'elle nous en imposée, elle est une conséquence de notre volonté ; au premier point de vue elle a de l'analogie avec la crainte ; au second, avec l'inclination. Tout respect pour une personne n'est proprement que respect pour la loi (loi d'honnêteté, etc.) dont cette personne nous donne l'exemple. Puisque nous considérons aussi comme un devoir d'étendre nos talents, nous voyons de même dans une personne qui a des talents comme l'exemple d'une loi (qui nous commande de nous exercer à lui ressembler en cela), et voilà ce qui constitue notre respect. Tout ce qu'on désigne sous le nom d'intérêt moral consiste uniquement dans le respect pour la loi.

Mais quelle peut donc être cette loi dont la représentation, sans même avoir égard à l'effet qu'on en attend, doit déterminer la volonté pour que celle-ci puisse être appelée bonne absolument et sans restriction ? Puisque j'ai dépossédé la volonté de toutes les impulsions qui pourraient être suscitées en elle par l'idée des résultats dus à l'observation de quelque loi, il ne reste plus que la conformité universelle des actions à la loi en général, qui doit seule lui servir de principe ; en d'autres termes, je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle. Ici donc c'est la simple conformité à la loi en général (sans prendre pour base quelque loi déterminée pour certaines actions) qui sert de principe à la volonté, et qui doit même lui servir de principe, si le devoir n'est pas une illusion vaine et un concept chimérique. Avec ce qui vient d'être dit, la raison commune des hommes, dans l'exercice de son jugement pratique, est en parfait accord, et le principe qui a été exposé, elle l'a toujours devant les yeux.

[...]

Quand je conçois un impératif hypothétique en général, je ne sais pas d'avance ce qu'il contiendra, jusqu'à ce que la condition me soit donnée. Mais si c'est un impératif catégorique que je conçois, je sais aussitôt ce qu'il contient. Car, puisque l'impératif ne contient en dehors de la loi que la nécessité, pour la maxime (2),

 

    

(2) Note de Kant : La maxime est le principe subjectif de l'action, et doit être distinguée du principe objectif, c'est-à-dire de la loi pratique. La maxime contient la règle pratique que la raison détermine selon les conditions du sujet (en bien des cas selon son ignorance, ou encore selon ses inclinations), et elle est ainsi le principe d'après lequel le sujet agit ; tandis que la loi est le principe objectif, valable pour tout être raisonnable, le principe d'après lequel il doit agir, c'est-à-dire un impératif.

de se conformer à cette loi, et que la loi ne contient aucune condition à laquelle elle soit astreinte, il ne reste rien que l'universalité d'une loi en général, à laquelle la maxime de l'action doit être conforme, et c'est seulement cette conformité que l'impératif nous représente proprement comme nécessaire.

Il n'y a donc qu'un impératif catégorique, et c'est celui-ci : Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle.

Or, si de ce seul impératif tous les impératifs du devoir peuvent être dérivés comme de leur principe, quoique nous laissions non résolue la question de savoir si ce qu'on appelle le devoir n'est pas en somme un concept vide, nous pourrons cependant tout au moins montrer ce que nous entendons par là et ce que ce concept veut dire.

Puisque l'universalité de la loi d'après laquelle des effets se produisent constitue ce qu'on appelle proprement nature dans le sens le plus général (quant à la forme), c'est-à-dire l'existence des objets en tant qu'elle est déterminée selon des lois universelles, l'impératif universel du devoir pourrait encore être énoncé en ces termes : Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en LOI UNIVERSELLE DE LA NATURE.

Penser par soi-même :
3 maximes de l'intelligence commune[22]

Voici des maximes de l'intelligence commune, qui ne font point partie, il est vrai, de la critique du goût, mais qui peuvent servir à l'explication de ses principes : Penser par soi-même ; Penser en se mettant à la place d'autrui ; Penser de manière à être toujours d'accord avec soi-même. La première est la maxime d'un esprit libre de préjugés ; la seconde, celle d'un esprit étendu ; la troisième, celle d'un esprit conséquent.

La première maxime est celle d'une raison qui n'est jamais passive. La tendance à une raison passive, par conséquent à l'hétéronomie de la raison, s'appelle préjugé ; et le plus grand de tous est de se représenter la nature comme n'étant pas soumise à ces règles que l'entendement lui donne nécessairement pour principe en vertu de sa propre loi, c'est-à-dire, la superstition. La culture de l'esprit [ce qu'on appelle les Lumières](*)

 

    

(*) Note de Kant : Il est aisé de voir que la culture de l'esprit est facile in thesi, mais difficile et longue à obtenir in hypothesi : car de ne pas laisser sa raison dans un état purement passif, et de ne recevoir jamais de loi que de soi-même, c'est quelque chose de tout à fait facile pour l'homme qui ne veut pas s'écarter de sa fin essentielle et qui ne désire pas savoir ce qui est au-dessus de son entendement ; mais comme il est difficile de résister à ce désir, et qu'il ne manquera jamais d'hommes qui promettront avec assurance de le satisfaire, la simple négative (à laquelle se borne la véritable culture de l'esprit) doit être très-difficile à conserver ou à établir dans l'esprit (surtout dans l'esprit public).

nous délivre de la superstition, comme de tous les préjugés en général ; mais la superstition est le préjugé par excellence (in sensu eminenti), car de l'aveuglement où elle nous jette, et qu'elle nous impose même comme une loi, résulte le besoin d'être guidé par d'autres, par conséquent la passivité de la raison.

Quant à la seconde maxime, nous sommes d'ailleurs accoutumés à appeler étroit (borné, le contraire d'étendu) celui dont les talents ne sont pas bons à quelque chose de grand (surtout à quelque chose qui demande une grande force d'application). Mais il n'est pas question ici de la faculté de la connaissance ; il ne s'agit que de la manière de penser ou de faire de la pensée un usage convenable ; c'est par là qu'un homme, si faible que soit la capacité ou le degré auquel s'arrête la nature humaine, fait preuve d'un esprit étendu, en sachant s'élever au-dessus des conditions particulières et subjectives du Jugement, auxquelles tant d'autres restent pour ainsi dire cramponnés, et en se plaçant, pour réfléchir sur son propre jugement, à un point de vue universel (qu'il ne peut déterminer qu'en se plaçant au point de vue d'autrui).

La troisième maxime, celle qui veut que la pensée soit conséquente avec elle-même, est très difficile à suivre, et on ne peut y parvenir que par l'union des deux premières et grâce à une habitude acquise par une longue pratique de ces maximes.

On peut dire que la première de ces maximes est celle de l'entendement ; la seconde, celle du Jugement ; la troisième, celle de la raison.

De l'art

De l'art en général[23]

1. L'art se distingue de la nature comme faire (facere) se distingue d'agir (agere), et il y a entre une production de l'art et une production de la nature la différence d'une oeuvre (opus) à un effet (effectus).

On ne devrait appliquer proprement le nom d'art qu'aux choses produites avec liberté, c'est-à-dire avec une volonté qui prend la raison pour principe de ses actions. En effet, quoiqu'on aime à appeler oeuvres d'art les productions des abeilles (les rayons de cire régulièrement construits), on ne parle ainsi que par analogie ; car dès qu'on s'est aperçu que leur travail n'est point fondé sur une réflexion qui leur soit propre, on dit que c'est une production de leur nature (de l'instinct) et on en renvoie l'art à leur créateur.

Lorsqu'en fouillant dans un marais on trouve, comme il arrive quelquefois, un morceau de bois taillé, on ne dit pas que c'est une production de la nature, mais de l'art ; la cause efficiente de cette production a conçu une fin à laquelle cet objet doit sa forme. D'ailleurs, on reconnaît aussi de l'art dans toutes les choses qui sont telles que leur cause, avant de les produire, en a dû avoir la représentation, (comme il arrive chez les abeilles), sans pourtant les concevoir comme effets ; mais quand on nomme simplement une chose oeuvre d'art, pour la distinguer d'un effet de la nature, on entend toujours par là une oeuvre des hommes.

2. L'art, en tant qu'habileté de l'homme, se distingue aussi de la science (comme pouvoir de savoir), comme la faculté pratique de la faculté théorique, comme le technique de la théorie (comme, par exemple, l'arpentage de la géométrie). Et ainsi une chose qu'on peut faire, dès qu'on sait ce qu'il faut faire et que l'on connaît suffisamment le moyen à employer pour arriver à l'effet désiré, n'est pas précisément de l'art. Il ne faut chercher l'art que là où la connaissance parfaite d'une chose ne nous donne pas en même temps l'habileté nécessaire pour la faire. Camper décrit très exactement la manière de

 

    

(*) Note de Kant : Dans mon pays, un homme du peuple à qui on propose un problème comme celui de l'oeuf de Colomb, dit que ce n'est pas de l'art, mais de la science ; ce qui veut dire que quand on sait la chose, on la peut ; et il parle de la même manière du prétendu art du joueur de gobelets. Il n'hésitera pas au contraire à appeler art l'adresse du danseur de corde.

faire un bon soulier, mais lui-même assurément n'eût pu en faire un (*).

3. L'art se distingue aussi du métier ; le premier est appelé libéral, le second peut être appelé mercenaire. On ne considère l'art que comme un jeu, c'est-à-dire comme une occupation agréable par elle-même, et on ne lui attribue pas d'autre fin ; mais on regarde le métier comme un travail, c'est-à-dire comme une occupation désagréable par elle-même (pénible), qui n'attire que par le résultat qu'elle promet (par exemple, par l'appât du gain), et qui, par conséquent, renferme une sorte de contrainte. Doit-on dans la hiérarchie des professions ranger les horlogers parmi les artistes et les forgerons, au, contraire, parmi les artisans ? Pour répondre à cette question, il faut un autre moyen d'appréciation que celui que nous prenons ici, c'est-à-dire qu'il faut considérer la proportion des talents exigés dans l'une et dans l'autre de ces professions. En outre, dans ce qu'on appelle les sept arts libéraux, n'y en a-t-il pas quelques-uns qui doivent être rapportés à la science et d'autres qui doivent être rapprochés du métier ? C'est une question dont je ne veux pas parler ici. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que dans tous les arts il y a quelque chose de forcé, ou, comme on dit, un mécanisme, sans lequel l'esprit qui doit être libre dans l'art, et qui seul anime l'oeuvre, ne pourrait recevoir un corps et s'évaporerait tout entier (par exemple, dans la poésie, la correction et la richesse du langage, ainsi que la prosodie et la mesure). Il est bon de faire cette remarque dans un temps où certains pédagogues croient rendre le plus grand service aux arts libéraux en écartant de ces arts toute espèce de contrainte, et en changeant le travail en pur jeu.

Des beaux-arts[24]

Il n'y a pas de science du beau, mais seulement une critique du beau ; de même, il n'y a pas de belles sciences, mais seulement des beaux arts. En effet, en premier lieu, s'il y avait une science du beau, on déciderait scientifiquement, c'est-à-dire par des arguments, si une chose doit être ou non tenue pour belle ; et alors le jugement sur la beauté, rentrant dans la sphère de la science, ne serait plus un jugement de goût. Et, en second lieu, une science qui, comme telle, doit être belle, est un non-sens. Car si on lui demandait à titre de science des principes et des preuves, on nous répondrait par de bons mots. — Ce qui a sans doute donné lieu à l'expression usitée de belles sciences, c'est qu'on a fort bien remarqué que les beaux-arts, pour atteindre toute leur perfection, exigeaient beaucoup de science, par exemple, la connaissance des langues anciennes, la lecture assidue des auteurs regardés comme classiques, l'histoire, la connaissance des antiquités, etc. ; et c'est parce que ces sciences historiques doivent nécessairement servir de préparation et de fondement aux beaux-arts, et aussi parce qu'on y a compris la connaissance même des productions des beaux-arts (de l'éloquence et de la poésie) que par une sorte de transposition on les a appelées elles-mêmes de belles sciences.

Lorsque l'art, se conformant à la connaissance d'un objet possible, se borne à faire, pour le réaliser, tout ce qui est nécessaire, il est mécanique ; mais s'il a pour fin immédiate le sentiment du plaisir, il est esthétique. L'art esthétique comprend les arts agréables et les beaux-arts, suivant qu'il a pour but d'associer le plaisir aux représentations en tant que simples sensations, ou en tant qu'espèces de connaissance.

Les arts agréables sont ceux qui n'ont d'autre fin que la jouissance ; tels sont tous ces attraits qui peuvent charmer une société à table, comme de raconter d'une manière amusante, d'engager la société dans une conversation pleine d'abandon et de vivacité, de la monter par la plaisanterie et le rire à un certain ton de gaieté, où l'on peut dire en quelque sorte tout ce qui vient à la bouche, et où personne ne veut avoir à répondre de ce qu'il dit, parce qu'on ne songe qu'à nourrir l'entretien du moment, et non à fournir une matière durable à la réflexion et à la discussion. (Il faut aussi rapporter à cette espèce d'arts celui du service de la table, ou même la musique dont on accompagne les grands repas, qui n'a d'autre but que d'entretenir les esprits par des sons agréables sur le ton de la gaieté, et qui permet aux voisins de converser librement entre eux, sans que personne fasse la moindre attention à la composition de cette musique). Rangeons aussi dans la même classe tous les jeux qui n'offrent pas d'autre intérêt que de faire passer le temps.

Les beaux-arts au contraire sont des espèces de représentations qui ont leur fin en elles-mêmes, et qui, sans autre but, favorisent pourtant la culture des facultés de l'esprit dans leur rapport avec la vie sociale.

La propriété qu'a un plaisir de pouvoir être universellement partagé suppose que ce plaisir n'est pas un plaisir de jouissance, dérivé de la pure sensation, mais de réflexion ; et ainsi les arts esthétiques, en tant que beaux-arts, ont pour règle le jugement réfléchissant et non la sensation.

Qu'est-ce que les Lumières ?[25]

§ 1

Qu'est-ce que les Lumières ? La sortie de l'homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c'est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d'autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l'entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s'en servir sans la direction d'autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.

§ 2

La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d'une (de toute) direction étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu'il soit facile à d'autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d'être mineur ! Si j'ai un livre qui me tient lieu d'entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n'ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n'ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d'autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c'est une chose pénible, c'est ce à quoi s'emploient fort bien les tuteurs qui très aimablement (par bonté) ont pris sur eux d'exercer une haute direction sur l'humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail (domestique) et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n'aient pas la permission d'oser faire le moindre pas, hors du parc où ils les ont enfermés. Ils leur montrent les dangers qui les menacent, si elles essayent de s'aventurer seules au-dehors. Or, ce danger n'est vraiment pas si grand, car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte détourne ordinairement d'en refaire l'essai.

§ 3

Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité qui est presque devenue pour lui, nature. Il s'y est si bien complu, et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu'on ne l'a jamais laissé en faire l'essai. Institutions (Préceptes) et formules, ces instruments mécaniques de l'usage de la parole ou plutôt d'un mauvais usage des dons naturels (de la raison), voilà les grelots que l'on a attachés au pied d'une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait, ne pourrait faire qu'un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu'il n'est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux, ceux qui sont arrivés par leur propre travail de leur esprit à s'arracher à la minorité et à pouvoir marcher d'un pas assuré.

§ 4

Mais qu'un public s'éclaire lui-même, rentre davantage dans le domaine du possible, c'est même pour peu qu'on lui en laisse la liberté, à peu près inévitable. Car on rencontrera toujours quelques hommes qui pensent de leur propre chef, parmi les tuteurs patentés (attitrés) de la masse, et qui, après avoir eux-mêmes secoué le joug de la (leur) minorité, répandront l'esprit d'une estimation raisonnable de sa valeur propre et de la vocation de chaque homme à penser par soi-même. Notons en particulier que le public, qui avait été mis auparavant par eux sous ce joug, les force ensuite lui-même à se placer dessous, une fois qu'il a été incité à l'insurrection par quelques-uns de ses tuteurs incapables eux-mêmes de toute lumière : tant il est préjudiciable d'inculquer des préjugés parce qu'en fin de compte ils se vengent eux-mêmes de ceux qui en furent les auteurs ou de leurs devanciers. Aussi un public ne peut-il parvenir que lentement aux lumières. Une révolution peut bien entraîner une chute du despotisme personnel et de l'oppression intéressée ou ambitieuse (cupide et autoritaire), mais jamais une vraie réforme de la méthode de penser ; tout au contraire, de nouveaux préjugés surgiront qui serviront, aussi bien que les anciens, de lisière à la grande masse privée de penser.

§ 5

Or, pour ces lumières, il n'est rien requis d'autre que la liberté ; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. Mais j'entends présentement crier de tous côtés : « Ne raisonnez pas ! » L'officier dit : Ne raisonnez pas, exécutez ! Le financier : (le percepteur) « Ne raisonnez pas, payez ! » Le prêtre : « Ne raisonnez pas, croyez : » (Il n'y a qu'un seul maître au monde qui dise « Raisonnez autant que vous voudrez, et sur tout ce que vous voudrez, mais obéissez ! ») Il y a partout limitation de la liberté. Mais quelle limitation est contraire aux lumières ? Laquelle ne l'est pas, et, au contraire, lui est avantageuse ? — Je réponds : l'usage public de notre propre raison doit toujours être libre, et lui seul peut amener les lumières parmi les hommes ; mais son usage privé peut être très sévèrement limité, sans pour cela empêcher sensiblement le progrès des lumières. J'entends par usage public de notre propre raison celui que l'on en fait comme savant devant l'ensemble du public qui lit. J'appelle usage privé celui qu'on a le droit de faire de sa raison dans un poste civil ou une fonction déterminée qui vous sont confiés. Or, il y a pour maintes affaires qui concourent à l'intérêt de la communauté un certain mécanisme qui est nécessaire, et par le moyen duquel quelques membres de la communauté doivent se comporter passivement afin d'être tournés, par le gouvernement, grâce à une unanimité artificielle, vers des fins publiques ou du moins pour être empêchés de détruire ces fins. Là il n'est donc pas permis de raisonner ; il s'agit d'obéir. Mais, qu'une pièce (élément) de la machine se présente en même temps comme membre d'une communauté, et même de la société civile universelle, en qualité de savant, qui, en s'appuyant sur son propre entendement, s'adresse à un public par des écrits : il peut en tout cas raisonner, sans qu'en pâtissent les affaires auxquelles il est préposé partiellement en tant que membre passif.

Il serait très dangereux qu'un officier, à qui un ordre a été donné par son supérieur, voulût raisonner dans son service sur l'opportunité ou l'utilité de cet ordre ; il doit obéir. Mais si l'on veut être juste, il ne peut lui être défendu, en tant que savant, de faire des remarques sur les fautes en service de guerre et de les soumettre à son public pour qu'il les juge. Le citoyen ne peut refuser de payer les impôts qui lui sont assignés : même une critique impertinente de ces charges, s'il doit les supporter, peut être punie en tant que scandale (qui pourrait occasionner des désobéissances généralisées). Cette réserve faite, le même individu n'ira pas à l'encontre des devoirs d'un citoyen, s'il s'exprime comme savant, publiquement, sa façon de voir contre la maladresse ou même l'injustice de telles impositions.

De même, un prêtre est tenu de faire l'enseignement à des catéchumènes et à sa paroisse selon le symbole de l'Église qu'il sert, car il a été admis sous cette condition. Mais, en tant que savant, il a pleine liberté, et même plus : il a la mission de communiquer au public toutes ses pensées soigneusement pesées et bien intentionnées sur ce qu'il y a d'incorrect dans ce symbole et de lui soumettre ses projets en vue d'une meilleure organisation de la chose religieuse et ecclésiastique. En cela non plus, il n'y a rien qui pourrait être porté à charge à sa conscience. Car ce qu'il enseigne par suite de ses fonctions, comme mandataire de l'Église, il le présente comme quelque chose au regard de quoi il n'a pas libre pouvoir d'enseigner selon son opinion personnelle, mais en tant qu'enseignement qu'il s'est engagé à professer au nom d'une autorité étrangère.

§ 6

Il dira « Notre Église enseigne telle ou telle chose. Voilà les arguments dont elle se sert ». Il tirera en cette occasion pour sa paroisse tous les avantages pratiques de propositions auxquelles il ne souscrirait pas en toute conviction, mais qu'il s'est pourtant engagé à exposer parce qu'il n'est pas entièrement impossible qu'il s'y trouve une vérité cachée, et qu'en tout cas, du moins, rien ne s'y trouve qui contredise la religion intérieure. Car, s'il croyait trouver rien de tel, il ne saurait en conscience conserver ses fonctions ; il devrait s'en démettre. Par conséquent l'usage de sa raison que fait un éducateur en exercice devant son assistance est seulement un usage privé, parce qu'il s'agit simplement d'une réunion de famille, si grande que celle-ci puisse être, et, par rapport à elle, en tant que prêtre, il n'est pas libre et ne doit non plus l'être, parce qu'il remplit une fonction étrangère. Par contre, en tant que savant, qui parle par des écrits au public proprement dit, c'est-à-dire au monde — tel donc un membre du clergé dans l'usage public de sa raison — il jouit d'une liberté sans bornes d'utiliser sa propre raison et de parler en son propre nom. Car prétendre que les tuteurs du peuple (dans les affaires spirituelles) doivent être eux-mêmes à leur tour mineurs, c'est là une ineptie, qui aboutit à la perpétuation éternelle des inepties.

§ 7

Mais une telle société ecclésiastique, en quelque sorte un synode d'Églises, ou une classe de Révérends (comme elle s'intitule elle-même chez les Hollandais), ne devrait-elle pas être fondée en droit à faire prêter serment sur un certain symbole immuable, pour faire peser par ce procédé une tutelle supérieure incessante sur chacun de ses membres, et par leur intermédiaire, sur le peuple, et pour précisément éterniser cette tutelle ? Je dis que c'est totalement impossible. Un tel contrat qui déciderait d'écarter pour toujours toute lumière nouvelle du genre humain, est radicalement nul et non avenu ; quand bien même serait-il entériné par l'autorité suprême, par des Parlements, et par les traités de paix les plus solennels. Un siècle ne peut pas se confédérer et jurer de mettre le suivant dans une situation qui lui rendra impossible d'étendre ses connaissances (particulièrement celles qui sont d'un si haut intérêt), de se débarrasser des erreurs, et en général de progresser dans les lumières. Ce serait un crime contre la nature humaine, dont la destination originelle consiste justement en ce progrès ; et les successeurs sont donc pleinement fondés à rejeter pareils décrets, en arguant de l'incompétence et de la légèreté qui y présidèrent. La pierre de touche de tout ce qui peut être décidé pour un peuple sous forme de loi tient dans la question suivante : « Un peuple accepterait-il de se donner lui-même pareille loi ? » Éventuellement, il pourrait arriver que cette loi fût en quelque manière possible pour une durée déterminée et courte, dans l'attente d'une loi meilleure, en vue d'introduire un certain ordre. Mais c'est à la condition de laisser en même temps à chacun des citoyens, et particulièrement au prêtre, en sa qualité de savant, la liberté de formuler des remarques sur les vices inhérents à l'institution actuelle, et de les formuler d'une façon publique, c'est-à-dire par des écrits, tout en laissant subsister l'ordre établi. Et cela jusqu'au jour où l'examen de la nature de ces choses aurait été conduit assez loin et assez confirmé pour que, soutenu par l'accord des voix (sinon de toutes), un projet puisse être porté devant le trône : projet destiné à protéger les communautés qui se seraient unies, selon leurs propres conceptions, pour modifier l'institution religieuse, mais qui ne contraindrait pas ceux qui voudraient demeurer fidèles à l'ancienne. Mais, s'unir par une constitution durable qui ne devrait être mise en doute par personne, ne fût-ce que pour la durée d'une vie d'homme, et par là frapper de stérilité pour le progrès de l'humanité un certain laps de temps, et même le rendre nuisible pour la postérité, voilà ce qui est absolument interdit.

§ 8

Un homme peut bien, en ce qui le concerne, ajourner l'acquisition d'un savoir qu'il devrait posséder. Mais y renoncer, que ce soit pour sa propre personne, et bien plus encore pour la postérité, cela s'appelle violer les droits sacrés de l'humanité et les fouler aux pieds. Or, ce qu'un peuple lui-même n'a pas le droit de décider quant à son sort, un monarque a encore bien moins le droit de le faire pour le peuple, car son autorité législative procède justement de ce fait qu'il rassemble la volonté générale du peuple dans la sienne propre. Pourvu seulement qu'il veille à ce que toute amélioration réelle ou supposée se concilie avec l'ordre civil, il peut pour le reste laisser ses sujets faire de leur propre chef ce qu'ils trouvent nécessaire d'accomplir pour le salut de leur âme ; ce n'est pas son affaire, mais il a celle de bien veiller à ce que certains n'empêchent point par la force les autres de travailler à réaliser et à hâter ce salut de toutes leurs forces en leur pouvoir. Il porte même préjudice à sa majesté même s'il s'immisce en cette affaire en donnant une consécration officielle aux écrits dans lesquels ses sujets s'efforcent de tirer leurs vues au clair, soit qu'il le fasse sous sa propre et très haute autorité, ce en quoi il s'expose au grief « César n'est pas au-dessus des grammairiens », soit, et encore plus s'il abaisse sa suprême puissance assez bas pour protéger dans son État le despotisme clérical et quelques tyrans contre le reste de ses sujets.

§ 9

Si donc maintenant on nous demande : « Vivons-nous actuellement dans un siècle éclairé ? », voici la réponse : « Non, mais bien dans un siècle en marche vers les lumières. » Il s'en faut encore de beaucoup, au point où en sont les choses, que les humains, considérés dans leur ensemble, soient déjà en état, ou puissent seulement y être mis, d'utiliser avec maîtrise et profit leur propre entendement, sans le secours d'autrui, dans les choses de la religion.

§ 10

Toutefois, qu'ils aient maintenant le champ libre pour s'y exercer librement, et que les obstacles deviennent insensiblement moins nombreux, qui s'opposaient à l'avènement d'une ère générale des lumières et à une sortie de cet état de minorité dont les hommes sont eux-mêmes responsables, c'est ce dont nous avons des indices certains. De ce point de vue, ce siècle est le siècle des lumières, ou siècle de Frédéric.

§ 11

Un prince qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu'il tient pour un devoir de ne rien prescrire dans les affaires de religion aux hommes, mais de leur laisser en cela pleine liberté, qui par conséquent décline pour son compte l'épithète hautaine de tolérance, est lui-même éclairé : et il mérite d'être honoré par ses contemporains et la postérité reconnaissante, eu égard à ce que le premier il sortit le genre humain de la minorité, du moins dans un sens gouvernemental, et qu'il laissa chacun libre de se servir en tout ce qui est affaire de conscience, de sa propre raison. Sous lui, des prêtres vénérables ont le droit, sans préjudice des devoirs professionnels, de proférer leurs jugements et leurs vues qui s'écartent du symbole officiel, en qualité d'érudits, et ils ont le droit de les soumettre librement et publiquement à l'examen du monde, à plus forte raison toute autre personne qui n'est limitée par aucun devoir professionnel. Cet esprit de liberté s'étend encore à l'extérieur, même là où il se heurte à des obstacles extérieurs de la part d'un gouvernement qui méconnaît son propre rôle. Cela sert au moins d'exemple à ce dernier pour comprendre qu'il n'y a pas à concevoir la moindre inquiétude pour la durée publique et l'unité de la chose commune dans une atmosphère de liberté. Les hommes se mettent d'eux-mêmes en peine peu à peu de sortir de la grossièreté, si seulement on ne s'évertue pas à les y maintenir.

§ 12

J'ai porté le point essentiel dans l'avènement des lumières sur celles par lesquelles les hommes sortent d'une minorité dont ils sont eux-mêmes responsables — surtout sur les questions de religion ; parce que, en ce qui concerne les arts et les sciences, nos maîtres n'ont aucun intérêt à jouer le rôle de tuteurs sur leurs sujets ; par-dessus le marché, cette minorité dont j'ai traité est la plus préjudiciable et en même temps la plus déshonorante de toutes. Mais la façon de penser d'un chef d'État qui favorise les lumières, va encore plus loin, et reconnaît que, même du point de vue de la législation, il n'y a pas danger à permettre à ses sujets de faire un usage public de leur propre raison et de produire publiquement à la face du monde leurs idées touchant une élaboration meilleure de cette législation même au travers d'une franche critique de celle qui a déjà été promulguée ; nous en avons un exemple illustre, par lequel aucun monarque n'a surpassé celui que nous honorons.

§ 13

Mais aussi, seul celui qui, éclairé lui-même, ne redoute pas l'ombre (les fantômes), tout en ayant sous la main une armée nombreuse et bien disciplinée pour garantir la tranquillité publique, peut dire ce qu'un État libre ne peut oser : « Raisonnez tant que vous voudrez, et sur les sujets qu'il vous plaira, mais obéissez ! »

§ 14

Ainsi les affaires humaines prennent ici un cours étrange et inattendu : de toute façon, si on considère celui-ci dans son ensemble, presque tout y est paradoxal. Un degré supérieur de liberté civile paraît avantageux à la liberté de l'esprit du peuple et lui impose néanmoins des limites infranchissables ; un degré moindre lui fournit l'occasion de s'étendre de tout son pouvoir. Une fois donc que la nature sous cette rude écorce a libéré un germe, sur lequel elle veille avec toute sa tendresse, c'est-à-dire cette inclination et cette disposition à la libre pensée, cette tendance alors agit graduellement à rebours sur les sentiments du peuple (ce par quoi le peuple augmente peu à peu son aptitude à se comporter en liberté) et pour finir elle agit même en ce sens sur les fondements du gouvernement, lequel trouve profitable pour lui-même de traiter l'homme, qui est alors plus qu'une machine, selon la dignité qu'il mérite.

§ 15

Dans les Nouvelles Hebdomadaires de Bueschning du 13 septembre, je lis aujourd'hui 30 du même mois l'annonce de la Revue Mensuelle Berlinoise, où se trouve la réponse de M. Mendelssohn à la même question ? Je ne l'ai pas encore eue entre les mains ; sans cela elle aurait arrêté ma présente réponse, qui ne peut plus être considérée maintenant que comme un essai pour voir jusqu'où le hasard peut réaliser l'accord des pensées.

[1] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure T1, Ladrange 1864, 3e éd., Préface, p. 11-13, (trad. J. Tissot).

Audio extrait de Les Vendredis de la philosophie, Raphael Enthoven présente Kant, La tête dans les nuages, France culture, Naïve © 2007, CD2 [1] à 3:47, (lecture : Anne Brissier).

[2] Emmanuel Kant, Logique (1800), Ladrange 1862, Préface, p. 20-29, (trad. J. Tissot).

[3] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure T1, Ladrange 1864, 3e éd., Introduction, p. 32-36, (trad. J. Tissot).

[4] Ibid., p. 95.

[5] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Flammarion © 2006, 3e éd., p. 331-332, (trad. Alain Renaut).

[6] Ibid., p. 98-99.

[7] Ibid., p. 619 et 627-628.

[8] Ibid. T2, Ladrange 1845, p. 134-157.

[9] Ibid. T1, Ladrange 1864, p. 109-123.

[10] Emmanuel Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui aura le droit de se présenter comme science (1783), Ladrange 1865, Préface, p. 101-102, (trad. J. Tissot).

[11] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure T1, Ladrange 1864, 3e éd., Préface, p. 17-24, (trad. J. Tissot).

Audio extrait de Les Vendredis de la philosophie, Raphael Enthoven présente Kant, La tête dans les nuages, France culture, Naïve © 2007, CD2  [2] à 0:00, [3] à 0:00 et [4] à 0:00, (lecture : Anne Brissier).

[12] Ibid. T1, Ladrange 1864, p. 63-69.

[13] Ibid. T1, Ladrange 1864, p. 70-76.

[14] Ibid. T1, Ladrange 1864, p. 264-269.

[15] Ibid. T2, Ladrange 1845, p. 291-302.

[16] Ibid. T2, Ladrange 1845, p. 386, 336, 337, 341.

[17] Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, Ladrange 1848, p. 328-329, (trad. J. Barni).

[18] Ibid., p. 332-334, 340.

[19] Emmanuel Kant, Critique du jugement, T2, Ladrange 1846, p. 153-162 (trad. J. Barni).

[20] Ibid., p. 173, 174, 178.

[21] Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, 1785, UQAC 2002, p. 15, 16, 30, 31,
(trad. V. Delbos).

[22] Emmanuel Kant, Critique du jugement, T1, Ladrange 1846, p. 229-231 (trad. J. Barni).

[23] Ibid., p. 245-248.

[24] Ibid., p. 248-250.

[25] Emmanuel Kant, Qu'est-ce que les lumières ? (Was ist Aufklärung?), Journal Berlinische Monatsschrift, 5 déc. 1784, Vol. 4, p. 481-491 (traduction Piobetta).
Extrait du site de l'Académie de Grenoble, page consultée le 1er mars 2024.
(Voir aussi le commentaire de Michel Foucault.)
Lecture audio extraite de Littérature audio.com (page consultée le 4 mai 2007).

Philo5
                Quelle source alimente votre esprit ?