STRUCTURALISME 

Michel Foucault

 

Texte fondateur

1966, 1975, 1976, 1981, 1984

Genèse du savoir-pouvoir

SOMMAIRE

L'Homme est une invention récente

Relations de pouvoir

Gouvernementalité

Droit de mort et pouvoir sur la vie

Bio-pouvoir

Dispositif de sexualité

Panoptisme

Quarantaine de la peste

Le Panopticon de Bentham

Vers la discipline indéfinie

Éthique de l'esthétisme

Souci de soi

1. [Principe]

2. [Pratique]

3. [Médecine]

4. [a) Épreuves - b) Examen - c) Vigilance]

5. [Conversion à soi]

[Plaisir et morale sexuelle]

L'Homme est une invention récente[1]

— Quelle idée de l'Homme avez-vous ?

— Eh bien, je crois que l'Homme a été, sinon un mauvais rêve, sinon, un cauchemar, du moins, une figure très particulière, très déterminée, historiquement située à l'intérieur de notre culture.

— Vous voulez dire que c'est une invention.

C'est une invention, que l'Homme. Au XIXe siècle, dans toute la première moitié du XXe aussi, on a cru que l'Homme, c'était au fond la réalité fondamentale à laquelle nous pouvions nous intéresser. On avait l'impression que c'était la recherche de la vérité sur l'Homme qui avait, depuis le fond de l'Âge grec, animé toutes les recherches, peut-être de la science, certainement de la morale, à coup sûr de la philosophie. Quand on regarde les choses de plus près, on peut se demander si cette idée que l'Homme, au fond, a toujours existé, et qu'il était là, comme attendant d'être pris en charge par une science ou par une philosophie ou par une loi, — on peut se demander si cette idée n'est pas une illusion.

Une illusion propre au XIXe siècle. À dire vrai, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, en gros jusqu'à la Révolution française, jamais on ne s'occupait de l'Homme comme tel. Il est tout de même curieux que la notion d'humanisme que nous attribuons à la Renaissancela notion d'humanisme est une notion toute récente ; ouvrez le Littré, vous ne trouverez pas le mot « humanisme », car le mot « humanisme » est une invention du XIXe siècle, et de la fin du XIXe siècle. Avant le XIXe siècle, on peut dire que l'Homme n'existait pas. Ce qui existait, eh bien c'était un certain nombre de problèmes, c'était un certain nombre de formes de savoirs et de réflexions où il était question de la nature, où il était question de la vérité, où il était question du mouvement, où il était question de l'ordre. Il était question de l'imagination, il était question de la représentation, etc., mais il n'était pas, à vrai dire, question de l'Homme.

L'Homme est une figure qui s'est constituée vers la fin du XVIIIe siècle, au début du XIXe, et qui a donné lieu à ce qu'on a appelé, ce qui s'appelle encore les sciences humaines. L'Homme a également — cet Homme tout nouveau ainsi inventé à la fin du XVIIIe siècle — a donné lieu aussi à tout cet humanisme — à tout cet humanisme dont le marxisme, dont l'existentialisme, sont comme le témoignage le plus visible actuellement.

Mais je crois que, paradoxalement, le développement des sciences humaines nous conduit maintenant beaucoup, plutôt à une disparition de l'Homme qu'à une apothéose de l'Homme. En effet, qu'est-ce qui se passe actuellement avec les sciences humaines ? Eh bien, les sciences humaines ne découvrent pas du tout le noyau concret, individuel, positif, en quelque sorte, de l'existence humaine. Tout au contraire, ce qu'on voit lorsque l'on étudie, eh bien par exemple, les comportements, structures de la famille, par exemple, c'est ce qu'a fait Lévi-Strauss ; ou lorsqu'on étudie les grands mythes indo-européens, comme l'a fait Dumézil ; ou encore lorsqu'on étudie, et bien précisément l'histoire même de notre savoir, on s'aperçoit que ce qu'on découvre, ce n'est pas l'Homme dans sa vérité, l'Homme dans ce qu'il peut avoir de positif, mais ce qu'on découvre c'est une sorte de grand système de pensée, de grandes organisations formelles, qui sont en quelque sorte comme le sol sur lequel les individualités historiques apparaissent.

Ce qu'il y a d'individuel, ce qu'il y a de singulier, ce qu'il y a de proprement vécu chez l'Homme, n'est qu'une sorte de scintillement de surface au-dessus de grands systèmes formels. Et la pensée, actuellement, doit reconstituer ces systèmes formels sur lesquels flottent de temps en temps l'écume et les nuages de l'existence propre.

Relations de pouvoir[2]

— Au départ, je me suis intéressé à l'asile, à ces hauts murs, à ces espaces tout de même très effrayants qui sont là en général à côté des prisons, au coeur ou à la limite des villes, espaces infranchissables, espaces trous dans lesquels on entre, mais dont on sort beaucoup plus rarement, et dans lesquels règne donc ce pouvoir, sans doute attentif, sans doute méticuleux, sans doute garanti par la « science », mais enfin qui représentent tout de même par rapport aux normes, aux règles du fonctionnement social général, d'extraordinaires exceptions.

Bon, alors j'ai commencé par m'intéresser à cela, puis finalement à ce pouvoir psychiatrique, si vous voulez, que l'on appelle comme cela. Le pouvoir psychiatrique, est-ce que sa perfidie, enfin, est-ce qu'il n'est pas d'autant plus puissant qu'il est plus insidieux ? C'est-à-dire, au moment où vous le rencontrez ailleurs que dans son lieu de naissance, lorsqu'il apparaît fonctionnant, non pas dans son domaine normal d'ingérence qui est la maladie mentale, mais partout ailleurs. Le psychiatre à l'école qui, justement, lorsqu'un petit garçon ne réussit pas très bien ses examens vient fourrer son nez, et dit : « Mais enfin, qu'est-ce qui se passe là-dessous ? Quel est le problème affectif ? Quel est le drame familial ? Quel est l'arrêt de développement psychophysiologique, psychoneurologique qui est à l'origine de cela ? » Bon alors vous rencontrez le psychiatre. Problème sexuel de l'adolescent : qu'est-ce que fait la famille ? On l'envoie au psychiatre ou on l'envoie au psychanalyste. Quelqu'un, un garçon, commet un acte délictueux, en prison : examen psychologique. Il passe aux assises : examen psychiatrique obligatoire. Etc.

— Alors la question à poser, c'est peut-être : sommes-nous tous fous ?

— Non ! Le problème posé c'est : est-ce que tous les pouvoirs ne sont pas actuellement liés à un pouvoir particulier qui est celui de la normalisation ? Enfin, je veux dire : est-ce que le pouvoir de normalisation, les techniques de normalisation, ne sont pas, à l'heure actuelle, une sorte d'instrument général que vous trouvez un peu partout : dans l'institution scolaire, dans l'institution pénale, dans les ateliers, dans les usines, dans les administrations ; comme sorte d'instrument général, et généralement accepté parce que « scientifique », qui va permettre de dominer et d'assujettir les individus ? Autrement dit, la psychiatrie, comme instrument général d'assujettissement et de normalisation des individus.

Ce qui me paraît, en revanche, assez caractéristique de notre société, c'est la surveillance. À vrai dire, j'aurais dû appeler mon livre Punir et surveiller. La surveillance étant curieusement une des manières — je ne dis pas exactement de punir — mais de faire fonctionner le pouvoir punitif. Parce que, il me semble que dans la société, même encore au XVIIIe siècle, le nombre de gens qui échappaient effectivement aux lois, sous le coup desquelles normalement ils auraient pu tomber, était immense. Le pouvoir pénal, le pouvoir de punir était un pouvoir discontinu, lacunaire, plein d'alvéoles, plein de trous ; ce qui explique d'ailleurs que lorsque, effectivement, on s'emparait d'un criminel, les peines que l'on imposait étaient formidables ; d'autant plus formidables que, justement, les autres couraient, et qu'il fallait, comme on disait, faire exemple. L'effroi de la terreur devait compenser la discontinuité de la punition. Et il me semble que, à partir de la fin du XVIIIe, début du XIXe, on a cherché à avoir un pouvoir punitif...

— Il y a toujours le pouvoir dans ce que vous faites !

— Oui. Hé oui ! Toujours. ... pouvoir punitif qui pouvait être plus doux dans la mesure même où il était plus continu, et où en principe personne n'échappait.

— Oui, mais la punition a été une nécessité tout de même ?...

— Ouaip !

— Pour ne pas faire n'importe quoi.

— Bien sûr ! [...]

—En effet ! C'est maintenant qu'on a une très très grande difficulté à punir. Autrefois, ça ne faisait aucun problème...

— On ne se gênait pas autrefois.

— ... ni moral, ni politique, à punir. En revanche, maintenant, un magistrat — bien sûr ! les juges, ils punissent, ils punissent lourdement, bon ! — mais si vous essayez de leur demander pourquoi ils punissent, comment ils justifient le fait de punir, c'est rarement, justement, en termes de châtiment, c'est jamais en termes d'expiation, qu'ils vont vous l'expliquer. Ils vont vous dire que s'ils punissent, c'est, finalement, bien sûr pour faire exemple, mais surtout pour corriger, pour améliorer. Ils se prennent pour des techniciens du comportement, en quelque sorte, le comportement de l'individu puni qui, en principe, doit, au terme de sa punition, être amélioré. Correction également du comportement des autres qui, par cet exemple, doivent comprendre que leur intérêt n'est pas de commettre une action de ce genre. Donc, le magistrat n'est pas, si vous voulez, l'agent de la souveraineté, du souverain, qui fait expier un crime, il est le technicien du comportement qui doit mesurer la peine à l'efficacité correctrice qu'elle aura sur le coupable ou sur d'autres. Et du coup, vous voyez bien qu'il ne punit pas, il dit « je corrige », c'est-à-dire : « je suis une sorte de médecin ».

— Oui, mais Michel Foucault, depuis le supplice de Daniel (sic) [Francois Damiens] régicide, il y a tout de même progrès, et grand progrès !

— Hum... Bien sûr. Bien sûr ! Vous me faire dire qu'on ne supplicie plus maintenant ? Hé oui ! on ne supplicie plus maintenant, C'est vrai, on ne supplicie plus...

— Mais...

—... dans le système pénal, mais enfin vous savez bien que les supplices se sont déplacés maintenant. Et que la police, qui est également une institution nouvelle, qui date justement du moment où les supplices ont disparu. C'est-à-dire que, à partir du moment où la consigne a été non plus quelque grand supplice éclatant — et puis, ma foi, les autres criminels, on les laisse courir — mais qu'elle a été : tout le monde doit être effectivement puni de façon systématique, que chaque crime soit effectivement puni, à partir de ce moment-là il a fallu que la justice se double d'une institution nouvelle qui a été la police. Et, ce qui est très intéressant, c'est de voir justement que cette mécanique constituée par la surveillance, le quadrillage social menu, l'emprisonnement — soit dans des maisons de détention, soit dans des camps, soit dans des camps de travail, etc. — cette formule a été finalement, et est actuellement reprise dans tous les contextes politiques et sociaux. Ça a été une si formidable invention, et si merveilleuse, qu'elle s'est répandue presque comme la machine à vapeur. Et on pourrait parfaitement suivre l'histoire, le développement historico-géographique de cette institution d'enfermement punitif qui est née en Europe dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et qui est devenue maintenant une forme d'encadrement général de la plupart des sociétés modernes qu'elles soient capitalistes ou qu'elles soient socialistes. Et là, je suis tout à fait d'accord avec vous. [...]

— Mon livre ne doit pas être du tout considéré comme voulant dire « c'est très mal de punir, ne punissons pas, et puis si finalement quelqu'un en trucide un autre, donnons-lui une petite couronne, il sera récompens... »

— Non, ce que je disais, Michel Foucault : vous voulez simplement humaniser la punition.

— Non, je voudrais montrer que la manière dont on punit est actuellement liée très étroitement à une certaine forme de pouvoir et de contrôle politiques qu'on trouve dans les sociétés capitalistes et aussi dans les sociétés socialistes. Et c'est ce qui fait que les gens — que ça soit dans les premières ou dans les secondes de ces sociétés — les gens ne supportent pas, ne comprennent pas, n'adhèrent pas profondément à ce système de punition, bien que eux-mêmes souhaitent effectivement que des gens soient punis lorsqu'ils font un certain nombre de choses.

— Autrefois, la punition répondait à un goût de l'atroce quand même, parce que mettre du sel sur des plaies déjà béantes, non pas tuer, mais écarteler, ça veut sans doute dire quelque chose.

— Bien sûr. Alors, là encore, comme...

— Est-ce de l'ignorance ?

— Ah non ! c'était pas de l'ignorance. C'était au contraire un rituel très, très précis...

— Le rituel du bourreau ouais !

— ... qui était lié à une autre forme de pouvoir politique. C'était le pouvoir politique exercé au nom du souverain, et autour en quelque sorte de la personne, et comme de la personne physique du souverain, et dans les monarchies de la fin du Moyen Âge — XVIIe-XVIIIe siècle. Tout individu qui enfreignait une loi atteignait la volonté du souverain puisque la loi c'était la volonté du souverain. Donc, il y avait un petit régicide au coeur du moindre des criminels. Et je crois qu'il faut considérer la grande cérémonie du supplice comme une sorte de rituel politique. Le couronnement du roi, c'était un rituel politique ; son entrée dans une ville, c'était aussi un rituel politique. Hé bien ! les supplices, c'était une sorte de rituel politique beaucoup plus quotidien qui consistait à manifester la force physique, matérielle, du roi dans tout son éclat et dans toute sa violence ; et le corps du supplicié devait montrer par ses plaies, les cris du supplicié devaient dans ses hurlements, manifester la force éclatante du souverain.

— Michel Foucault, si je vous comprends bien, je vous ai bien écouté. La punition, en fait, c'est l'affirmation d'un pouvoir. Or il y aura toujours la punition puisqu'il y aura toujours un pouvoir, et que le pouvoir est partout. Quel que soit le régime, il faut un pouvoir...

— Absolument.

— ... êtes pour une hiérarchie.

— Le problème est de savoir si le pouvoir est forcément lié à ces formes de hiérarchie que nous connaissons, ou même à la hiérarchie...

— Mais y aura-t-il un jour un monde où chaque citoyen sera libre de faire ce qu'il veut ?

— Non. Les rapports entre individus sont, je ne dirais pas avant tout, mais sont en tout cas aussi des rapports de pouvoir. Et je crois, si vous voulez, s'il y a quelque chose de polémique dans ce que j'ai pu dire ou écrire, c'est simplement ceci : c'est que, d'un côté comme de l'autre, on a été trop souvent amenés à ne pas tenir compte de l'existence de ces rapports de pouvoir. Quand je dis d'un côté et de l'autre, voici à quoi précisément je pense : vous aviez, si vous voulez, la philosophie traditionnelle, universitaire, spiritualiste, enfin comme vous voudrez, dans laquelle les relations entre individus étaient essentiellement considérées comme relations de compréhension, relations, si vous voulez de type dialogue, de type verbal, de type discursif ; on se comprend ou on ne se comprend pas. Bon. Et puis, vous avez l'analyse de type marxiste qui essaie de définir les relations entre les gens essentiellement à partir des rapports de production. Bon. Il me semble qu'il existe, tout aussi fondamentales que les relations économiques ou les relations discursives, des relations de pouvoir qui trament absolument notre existence. Quand on fait l'amour, eh bien on met en jeu des relations de pouvoir. Ne pas tenir compte de ces relations de pouvoir, les ignorer, les laisser jouer à l'état sauvage, ou les laisser, au contraire, confisquer par un pouvoir étatique ou un pouvoir de classe, c'est ça, je crois qu'il faut essayer d'éviter. En tout cas, c'est contre cela qu'il faut polémiquer. Faire apparaître les relations de pouvoir, c'est essayer, dans mon esprit, en tout cas, de les remettre, en quelque sorte, entre les mains de ceux qui les exercent.

Gouvernementalité[3]

— Mon problème a été de me dire : mais, est-ce qu'on ne peut pas étudier la manière dont, effectivement, fonctionne le pouvoir ? Alors, quand je dis le pouvoir, il ne s'agit absolument pas de repérer une instance ou une espèce de puissance qui serait là, occulte, visible, peu importe, et qui diffuserait son rayonnement nocif à travers le corps social ou qui étendrait d'une façon fatale son réseau. Il ne s'agit pas, pour le pouvoir ou pour quelque chose qui serait le pouvoir de jeter un grand filet de plus en plus serré qui étranglerait, et la société, et les individus. Ce n'est absolument pas de ça qu'il s'agit.

Le pouvoir, c'est des relations. Le pouvoir, ce n'est pas une chose. Une relation entre deux individus, et une relation qui est telle que l'un peut conduire la conduite d'un autre ou déterminer la conduite d'un autre, déterminer volontairement en fonction d'un certain nombre d'objectifs qui sont les siens. Autrement dit, quand on regarde ce qu'est le pouvoir, c'est l'exercice de quelque chose qu'on peut appeler le gouvernement. Au sens très large. On peut gouverner une société, on peut gouverner un groupe, gouverner une communauté, on peut gouverner une famille, on peut gouverner quelqu'un. Et quand je dis gouverner quelqu'un, c'est simplement au sens où on peut déterminer sa conduite en fonction de stratégies en utilisant un certain nombre de tactiques. Donc, si vous voulez, c'est la gouvernementalité au sens large, entendu donc comme ensemble des relations de pouvoir, et techniques qui permettent à ces relations de pouvoir de s'exercer. C'est cela que j'ai essayé d'étudier.

Comment est-ce qu'on a gouverné les fous ? Comment est-ce que le problème de gouvernement des malades — encore une fois, je mets « gouvernement » entre guillemets en lui donnant un sens à la fois large et riche. Comment est-ce qu'on a gouverné les malades ? Qu'est-ce qu'on en a fait ? Quel statut on leur a donné ? Où est-ce qu'on les a placés ? Dans quel système de traitement, de surveillance, aussi de bienveillance, de philanthropie ; quel champ économique les soins apportés aux malades… ? Et c'est tout ça que je crois qu'il faut essayer de voir.

Alors, c'est certain que cette gouvernementalité n'a pas cessé, d'un certain point de vue, de devenir plus stricte au cours des âges. Le pouvoir dans un système politique comme ceux qu'on a connus au Moyen Âge — c'est le pouvoir entendu au sens donc de gouvernement des uns par les autres — était finalement assez lâche. Le problème c'était de faire le prélèvement fiscal qui était nécessaire, qui était utile. Ce que les gens faisaient dans leur conduite quotidienne n'était pas très important pour l'exercice du pouvoir politique. Il était important, sans doute dans le pastorat ecclésiastique pour le pouvoir ecclésiastique. Pour le pouvoir politique, il est venu un moment où ça a été très important. Et où par exemple maintenant, pour prendre une chose qui me semble très simple, le type de consommation des gens devient quelque chose qui est important économiquement, qui est important aussi politiquement. Et c'est vrai que le nombre d'objets qui deviennent objets d'une gouvernementalité réfléchie à l'intérieur d'un cadre politique, même libéraux (sic), ce nombre d'objets a considérablement augmenté.

Mais je ne pense pas non plus qu'il faille considérer que cette gouvernementalité prenne forcément la forme de l'enfermement, de la surveillance et du contrôle. Par toute une série de régulations subtiles, souvent, on arrive en effet à conduire la conduite des gens ou à se conduire de telle manière que la conduite des autres ne puisse pas avoir des effets nocifs qu'on redoute, etc. C'est ce champ de la gouvernementalité que j'ai voulu étudier.

Droit de mort et pouvoir sur la vie[4]

Longtemps, un des privilèges caractéristiques du pouvoir souverain avait été le droit de vie et de mort. Sans doute dérivait-il formellement de la vieille patria potestas qui donnait au père de famille romain le droit de « disposer » de la vie de ses enfants comme de celle des esclaves ; il la leur avait « donnée », il pouvait la leur retirer. Le droit de vie et de mort tel qu'il se formule chez les théoriciens classiques en est une forme déjà considérablement atténuée. Du souverain à ses sujets, on ne conçoit plus qu'il s'exerce dans l'absolu et inconditionnellement, mais dans les seuls cas où le souverain se trouve exposé dans son existence même : une sorte de droit de réplique. Est-il menacé par des ennemis extérieurs, qui veulent le renverser ou contester ses droits ? Il peut alors légitimement faire la guerre, et demander à ses sujets de prendre part à la défense de l'État ; sans « se proposer directement leur mort », il lui est licite d' « exposer leur vie » : en ce sens, il exerce sur eux un droit « indirect » de vie et de mort. Mais si c'est l'un d'eux qui se dresse contre lui et enfreint ses lois, alors il peut exercer sur sa vie un pouvoir direct : à titre de châtiment, il le tuera. [...]

[...] Les guerres ne se font plus au nom du souverain qu'il faut défendre ; elles se font au nom de l'existence de tous ; on dresse des populations entières à s'entre-tuer réciproquement au nom de la nécessité pour elles de vivre. Les massacres sont devenus vitaux. C'est comme gestionnaire de la vie et de la survie, des corps et de la race que tant de régimes ont pu mener tant de guerres, en faisant tuer tant d'hommes.[...]

[...] Comment un pouvoir peut-il exercer dans la mise à mort ses plus hautes prérogatives, si son rôle majeur est d'assurer, de soutenir, de renforcer, de multiplier la vie et de la mettre en ordre ? [...] On pourrait dire qu'au vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre s'est substitué un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort. C'est peut-être ainsi que s'explique cette disqualification de la mort que marque la désuétude récente des rituels qui l'accompagnaient. [...] C'est sur la vie maintenant et tout au long de son déroulement que le pouvoir établit ses prises ; la mort en est la limite, le moment qui lui échappe ; elle devient le point le plus secret de l'existence, le plus « privé ».

Bio-pouvoir

Concrètement, ce pouvoir sur la vie s'est développé depuis le XVIIe siècle sous deux formes principales ; elles ne sont pas antithétiques ; elles constituent plutôt deux pôles de développement reliés par tout un faisceau intermédiaire de relations. [...] Les disciplines du corps et les régulations de la population constituent les deux pôles autour desquels s'est déployée l'organisation du pouvoir sur la vie. La mise en place au cours de l'âge classique de cette grande technologie à double face — anatomique et biologique, individualisante et spécifiante, tournée vers les performances du corps et regardant vers les processus de la vie — caractérise un pouvoir dont la plus haute fonction désormais n'est peut-être plus de tuer, mais d'investir la vie de part en part.

La vieille puissance de la mort où se symbolisait le pouvoir souverain est maintenant recouverte soigneusement par l'administration des corps et la gestion calculatrice de la vie. Développement rapide au cours de l'âge classique des disciplines diverses — écoles, collèges, casernes, ateliers ; apparition aussi, dans le champ des pratiques politiques et des observations économiques, des problèmes de natalité, de longévité, de santé publique, d'habitat, de migration ; explosion, donc, de techniques diverses et nombreuses pour obtenir l'assujettissement des corps et le contrôle des populations. S'ouvre ainsi l'ère d'un « bio-pouvoir ». [...]

[...]

[...] Dans l'espace de jeu ainsi acquis, l'organisant et l'élargissant, des procédés de pouvoir et de savoir prennent en compte les processus de la vie et entreprennent de les contrôler et de les modifier. L'homme occidental apprend peu à peu ce que c'est que d'être une espèce vivante dans un monde vivant, d'avoir un corps, des conditions d'existence, des probabilités de vie, une santé individuelle et collective, des forces qu'on peut modifier et un espace où on peut les répartir de façon optimale. Pour la première fois sans doute dans l'histoire, le biologique se réfléchit dans le politique ; le fait de vivre n'est plus ce soubassement inaccessible qui n'émerge que de temps en temps, dans le hasard de la mort et sa fatalité ; il passe pour une part dans le champ de contrôle du savoir et d'intervention du pouvoir. Celui-ci n'aura plus affaire seulement à des sujets de droit sur lesquels la prise ultime est la mort, mais à des êtres vivants, et la prise qu'il pourra exercer sur eux devra se placer au niveau de la vie elle-même ; c'est la prise en charge de la vie, plus que la menace du meurtre, qui donne au pouvoir son accès jusqu'au corps. [...]

[...]

[...] Un tel pouvoir a à qualifier, à mesurer, à apprécier, à hiérarchiser, plutôt qu'à se manifester dans son éclat meurtrier ; il n'a pas à tracer la ligne qui sépare, des sujets obéissants, les ennemis du souverain ; il opère des distributions autour de la norme. Je ne veux pas dire que la loi s'efface ou que les institutions de justice tendent à disparaître ; mais que la loi fonctionne toujours davantage comme une norme, et que l'institution judiciaire s'intègre de plus en plus à un continuum d'appareils (médicaux, administratifs, etc.) dont les fonctions sont surtout régulatrices.

Dispositif de sexualité

Le sexe est accès à la fois à la vie du corps et à la vie de l'espèce. On se sert de lui comme matrice des disciplines et comme principe des régulations. C'est pourquoi, au XIXe siècle, la sexualité est poursuivie jusque dans le plus petit détail des existences ; elle est traquée dans les conduites, pourchassée dans les rêves ; on la suspecte sous les moindres folies, on la poursuit jusque dans les premières années de l'enfance ; elle devient le chiffre de l'individualité, à la fois ce qui permet de l'analyser et ce qui rend possible de la dresser. Mais on la voit aussi devenir thème d'opérations politiques, d'interventions économiques (par des incitations ou des freins à la procréation), de campagnes idéologiques de moralisation ou de responsabilisation : on la fait valoir comme l'indice de force d'une société, révélant aussi bien son énergie politique que sa vigueur biologique. D'un pôle à l'autre de cette technologie du sexe s'échelonne toute une série de tactiques diverses qui combinent selon des proportions variées l'objectif de la discipline du corps et celui de la régulation des populations.

De là l'importance des quatre grandes lignes d'attaque le long desquelles s'est avancée depuis deux siècles la politique du sexe. Chacune a été une manière de composer les techniques disciplinaires avec les procédés régulateurs. Les deux premières ont pris appui sur des exigences de régulation sur toute une thématique de l'espèce, de la descendance, de la santé collective pour obtenir des effets au niveau de la discipline ; la sexualisation de l'enfant s'est faite dans la forme d'une campagne pour la santé de la race (la sexualité précoce a été présentée depuis le XVIIIe siècle jusqu'à la fin du XIXe à la fois comme une menace épidémique qui risque de compromettre non seulement la santé future des adultes, mais l'avenir de la société et de l'espèce tout entière) ; l'hystérisation des femmes, qui a appelé une médicalisation minutieuse de leur corps et de leur sexe, s'est faite au nom de la responsabilité qu'elles auraient à l'égard de la santé de leurs enfants, de la solidité de l'institution familiale et du salut de la société. C'est le rapport inverse qui a joué à propos du contrôle des naissances et de la psychiatrisation des perversions : là l'intervention était de nature régulatrice, mais elle devait prendre appui sur l'exigence de disciplines et de dressages individuels. D'une façon générale, à la jonction du « corps » et de la « population », le sexe devient une cible centrale pour un pouvoir qui s'organise autour de la gestion de la vie plutôt que de la menace de la mort.

Le sang est resté longtemps un élément important dans les mécanismes du pouvoir, dans ses manifestations et dans ses rituels. [...] Société de sang, j'allais dire de « sanguinité » : honneur de la guerre et peur des famines, triomphe de la mort, souverain au glaive, bourreaux et supplices, le pouvoir parle à travers le sang ; celui-ci est une réalité à fonction symbolique. Nous sommes, nous, dans une société du « sexe » ou plutôt « à sexualité » : les mécanismes du pouvoir s'adressent au corps, à la vie, à ce qui la fait proliférer, à ce qui renforce l'espèce, sa vigueur, sa capacité de dominer, ou son aptitude à être utilisée. Santé, progéniture, race, avenir de l'espèce, vitalité du corps social, le pouvoir parle de la sexualité et à la sexualité ; celle-ci n'est pas marque ou symbole, elle est objet et cible. Et ce qui fait son importance, c'est moins sa rareté ou sa précarité que son insistance, sa présence insidieuse, le fait qu'elle est partout à la fois allumée et redoutée. Le pouvoir la dessine, la suscite et s'en sert comme le sens proliférant qu'il faut toujours reprendre sous contrôle pour qu'il n'échappe point ; elle est un effet à valeur de sens. Je ne veux pas dire qu'une substitution du sexe au sang résume à elle seule les transformations qui marquent le seuil de notre modernité. Ce n'est pas l'âme de deux civilisations ou le principe organisateur de deux formes culturelles que je tente d'exprimer ; je cherche les raisons pour lesquelles la sexualité, loin d'avoir été réprimée dans la société contemporaine, y est au contraire en permanence suscitée. Ce sont les nouvelles procédures de pouvoir élaborées pendant l'âge classique et mises en oeuvre au XIXe siècle qui ont fait passer nos sociétés d'une symbolique du sang à une analytique de la sexualité. On le voit, s'il y a quelque chose qui est du côté de la loi, de la mort, de la transgression, du symbolique et de la souveraineté, c'est le sang ; la sexualité, elle, est du côté de la norme, du savoir, de la vie, du sens, des disciplines et des régulations.

Panoptisme[5]

Quarantaine de la peste

Voici, selon un règlement de la fin du XVIIe siècle, les mesures qu'il fallait prendre quand la peste se déclarait dans une ville. D'abord, un strict quadrillage spatial : fermeture, bien entendu, de la ville et du « terroir », interdiction d'en sortir sous peine de la vie, mise à mort de tous les animaux errants ; découpage de la ville en quartiers distincts où on établit le pouvoir d'un intendant. Chaque rue est placée sous l'autorité d'un syndic ; il la surveille ; s'il la quittait, il serait puni de mort. Le jour désigné, on ordonne à chacun de se renfermer dans sa maison : défense d'en sortir sous peine de la vie. Le syndic vient lui-même fermer, de l'extérieur, la porte de chaque maison ; il emporte la clef qu'il remet à l'intendant de quartier ; celui-ci la conserve jusqu'à la fin de la quarantaine. Chaque famille aura fait ses provisions ; mais pour le vin et le pain, on aura aménagé entre la rue et l'intérieur des maisons, des petits canaux de bois, permettant de déverser à chacun sa ration sans qu'il y ait communication entre les fournisseurs et les habitants ; pour la viande, le poisson et les herbes, on utilise des poulies et des paniers. S'il faut absolument sortir des maisons, on le fera à tour de rôle, et en évitant toute rencontre. Ne circulent que les intendants, les syndics, les soldats de la garde et aussi entre les maisons infectées, d'un cadavre à l'autre, les « corbeaux » qu'il est indifférent d'abandonner à la mort : ce sont « des gens de peu qui portent les malades, enterrent les morts, nettoient et font beaucoup d'offices vils et abjects ». Espace découpé, immobile, figé. Chacun est arrimé à sa place. Et s'il bouge, il y va de sa vie, contagion ou punition.

L'inspection fonctionne sans cesse. Le regard partout est en éveil : « Un corps de milice considérable, commandé par de bons officiers et gens de bien », des corps de garde aux portes, à l'hôtel de ville, et dans tous les quartiers pour rendre l'obéissance du peuple plus prompte, et l'autorité des magistrats plus absolue, « comme aussi pour surveiller à tous les désordres, voleries et pilleries ». Aux portes, des postes de surveillance ; au bout de chaque rue, des sentinelles. Tous les jours, l'intendant visite le quartier dont il a la charge, s'enquiert si les syndics s'acquittent de leurs tâches, si les habitants ont à s'en plaindre ; ils « surveillent leurs actions ». Tous les jours aussi, le syndic passe dans la rue dont il est responsable ; s'arrête devant chaque maison ; fait placer tous les habitants aux fenêtres (ceux qui habiteraient sur la cour se verraient assigner une fenêtre sur la rue où nul autre qu'eux ne pourrait se montrer) ; appelle chacun par son nom ; s'informe de l'état de tous, un par un — « en quoi les habitants seront obligés de dire la vérité sous peine de la vie » ; si quelqu'un ne se présente pas à la fenêtre, le syndic doit en demander raisons : « Il découvrira par là facilement si on recèle des morts ou des malades. » Chacun enfermé dans sa cage, chacun à sa fenêtre, répondant à son nom et se montrant quand on lui demande, c'est la grande revue des vivants et des morts.

Cette surveillance prend appui sur un système d'enregistrement permanent : rapports des syndics aux intendants, des intendants aux échevins ou au maire. Au début de la « serrade », un par un, on établit le rôle de tous les habitants présents dans la ville ; on y porte « le nom, l'âge, le sexe, sans exception de condition » : un exemplaire pour l'intendant du quartier, un second au bureau de l'hôtel de ville, un autre pour que le syndic puisse faire l'appel journalier. Tout ce qu'on observe au cours des visites — morts, maladies, réclamations, irrégularités — est pris en note, transmis aux intendants et aux magistrats. Ceux-ci ont la haute main sur les soins médicaux ; ils ont désigné un médecin responsable ; aucun autre praticien ne peut soigner, aucun apothicaire préparer les médicaments, aucun confesseur visiter un malade, sans avoir reçu de lui, un billet écrit « pour empêcher que l'on ne recèle et traite, à l'insu des magistrats, des malades de la contagion ». L'enregistrement du pathologique doit être constant et centralisé. Le rapport de chacun à sa maladie et à sa mort passe par les instances du pouvoir, l'enregistrement qu'elles en font, les décisions qu'elles prennent.

Cinq ou six jours après le début de la quarantaine, on procède à la purification des maisons, une par une. On fait sortir tous les habitants ; dans chaque pièce on soulève ou suspend « les meubles et les marchandises » ; on répand du parfum ; on le fait brûler après avoir bouché avec soin les fenêtres, les portes et jusqu'aux trous de serrure qu'on remplit de cire. Finalement on ferme la maison tout entière pendant que se consume le parfum ; comme à l'entrée, on fouille les parfumeurs « en présence des habitants de la maison, pour voir s'ils n'ont quelque chose en sortant qu'ils n'eussent pas en entrant ». Quatre heures après, les habitants peuvent rentrer chez eux.

Cet espace clos, découpé, surveillé en tous ses points, où les individus sont insérés en une place fixe, où les moindres mouvements sont contrôlés, où tous les événements sont enregistrés, où un travail ininterrompu d'écriture relie le centre et la périphérie, où le pouvoir s'exerce sans partage, selon une figure hiérarchique continue, où chaque individu est constamment repéré, examiné et distribué entre les vivants, les malades et les morts — tout cela constitue un modèle compact du dispositif disciplinaire. À la peste répond l'ordre ; il a pour fonction de débrouiller toutes les confusions : celle de la maladie qui se transmet quand les corps se mélangent ; celle du mal qui se multiplie lorsque la peur et la mort effacent les interdits. Il prescrit à chacun sa place, à chacun son corps, à chacun sa maladie et sa mort, à chacun son bien, par l'effet d'un pouvoir omniprésent et omniscient qui se subdivise lui-même de façon régulière et ininterrompue jusqu'à la détermination finale de l'individu, de ce qui le caractérise, de ce qui lui appartient, de ce qui lui arrive. Contre la peste qui est mélange, la discipline fait valoir son pouvoir qui est d'analyse. Il y a eu autour de la peste toute une fiction littéraire de la fête : les lois suspendues, les interdits levés, la frénésie du temps qui passe, les corps se mêlant sans respect, les individus qui se démasquent, qui abandonnent leur identité statutaire et la figure sous laquelle on les reconnaissait, laissant apparaître une vérité tout autre. Mais il y a eu aussi un rêve politique de la peste, qui en était exactement l'inverse : non pas la fête collective, mais les partages stricts ; non pas les lois transgressées, mais la pénétration du règlement jusque dans les plus fins détails de l'existence et par l'intermédiaire d'une hiérarchie complète qui assure le fonctionnement capillaire du pouvoir ; non pas les masques qu'on met et qu'on enlève, mais l'assignation à chacun de son « vrai » nom, de sa « vraie » place, de son « vrai » corps et de la « vraie » maladie. La peste comme forme à la fois réelle et imaginaire du désordre a pour corrélatif médical et politique la discipline. Derrière les dispositifs disciplinaires, se lit la hantise des « contagions », de la peste, des révoltes, des crimes, du vagabondage, des désertions, des gens qui apparaissent et disparaissent, vivent et meurent dans le désordre.

Le Panopticon de Bentham

Le Panopticon de Bentham est la figure architecturale de cette composition. On en connaît le principe : à la périphérie un bâtiment en anneau ; au centre, une tour ; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l'anneau ; le bâtiment périphérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute l'épaisseur du bâtiment ; elles ont deux fenêtres, l'une vers l'intérieur, correspondant aux fenêtres de la tour ; l'autre, donnant sur l'extérieur, permet à la lumière de traverser la cellule de part en part. Il suffit alors de placer un surveillant dans la tour centrale, et dans chaque cellule d'enfermer un fou, un malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier. Par l'effet du contre-jour, on peut saisir de la tour, se découpant exactement sur la lumière, les petites silhouettes captives dans les cellules de la périphérie. Autant de cages, autant de petits théâtres, où chaque acteur est seul, parfaitement individualisé et constamment visible. Le dispositif panoptique aménage des unités spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de reconnaître aussitôt. En somme, on inverse le principe du cachot ; ou plutôt de ses trois fonctions — enfermer, priver de lumière et cacher — on ne garde que la première et on supprime les deux autres. La pleine lumière et le regard d'un surveillant captent mieux que l'ombre, qui finalement protégeait. La visibilité est un piège.

Ce qui permet d'abord — comme effet négatif — d'éviter ces masses, compactes, grouillantes, houleuses, qu'on trouvait dans les lieux d'enfermement, ceux que peignait Goya ou que décrivait Howard. Chacun, à sa place, est bien enfermé dans une cellule d'où il est vu de face par le surveillant ; mais les murs latéraux l'empêchent d'entrer en contact avec ses compagnons. Il est vu, mais il ne voit pas ; objet d'une information, jamais sujet dans une communication.

La disposition de sa chambre, en face de la tour centrale, lui impose une visibilité axiale ; mais les divisions de l'anneau, ces cellules bien séparées impliquent une invisibilité latérale. Et celle-ci est garantie de l'ordre. Si les détenus sont des condamnés, pas de danger qu'il y ait complot, tentative d'évasion collective, projet de nouveaux crimes pour l'avenir, mauvaises influences réciproques ; si ce sont des malades, pas de danger de contagion ; des fous, pas de risque de violences réciproques ; des enfants, pas de copiage, pas de bruit, pas de bavardage, pas de dissipation. Si ce sont des ouvriers, pas de rixes, pas de vols, pas de coalitions, pas de ces distractions qui retardent le travail, le rendent moins parfait ou provoquent les accidents.

La foule, masse compacte, lieu d'échanges multiples, individualités qui se fondent, effet collectif, est abolie au profit d'une collection d'individualités séparées. Du point de vue du gardien, elle est remplacée par une multiplicité dénombrable et contrôlable ; du point de vue des détenus, par une solitude séquestrée et regardée.

De là, l'effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action ; que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l'actualité de son exercice ; que cet appareil architectural soit une machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir indépendant de celui qui l'exerce ; bref que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs. Pour cela, c'est à la fois trop et trop peu que le prisonnier soit sans cesse observé par un surveillant : trop peu, car l'essentiel c'est qu'il se sache surveillé ; trop, parce qu'il n'a pas besoin de l'être effectivement. Pour cela Bentham a posé le principe que le pouvoir devait être visible et invérifiable. Visible : sans cesse le détenu aura devant les yeux la haute silhouette de la tour centrale d'où il est épié. Invérifiable : le détenu ne doit jamais savoir s'il est actuellement regardé ; mais il doit être sûr qu'il peut toujours l'être. Bentham, pour rendre indécidable la présence ou l'absence du surveillant, pour que les prisonniers, de leur cellule, ne puissent pas même apercevoir une ombre ou saisir un contre-jour, a prévu, non seulement des persiennes aux fenêtres de la salle centrale de surveillance, mais, à l'intérieur, des cloisons qui la coupent à angle droit et, pour passer d'un quartier à l'autre, non des portes, mais des chicanes : car le moindre battement, une lumière entrevue, une clarté dans un entrebâillement trahiraient la présence du gardien. Le Panoptique est une machine à dissocier le couple voir-être vu : dans l'anneau périphérique, on est totalement vu, sans jamais voir ; dans la tour centrale, on voit tout, sans être jamais vu.

Dispositif important, car il automatise et désindividualise le pouvoir. Celui-ci a son principe moins dans une personne que dans une certaine distribution concertée des corps, des surfaces, des lumières, des regards ; dans un appareillage dont les mécanismes internes produisent le rapport dans lequel les individus sont pris. Les cérémonies, les rituels, les marques par lesquels le plus-de-pouvoir est manifesté chez le souverain sont inutiles. Il y a une machinerie qui assure la dissymétrie, le déséquilibre, la différence. Peu importe, par conséquent, qui exerce le pouvoir. Un individu quelconque, presque pris au hasard, peut faire fonctionner la machine : à défaut du directeur, sa famille, son entourage, ses amis, ses visiteurs, ses domestiques même.

Tout comme est indifférent le motif qui l'anime : la curiosité d'un indiscret, la malice d'un enfant, l'appétit de savoir d'un philosophe qui veut parcourir ce muséum de la nature humaine, ou la méchanceté de ceux qui prennent plaisir à épier et à punir. Plus nombreux sont ces observateurs anonymes et passagers, plus augmentent pour le détenu le risque d'être surpris et la conscience inquiète d'être observé. Le Panoptique est une machine merveilleuse qui, à partir des désirs les plus différents, fabrique des effets homogènes de pouvoir.

Un assujettissement réel naît mécaniquement d'une relation fictive. De sorte qu'il n'est pas nécessaire d'avoir recours à des moyens de force pour contraindre le condamné à la bonne conduite, le fou au calme, l'ouvrier au travail, l'écolier à l'application, le malade à l'observation des ordonnances. Bentham s'émerveillait que les institutions panoptiques puissent être si légères : plus de grilles, plus de chaînes, plus de serrures pesantes ; il suffit que les séparations soient nettes et les ouvertures bien disposées. À la lourdeur des vieilles « maisons de sûreté », avec leur architecture de forteresse, on peut substituer la géométrie simple et économique d'une « maison de certitude ». L'efficace du pouvoir, sa force contraignante sont, en quelque sorte, passées de l'autre côté — du côté de sa surface d'application. Celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément sur lui-même ; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux rôles ; il devient le principe de son propre assujettissement. Du fait même le pouvoir externe, lui, peut s'alléger de ses pesanteurs physiques ; il tend à l'incorporel ; et plus il se rapproche de cette limite, plus ces effets sont constants, profonds, acquis une fois pour toutes, incessamment reconduits : perpétuelle victoire qui évite tout affrontement physique et qui est toujours jouée d'avance.

[...]

Le Panopticon est un lieu privilégié pour rendre possible l'expérimentation sur les hommes, et pour analyser en toute certitude les transformations qu'on peut obtenir sur eux. Le Panoptique peut même constituer un appareil de contrôle sur ses propres mécanismes. Dans sa tour centrale, le directeur peut épier tous les employés qu'il a sous ses ordres : infirmiers, médecins, contremaîtres, instituteurs, gardiens ; il pourra les juger continûment, modifier leur conduite, leur imposer les méthodes qu'il juge meilleures ; et lui-même à son tour pourra être facilement observé. Un inspecteur surgissant à l'improviste au centre du Panopticon jugera d'un seul coup d'oeil, et sans qu'on puisse rien lui cacher, comment fonctionne tout l'établissement. Et d'ailleurs, enfermé comme il l'est au milieu de ce dispositif architectural, le directeur n'a-t-il pas partie liée avec lui ? Le médecin incompétent, qui aura laissé la contagion gagner, le directeur de prison ou d'atelier qui aura été maladroit seront les premières victimes de l'épidémie ou de la révolte. « Mon destin, dit le maître du Panoptique, est lié au leur (à celui des détenus) par tous les liens que j'ai pu inventer. » Le Panopticon fonctionne comme une sorte de laboratoire de pouvoir. Grâce à ses mécanismes d'observation, il gagne en efficacité et en capacité de pénétration dans le comportement des hommes ; un accroissement de savoir vient s'établir sur toutes les avancées du pouvoir, et découvre des objets à connaître sur toutes les surfaces où celui-ci vient s'exercer.

[...]

[...] Le mouvement qui va d'un projet à l'autre, d'un schéma de la discipline d'exception à celui d une surveillance généralisée, repose sur une transformation historique : l'extension progressive des dispositifs de discipline au long des XVIIe et XVIIIe siècles, leur multiplication à travers tout le corps social, la formation de ce qu'on pourrait appeler en gros la société disciplinaire. [...]

Vers la discipline indéfinie

On peut donc parler au total de la formation d'une société sorte de « quarantaine » sociale, jusqu'au mécanisme indéfiniment généralisable du « panoptisme ». Non pas que la modalité disciplinaire du pouvoir ait remplacé toutes les autres, mais parce qu'elle s'est infiltrée parmi les autres, les disqualifiant parfois, mais leur servant d'intermédiaire, les reliant entre eux, les prolongeant, et surtout permettant de conduire les effets de pouvoir jusqu'aux éléments les plus ténus et les plus lointains. Elle assure une distribution infinitésimale des rapports de pouvoir.

Peu d'années après Bentham, Julius rédigeait le certificat de naissance de cette société. Parlant du principe panoptique, il disait qu'il y avait là bien plus qu'une ingéniosité architecturale : un événement dans « l'histoire de l'esprit humain ». En apparence, ce n'est que la solution d'un problème technique ; mais à travers elle, tout un type de société se dessine. L'Antiquité avait été une civilisation du spectacle. « Rendre accessible à une multitude d'hommes l'inspection d'un petit nombre d'objets » : à ce problème répondait l'architecture des temples, des théâtres et des cirques. Avec le spectacle prédominaient la vie publique, l'intensité des fêtes, la proximité sensuelle. Dans ces rituels où coulait le sang, la société retrouvait vigueur et formait un instant comme un grand corps unique. L'âge moderne pose le problème inverse : « Procurer à un petit nombre, ou même à un seul homme la vue instantanée d'une grande multitude. » Dans une société où les éléments principaux ne sont plus la communauté et la vie publique, mais les individus privés d'une part, et l'État de l'autre, les rapports ne peuvent se régler que dans une forme exactement inverse du spectacle : « C'est au temps moderne, à l'influence toujours croissante de l'État, à son intervention de jour en jour plus profonde dans tous les détails et toutes les relations de la vie sociale, qu'il était réservé d'en augmenter et d'en perfectionner les garanties, en utilisant et en dirigeant vers ce grand but la construction et la distribution d'édifices destinés à surveiller en même temps une grande multitude d'hommes. »

Julius lisait comme un processus historique accompli ce que Bentham avait décrit comme un programme technique. Notre société n'est pas celle du spectacle, mais de la surveillance ; sous la surface des images, on investit les corps en profondeur ; derrière la grande abstraction de l'échange, se poursuit le dressage minutieux et concret des forces utiles ; les circuits de la communication sont les supports d'un cumul et d'une centralisation du savoir ; le jeu des signes définit les ancrages du pouvoir ; la belle totalité de l'individu n'est pas amputée, réprimée, altérée par notre ordre social, mais l'individu y est soigneusement fabriqué, selon toute une tactique des forces et des corps. Nous sommes bien moins grecs que nous ne le croyons. Nous ne sommes ni sur les gradins ni sur la scène, mais dans la machine panoptique, investis par ses effets de pouvoir que nous reconduisons nous-mêmes puisque nous en sommes un rouage. [...]

[...]

[...] la psychologie scolaire est chargée de corriger les rigueurs de l'école, comme l'entretien médical ou psychiatrique est chargé de rectifier les effets de la discipline de travail. Mais il ne faut pas s'y tromper ; ces techniques ne font que renvoyer les individus d'une instance disciplinaire à une autre, et elles reproduisent, sous une forme concentrée ou formalisée, le schéma de pouvoir-savoir propre à toute discipline.[...]

[...] Tous les grands mouvements de dérive qui caractérisent la pénalité moderne — la problématisation du criminel derrière son crime, le souci d'une punition qui soit une correction, une thérapeutique, une normalisation, le partage de l'acte de jugement entre diverses instances qui sont censées mesurer, apprécier, diagnostiquer, guérir, transformer les individus — tout cela trahit la pénétration de l'examen disciplinaire dans l'inquisition judiciaire.

Ce qui désormais s'impose à la justice pénale comme son point d'application, son objet « utile », ce ne sera plus le corps du coupable dressé contre le corps du roi ; ce ne sera pas non plus le sujet de droit d'un contrat idéal ; mais bien l'individu disciplinaire. Le point extrême de la justice pénale sous l'Ancien Régime, c'était la découpe infinie du corps du régicide : manifestation du pouvoir le plus fort sur le corps du plus grand criminel dont la destruction totale fait éclater le crime dans sa vérité. Le point idéal de la pénalité aujourd'hui serait la discipline indéfinie : un interrogatoire qui n'aurait pas de terme, une enquête qui se prolongerait sans limite dans une observation minutieuse et toujours plus analytique, un jugement qui serait en même temps la constitution d'un dossier jamais clos, la douceur calculée d'une peine qui serait entrelacée à la curiosité acharnée d'un examen, une procédure qui serait à la fois la mesure permanente d'un écart par rapport à une norme inaccessible et le mouvement asymptotique qui contraint à la rejoindre à l'infini.

Le supplice achève logiquement une procédure commandée par l'Inquisition. La mise en « observation » prolonge naturellement une justice envahie par les méthodes disciplinaires et les procédures d'examen. Que la prison cellulaire, avec ses chronologies scandées, son travail obligatoire, ses instances de surveillance et de notation, avec ses maîtres en normalité, qui relaient et multiplient les fonctions du juge, soit devenue l'instrument moderne de la pénalité, quoi d'étonnant ? Quoi d'étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ?

Éthique de l'esthétisme[6]

(Si je me suis intéressé à l'Antiquité, c'est que, pour toute une série de raisons, l'idée d'une morale comme obéissance à un code de régies est en train maintenant de disparaître, a déjà disparu. Et à cette absence répond, doit répondre une recherche qui est celle d'une esthétique de l'existence.[7])

Autour d'eux, les Grecs ont développé des arts de vivre, de se conduire et d'« user des plaisirs » selon des principes exigeants et austères.

[...]

On l'a vu : le comportement sexuel est constitué comme domaine de pratique morale, dans la pensée grecque, sous la forme d'aphrodisia, d'actes de plaisir relevant d'un champ agonistique de forces difficiles à maîtriser ; ils appellent, pour prendre la forme d'une conduite rationnellement et moralement recevable, la mise en jeu d'une stratégie de la mesure et du moment, de la quantité et de l'opportunité ; et celle-ci tend, comme à son point de perfection et à son terme, à une exacte maîtrise de soi où le sujet est « plus fort » que lui-même jusque dans l'exercice du pouvoir qu'il exerce sur les autres. Or, l'exigence d'austérité impliquée par la constitution de ce sujet maître de lui-même ne se présente pas sous la forme d'une loi universelle à laquelle chacun et tous devraient se soumettre ; mais plutôt comme un principe de stylisation de la conduite pour ceux qui veulent donner à leur existence la forme la plus belle et la plus accomplie possible. Si on veut fixer une origine à ces quelques grands thèmes qui ont donné forme à notre morale sexuelle (l'appartenance du plaisir au domaine dangereux du mal, l'obligation de la fidélité monogamique, l'exclusion de partenaires de même sexe), non seulement il ne faut pas les attribuer à cette fiction qu'on appelle la morale « judéo-chrétienne », mais surtout il ne faut pas y chercher la fonction intemporelle de l'interdit, ou la forme permanente de la loi. L'austérité sexuelle précocement recommandée par la philosophie grecque ne s'enracine pas dans l'intemporalité d'une loi qui prendrait tour à tour les formes historiquement diverses de la répression : elle relève d'une histoire qui est, pour comprendre les transformations de l'expérience morale, plus décisive que celle de codes : une histoire de l'« éthique » entendue comme l'élaboration d'une forme de rapport à soi qui permet à l'individu de se constituer comme sujet d'une conduite morale.

D'autre part, chacun des trois grands arts de se conduire, des trois grandes techniques de soi, qui étaient développés dans la pensée grecque — la Diététique, l'Économique et l'Érotique — a proposé sinon une morale sexuelle particulière, du moins une modulation singulière de la conduite sexuelle. Dans cette élaboration des exigences de l'austérité, non seulement les Grecs n'ont pas cherché à définir un code de conduites obligatoires pour tous, mais ils n'ont pas non plus cherché à organiser le comportement sexuel comme un domaine relevant dans tous ses aspects d'un seul et même ensemble de principes.

Du côté de la Diététique, on trouve une forme de tempérance définie par l'usage mesuré et opportun des aphrodisia ; l'exercice de cette tempérance appelait une attention surtout centrée sur la question du « moment » et sur la corrélation entre les états variables du corps et les propriétés changeantes des saisons ; et au coeur de cette préoccupation se manifestaient la peur de la violence, la crainte de l'épuisement et le double souci de la survie de l'individu et du maintien de l'espèce. Du côté de l'Économique, on trouve une forme de tempérance définie non point par la fidélité réciproque des conjoints, mais par un certain privilège que le mari conserve à l'épouse légitime sur laquelle il exerce son pouvoir ; l'enjeu temporel n'y est pas la saisie du moment opportun, mais le maintien, tout au long de l'existence, d'une certaine structure hiérarchique propre à l'organisation de la maisonnée ; c'est pour assurer cette permanence que l'homme doit redouter tout excès et pratiquer la maîtrise de soi dans la maîtrise qu'il exerce, sur les autres. Enfin, la tempérance demandée par l'Érotique est encore d'un autre type : même si elle n'impose pas l'abstention pure et simple, on a pu voir qu'elle y tend et qu'elle porte avec elle l'idéal d'un renoncement à tout rapport physique avec les garçons. Cette Érotique est liée à une perception du temps très différente de celle qu'on trouve à propos du corps ou à propos du mariage : c'est l'expérience d'un temps fugitif qui conduit fatalement à un terme prochain. Quant au souci qui l'anime, c'est celui du respect qui est dû à la virilité de l'adolescent et à son statut futur d'homme libre : il ne s'agit plus simplement pour l'homme d'être maître de son plaisir ; il s'agit de savoir comment on peut faire place à la liberté de l'autre dans la maîtrise qu'on exerce sur soi-même et dans l'amour vrai qu'on lui porte. Et en fin de compte, c'est dans cette réflexion à propos de l'amour des garçons que l'érotique platonicienne a posé la question des relations complexes entre l'amour, la renonciation aux plaisirs et l'accès à la vérité.

Souci de soi[8]

[...] ... ce qui se marque dans les textes des premiers siècles — plus que des interdits nouveaux sur les actes — c'est l'insistance sur l'attention qu'il convient de porter à soi-même ; c'est la modalité, l'ampleur, la permanence, l'exactitude de la vigilance qui est demandée ; c'est l'inquiétude à propos de tous les troubles du corps et de l'âme qu'il faut éviter par un régime austère ; c'est l'importance qu'il y a à se respecter soi-même non pas simplement dans son statut, mais dans son être raisonnable en supportant la privation des plaisirs ou en en limitant l'usage au mariage ou à la procréation. Bref — et en toute première approximation —, cette majoration de l'austérité sexuelle dans la réflexion morale ne prend pas la forme d'un resserrement du code qui définit les actes prohibés, mais celle d'une intensification du rapport à soi par lequel on se constitue comme sujet de ses actes [9]. Et c'est en tenant compte d'une pareille forme qu'il faut interroger les motivations de cette morale plus sévère.

On peut alors penser à un phénomène souvent évoqué : la croissance, dans le monde hellénistique et romain, d'un « individualisme » qui accorderait de plus en plus de place aux aspects « privés » de l'existence, aux valeurs de la conduite personnelle, et à l'intérêt qu'on porte à soi-même. [...]

On peut caractériser brièvement cette « culture de soi » [10] par le fait que l'art de l'existence — la technë tau biou sous ses différentes formes — s'y trouve dominé par le principe qu'il faut « prendre soin de soi-même» ; c'est ce principe du souci de soi qui en fonde la nécessité, en commande le développement et en organise la pratique. Mais il faut préciser ; l'idée qu'on doit s'appliquer à soi-même, s'occuper de soi-même (heautou epimeleisthai) est en effet un thème fort ancien dans la culture grecque. Il est apparu très tôt comme un impératif largement répandu. [...] l'expression est utilisée dans l'Alcibiade, où il constitue un thème essentiel du dialogue : Socrate montre au jeune ambitieux qu'il est, de sa part, bien présomptueux de vouloir prendre en charge la cité, de lui donner des conseils et d'entrer en rivalité avec les rois de Sparte ou les souverains de Perse, s'il n'a pas appris auparavant ce qu'il est nécessaire de savoir pour gouverner : il lui faut d'abord s'occuper de lui-même — et tout de suite, tant qu'il est jeune, car « à cinquante ans, ce serait trop tard[11] ». Et dans l'Apologie, c'est bien comme maître du souci de soi que Socrate se présente à ses juges : le dieu l'a mandaté pour rappeler aux hommes qu'il leur faut se soucier, non de leurs richesses, non de leur honneur, mais d'eux-mêmes, et de leur âme [12].

Or, c'est ce thème du souci de soi, consacré par Socrate, que la philosophie ultérieure a repris et qu'elle a fini par placer au coeur de cet « art de l'existence » qu'elle prétend être. C'est ce thème qui, débordant son cadre d'origine et se détachant de ses significations philosophiques premières, a acquis progressivement les dimensions et les formes d'une véritable « culture de soi ». Par ce mot, il faut entendre que le principe du souci de soi a acquis une portée assez générale : le précepte qu'il faut s'occuper de soi-même est en tout cas un impératif qui circule parmi nombre de doctrines différentes ; il a pris aussi la forme d'une attitude, d'une manière de se comporter, il a imprégné des façons de vivre ; il s'est développé en procédures, en pratiques et en recettes qu'on réfléchissait, développait, perfectionnait et enseignait ; il a constitué ainsi une pratique sociale, donnant lieu à des relations interindividuelles, à des échanges et communications et parfois même à des institutions ; il a donné lieu enfin à un certain mode de connaissance et à l'élaboration d'un savoir.

Dans le lent développement de l'art de vivre sous le signe du souci de soi, les deux premiers siècles de l'époque impériale peuvent être considérés comme le sommet d'une courbe : une manière d'âge d'or dans la culture de soi, étant entendu bien sûr que ce phénomène ne concerne que les groupes sociaux, très limités en nombre, qui étaient porteurs de culture et pour qui une technë tou biou pouvait avoir un sens et une réalité.

1. [Principe]

L'epimeleia heautou, la cura sui est une injonction qu'on retrouve dans beaucoup de doctrines philosophiques. On la rencontre chez les platoniciens : Albinus veut qu'on entame l'étude de la philosophie par la lecture de l'Alcibiade « en vue de se tourner et de se retourner vers soi-même », et de façon à savoir « ce dont il faut faire l'objet de ses soins [13] ». Apulée, à la fin du Dieu de Socrate, dit son étonnement devant la négligence de ses contemporains à l'égard d'eux-mêmes : « Les hommes ont tous le désir de mener la vie la meilleure, ils savent tous qu'il n'y a pas d'autre organe de la vie que l'âme ... ; cependant ils ne la cultivent pas. Et pourtant quiconque veut avoir une vue perçante doit prendre soin des yeux qui servent à voir ; si l'on veut être agile à la course, il faut prendre soin des pieds qui servent à la course ... Il en va de même pour toutes les parties du corps dont chacun doit prendre soin selon ses préférences. Cela, tous les hommes le voient clairement et sans peine ; aussi je ne me lasse pas de me demander avec un légitime étonnement pourquoi ils ne perfectionnent pas aussi leur âme avec l'aide de la raison[14]. »

Pour les épicuriens, la Lettre à Ménécée ouvrait sur le principe que la philosophie devait être considérée comme exercice permanent du soin de soi-même. « Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni vieux ne se lasse de la philosophie. Car il n'est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard pour assurer la santé de l'âme[15]. » C'est ce thème épicurien qu'il faut prendre soin de soi-même que Sénèque rapporte dans une de ses lettres : « De même qu'un ciel serein n'est pas susceptible d'une clarté encore plus vive quand, à force d'être balayé, il revêt une splendeur que rien ne ternit, ainsi l'homme qui veille sur son corps et sur son âme pour bâtir au moyen de l'un et de l'autre la trame de sa félicité, se trouve dans un état parfait et au comble de ses désirs, du moment que son âme est sans agitation et son corps sans souffrance[16]. »

Soigner son âme était un précepte que Zénon avait, dès l'origine, donné à ses disciples et que Musonius, au 1er siècle, répétera dans une sentence citée par Plutarque : « Ceux qui veulent se sauver doivent vivre en se soignant sans cesse[17]. » On sait l'ampleur prise, chez Sénèque, par le thème de l'application à soi-même : c'est pour se consacrer à celle-ci qu'il faut selon lui renoncer aux autres occupations : ainsi pourrait-on se rendre vacant pour soi-même (sibi vacare)[18]. Mais cette « vacance » prend la forme d'une activité multiple qui demande qu'on ne perde pas de temps et qu'on ne ménage pas sa peine pour « se faire soi-même », « se transformer soi-même », « revenir à soi ». Se formare[19], sibi vindicare[20], se facere[21], se ad studia revocare[22], sibi applicare[23], suum fieri[24], in se recedere[25], ad se recurrere[26], secum morari[27], Sénèque dispose de tout un vocabulaire pour désigner les formes différentes que doivent prendre le souci de soi et la hâte avec laquelle on cherche à se rejoindre soi-même (ad se properare)[28], Marc Aurèle, lui aussi, éprouve une même hâte à s'occuper de lui-même : ni la lecture ni l'écriture ne doivent le retenir plus longtemps du soin direct qu'il doit prendre de son propre être : « Ne vagabonde plus. Tu n'es plus destiné à relire tes notes, ni les histoires anciennes des Romains et des Grecs, ni les extraits que tu réservais pour tes vieux jours. Hâte-toi donc au but ; dis adieu aux vains espoirs, viens-toi en aide si tu te souviens de toi-même, tant que c'est encore possible[29]. »

C'est chez Épictète sans doute que se marque la plus haute élaboration philosophique de ce thème. L'être humain est défini, dans les Entretiens, comme l'être qui a été confié au souci de soi. Là réside sa différence fondamentale avec les autres vivants : les animaux trouvent « tout prêt » ce qui leur est nécessaire pour vivre, car la nature a fait en sorte qu'ils puissent être à notre disposition sans qu'ils aient à s'occuper d'eux-mêmes, et sans que nous ayons, nous, à nous occuper d'eux [30]. L'homme en revanche doit veiller à lui-même : non point cependant par suite de quelque défaut qui le mettrait dans une situation de manque et le rendrait de ce point de vue inférieur aux animaux ; mais parce que le dieu a tenu à ce qu'il puisse faire librement usage de lui-même ; et c'est à cette fin qu'il l'a doté de la raison ; celle-ci n'est pas à comprendre comme substitut aux facultés naturelles absentes ; elle est au contraire la faculté qui permet de se servir, quand il faut et comme il faut, des autres facultés ; elle est même cette faculté absolument singulière qui est capable de se servir d'elle-même : car elle est capable de « se prendre elle-même ainsi que tout le reste pour objet d'étude[31]. » En couronnant par cette raison tout ce qui nous est déjà donné par la nature, Zeus nous a donné et la possibilité et le devoir de nous occuper de nous-mêmes. C'est dans la mesure où il est libre et raisonnable — et libre d'être raisonnable — que l'homme est dans la nature l'être qui a été commis au souci de lui-même. Le dieu ne nous a pas façonnés comme Phidias son Athéna de marbre, qui tend pour toujours la main où s'est posée la victoire immobile aux ailes déployées. Zeus « non seulement t'a créé, mais il t'a de plus confié et livré à toi seul[32]. » Le souci de soi, pour Épictète, est un privilège-devoir, un don-obligation qui nous assure la liberté en nous astreignant à nous prendre nous-même comme objet de toute notre application [33].

2. [Pratique]

Il faut comprendre que cette application à soi ne requiert pas simplement une attitude générale, une attention diffuse. Le terme d'epimeleia ne désigne pas simplement une préoccupation, mais tout un ensemble d'occupations ; c'est d'epimeleia qu'on parle pour désigner les activités du maître de maison [34], les tâches du prince qui veille sur ses sujets [35], les soins qu'on doit apporter à un malade ou à un blessé [36], ou encore les devoirs qu'on rend aux dieux ou aux morts [37]. À l'égard de soi-même également, l'epimeleia implique un labeur.

Il y faut du temps. Et c'est un des grands problèmes de cette culture de soi que de fixer, dans la journée ou dans la vie, la part qu'il convient de lui consacrer. On a recours à bien des formules diverses. On peut, le soir ou le matin, réserver quelques moments au recueillement, à l'examen de ce qu'on a à faire, à la mémorisation de certains principes utiles, à l'examen de la journée écoulée ; l'examen matinal et vespéral des pythagoriciens se retrouve, avec sans doute des contenus différents, chez les stoïciens ; Sénèque[38], Épictète[39], Marc Aurèle[40] font référence à ces moments qu'on doit consacrer à se tourner vers soi-même. On peut aussi interrompre de temps en temps ses activités ordinaires et faire une de ces retraites que Musonius, parmi tant d'autres, recommandait vivement [41] : elles permettent d'être en tête à tête avec soi-même, de recueillir son passé, de placer sous ses yeux l'ensemble de la vie écoulée, de se familiariser, par la lecture, avec les préceptes et les exemples dont on veut s'inspirer, et de retrouver, grâce à une vie dépouillée, les principes essentiels d'une conduite rationnelle. Il est possible encore, au milieu ou au terme de sa carrière, de se décharger de ses diverses activités, et profitant de ce déclin de l'âge où les désirs sont apaisés de se consacrer entièrement, comme Sénèque dans le travail philosophique, ou Spurrina dans le calme d'une existence agréable [42], à la possession de soi-même.

Ce temps n'est pas vide : il est peuplé d'exercices, de tâches pratiques, d'activités diverses. S'occuper de soi n'est pas une sinécure. Il y a les soins du corps, les régimes de santé, les exercices physiques sans excès, la satisfaction aussi mesurée que possible des besoins. Il y a les méditations, les lectures, les notes qu'on prend sur les livres ou sur les conversations entendues, et qu'on relit par la suite, la remémoration des vérités qu'on sait déjà, mais qu'il faut s'approprier mieux encore. Marc Aurèle donne ainsi un exemple d'« anachorèse en soi-même » : c'est un long travail de réactivation des principes généraux, et des arguments rationnels qui persuadent de ne se laisser irriter ni contre les autres, ni contre les accidents, ni contre des choses [43]. Il y a aussi les entretiens avec un confident, avec des amis, avec un guide ou directeur ; à quoi s'ajoute la correspondance dans laquelle on expose l'état de son âme, on sollicite des conseils, on en donne à qui en a besoin — ce qui d'ailleurs constitue un exercice bénéfique pour celui-là même qui s'appelle le précepteur, car il les réactualise ainsi pour lui-même [44] : autour du soin de soi-même, toute une activité de parole et d'écriture s'est développée, où sont liés le travail de soi sur soi et la communication avec autrui.

[...] On trouvait aussi — et à Rome en particulier, dans les milieux aristocratiques — la pratique du consultant privé qui servait, dans une famille ou dans un groupe, de conseiller d'existence, d'inspirateur politique, d'intermédiaire éventuel dans une négociation : « il y avait de riches Romains pour trouver utile d'entretenir un philosophe, et des hommes de distinction ne trouvaient pas humiliante cette position » ; ils devaient donner « des conseils moraux et des encouragements à leurs patrons et leur famille, tandis que ceux-ci tiraient force de leur approbation[45] ». Ainsi Demetrius était-il le guide d'âme de Thrasea Paetus qui le fit participer à la mise en scène de son suicide, pour qu'il l'aide dans ce dernier moment à donner à son existence sa forme la plus belle et la mieux achevée. D'ailleurs ces différentes fonctions de professeur, de guide, de conseiller et de confident personnel n'étaient pas toujours distinctes, tant s'en faut : dans la pratique de la culture de soi, les rôles étaient souvent interchangeables, et tour à tour ils pouvaient être joués par le même personnage.

3. [Médecine]

Dans la culture de soi, la montée du souci médical paraît bien s'être traduite par une certaine forme, à la fois particulière et intense, d'attention au corps. Cette attention est très différente de ce qu'avait pu être la valorisation de la vigueur physique à une époque où la gymnastique, l'entraînement sportif et militaire faisaient partie intégrante de la formation d'un homme libre. Elle a d'ailleurs, en elle-même, quelque chose de paradoxal puisqu'elle s'inscrit, au moins pour une part, à l'intérieur d'une morale qui pose que la mort, la maladie, ou même la souffrance physique ne constituent pas des maux véritables et qu'il vaut mieux s'appliquer à son âme que de consacrer ses soins à entretenir son corps [46]. C'est que le point auquel on prête attention dans ces pratiques de soi est celui où les maux du corps et de l'âme peuvent communiquer entre eux et échanger leurs malaises : là où les mauvaises habitudes de l'âme peuvent entraîner des misères physiques, tandis que les excès du corps manifestent et entretiennent les défauts de l'âme. L'inquiétude porte surtout sur le point de passage des agitations et des troubles, en tenant compte du fait qu'il convient de corriger l'âme si on veut que le corps ne l'emporte pas sur elle et rectifier le corps si on veut qu'elle garde l'entière maîtrise sur elle-même. C'est à ce point de contact comme point de faiblesse de l'individu, que s'adresse l'attention qu'on tourne vers les maux, malaises et souffrances physiques. Le corps dont l'adulte a à s'occuper, quand il se soucie de lui-même, n'est plus le corps jeune qu'il s'agissait de former par la gymnastique ; c'est un corps fragile, menacé, miné de petites misères et qui en retour menace l'âme moins par ses exigences trop vigoureuses que par ses propres faiblesses. [...]

[...] La pratique de soi implique qu'on se constitue à ses propres yeux non pas simplement comme individu imparfait, ignorant et qui a besoin d'être corrigé, formé et instruit, mais comme individu qui souffre de certains maux et qui doit les faire soigner soit par lui-même, soit par quelqu'un qui en a la compétence. Chacun doit découvrir qu'il est en état de besoin, qu'il lui est nécessaire de recevoir médication et secours. « Voici donc, dit Épictète, le point de départ de la philosophie : se rendre compte de l'état où se trouve notre partie maîtresse. Après avoir reconnu sa faiblesse, on ne voudra plus la faire servir à des usages plus importants. Mais aujourd'hui des gens qui sont incapables d'avaler la moindre bouchée achètent un traité et entreprennent de le dévorer. Aussi vomissent-ils ou ont-ils une indigestion. Puis viennent les coliques, les rhumes, les fièvres, il leur aurait fallu d'abord réfléchir sur leur capacité[47]... » Et l'instauration de ce rapport à soi comme malade est d'autant plus nécessaire que les maladies de l'âme — à la différence de celles du corps — ne s'annoncent pas par des souffrances qu'on perçoit ; non seulement elles peuvent rester longtemps insensibles, mais elles aveuglent ceux qu'elles atteignent. Plutarque rappelle que les désordres du corps peuvent en général être détectés par le pouls, la bile, la température, les douleurs ; et que d'ailleurs les pires des maladies physiques sont celles où le sujet, comme dans la léthargie, l'épilepsie, l'apoplexie, ne se rend pas compte de son état. Le grave, dans les maladies de l'âme, c'est qu'elles passent inaperçues, ou même qu'on peut les prendre pour des vertus (la colère pour du courage, la passion amoureuse pour de l'amitié, l'envie pour de l'émulation, la couardise pour de la prudence). Or ce que veulent les médecins, c'est « qu'on ne soit pas malade ; mais, si on l'est, qu'on ne l'ignore pas[48] ».

4. [a) Épreuves - b) Examen - c) Vigilance]

Dans cette pratique, à la fois personnelle et sociale, la connaissance de soi occupe évidemment une place considérable. Le principe delphique est souvent rappelé ; mais il ne serait pas suffisant d'y reconnaître la pure et simple influence du thème socratique. En fait, tout un art de la connaissance de soi s'est développé, avec des recettes précises, avec des formes spécifiées d'examen et des exercices codifiés.

a) [Épreuves]

On peut ainsi de façon très schématisée, et sous réserve d'une étude plus complète et plus systématique, isoler d'abord ce qu'on pourrait appeler les « procédures d'épreuve ». Elles ont pour double rôle de faire avancer dans l'acquisition d'une vertu et de mesurer le point auquel on est parvenu : de là leur progressivité sur laquelle Plutarque et Épictète ont insisté l'un et l'autre. Mais surtout la finalité de ces épreuves n'est pas de pratiquer le renoncement pour lui-même ; elle est de rendre capable de se passer du superflu, en constituant sur soi une souveraineté qui ne dépende aucunement de leur présence ou de leur absence. Les épreuves auxquelles on se soumet ne sont pas des stades successifs dans la privation ; elles sont une manière de mesurer et de confirmer l'indépendance dont on est capable à l'égard de tout ce qui n'est pas indispensable et essentiel. [...]

[...] Les exercices d'abstinence étaient communs aux épicuriens et aux stoïciens ; mais cet entraînement n'avait pas le même sens pour les uns et pour les autres. Dans la tradition d'Épicure, il s'agissait de montrer comment, dans cette satisfaction des besoins les plus élémentaires, on pouvait trouver un plaisir plus plein, plus pur, plus stable que dans les voluptés prises à tout ce qui est superflu ; et l'épreuve servait à marquer le seuil à partir duquel la privation pouvait faire souffrir. Épicure, dont le régime pourtant était d'une extrême sobriété, ne prenait certains jours qu'une ration diminuée pour voir de combien son plaisir se trouvait amputé [49]. Pour les stoïciens, il s'agissait surtout de se préparer aux privations éventuelles, en découvrant combien finalement il était facile de se passer de tout ce à quoi l'habitude, l'opinion, l'éducation, le soin de la réputation, le goût de l'ostentation nous a attachés ; dans ces épreuves réductrices, ils voulaient montrer que l'indispensable, nous pouvons l'avoir toujours à notre disposition [...]

b) [Examen]

À côté de ces épreuves pratiques, on considérait comme important de se soumettre à l'examen de conscience. Cette habitude faisait partie de l'enseignement pythagoricien [50], mais s'était très largement répandue. Il semble que l'examen du matin servait surtout à envisager les tâches et obligations de la journée, pour y être suffisamment préparé. L'examen du soir, quant à lui, était consacré d'une façon beaucoup plus univoque à la mémorisation de la journée passée. [...] Autant que le rôle d'un juge, c'est l'activité d'un inspecteur qu'évoque Sénèque, ou celle d'un maître de maison vérifiant ses comptes.

[...] Et d'ailleurs l'examen ainsi pratiqué ne porte pas, comme s'il s'agissait d'une imitation de la procédure judiciaire, sur des « infractions » ; et il ne mène pas à une sentence de culpabilité, ou à des décisions d'autochâtiment. Sénèque, dans l'exemple qu'il donne ici, relève des actions comme le fait de discuter trop vivement avec des ignorants que, de toute façon, on ne peut convaincre ; ou de vexer, par des reproches, un ami qu'on aurait voulu faire progresser. De ces conduites, Sénèque n'est pas satisfait dans la mesure où pour atteindre les fins qu'on doit en effet se proposer, les moyens employés n'ont pas été ceux qu'il fallait : il est bon de vouloir corriger ses amis, lorsqu'il en est besoin, mais la réprimande, à n'être pas mesurée, blesse au lieu d'améliorer ; il est bon de convaincre ceux qui ne savent pas, mais encore faut-il les choisir tels qu'ils sont capables d'être instruits. L'enjeu de l'examen n'est donc pas de découvrir sa propre culpabilité, jusqu'en ses moindres formes et ses racines les plus ténues. Si on « ne se cache rien », si on « ne se passe rien », c'est pour pouvoir mémoriser, pour les avoir ultérieurement présentes à l'esprit, les fins légitimes, mais aussi les règles de conduite qui permettent de les atteindre par le choix de moyens convenables. La faute n'est pas réactivée par l'examen pour fixer une culpabilité ou stimuler un sentiment de remords, mais pour renforcer, à partir du constat rappelé et réfléchi d'un échec, l'équipement rationnel qui assure une conduite sage.

c) [Vigilance]

À cela s'ajoute la nécessité d'un travail de la pensée sur elle-même ; il devra être plus qu'une épreuve destinée à prendre la mesure de ce dont on est capable ; il devra être autre chose aussi que l'estimation d'une faute par rapport aux règles de conduite ; il doit avoir la forme d'un filtrage permanent des représentations : les examiner, les contrôler et les trier. Plus qu'un exercice fait à intervalles réguliers, c'est une attitude constante qu'il faut prendre à l'égard de soi-même. Pour caractériser cette attitude, Épictète emploie des métaphores qui auront une longue destinée dans la spiritualité chrétienne ; mais elles y prendront des valeurs bien différentes. Il demande que, vis-à-vis de soi-même, on adopte le rôle et la posture d'un « veilleur de nuit » qui vérifie les entrées à la porte des villes ou des maisons [51] ; ou encore, il suggère qu'on exerce sur soi les fonctions d'un « vérificateur de monnaie », d'un « argyronome », d'un de ces changeurs d'argent qui n'accepte aucune pièce sans s'être assuré de ce qu'elle vaut. [...]

Pour formuler ce qui est à la fois principe général et schéma d'attitude, Épictète se réfère à Socrate ainsi qu'à l'aphorisme qui est énoncé dans l'Apologie : « Une vie sans examen ne mérite pas d'être vécue[52]. » [...] « Chaque représentation, il faudrait pouvoir l'arrêter et lui dire : " Attends, laisse-moi voir qui tu es et d'où tu viens " tout comme les gardes de nuit disent : " Montre-moi tes papiers. " Tiens-tu de la nature la marque que doit posséder la représentation pour être approuvée ?[53] » Cependant il faut préciser que le point du contrôle n'est pas à localiser dans l'origine ou dans l'objet même de la représentation, mais dans l'assentiment qu'il convient ou non de lui apporter. Quand une représentation survient à l'esprit, le travail de la discrimination, de la diakrisis, consistera à lui appliquer le fameux canon stoïcien qui marque le partage entre ce qui ne dépend pas de nous et ce qui en dépend ; les premières, puisqu'elles sont hors de notre portée, on ne les accueillera pas, on les rejettera comme ne devant pas devenir objets de « désir » ou d'« aversion », de « propension » ou de « répulsion ». Le contrôle est une épreuve de pouvoir et une garantie de liberté : une manière de s'assurer en permanence qu'on ne se liera pas à ce qui ne relève pas de notre maîtrise.

5. [Conversion à soi]

L'objectif commun de ces pratiques de soi, à travers les différences qu'elles présentent, peut être caractérisé par le principe tout à fait général de la conversion à soi [...]. [...] dans les activités qu'il faut avoir, il convient de garder à l'esprit que la fin principale qu'on doit se proposer est à chercher en soi-même, dans le rapport de soi à soi. Cette conversion implique un déplacement du regard : il ne faut pas que celui-ci se disperse dans une curiosité oiseuse, que ce soit celle des agitations quotidiennes et de la vie des autres (Plutarque a consacré tout un traité à cette polupragmosunë), ou celle qui cherche à découvrir les secrets de la nature les plus éloignés de l'existence humaine et de ce qui importe pour elle (Demetrius, cité par Sénèque, faisait valoir que la nature, ne célant que les secrets inutiles, avait mis à la portée de l'être humain et sous son regard les choses qu'il lui était nécessaire de connaître). Mais la conversio ad se est aussi une trajectoire ; une trajectoire grâce à laquelle, échappant à toutes les dépendances et à tous les asservissements, on finit par se rejoindre soi-même, comme un havre à l'abri des tempêtes ou comme une citadelle que ses remparts protègent : « Elle tient une position imprenable, l'âme qui, dégagée des choses du futur, se défend dans le fort qu'elle s'est fait ; les traits qui la visent tombent toujours au-dessous d'elle. La Fortune ne possède pas les longs bras que lui attribue l'opinion ; elle n'a de prise sur personne, excepté sur ceux qui s'attachent à elle. Faisons donc le bond qui, autant qu'il est possible, nous rejettera loin d'elle[54]. »

Ce rapport à soi qui constitue le terme de la conversion et l'objectif final de toutes les pratiques de soi relève encore d'une éthique de la maîtrise. Cependant pour le caractériser, on ne se contente pas d'invoquer la forme agonistique d'une victoire sur des forces difficiles à dompter et d'une domination capable de s'exercer sur elles sans contestation possible. Ce rapport est pensé souvent sur le modèle juridique de la possession : on est « à soi », on est « sien » [...] Et l'expérience de soi qui se forme dans cette possession n'est pas simplement celle d'une force maîtrisée, ou d'une souveraineté exercée sur une puissance prête à se révolter ; c'est celle d'un plaisir qu'on prend à soi-même. Celui qui est parvenu à avoir finalement accès à lui-même est, pour soi, un objet de plaisir. Non seulement on se contente de ce qu'on est et on accepte de s'y borner, mais on « se plaît » à soi-même [55]. Ce plaisir pour lequel Sénèque emploie en général les termes de gaudium ou de laetitia est un état qui n'est ni accompagné ni suivi par aucune forme de trouble dans le corps et dans l'âme ; il est défini par le fait de n'être provoqué par rien qui soit indépendant de nous et qui échappe par conséquent à notre pouvoir ; il naît de nous-même et en nous-même [56]. Il est caractérisé également par le fait qu'il ne connaît ni degré ni changement, mais qu'il est donné « tout d'une pièce », et qu'une fois donné aucun événement extérieur ne saurait l'entamer [57]. En cela, cette sorte de plaisir peut être opposée trait pour trait à ce qui est désigné par le terme de voluptas ; celui-ci désigne un plaisir dont l'origine est à placer hors de nous et dans des objets dont la présence ne nous est pas assurée : plaisir par conséquent précaire en lui-même, miné par la crainte de la privation et auquel nous tendons par la force du désir qui peut ou non trouver à se satisfaire. À ce genre de plaisirs violents, incertains et provisoires, l'accès à soi est susceptible de substituer une forme de plaisir que, dans la sérénité et pour toujours, on prend à soi-même.

[Plaisir et morale sexuelle]

Le plaisir sexuel comme substance éthique est encore et toujours de l'ordre de la force — de la force contre laquelle il faut lutter et sur laquelle le sujet doit assurer sa domination ; mais dans ce jeu de la violence, de l'excès, de la révolte et du combat, l'accent est mis de plus en plus volontiers sur la faiblesse de l'individu, sur la fragilité, sur la nécessité où il est de fuir, d'échapper, de se protéger et de se tenir à l'abri. La morale sexuelle exige encore et toujours que l'individu s'assujettisse à un certain art de vivre qui définit les critères esthétiques et éthiques de l'existence ; mais cet art se réfère de plus en plus à des principes universels de la nature ou de la raison, auxquels tous doivent se plier de la même façon, quel que soit leur statut. Quant à la définition du travail qu'il faut accomplir sur soi-même, elle subit aussi, à travers la culture de soi, une certaine modification : à travers les exercices d'abstinence et de maîtrise qui constituent l'askësis nécessaire, la place qui est faite à la connaissance de soi devient plus importante : la tâche de s'éprouver, de s'examiner, de se contrôler dans une série d'exercices bien définis place la question de la vérité — de la vérité de ce qu'on est, de ce qu'on fait et de ce qu'on est capable de faire — au coeur de la constitution du sujet moral. Enfin, le point d'aboutissement de cette élaboration est bien encore et toujours défini par la souveraineté de l'individu sur lui-même ; mais cette souveraineté s'élargit en une expérience où le rapport à soi prend la forme non seulement d'une domination, mais d'une jouissance sans désir et sans trouble.

On est loin encore d'une expérience des plaisirs sexuels où ceux-ci seront associés au mal, où le comportement devra se soumettre à la forme universelle de la loi et où le déchiffrement du désir sera une condition indispensable pour accéder à une existence purifiée. Cependant on peut voir déjà comment la question du mal commence à travailler le thème ancien de la force, comment la question de la loi commence à infléchir le thème de l'art et de la technë, comment la question de la vérité et le principe de la connaissance de soi se développent dans les pratiques de l'ascèse. Mais il convient auparavant de chercher dans quel contexte et pour quelles raisons la culture de soi s'est ainsi développée, et précisément sous la forme qu'on vient de voir.

[1] Extrait de l'interview de Foucault par Pierre Dumayet, Lectures pour tous, INA © 1966,
extrait du DVD — François Caillat, Foucault contre lui-même, INA © 2014,
Compléments : Les mots et les choses.

[2] Extrait de Jacques Chancel reçoit Michel Foucault, Radioscopie INA © 1975.

[3] Extrait de l'interview de Foucault par André Berten, Entretien avec André Berten, UCLouvain © 1981,
extrait du DVD — François Caillat, Foucault contre lui-même, INA © 2014,
Compléments : Un tout d'horizon de la pensée Foucault.

[4] Michel Foucault, La volonté de savoir (Histoire de la sexualité 1), Tel, Gallimard © 1976, pp. 177-195.

[5] Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard © 1975, pp. 197-229.

[6] Michel Foucault, L'usage des plaisirs (Histoire de la sexualité 2), Gallimard © 1984, pp. 321-327.

[7] Michel Foucault, Dits et Écrits IV, Gallimard © 1984, pp. 730.
Entretien publié dans Le Monde du 15 juillet 1984 (Foucault venait tout juste de décéder le 25 juin). Extrait de Pierre Billouet, Foucault, Les belles lettres # 16 © 1999, p. 195.

[8] Michel Foucault, Le souci de soi (Histoire de la sexualité 3), Gallimard © 1984, pp. 55-85.

[9] A . J. Voelke, Les Rapports avec autrui dans la philosophie grecque, d'Aristote à Panétius, Vrin © 1961,
pp. 183-189.

[10] Sur ces thèmes, il faut se reporter au livre de P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel © 2002.

[11] Platon, Alcibiade, 127 d-e.

[12] Platon, Apologie de Socrate, 29 d-e.

[13] Albinus, cité par A.-J. Festugière, Études de philosophie grecque, Vrin © 1971, p. 536.

[14] Apulée, Du dieu de Socrate, 167-168.

[15] Épicure, Lettre à Ménécée, 122.

[16] Sénèque, Lettres à Lucilius, 66, 45.

[17] Musonius Rufus éd. Hense, Fragments, 36 ; cité par Plutarque, De ira, 453 d.

[18] Sénèque, Lettres à Lucilius, 17, 5 ; De la brièveté de la vie, 7, 5.

[19] Sénèque, De la brièveté de la vie, 24, 1.

[20] Sénèque, Lettres à Lucilius, 1, 1.

[21] Ibid., 13-1 ; De la vie heureuse, 24, 4.

[22] Sénèque, De la tranquillité de l'âme, 3, 6.

[23] Sénèque, Ibid., 24, 2.

[24] Sénèque, Lettres à Lucilius, 75, 118.

[25] Sénèque, De la tranquillité de l'âme, 17, 3. Lettres à Lucilius, 74, 29.

[26] Sénèque, De la brièveté de la vie, 18, 1.

[27] Sénèque, Lettres à Lucilius, 2, 1.

[28] Ibid., 35, 4.

[29] Marc Aurèle, Pensées, III, 14.

[30] Épictète, Entretiens, I, 16, 1-3.

[31] Ibid., I, 1, 4.

[32] Ibid., II, 8, 18-23.

[33] Cf. M. Spanneut, « Epiktet », in Reallexikon für Antike und Christentum.

[34] Xénophon, Économique, V, 1.

[35] Dion de Pruse, Discours, III, 55.

[36] Plutarque, Regum et imperatorum apophthegmata, 197 d.

[37] Platon, Lois, 717, e.

[38] Sénèque, De ira, III.

[39] Épictète, Entretiens, II, 21 sq. ; III, 10, 1-5.

[40] Marc Aurèle, Pensées, IV, 3. XII, 19.

[41] Musonius Rufus, Fragments, 60, éd. Hense.

[42] Pline, Lettres, III, 1.

[43] Marc Aurèle, Pensées, IV, 3.

[44] Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, 7, 99 et 109.

[45] F. H. Sandbach, The Stoics, p. 144 ;
cf. aussi J . H. Liebeschütz, Continuity and Change in Roman Religion, pp. 112-113.

[46] Épictète, Entretiens, I, 9, 12-17 ; Manuel, 41.

[47] Épictète, Entretiens ; cf. aussi II, 11, 1.

[48] Plutarque, Animine an corporis affectiones sint pejores, 501 a.

[49] Sénèque cite ce trait épicurien dans les Lettres à Lucilius, 18, 9.

[50] Cf. Diogène Laërce Vie des Philosophes, VIII, 1, 27. Porphyre Vie de Pythagore, 40.

[51] Épictète, Entretiens, III, 12, 15.

[52] Platon, Apologie de Socrate, 38 a.

[53] Épictète, Entretiens, III, 12, 15.

[54] Sénèque, Lettres à Lucilius, 82, 5.

[55] Sénèque, Lettres à Lucilius, 13, 1 ; cf. aussi 23, 2-3 ; Épictète, Entretiens, II, 18 ; Marc Aurèle, Pensées, VI, 16.

[56] Sénèque, Lettres à Lucilius, 72, 4.

[57] Ibid., 72. Cf. aussi De la vie heureuse, III, 4.

Philo5
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