Cogitations 

 

François Brooks

2021-12-26

Essais personnels

 

John Dewey
Éduquer pour l'avenir

SOMMAIRE

Comment éduquer pour l'avenir ?

Comment apprend-on ?

Éducation vs instruction

Apprendre à apprendre

De l'éducation permanente au savoir instantané

Comment apprendre à penser par soi-même ?

Raison, affect et liberté

Comment éduquer pour l'avenir ?

« Le monde se transforme à une vitesse foudroyante ; personne ne sait où il ira. Nous devons préparer nos enfants, non pas pour le monde du passé, ni pour notre monde actuel, mais pour leur monde : le monde de l'avenir. »
   « Mais aller à l'université n'est pas la même chose que d'être éduqué, bien que les deux soient souvent confondus. » «The world is moving at a tremendous rate; no one knows where. We must prepare our children, not for the world of the past, not for our world, but for their world: the world of the future.» / «But going to college is not the same as getting an education, though the two are often confused.»

John Dewey, Conférence / TV, 1940/1930.

Jadis, l'école transmettait un savoir ayant pour but de reproduire la nation. Le savoir traditionnel garantissait la perpétuité d'une société stable. Mais la modernité nous coupe de la tradition. À partir du XIXe siècle, les développements technologiques se sont multipliés à une cadence accélérée. John Dewey a vu que l'enseignement devait s'adapter en conséquence. Il pose le paradoxe de l'enseignement de la société contemporaine. Comment enseigner aux enfants un savoir qui leur permettra de vivre dans une société en mutation, et dont on n'a aujourd'hui aucune idée de ce qu'elle sera ?

Comment apprend-on ?

« L'éducation est la vie elle-même. » ("Education is life itself.") (John Dewey)

Il existe trois manières d'apprendre : 1. La plus élémentaire est celle de la nature : par essai-erreur. Henri-Laborit dirait essai-récompense. C'est la même chose. C'est en même temps la plus cruelle et la plus douce, mais la plus efficace ; principe darwinien du plus adapté. Dès la naissance, elle s'impose immédiatement. La marche du bambin en est le plus bel exemple. Le bébé désire imiter ; il veut marcher. Il se lève, tombe, se relève, retombe, et ainsi de suite, de jour en jour, il développe l'habileté la force et l'équilibre de faire coïncider ses déplacements avec la volonté. Chaque fois que le geste est réussi, il renforce son apprentissage et l'intègre de plus en plus inconsciemment jusqu'au jour où il arrive à se déplacer sans que la volonté intervienne pour chacune des séquences de la marche.

2. La seconde opère par répétition, par habitude. Comme la ritournelle trotte dans la tête, à force d'être exposé à certains gestes et aux paroles, on les incorpore sans effort. On apprend la langue et les chansons à force d'entendre les mêmes mots et les airs sans y penser. L'artiste sur scène a tellement répété son numéro qu'il n'a besoin ni du texte ni des feuilles de musique pour jouer parfaitement. L'esprit est une éponge qui absorbe ce à quoi les sens sont exposés.

3. La troisième, la préférée de John Dewey, favorise la compréhension, la participation active, le projet initié par intérêt personnel. Si je rédige cet article, par exemple, ce n'est pas parce que je connais parfaitement le philosophe, mais parce que je désire en approfondir ma connaissance. J'ai lu l'auteur, et je consolide mes recherches en rédigeant cette note didactique. Cette pratique de l'apprentissage implique l'intérêt pour le sujet. Dewey affirme qu'il est nécessaire que l'enseignant intéresse l'étudiant en raccrochant la matière étudiée à l'expérience personnelle de celui-ci.

En somme, on peut dire que l'on apprend par l'expérience, celle-ci étant composée d'essais-erreurs, d'habitudes et de participation active suscitée par l'intérêt personnel.

Éducation vs instruction

L'approche institutionnelle traditionnelle enclôt l'étudiant dans des espaces artificiels bétonnés, dénaturés et stériles. L'institution distribue une instruction abstraite hors de tout contexte réel. Cette approche suscite l'ennui et démotive l'étudiant. Dewey montre qu'un exercice d'apprentissage efficace ne peut se faire hors du contexte de la réalité immédiate. C'est en forgeant que l'on devient forgeron. Il faut immerger l'élève dans l'expérience active pour susciter le désir de participer à une expérience d'apprentissage, et non lui imposer une lecture théorique toute faite d'avance (comme je le fais ici    ). C'est à l'élève de constituer son propre savoir théorique à partir d'expériences concrètes.

Doit-on apprendre par coeur ou par intérêt ? Par ritournelle ou compréhension ? C'est la différence entre éducation et instruction que Dewey évoque quand il affirme que « aller à l'université n'est pas la même chose que d'être éduqué » ("going to college is not the same as getting an education"). L'éducation se distingue de l'instruction : une personne instruite n'a pas encore de compétence pratique ; une personne éduquée maîtrise le savoir-faire.

Pour éduquer, l'enseignant doit mettre à la disposition des élèves les ressources nécessaires à l'apprentissage. L'élève qui récite à la perfection une leçon théorique apprise par coeur ne maîtrise en rien le sujet. C'est l'expérience vécue et réussie qui certifie ses connaissances.

Apprendre à apprendre

Dewey formule sa pensée au moment où il constate que les développements technologiques sont si rapides qu'il devient nécessaire de repenser radicalement l'instruction. L'éducation est un processus si long que le savoir accumulé par l'élève sera désuet lorsqu'il sortira de l'université. Que doit donc enseigner le professeur quand il constate que ce qu'il enseigne sera périmé au moment où les élèves arriveront sur le marché du travail ?

Apprendre ne consiste plus à accumuler un amas de savoir, mais à vivre une multitude d'expériences. L'élève est un explorateur, et non une tête vide à remplir d'abstractions. L'expérience doit précéder la théorisation. L'élève doit apprendre à apprendre, c'est-à-dire à penser par lui-même en vue d'élaborer des solutions dynamiques dans les situations inattendues. Le principe institutionnel traditionnel qui consiste à créer une société uniforme et obéissante ne tient plus. John Dewey encourage la formation d'individus libres, autonomes et créatifs aptes à s'intégrer dans une société démocratique. La liberté, ici, n'est pas un principe idéologique, mais un processus vital d'adaptation dans un monde darwinien en évolution permanente. Les méthodes du philosophe furent si populaires qu'elles firent le tour du monde, et bien qu'il les formula au début du XXe siècle, sa vision reste toujours actuelle.

De l'éducation permanente au savoir instantané

Au début des années 1970 émerge le concept d'éducation permanente. Si, jadis, l'école était réservée aux enfants et aux jeunes, il est désormais admis que l'on puisse s'instruire à tout âge. Manne inespérée pour la gent enseignante : la clientèle étudiante explose. Les enseignants doivent cependant se recycler plus souvent. Pour les trente années subséquentes, ceci fut la réponse du monde de l'enseignement au problème posé par John Dewey.

Mais depuis l'émergence de l'Internet, il est nécessaire de repenser l'éducation à nouveaux frais. Nous disposons aujourd'hui de tout le savoir du monde au bout des doigts. Que faut-il apprendre quand le génie de la connaissance est à portée immédiate de tout cellulaire ? Si nous n'avons plus besoin de mémoriser quoi que ce soit, que deviendra notre faculté mémorielle ? Comme les membres inactifs s'atrophient, ne va-t-on pas la perdre graduellement ?

On a vu apparaître des sites capables de solliciter indéfiniment notre attention. On nous bombarde continuellement avec du contenu ciblant nos intérêts personnels. Comment notre philosophe réagirait-il à ces nouvelles technologies qui nous ensorcellent ?

Internet est si démocratique que n'importe quel badaud (comme moi    ) peut y étaler ses connaissances, aussi menues soient-elles. Pire, l'Internet est devenu le terrain de jeu de prédilection de l'infox. On voit sans cesse défiler des faussetés déguisées en vérité. Comment discerner le vrai du faux ?

Jadis, le coût des livres était exorbitant. Seuls les plus fortunés y avaient accès. Les progrès de l'imprimerie ont contribué à démocratiser le savoir jusqu'à l'Internet qui propose l'entière gratuité. Mais comment formuler ma question pour que Google réponde correctement à ce que je souhaite savoir ?

Comment apprendre à penser par soi-même ?

Le philosophe authentique pose des questions invincibles. Quand John Dewey demande comment enseigner aux enfants un savoir qui leur permettra de vivre dans une société en mutation, et dont on n'a aujourd'hui aucune idée de ce qu'elle sera ?, il formule une question dont la réponse proposée — enseigner à penser par soi-même[1][2] — est à l'origine de tout le mouvement philosophique contemporain cher au philosophe Alain. Penser par soi-même est certainement le concept philosophique le plus révolutionnaire du XXe siècle. Il n'a jamais été aussi nécessaire. Maintenant, comment apprend-on à penser par soi-même ? Voilà la question invincible. Pourquoi invincible ? Parce qu'aussitôt qu'on a répondu, elle revient indemne. Parce que penser par soi-même est une tautologie, car tout acte de pensée est un acte de pensée par soi-même, nous dit Dewey.

Raison, affect et liberté

Sers-toi de ta tête ! Raisonne ! Voilà des invectives qui m'ont jadis été sans cesse répétées par mes éducateurs. Mais les temps changent. On nous enjoint désormais de vivre dans une société de l'affect. John Dewey postulait que la pensée était la faculté à développer alors que depuis l'avènement de l'Internet, tout nous pousse à cesser de penser pour nous concentrer sur nos réactions émotionnelles. Pourquoi faudrait-il désormais laisser les sentiments gouverner nos vies ? Pourquoi l'émotion primerait-elle ? N'y a-t-il pas dans les affects une forme de tyrannie ? Est-on davantage libre lorsqu'on se laisse conduire par les émotions ou lorsqu'on agit après avoir réfléchi ? Qu'est-ce que la liberté ?

La réflexion est, en quelque sorte, la signature mentale volontaire de l'individu. C'est, en soi, une préméditation intentionnelle. Elle implique une responsabilité évidente. L'affect est une réaction émotionnelle involontaire. Personne ne peut être tenu responsable de ce qu'il ressent. En fait, l'invective qui consiste à se laisser conduire par l'émotion est commode puisqu'elle déresponsabilise et facilite les prises de décisions en évitant le processus coûteux en temps et en énergie du raisonnement.

Ici s'arrête ma réflexion qui aboutit sur l'éternel conflit entre le coeur et la raison, la destinée et la liberté, l'action intentionnelle et la réaction pulsionnelle. Chacun fait comme il peut, ou comme il veut, évidemment.

[1] John Dewey, Comment nous pensons, Éditions Les empêcheurs de penser en rond © 2004.

[2] John Dewey, Penser, réfléchir, apprendre, Texte fondateur - Philo5.

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