Spéculations philosophiques 

 

François Brooks

2005-04-14
rev. 2022-08-21

Essais personnels

 

Nietzsche n'avait
pas vendu 100 livres

 

Il viendra un jour, que je ne saurais préciser, où l'on aura besoin d'institutions qui enseigneront ma doctrine, qui enseigneront à vivre comme je m'entends à vivre. Peut-être alors créera-t-on même des chaires pour l'interprétation de Zarathoustra.

Nietzsche, Ecce Homo, 1888.

Si l'auteur est au service de ses idées — des mèmes qui l'habitent — comment peut-il savoir quand et où elles recevront l'accueil qu'il espère ? Mais pourquoi veut-on que nos idées soient populaires ? Pour s'évader de la solitude, je suppose. Pourtant, soyez populaire et vous verrez à quel point ceci ne vous soustraira en rien de l'isolement, bien au contraire. Vous serez en même temps si galvaudé que votre popularité ne fera qu'ajouter à la solitude à laquelle vous avez voulu échapper.

Il n'est aucune idée que l'on ne puisse faire mentir au point de l'interpréter de manière diamétralement opposée aux intentions de l'auteur. Intentions d'ailleurs jamais fixes, évoluant pendant sa vie.

De fait, les philosophes nourrissent souvent des attitudes contradictoires. On trouve dans les Évangiles de curieux propos où Ieschoua contrevient à ses propres enseignements pacifiques [1]. On peut très bien aussi utiliser les textes de Nietzsche pour appuyer l'idéologie nazie. [2]

On voudrait que le penseur soit cohérent, intègre, constant, alors que l'humain est changeant, et que sa pensée est influencée par l'air du temps, ses humeurs et sa santé. Sur une vie moyenne de 70 ans, les philosophes traversent des périodes d'hésitation, et si l'on peut généralement leur attribuer quelques idées géniales, on leur trouve parfois de tristes incohérences contrariant leurs propres doctrines.

Nous avons besoin d'ancrage intellectuel ; on voudrait que les philosophes soient entiers, que leur morale soit définitive. Ce sont pourtant des humains, bien en vie, qui traversent les âges avec les bouleversements qui les accompagnent. On voudrait qu'ils soient de solides maîtres à penser alors qu'ils ne font que proposer des questions intéressantes qui se résolvent différemment selon les époques.

Chez Nietzsche, on trouve aussi bien la cruauté que la compassion. Michel Onfray dépense des trésors d'énergie à reluire une interprétation moraliste alors que les textes de Nietzsche inspiraient effectivement les nazis dans leur volonté de puissance.

En 1888, dernière année lucide avant que Nietzsche ne sombre définitivement dans la folie, il écrit Ecce Homo. Personne ne le lisait [3]. Qu'à cela ne tienne, sa soif d'héroïsme le pousse au narcissisme navrant avec des titres comme : « Pourquoi je suis si sage », « Pourquoi je suis si avisé », « Pourquoi j'écris de si bons livres » et « Pourquoi je suis un destin ». Nietzsche écrit : « Il viendra un jour, que je ne saurais préciser, où l'on aura besoin d'institutions qui enseigneront ma doctrine, qui enseigneront à vivre comme je m'entends à vivre. Peut-être alors créera-t-on même des chaires pour l'interprétation de Zarathoustra. »[4]

La notoriété l'obsède. D'aucuns diront que c'était prémonitoire [5], mais dans tous les possibles, toujours un écrivain quelque part est en train de prédire quelque chose qui se produira. Personne ne connaît l'avenir, et c'est toujours a posteriori que les événements sont confirmés. Les prophètes sont toujours fabriqués a posteriori. Notoriété qui d'ailleurs aurait certainement déplu à Nietzsche quand on songe que son Zarathoustra alimenta l'idéologie hitlérienne alors qu'il n'était pas antisémite.

Mais pourquoi écrivait-il donc ?

Nietzsche était de toute évidence obsédé par les superlatifs : surhomme, surhumain, supériorité, force, puissance, dépassement ; bref, la quête d'héroïsme. Antithèse du christianisme dont les Béatitudes recommandent la faiblesse qu'il conspuait. Mais le philosophe a la santé fragile. À 21 ans, il contracte la syphilis. À 27 ans — pendant la guerre franco-prussienne — il tombe gravement malade. À 31 ans, la détérioration de sa santé l'oblige à suspendre ses cours. À 33 ans, nouveau congé pour des raisons de santé. À 35 ans, suspension définitive de sa charge d'enseignant pour la même raison. Et à 44 ans, il sombre définitivement dans la démence. [6]

Il n'est pas difficile de comprendre que toute l'oeuvre du philosophe est une poursuite désespérée de la force qui sans cesse le déserte. Les superlatifs sont une incantation désespérée pour favoriser la santé défaillante. Ironie du sort, le philosophe qui affirmait : « Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort » passe les dix dernières années de sa vie dans un état de maladie permanent, affaibli définitivement au terme d'une série de pathologies débilitantes.

En 1888, il s'invente une notoriété posthume comme le chrétien s'invente un paradis après la mort. En cela, il se conforme au Beau pari de Pascal dont il méprisait pourtant la religiosité. Lorsque tout est perdu, lorsque la santé nous déserte, lorsque la mort est imminente, la foi de l'écrivain méconnu vaut bien la notoriété à crédit. Quel penseur gagerait contre la fortune de la notoriété posthume de ses écrits ? En cela, Nietzsche avait un comportement analogue au croyant lambda.

Écrire, c'est un retour personnel injecté dans la culture qui nous a façonnés. C'est une bouteille à la mer de l'avenir qui implore la persistance de l'ego, la notoriété héroïque : paradis de consolation, dernier rempart pour échapper à l'oubli qui est la mort définitive.

Certes, dans les faits, Nietzsche accéda à la notoriété convoitée. Il s'est distribué à millions d'exemplaires. Il est aujourd'hui l'un des philosophes du XIXe siècle les plus cités. Mais s'il était tombé dans l'oubli, au moment où il nourrissait l'espoir de la célébrité, il n'en aurait pas moins éprouvé la consolation d'y croire de son vivant. « La foi sauve », affirme le dogme chrétien. La foi de Nietzsche en sa future notoriété l'a préservé du désespoir de la faiblesse qui l'emporta. Même si sa mémoire s'était éteinte, il vécut la consolation de sa foi en la puissance de ses idées.

[1] Matthieu, Évangile, 10, 34-38 : En ce temps-là, Jésus disait à ses Apôtres :

« Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée. Car je suis venu mettre la division entre l'homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère ; et l'homme aura pour ennemis les gens de sa maison. Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi ; celui qui ne prend pas sa croix, et ne me suit pas, n'est pas digne de moi. [...] »

[2] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Mercure de France © 1898, p. 59 :

« Vous devez aimer la paix comme un moyen de guerres nouvelles. Et la courte paix plus que la longue.

Je ne vous conseille pas le travail, mais la lutte. Je ne vous conseille pas la paix, mais la victoire. Que votre travail soit une lutte, que votre paix soit une victoire !

On ne peut se taire et rester tranquille, que quand on a des flèches et un arc : autrement on bavarde et on se dispute. Que votre paix soit une victoire !

Vous dites que c'est la bonne cause qui sanctifie même la guerre ? Je vous dis : c'est la bonne guerre qui sanctifie toutes choses.

La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l'amour du prochain. Ce n'est pas votre pitié, mais votre bravoure qui sauva jusqu'à présent les victimes.

Qu'est-ce qui est bien ? demandez-vous. Être brave, voilà qui est bien. Laissez dire aux petites filles : « Bien, c'est ce qui est en même temps joli et touchant. »"

[3] Le texte d'Ainsi parlait Zarathoustra fut publié en quatre parties. Il eut peu de succès. Nietzsche fit imprimer 40 exemplaires de la dernière partie à compte d'auteur en 1885. Une suite avait été prévue, mais la maladie mit fin à l'entreprise. Les quatre parties furent publiées ensemble pour la première fois en 1892. Nietzsche n'en eut pas conscience. (Ainsi parlait Zarathoustra - Wikipédia)

Si la mode, en France, était à Nietzsche avant même qu'il ne fût traduit, l'entreprise de traduction de ses œuvres n'eut aucun succès. En mai 1899, 214 exemplaires de Zarathoustra et 155 de Par-delà le bien et le mal ont été vendus. En 1911, seul Ainsi parlait Zarathoustra est un succès de librairie, les autres livres ne se vendent pas. (Réception de la pensée de Friedrich Nietzsche - Wikipédia)

[4] Friedrich Nietzsche, Oeuvres, Flammarion, Mille & une pages © 2000, p. 1239.

[5] Au cours des années 1890-1910, Nietzsche est devenu l'un des philosophes les plus en vue, sinon le penseur le plus discuté, dominant la scène intellectuelle française. Pour illustrer ce succès, Jacques Le Rider cite les statistiques établies dans sa thèse par Angelica Schober : 47 livres et plus de 600 articles sont consacrés à Nietzsche. (Réception de la pensée de Friedrich Nietzsche - Wikipédia)

[6] Friedrich Nietzsche, Oeuvres, Flammarion, Mille & une pages © 2000, p. 1327-1333.

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