Cogitations 

 

François Brooks

2022-02-04

Essais personnels

 

Newton, pomme
et topographie céleste

SOMMAIRE

La pomme de Newton

Topographie céleste

La Force qui agit le monde

La pomme de Newton

Aucun fruit ne provoqua des conséquences plus déterminantes que la pomme. De Adam et Ève à Newton, elle instigua des découvertes si immenses que le destin de l'humanité bifurqua irrévocablement. Si elle a fait rigoler Gotlib, il n'en reste pas moins qu'il fallait une sacrée intuition pour comprendre la force qui animait la pomme tombant de l'arbre.

Le phénomène est pourtant exploré par le premier poupon venu. Dans sa chaise haute, il balance par terre tout ce qu'il a sous la main. Ensuite, il geint tant qu'on ne lui ramasse pas la chose. Il va pourtant la laisser tomber de nouveau aussitôt qu'on la lui redonne. On le fait quelques fois avant de s'impatienter. Mais on ne l'a pas compris. En fait, le bébé se livre à une expérience de physique appliquée. Il est ébahi de constater le mouvement de l'objet vers le bas. Comme si la chose était animée d'une intention fixe. C'est extraordinaire ! Il est si fasciné qu'il la répète inlassablement. Pourquoi l'objet ne va-t-il pas vers le plafond ou dans une autre direction ? Pourquoi toujours par terre ? Rien n'est plus mystérieux que de voir une chose se mettre en mouvement par elle-même !

Mais qu'y a-t-il de si extraordinaire là-dedans ? C'est que la gravité est une force invisible. On voit les effets, mais jamais la cause essentielle. Une fois que l'on a quantifié les masses des corps qui agissent le phénomène, on n'a encore rien expliqué de la cause efficiente. La gravité est un phénomène si intrigant que tous les films de science-fiction nous font rêver en représentant des véhicules massifs flottant dans les airs le plus naturellement du monde. C'est la force la plus inévitable qui soit ; on voudrait y échapper comme on échapperait à la volonté d'un Dieu tyrannique.

Pourtant, elle est si essentielle que rien ne se fait sans elle. Les spationautes en savent quelque chose. Ils vivent l'enfer de son absence. Après l'écrasement du corps pendant les interminables minutes du lancement et les nausées des premiers jours, ils doivent tout attacher. Oui, à première vue, c'est rigolo de voir flotter les objets dans l'apesanteur, mais quelle serait notre réaction s'ils se déplaçaient partout dans nos logements sous l'inertie de la moindre poussée ? Dans la capsule, la plus petite action entraîne une réaction à contrer ; chaque geste doit s'assurer un point d'appui. Fini les odeurs appétissantes ; on ne mange plus que par des tubes ensachés. (On imagine les dégâts des souillures alimentaires.) Fini les coiffures gracieuses ; sans parler des difficultés pour l'hygiène personnelle ; et jusqu'au stylo ordinaire qui n'écrit pas parce que l'encre ne pèse plus sur la bille. Sanglés pour dormir, les spationautes doivent aussi s'attacher pour les exercices réguliers destinés à contrer la décalcification des os. De retour sur terre, ils ne peuvent plus marcher sans passer par une cure de réadaptation.

Nous payons pour l'eau, et bientôt pour l'air que l'on respire. Nous fera-t-on un jour payer pour la gravité ?

Bref, comme l'eau pour le poisson, la gravité est invisible, mais essentielle. Le mérite de Newton est d'en avoir établi les lois, mais il n'a rien dit de la cause. Comme le nourrisson il s'intrigua du phénomène. Sachant que l'objet ne comporte aucune volonté et qu'il lui est impossible de se mouvoir intentionnellement, quelle est donc la force qui le pousse à bouger ? Au-delà de la formulation des lois sur la chute des corps, notre philosophe n'a pas pu faire autrement que d'attribuer le phénomène de la gravité à une volonté divine.

Topographie céleste

Si j'ai vu plus loin, c'est en montant sur les épaules des géants.

Isaac Newton, Lettre à Robert Hooke, 1676.

Ma toute première expérience astronomique eut lieu à l'âge de trois ans. Par un soir d'hiver à l'air cristallin, j'observai par la fenêtre de minuscules points brillants sur fond noir. C'est quoi ? On me dit que ça s'appelait des étoiles, et qu'elles étaient dans le ciel. Mais comment comprendre le phénomène ? Je me contentai de penser que le ciel était une sorte de carton noir dans lequel on avait percé de tout petits trous qui laissaient passer la lumière du soleil caché derrière. Le carton noir couvrait la terre chaque soir pour la nuit. C'était un carton bien usé ; c'est pourquoi il était troué.

Ma mère — très pieuse — m'apprit ensuite que le ciel était en fait le paradis. « C'est le lieu où les âmes saintes vont rejoindre Dieu pour l'éternité après la mort. Les autres vont au purgatoire ou en enfer, dans un feu éternel. » Je comprenais bien l'horreur de l'enfer — je m'étais brûlé une fois la main sur un rond de poêle —, mais je ne comprenais pas le plaisir de vivre dans un carton noir troué de pointes lumineuses.

À cinq ans, j'avais déjà une notion suffisante de topographie céleste pour assimiler les principes moraux nécessaires pour plaire. Plus tard le lieu changea de nom pour l'espace, et les étoiles n'étaient plus des trous, mais des soleils très éloignés.

Le ciel est un lieu commode ; il permet de loger tous nos fantasmes sur la divinité. Depuis la nuit des temps et dans toute culture, de Confucius à aujourd'hui, le ciel héberge les dieux, les anges, les saints et nos pensées les plus nobles. D'ailleurs, les planètes portent encore les noms des dieux romains. Facile de confondre le ciel et la divinité : les deux sont inaccessibles.

On croit que depuis l'avènement de l'ère spatiale, le domaine des dieux a reculé. On pense qu'avec le déchiffrement de la mécanique céleste, Newton a mis un terme définitif à l'antique croyance de la divine topographie. Il n'en est rien. On lui attribue trop rapidement des intentions laïques. Le savant philosophe, dans une lettre à son contradicteur Richard Bentley, avait eu recours au concept d'un Agent causal et volontaire pour expliquer que la gravité ne précipite pas tous les corps célestes en une immense masse qui engloutirait la totalité des planètes et soleils. « je ne pense pas, écrit-il, que cela soit explicable par de simples causes naturelles, mais je suis forcé de l'attribuer au conseil et à l'arrangement d'un Agent volontaire. » La pomme qui tombe est donc une manifestation de la volonté divine en action.

La Force qui agit le monde

Newton est un initiateur, un découvreur, un chercheur. On attribue trop souvent aux philosophes — géniaux créateurs conceptuels — la maîtrise totale de ce qu'ils initient. Leur seul mérite est d'avoir creusé la mine et de s'être attardés à un filon qui a eu l'opportunité de se révéler fécond. Nous utilisons les lois de la mécanique céleste établies par Newton pour déloger le Dieu du ciel, mais notre philosophe était beaucoup moins fantasque. Il savait qu'il était monté sur les épaules de géants qui lui ont permis de voir plus loin ; mais il était loin de jeter l'échelle pour prétendre ne penser que par lui-même.

Pour connaître Newton, comme pour tout philosophe, il faut le rencontrer dans ses textes. La pensée que nous lui attribuons aujourd'hui contient trop souvent l'ajout des savants qui ont poursuivi ses recherches. Il était conscient des limites de ce qu'il savait. C'est pourquoi il avait toujours besoin de la divinité pour loger les points d'ombre de ses découvertes. Une fois que l'on connaît les lois de la gravité, on peut les utiliser à notre bénéfice ; on peut même aller sur la Lune ; mais on n'a pas encore expliqué pourquoi elle agit de la sorte. Le mystère reste entier.

Chaque nouvelle découverte révèle quantité de questions qui ont encore et toujours besoin du concept « Dieu » pour loger notre ignorance. Nietzsche l'a tué bien vite, comme si l'on pouvait tout savoir. Le chercheur rejoue le mythe de Prométhée. Il arrache aux dieux un peu plus de connaissance, mais tout le savoir scientifique est contenu dans un ballon qui gonfle et, à mesure qu'il s'accumule, présente une surface croissante d'ignorance. Newton confiait au concept de divinité le soin de connaître ce qu'il ignorait. Quelle est donc la Force qui agit le monde ? Est-ce la gravité ? Peut-être, mais notre philosophe n'en a rien dit d'autre que les lois.

Philo5
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