POST-STRUCTURALISME 

Jacques Derrida

 

Texte fondateur

1972-1992

Post-structuralisme

SOMMAIRE

La différance

Définir la déconstruction

Le don est impossible

Sept commandements contradictoires

La Différance[1]

[...] La différance, c'est le jeu systématique des différences, des traces de différences, de 1'espacement par lequel les éléments se rapportent les uns aux autres. Cet espacement est la production, à la fois active et passive (le a de la différance indique cette indécision par rapport à l'activité et à la passivité, ce qui ne se laisse pas encore commander et distribuer par cette opposition), des intervalles sans lesquels les termes " pleins " ne signifieraient pas, ne fonctionneraient pas. C'est aussi le devenir-espace de la chaîne parlée — qu'on a dite temporelle et linéaire ; devenir-espace qui seul rend possibles l'écriture et toute correspondance entre la parole et l'écriture, tout passage de l'une à l'autre.

L'activité ou la productivité connotée par le a de la différance renvoie au mouvement génératif dans le jeu des différences. Celles-ci ne sont pas tombées du ciel et elles ne sont pas inscrites une fois pour toutes dans un système clos, dans une structure statique qu'une opération synchronique et taxinomique pourrait épuiser. Les différences sont les effets des transformations, et de ce point de vue, le thème de la différance est incompatible avec le motif statique, synchronique, taxinomique, anhistorique, etc., du concept de structure. Mais il va de soi que ce motif n'est pas le seul à définir la structure et que la production des différences, la différance, n'est pas a-structurale : elle produit des transformations systématiques et réglées pouvant, jusqu'à un certain point, donner lieu à une science structurale. Le concept de différance développe même les exigences principielles les plus légitimes du « structuralisme ».

La langue et en général tout code sémiotique — que Saussure définit comme des « classifications » — sont donc des effets, mais ils n'ont pas pour cause un sujet, une substance ou un étant, quelque part présent et échappant au mouvement de la différance. Puisqu'il n'y a pas de présence hors de et avant la différance sémiologique, on peut étendre au système des signes en général ce que Saussure dit de la langue : « La langue est nécessaire pour que la parole soit intelligible et produise tous ses effets ; mais celle-ci est nécessaire pour que la langue s'établisse ; historiquement, le fait de parole précède toujours ». Il y a là un cercle, car si l'on distingue rigoureusement la langue et la parole, le code et le message, le schéma et l'usage, etc., et si l'on veut faire droit aux deux postulats ainsi énoncés, on ne sait par où commencer, et comment quelque chose peut commencer en général, que ce soit langue ou parole. Il faut donc admettre, avant toute dissociation langue/parole, code/message, etc. (avec tout ce qui en est solidaire), une production systématique de différences, la production d'un système de différences — une différance — dans les effets de laquelle on pourra éventuellement, par abstraction et selon des motivations déterminées, découper une linguistique de la langue et une linguistique de la parole, etc.

Rien — aucun étant présent et in-différant — ne précède donc la différance et l'espacement. Il n'y a pas de sujet qui soit agent, auteur et maître de la différance et auquel celle-ci surviendrait éventuellement et empiriquement. La subjectivité — comme l'objectivité — est un effet de différance, un effet inscrit dans un système de différance. C'est pourquoi le a de la différance rappelle aussi que l'espacement est temporisation, détour, délai par lequel l'intuition, la perception, la consommation, en un mot le rapport au présent, la référence à une réalité présente, à un étant, sont toujours différés. Différés en raison même du principe de différence qui veut qu'un élément ne fonctionne et ne signifie, ne prenne ou ne donne « sens » qu'en renvoyant à un autre élément passé ou à venir, dans une économie des traces. [...]

Définir la déconstruction[2]

J'ai sans cesse insisté sur le fait que le mouvement de la déconstruction était d'abord affirmatif — non positif, mais affirmatif. La déconstruction... disons-le une fois de plus, n'est pas la démolition ou la destruction. La déconstruction — je ne sais pas si c'est quelque chose, mais si c'est quelque chose, c'est une pensée aussi de l'être, de la métaphysique, donc une explication avec l'autorité de l'être ou de l'essence, de la pensée de ce qui est, et une telle explication ne peut pas être simplement une destruction négative. D'autant plus que, parmi toutes les choses de l'histoire de la métaphysique avec lesquelles s'explique la déconstruction, il y a la dialectique, il y a l'opposition du négatif au positif. Dire que la déconstruction est négative, c'est simplement la réinscrire dans un processus intramétaphysique à quoi il s'agit justement — non pas de se soustraire — mais de donner la possibilité d'être pensé.

Je ne l'utilise pas [le mot déconstruction], disons, spontanément ; je ne l'utilise que dans le contexte où il s'impose. Je ne pensais pas d'ailleurs quand je m'en suis servi la première fois qu'il deviendrait, même pour moi, un mot particulièrement indispensable. Je dis très simplement, très naïvement que je ne pensais pas, quand je m'en suis servi pour la première fois, qu'il serait à ce point accentué par la lecture. Plus accentué par d'autres que par moi-même. Je ne dis pas cela pour l'effacer, pour dire qu'il n'aurait pas dû être repéré ; je l'ai utilisé et je l'ai souligné d'une certaine manière, mais pour moi, ce n'était pas un maître mot. J'ai essayé de m'expliquer plusieurs fois sur ce qui m'avait imposé ce mot, qui est un mot de la langue française, assez peu utilisé, il est vrai, mais qui se trouve dans le Littré, qui joue sur plusieurs registres, par exemple linguistique ou grammatical, mais aussi machinique ou technique. Ce que l'on en a retenu au départ, c'était l'allusion à la structure ; parce que, au moment où je me suis servi de ce mot, c'était le moment où le structuralisme était dominant ; on a pensé la déconstruction à la fois comme un geste structuraliste et antistructuraliste. Ce qu'il était, d'une certaine manière. La déconstruction n'est pas simplement la décomposition d'une structure architecturale, c'est aussi une question sur le fondement, sur le rapport fondement/fondé ; sur la clôture de la structure, sur toute une architecture de la philosophie. Non pas seulement sur telle ou telle construction, mais sur le motif architectonique du système. L'architectonique : je me réfère ici à la définition de Kant, qui n'épuise pas tous les sens d'« architectonique », mais la définition de Kant m'intéresse particulièrement ; l'architectonique c'est l'art du système. La déconstruction concerne d'abord des systèmes. Cela ne veut pas dire qu'elle met à bas le système, mais qu'elle ouvre à des possibilités d'agencement ou de rassemblement, d'être ensemble si vous voulez, qui ne sont pas forcément systématiques, au sens strict que la philosophie donne à ce mot. C'est donc une réflexion sur le système, sur la clôture et l'ouverture du système. Naturellement, c'était aussi une sorte de traduction active un peu déplaçante du mot dont se sert Heidegger : « Destruktion », la destruction de l'ontologie qui ne veut pas dire non plus l'annulation, l'anéantissement de l'ontologie, mais une analyse de la structure de l'ontologie traditionnelle.

Une analyse qui n'est pas seulement une analyse théorique, qui est en même temps une autre écriture de la question de l'être ou du sens. La déconstruction, c'est aussi une manière d'écrire et d'avancer un autre texte. Ce n'est pas une tabula rasa, c'est pourquoi la déconstruction se distingue aussi du doute ou de la critique. La critique opère toujours en vue de la décision après ou par un jugement. L'autorité du jugement ou de l'évaluation critique n'est pas l'autorité de la dernière instance pour la déconstruction. La déconstruction est aussi une déconstruction de la critique. Ce qui ne veut pas dire que toute critique ou tout criticisme sont dévalués, mais qu'on essaie de penser ce que signifie dans l'histoire l'autorité de l'instance critique ; par exemple au sens kantien, mais non seulement au sens kantien. La déconstruction n'est pas une critique. [...]

Le don est impossible[3]

Pour qu'il y ait don, il faut que le donataire ne rende pas, n'amortisse pas, ne rembourse pas, ne s'acquitte pas, n'entre pas dans le contrat, n'ait jamais contracté de dette. (Ce « il faut », c'est déjà la marque d'un devoir, le devoir de-ne-pas... : le donataire se doit même de ne pas rendre, il a le devoir de ne pas devoir, et le donateur de ne pas escompter la restitution). Il faut, à la limite, qu'il ne reconnaisse pas le don comme don. S'il le reconnaît comme don, si le don lui apparaît comme tel, si le présent lui est présent comme présent, cette simple reconnaissance suffit pour annuler le don. Pourquoi ? parce qu'elle rend, à la place, disons, de la chose même, un équivalent symbolique. Le symbolique ici, on ne peut même pas dire qu'il re-constitue l'échange et annule le don dans la dette. Il ne re-constitue pas un échange qui, n'ayant plus lieu comme échange de choses ou de biens, se transfigurerait en échange symbolique. Le symbolique ouvre et constitue l'ordre de l'échange et de la dette, la loi ou l'ordre de la circulation où s'annule le don. Il suffit donc que l'autre perçoive le don, non seulement le perçoive au sens où, comme on le dit en français, on perçoit un bien, de l'argent ou une récompense, mais en perçoive la nature de don, perçoive le sens ou l'intention, le sens intentionnel du don, pour que cette simple reconnaissance du don comme don, comme tel, avant même de devenir reconnaissance comme gratitude, annule le don comme don. La simple identification du don semble le détruire. La simple identification du passage d'un don comme tel, c'est-à-dire d'une chose identifiable entre quelques-« uns » identifiables ne serait autre que le procès de la destruction du don. Tout se passe comme si, entre l'événement ou l'institution du don comme tel et sa destruction, la différence était destinée à s'annuler constamment. À la limite, le don comme don devrait ne pas apparaître comme don : ni au donataire, ni au donateur.

[...]

[...] le don n'est un don, il ne donne que dans la mesure où il donne le temps. La différence entre un don et toute autre opération d'échange pur et simple, c'est que le don donne le temps. Là où il y a le don, il y a le temps. Ce que ça donne, le don, c'est le temps, mais ce don du temps est aussi une demande de temps. Il faut que la chose ne soit pas immédiatement et à l'instant restituée. Il faut le temps, il faut que ça dure, il faut l'attente — sans oubli. Ça demande du temps, la chose, mais ça demande un temps délimité, ni un instant ni un temps infini, mais un temps déterminé par un terme, autrement dit un rythme, une cadence. La chose n'est pas dans le temps, elle est ou elle a le temps, ou plutôt elle demande à avoir, à donner ou à prendre le temps — et le temps comme rythme, un rythme qui n'advient pas à un temps homogène, mais qui le structure originairement.

Le don donne, demande et prend du temps. La chose donne, demande ou prend du temps. C'est une des raisons pour lesquelles cette chose du don se liera à la nécessité — interne — d'un certain récit ou d'une certaine poétique du récit. Voilà pourquoi nous tiendrons compte de La fausse monnaie[4], et de ce compte rendu impossible qu'est le conte de Baudelaire. La chose comme chose donnée, le donné du don n'arrive, s'il arrive, que dans le récit. Et dans un simulacre poématique de la narration. L'ouverture de l'Essai sur le don inscrit donc en épigraphe un « vieux poème de l'Edda scandinave » dont une strophe (145) se trouve mise en valeur :

Il vaut mieux ne pas prier (demander)
que de sacrifier trop (aux dieux) :
Un cadeau donné attend toujours un cadeau en retour.
Il vaut mieux ne pas apporter d'offrande
que d'en dépenser trop.

Sept commandements contradictoires[6]

1. Premier commandement

D'une part, il faut protester contre la soumission du philosophique (dans ses questions, ses programmes, sa discipline, etc.) à toute finalité extérieure : l'utile, le rentable, le productif, l'efficient, le performant, mais aussi bien ce qui relève en général du techno-scientifique, du techno-économique, de la finalisation de la recherche, voire de l'éducation éthique, civique ou politique.

Mais d'autre part, nous ne devrions à aucun prix renoncer à la mission critique, donc évaluatrice et hiérarchisante de la philosophie, à la philosophie comme instance finale du jugement, constitution ou intuition du sens final, raison dernière, pensée des fins ultimes. C'est toujours au nom d'un « principe de finalité », comme dirait Kant, que nous entendons sauver la philosophie et sa discipline de toute finalisation technoéconomique ou sociopolitique. Cette antinomie est bien philosophique de part en part, puisque la « finalisation » en appelle toujours à une philosophie, au moins implicite. Une fois de plus : il n'y a jamais de « barbarie non philosophique ».

Comment concilier ces deux régimes de la finalité ?

2. Deuxième commandement

D'une part, il faut protester contre l'enfermement de la philosophie. Nous refusons légitimement l'assignation à résidence, la circonscription qui confinerait la philosophie dans une classe ou un cursus, un type d'objet ou de logique, un contenu ou une forme fixes. Nous nous dressons contre ce qui interdirait à la philosophie d'être présente et insistante hors de sa classe, dans d'autres disciplines ou d'autres départements, de s'ouvrir à de nouveaux objets sans aucune limite de principe, de rappeler qu'elle était déjà présente là où on ne voulait pas le savoir, etc.

Mais d'autre part, tout aussi légitimement, nous devrions revendiquer l'unité propre et spécifique de la discipline. Nous devrions être très vigilants à ce sujet, dénoncer, comme le Greph n'a cessé de le faire, tout ce qui viendrait menacer cette intégrité, dissoudre, morceler ou disperser l'identité du philosophique comme tel. Comment concilier cette identité localisable et cette ubiquité débordante ?

3. Troisième commandement

D'une part, nous nous sentons en droit d'exiger que la recherche ou le questionnement philosophiques ne soient jamais dissociés de l'enseignement. N'est-ce pas le thème de notre Colloque, devant le retour de la même menace ?

Mais d'autre part, nous nous sentons aussi autorisés à rappeler que, peut-être pour l'essentiel, quelque chose de la philosophie ne se limite pas, ne s'est pas toujours limité à des actes d'enseignement, à des événements scolaires, à ses structures institutionnelles, voire à la discipline philosophique elle-même. Celle-ci peut toujours être débordée, parfois provoquée par de l'inenseignable. Peut-être doit-elle se plier à enseigner l'inenseignable, à se produire en renonçant à elle-même, en excédant sa propre identité.

Comment, dans le même maintenant de la discipline, maintenir la limite et l'excès ? qu'il faut enseigner cela même ? que cela ne s'enseigne pas ?

4. Quatrième commandement

D'une part, nous jugeons normal d'exiger des institutions à la mesure de cette discipline impossible et nécessaire, inutile et indispensable. Nous jugeons normal d'exiger des institutions nouvelles. C'est à nos yeux essentiel.

Mais d'autre part, nous postulons que la norme philosophique ne se réduit pas à ses apparences institutionnelles. La philosophie excède ses institutions, elle doit même analyser l'histoire et les effets de ses propres institutions. Elle doit finalement rester libre à tout moment, n'obéir qu'à la vérité, à la force de la question ou de la pensée. Il lui est licite de rompre tout engagement institutionnel. L'extra-institutionnel doit avoir ses institutions sans leur appartenir.

Comment concilier le respect et la transgression de la limite institutionnelle ?

5. Cinquième commandement

D'une part, nous requérons, au nom de la philosophie, la présence d'un maître. Il faut un maître à cette discipline de l'indisciplinable, à cet enseignement de l'inenseignable, à ce savoir qui est aussi non-savoir et plus que savoir, à cette institution de l'aninstitutionnel. Les concepts de cette maîtrise ou de cette magistralité peuvent varier. Ses figures peuvent être aussi diverses que celles du Très Haut ou du Tout Autre inaccessible, de Socrate, du Précepteur, du Professeur fonctionnaire, prof. d'Université ou prof. de Terminale (le premier et le dernier de tous !), de tout cela un peu à la fois : dans tous les cas il faut un maître, et de l'altérité magistrale. Conséquence : il faut en former, il faut des étudiants, des postes, il n'y en aura jamais assez, et cela se règle depuis le dehors de la communauté philosophique.

Mais d'autre part, si le maître doit être un autre, formé puis appointé par d'autres, cette dissymétrie hétéronomique ne doit pas léser la nécessaire autonomie, voire la structure essentiellement démocratique de la communauté philosophique.

Comment celle-ci peut-elle accorder en elle-même cette hétéronomie et cette autonomie ?

6. Sixième commandement

D'une part, la discipline philosophique, la transmission du savoir, l'extrême richesse des contenus requièrent normalement du temps, une certaine durée rythmée, voire le plus de temps possible : plus qu'un éclair, un mois, un an, plus que le temps d'une classe, toujours plus de temps. Rien ne peut justifier cet extraordinaire artifice qui consisterait à fixer à neuf mois une telle durée (je renvoie ici à toutes les analyses du Greph).

Mais d'autre part, l'unité, voire l'architecture de la discipline requiert un certain rassemblement organisé de cette durée. Il faut éviter l'étalement désordonné, la dissolution, et faire place à l'expérience du « d'un seul coup », du « tout à coup » (je renvoie ici aussi à ce qui fut dit plus haut, et encore aux analyses du Greph).

Comment concilier cette durée et cette contraction quasi instantanée, cette illimitation et cette limite ?

7. Septième commandement

D'une part, les élèves, les étudiants, comme les enseignants, doivent se voir accorder la possibilité, autrement dit les conditions de la philosophie. Comme dans toute autre discipline, et cela peut aller des conditions dites, pour faire vite, externes (le temps, les lieux, les postes, etc.) à la condition « interne » et essentielle, l'accès au philosophique en tant que tel. Un maître doit y initier, introduire, former, etc., le disciple. Le maître, qui aura dû y être d'abord formé, introduit, initié lui-même, reste un autre pour le disciple. Gardien, garant, intercesseur, prédécesseur, aîné, il doit représenter la parole, la pensée ou le savoir de l'autre : hétérodidactique.

Mais d'autre part, nous ne voulons à aucun prix renoncer à la tradition autonomiste et autodidactique de la philosophie. Le maître n'est qu'un médiateur qui doit s'effacer. L'intercesseur doit se neutraliser devant la liberté du philosopher. Celle-ci se forme elle-même, si reconnaissant que soit son rapport à la nécessité du maître, à la nécessité pour l'acte magistral d'avoir lieu.

Comment concilier l'avoir-lieu et le non-lieu du maître ? Quelle topologie incroyable exigeons-nous pour concilier l'hétérodidactique et l'autodidactique ?

[1] Jacques Derrida, Positions, Éditions de Minuit © 1972, pp. 38-40, SÉMIOLOGIE ET GRAMMATOLOGIE (entretien avec Julia Kristeva).

[2] Extrait du DVD de Kirby Dick et Amy Ziering Kofman (réalisateurs), Derrida (documentaire), © 2002,
de 14:01 à 15:03 ; et de Derrida, Points de suspension, Galilée © 1992, p. 224-226.

[3] Jacques Derrida, Donner le temps, Galilée © 1991, p. 26, 59-60.

[4] Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, (28e poème) : La Fausse monnaie

Comme nous nous éloignions du bureau de tabac, mon ami fit un soigneux triage de sa monnaie ; dans la poche gauche de son gilet, il glissa de petites pièces d'or ; dans la droite, de petites pièces d'argent ; dans la poche gauche de sa culotte, une masse de gros sols, et enfin, dans la droite, une pièce d'argent de deux francs qu'il avait particulièrement examinée.

« Singulière et minutieuse répartition ! » me dis-je en moi-même.

Nous fîmes la rencontre d'un pauvre qui nous tendit sa casquette en tremblant. — Je ne connais rien de plus inquiétant que l'éloquence muette de ces yeux suppliants, qui contiennent à la fois, pour l'homme sensible qui sait y lire, tant d'humilité, tant de reproches. Il y trouve quelque chose approchant cette profondeur de sentiment compliqué, dans les yeux larmoyants des chiens qu'on fouette.

L'offrande de mon ami fut beaucoup plus considérable que la mienne, et je lui dis : « Vous avez raison ; après le plaisir d'être étonné, il n'en est pas de plus grand que celui de causer une surprise. — C'était la pièce fausse », me répondit-il tranquillement, comme pour se justifier de sa prodigalité.

Mais dans mon misérable cerveau, toujours occupé à chercher midi à quatorze heures (de quelle fatigante faculté la nature m'a fait cadeau !), entra soudainement cette idée qu'une pareille conduite, de la part de mon ami, n'était excusable que par le désir de créer un événement dans la vie de ce pauvre diable, peut-être même de connaître les conséquences diverses, funestes ou autres, que peut engendrer une pièce fausse dans la main d'un mendiant. Ne pouvait-elle pas se multiplier en pièces vraies ? ne pouvait-elle pas aussi le conduire en prison ? Un cabaretier, un boulanger, par exemple, allait peut-être le faire arrêter comme faux monnayeur ou comme propagateur de fausse monnaie. Tout aussi bien la pièce fausse serait peut-être, pour un pauvre petit spéculateur, le germe d'une richesse de quelques jours. Et ainsi ma fantaisie allait son train, prêtant des ailes à l'esprit de mon ami et tirant toutes les déductions possibles de toutes les hypothèses possibles.

Mais celui-ci rompit brusquement ma rêverie en reprenant mes propres paroles : « Oui, vous avez raison ; il n'est pas de plaisir plus doux que de surprendre un homme en lui donnant plus qu'il n'espère. »

Je le regardai dans le blanc des yeux, et je fus épouvanté de voir que ses yeux brillaient d'une incontestable candeur. Je vis alors clairement qu'il avait voulu faire à la fois la charité et une bonne affaire ; gagner quarante sols et le coeur de Dieu ; emporter le paradis économiquement ; enfin attraper gratis un brevet d'homme charitable. Je lui aurais presque pardonné le désir de la criminelle jouissance dont je le supposais tout à l'heure capable ; j'aurais trouvé curieux, singulier, qu'il s'amusât à compromettre les pauvres ; mais je ne lui pardonnerai jamais l'ineptie de son calcul. On n'est jamais excusable d'être méchant, mais il y a quelque mérite à savoir qu'on l'est ; et le plus irréparable des vices est de faire le mal par bêtise.

[6] Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, Galilée © 1990, pp. 517-521.

Philo5
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