Spéculations philosophiques 

 

François Brooks

2005-04-29
rev. 2022-08-23

Essais personnels

 

Petite leçon de manichéisme
pour tromper l'ennui qui nous guette

SOMMAIRE

Catégories

Écrire un bon roman

Vérité, Honneur, Amour

Valeurs transcendantes

Foi et croyances

Personnages

Incarner son personnage

Récapitulons

L'ennui qui nous guette

Catégories

Sur terre, personne n'est indispensable, sauf l'ennemi. Sans ennemi, l'être humain est une pauvre chose. Sa vie est une épreuve, un accablement de néant et d'ennui. L'ennemi, c'est le Messie. Sa simple existence suffit à dynamiser l'être humain.

Amélie Nothomb, Le Sabotage amoureux, 1993, p. 14.

Outils de base de la pensée dichotomique

Riche

Pauvre

Jeune

Vieux

Influent

Inconnu

Instruit

Analphabète

Femme

Homme

Marié

Célibataire

Hétérosexuel

Homosexuel

Parent

Enfant

Socialiste

Capitaliste

Masculiste

Féministe

Gauche

Droite

Dépravé

Vertueux

Travailleur

Chômeur

En santé

Malade

Faible

Fort

Séduisant-e

Moche

Etc.

Etc.

 

Écrire un bon roman

Pour écrire un bon roman — un roman captivant — il faut mettre en scène un conflit. Ce ne sont pas les catégories qui manquent. L'histoire classique nous présente le prince charmant, la princesse et le dragon. Elle est facile à comprendre parce qu'elle correspond au canevas initial de notre genèse individuelle. Au choix, nous préférons tous être issus d'un couple amoureux en harmonie. De plus, puisque la vie nous fait quelquefois souffrir, nous identifions la souffrance au mal qui doit être combattu avec acharnement pour l'éliminer et éviter qu'il ne réapparaisse. D'où l'utilité du dragon qui figure le mal qui peut se présenter sous autant de formes que notre sensibilité peut être meurtrie.

Vérité, Honneur, Amour

Pour le roman, il faut d'abord choisir un but déclaré d'emblée comme « vertueux » sur lequel je ferai opérer le manichéisme polarisateur.

Il va de soi que tout ceci est chapeauté des vertus cardinales universelles courantes : Vérité, Honneur et Amour. Éviter de remettre au goût du jour des valeurs transcendantes vieillies comme Foi, Espérance et Charité. Mais on peut encore tabler sur les valeurs transcendantes révolutionnaires que sont Liberté, Égalité et Fraternité, même si elles ont été passablement écorchées depuis la formulation révolutionnaire, et qu'elles sont remises en question avec une insistance croissante.

Bien sûr, tout le monde est en faveur de la vertu. Mais — et c'est là que le programme devient intéressant — chacun peut la définir selon son contexte personnel, et s'affilier des alliés pour le noble combat.

Les dieux des Anciens Grecs servaient traditionnellement de référence pour représenter les domaines d'application des vertus. Ainsi nous avions une déesse pour l'amour, une pour la chasse, un dieu pour la justice, un pour la guerre, et ainsi de suite. Mais ils sont tombés en désuétude depuis que Manès [1] nous a simplifié la vie. Actuellement il n'a jamais été aussi populaire. Apparemment, il semble que tout puisse se comprendre beaucoup plus aisément en termes de « est-ce bien ? » ou « est-ce à combattre ? » ; est-ce que je me sens menacé, oui ou non ?

Valeurs transcendantes

Pour articuler le roman, je choisis ensuite un système de valeurs transcendantes. L'action devra toujours s'y référer. C'est pourquoi il est important de les définir de la manière la plus précise possible.

En voici quelques-uns à la mode du jour :

1. Patriarcat / Matriarcat

2. Communautarisme / Individualisme (Altruisme / Narcissisme)

3. Démocratie (vox populi, vox Dei) / Autoritarisme

4. Athéisme / Religion (Divinité suprême)

5. Etc.

Bien sûr — et c'est là que les conflits vont prendre corps — il est impossible de s'entendre sur la signification de chacune des valeurs de chaque système. Elles sont définies avec des mots, et les mots ne sont que des symboles abstraits dont la représentation est relative à la culture et au vécu de chacun.

Par exemple, la bonté du philanthrope peut se transformer en méchanceté pour l'observateur qui constate que cette « bonté » entretient la misère du pauvre.

Selon les événements, on vivra alternativement des choses plus ou moins agréables, identifiées comme « à reproduire » ou « à combattre ». D'ailleurs, dans l'ensemble de nos besoins fondamentaux [2], notre caractère personnel va se développer en fonction des manques caractéristiques à la dramatique de vie propre à chacun. Ainsi, si j'ai souffert de la faim dans ma jeunesse, j'aurai plus tard tendance à prioriser l'abondance de nourriture. Mais pas toujours. On s'attache parfois à nos misères comme à un vieil ami qui nous fait souffrir, mais à qui on reste fidèle parce qu'il garantit notre identité. La fidélité à soi-même — qui pour certains est un gage de réussite — peut aussi empoisonner l'existence.

Foi et croyances

Pour donner corps à mon roman, le système de valeurs devra se développer autour d'un enjeu lié à la foi en certaines croyances comme par exemple :

Il y a un Dieu au paradis qui nous attend après la mort.

Dieu n'existe pas. Il n'y a qu'une vie à vivre et c'est maintenant que nous devons en jouir. Après, il sera trop tard.

La vie a une valeur suprême et doit être multipliée et défendue contre toute dégradation.

La famille est ce qui est le plus important.

Mon épanouissement personnel prime par-dessus tout.

La beauté esthétique est la valeur suprême.

Le pouvoir prime sur tout ; il faut se l'approprier.

Rien ne peut surpasser l'amour ; c'est la seule valeur importante.

La santé est la première nécessité ; tous les autres aspects de la vie lui sont subordonnés.

Tout n'est que vanité, nous ne sommes qu'un grain de sable sans importance ; rien n'a de véritable valeur.

Etc.

La foi diversifie à foison les drapeaux sous lesquels on peut combattre. On se situe quelque part sur un axe aux extrémités duquel se trouvent l'« individuel » et le « collectif ».

Individuel

Collectif

 

Personnages

Maintenant, pour mettre mon histoire en action, j'ai besoin de personnages à qui j'attribuerai un caractère, c'est-à-dire un ensemble d'attributs choisis dans la liste des catégories décrites plus haut. Il faudra peut-être, si je veux que mon histoire intéresse des gens de haut calibre intellectuel, que j'évite une distribution trop grossière, par exemple, mettre en scène un homme capitaliste influent fort et instruit contre une femme socialiste isolée, faible et analphabète. Ces clichés, quoique largement répandus, ne tiennent plus la route dès que l'on s'est un peu ouvert au monde et que l'on constate l'immense variété de caractères possibles. De plus, la fin est tellement prévisible qu'elle risque de n'intéresser que ceux qui sont encore au stade du « prince charmant, dragon et princesse ». Il serait intéressant, par exemple, de mettre en rapport un homosexuel vertueux chômeur de droite avec une socialiste âgée analphabète riche et enceinte.  Essayez vous-même quelques combinaisons originales ; vous verrez comme il est rigolo de varier les situations. Avec le multiculturalisme, plus rien n'est impossible.

Incarner son personnage

Bien sûr, mon roman ne serait qu'un roman. Tout au plus, une histoire qui me divertirait de manière approximative. Pour rendre mon existence plus excitante, pourquoi ne pas incarner moi-même ce rôle dans la vie de tous les jours ? Quelles que soient les catégories auxquelles je m'identifie, je peux toujours trouver un dragon errant et complémentaire à mes vertus. Que serais-je sans l'ennemi à combattre qui détermine mes mérites ? Peut-être la sagesse chinoise a-t-elle transformé le dragon en un être positif justement parce que l'animal mythique porte en lui le mal nécessaire à définir toutes les qualités de probité : honnêteté, décence, courage, volonté, etc. Que vienne l'ennemi ! Ainsi je sentirai surgir en moi les vertus.

Ah oui ! J'allais presque oublier. Si l'on vous prend pour un dragon, vous pouvez toujours souligner les contradictions du discours de l'agresseur-e. Elles ne manquent jamais de se manifester lorsque l'amour est absent. Mais je doute que ce soit d'un grand secours. Le manichéen est généralement fidèle au principe de non-contradiction, mais incapable de voir celles qui l'habitent. Pour lui, le débat est sérieux : il veut instaurer l'utopie sur terre.

Mais si l'on vous frappe, je ne saurais quoi conseiller. Vous pouvez toujours recourir à Machiavel ou Jésus, mais peut-être vaudrait-il mieux ne fréquenter que des gens aimables, et observer le silence avec les autres. Ceci rend la vie beaucoup moins excitante, j'en conviens.

Récapitulons

Construction d'un conflit manichéen par des
VALEURS À PROMOUVOIR

1. Mettre en scène un conflit : Ex. : Femmes vs Hommes

2. Déclarer un but honorable : Vérité, Honneur, Amour

3. Principe universel : Liberté, Égalité, Fraternité

4. Pensée manichéenne : « est-ce bien ? » ou « est-ce à combattre ? »

5. Valeur transcendante : Le matriarcat est le bien absolu.

6. Croyance mise en valeur : Mon épanouissement personnel a priorité.

Variante : Le même conflit présenté par la diabolisation
VALEURS À COMBATTRE

1. Mettre en scène un conflit : Ex. : Femmes vs Hommes

2. Déclarer un but honorable : Mensonge, Déshonneur, Haine

3. Principe universel : Servitude, Inégalité, Violence

4. Pensée manichéenne : « est-ce bien ? » ou « est-ce à combattre ? »

5. Valeur transcendante : Le patriarcat est le mal absolu.

6. Croyance mise en valeur : L'épanouissement de l'autre est secondaire.

 

L'ennui qui nous guette

Ceci n'a rien à voir avec un débat. Dans le débat, on interroge l'autre et soi-même sur une situation pour laquelle nous tentons de voir plus clair en vue d'améliorer la relation. Dans le conflit manichéen, on est farouchement convaincu d'avoir raison ; le discours s'acharne à détruire la pensée de l'autre qui est un adversaire jugé irréconciliable. Dans le premier cas on collabore à établir une pensée partagée ; dans le second, c'est la guerre : on est convaincu que le bien doit triompher du mal.

La guerre stimule le roi qui s'ennuie. Depuis que l'humain dispose d'une myriade de robots qui nous dispensent de travailler pour cultiver la nourriture et combler nos besoins fondamentaux, l'ennui nous guette.

« Le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice et le besoin. »

(Voltaire, Candide ou l'optimisme)

[1] Mani (ou Manès) (216 - 274 (ou 277)), fondateur du manichéisme. Il se voulut le missionnaire d'une religion universelle de salut. Cette religion professe un strict dualisme opposant les principes du bien et du mal. Elle met en jeu une conception qui divise toute chose en deux parties, dont l'une est considérée tout entière avec faveur, et l'autre rejetée sans nuance. (Petit Larousse)

[2] Voir la page Besoins fondamentaux,
et aussi Henri Laborit dans le film Mon oncle d'Amérique :

« On peut donc distinguer quatre types principaux de comportements :

1. Comportement de consommation, qui assouvit les besoins fondamentaux.

2. Comportement de gratification. Quand on a l'expérience d'une action qui aboutit au plaisir, on essaie de la renouveler.

3. Comportement qui répond à la punition ; soit par la fuite qui l'évite ; soit par la lutte qui détruit le sujet de l'agression.

4. Comportement d'inhibition : on ne bouge plus, on attend en tension. Et on débouche sur l'angoisse. L'angoisse c'est l'impossibilité de dominer une situation. »

Philo5
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