1800 - 1804

Le Moi

par Johann Gottlieb Fichte

Extrait de « La Destination de l'homme » et de « La Théorie de la science »

Toute connaissance est une perception du « moi »

Nos représentations

* * *

Toute connaissance est une perception du « moi » [1]

L'Esprit   

— Admets-tu que ces objets que tu vois ça et là existent réellement hors de toi?

Moi  

— Sans aucun doute, je l'admets.

L'Esprit   

— D'où sais-tu qu'ils existent?

Moi  

— Je les vois lorsque je les regarde, je les sens lorsque je les touche, je les entends lorsqu'ils rendent un son, ils se révèlent à tous mes sens.

L'Esprit   

— Vraiment? C'est une opinion dont tu reviendras peut-être, que celle que tu vois, que tu touches, que tu entends les objets. Néanmoins, jusqu'à nouvel ordre, je parlerai ta langue, je m'exprimerai aussi comme si réellement tu percevais ces objets au moyen de tes sens, commençons même par le supposer. Je te demanderai seulement si tu ne les perçois pas de quelque autre façon ; en d'autres termes, s'il n'y a pas pour toi d'autres objets que ceux que tu vois, que tu touches ou entends?

Moi  

— Je n'en connais pas d'autres.

L'Esprit   

— Les objets hors de toi n'existent donc pour toi qu'à la suite de certaines modifications survenues dans tes organes de la vue, du toucher, etc. Lorsque tu affirmes qu'il y a des objets hors de toi, n'est-ce pas comme si tu disais que tu vois, que tu touches, que tu entends?

Moi  

— C'est en effet mon opinion.

L'Esprit   

— Bien, mais d'où sais-tu que tu vois, que tu touches, que tu entends?

Moi  

— Je ne comprends pas, cette question me semble bizarre.

L'Esprit   

— Je vais la rendre plus claire : vois-tu ta vue, touches-tu ton toucher, en un mot as-tu quelque sens intérieur plus subtil, d'ordre plus relevé que tes sens extérieurs, au moyen duquel tu puisses percevoir ces derniers et leurs modifications?

Moi  

— Je ne connais aucun organe de cette nature. Je vois, je touche, je vois ceci ou je touche cela, ce que je suis immédiatement, absolument, je le sais parce que cela est, par conséquent sans qu'il soit besoin d'un sens intermédiaire entre ma sensation et la conscience que j'en ai. C'est même parce qu'elle semblait mettre en doute que j'eusse cette sorte de conscience immédiate de ma sensation, que ta question de tout à l'heure me semblait singulière.

L'Esprit   

— Ce n'était pas mon intention, je voulais seulement te mettre à même de t'expliquer clairement à toi-même la notion que tu te fais de l'activité immédiate de ta conscience. Tu as, dis-tu, immédiatement conscience que tu vois, que tu touches?

Moi  

— Oui.

L'Esprit   

— Que vois-tu? Que touches-tu? Tu es par conséquent pour toi-même celui qui voit dans l'acte de voir, celui qui touche dans l'acte de toucher. Si tu as conscience d'une modification survenue dans un de tes organes extérieurs, celui de la vue par exemple, c'est en même temps d'une modification de toi-même que tu as conscience.

Moi  

— Sans doute.

L'Esprit   

— Tu perçois l'objet après avoir eu conscience d'une modification de ta vue et de ton toucher ; mais ne pourrais-tu pas le percevoir sans avoir la conscience que tu le perçoives? Serait-il impossible que tu visses un objet ou entendisses un son tout en ignorant que tu vois, que tu entends?

Moi  

— Nullement.

L'Esprit   

— La conscience que tu as de toi-même et de tes propres modifications est donc la condition nécessaire de la conscience que tu as de toute autre chose. Si tu sais quelque chose, c'est à la condition d'abord de te savoir, puis de savoir ce quelque chose. Dans la conscience que tu as de l'objet, il n'y a rien qui ne soit d'abord dans la conscience que tu as de toi-même.

Moi  

— C'est effectivement là ce que je pense.

L'Esprit   

— Tu sais l'existence des objets parce que tu les vois, tu les touches ; mais tu sais que tu les vois ou que tu les touches, uniquement parce que tu le sais. Tu le sais immédiatement. En général, tu ne perçois pas du tout ce que tu ne perçois pas immédiatement.

Moi  

— Je l'entends de la sorte.

L'Esprit   

— Dans toute perception, tu ne perçois donc que toi-même, que ta propre manière d'être. Ce qui n'est pas dans ta perception, tu ne le perçois pas.

Moi  

— C'est répéter ce que nous venons de dire.

L'Esprit   

J'en conviens, mais je ne me lasserai pas de le répéter aussi longtemps qu'il me sera possible de croire que tu ne l'aies suffisamment compris. Il faut que cela demeure profondément gravé dans ton esprit. Peux-tu dire : J'ai conscience d'objets hors de moi?

Moi  

— À le prendre à la rigueur, non, car la vue et le toucher ne sont qu'autant de moyens me servant à me mettre en rapport avec les choses. Ils ne sont pas ma conscience, mais seulement ce dont j'ai conscience. Peut-être devrais-je donc me borner à dire : J'ai conscience que je vois, que je touche des objets extérieurs.

L'Esprit   

N'oublie donc jamais ce qui, en ce moment, te paraît si bien prouvé : c'est que, dans toute perception, c'est seulement ta propre manière d'être que tu perçois.

Nos représentations [2]

Portez votre attention sur vous-mêmes ; détachez votre regard de tout ce qui vous entoure et reportez-le sur votre intériorité ; telle est la première exigence que la philosophie impose à ses apprentis. Il n'est jamais parlé de ce qui est hors de vous, mais uniquement de vous-mêmes.

Aussi l'introspection la plus fugitive permettra à chacun de saisir une différence fondamentale dans la diversité des déterminations immédiates de sa conscience, ce que nous pouvons aussi nommer nos représentations. Les unes nous apparaissent comme pleinement dépendantes de notre liberté, mais il nous est impossible de croire que leur corresponde quelque chose d'extérieur à nous, d'indépendant de nous. Notre imagination, notre volonté nous apparaît comme libre. Quant aux autres, nous les rapportons à une vérité qui doit être établie, indépendamment de nous, comme à leur modèle ; et sous la condition qu'elles doivent s'accorder avec cette vérité, nous nous trouvons liés à la détermination de ces représentations. Dans la connaissance, nous ne nous considérons pas comme libres en ce qui concerne leur contenu. Bref, nous pouvons dire que nos premières représentations sont dérivées du sentiment de la liberté, les secondes du sentiment de la nécessité.

Rationnellement, on ne peut pas se demander pourquoi les représentations qui dépendent de notre liberté sont ainsi déterminées et non autrement ; car en posant qu'elles dépendent de la liberté, on dérive le principe de tout usage du concept ; elles sont telles parce que je les ai déterminées ainsi, et j'aurais pu les déterminer autrement si j'avais voulu qu'elles fussent autres.

Mais il est une question qui mérite réflexion : quel est le fondement du système des représentations dérivées du sentiment de nécessité, et celui de ce sentiment de nécessité lui-même? Répondre à cette question est le problème de la philosophie ; et il n'y a, à mon avis, que la philosophie comme science qui puisse résoudre ce problème. Le système des représentations dérivées du sentiment de la nécessité, c'est ce que l'on nomme aussi l'expérience interne aussi bien qu'externe. La philosophie doit donc indiquer – pour le dire autrement – le fondement de toute expérience.

[1] Johann Gottlieb Fichte, La Destination de l'homme, 1800, (Die Bestimmung des Menchen, 1800. La Destination de l'homme, Paris 1942, traduction. Barchou et Penhoen, La science, p. 91-97. Extrait de Alfred Fouillée, Extraits des Grands Philosophes, Librairie Delagrave, 1938, pages 403 à 405. Extrait de F. J. Thonnard, Extraits des grands philosophes, Desclée & Cie © 1963, pages 627 à 629.

[2] Johann Gottlieb Fichte, La Théorie de la science, 1804, (Die Wissenschaftslehre, 1804. Première introduction à la Théorie de la science, traduction de Philonenko. P.U.F.) Extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale de Socrate à nos jours, Librairie Académique Perrin © 2000, pages 284-285.