Cogitations 

 

François Brooks

2024-04-12

Essais personnels

 

Becker - Du néant à l'héroïsme

SOMMAIRE

La mort souveraine

Du néant à l'héroïsme

La mort souveraine

La mort est comme un policeman qui passe sa vie à mes trousses.

Léo Ferré, Christie, 1982.

Ne chantez pas la mort, c'est un sujet morbide
Le mot seul jette un froid, aussitôt qu'il est dit
Les gens du show-business vous prédiront le bide
C'est un sujet tabou pour poète maudit

Léo Ferré, Ne chantez pas la mort, 1973.

Aucun sujet n'est plus tabou que la mort. Pourtant, elle est le personnage principal de presque tous les films et romans. Le journal ne passe pas une journée sans en parler ; l'apocalypse est à nos portes. On ne cesse de la mettre en scène. On dirait que l'on ne vit que pour elle, que pour la dénier. Voilà notre héroïsme !

Le déni de la mort n'est rien d'autre que la prétention à l'immortalité. C'est une prétention naturelle puisque la mort est totalement étrangère à la vie. L'être ne peut rien en connaître, sinon la maladie qui la précède, et, sitôt qu'il trépasse, il n'a plus connaissance de rien, pas même de la mort. Celle-ci ne coïncide aucunement avec la conscience (Épicure). L'homme sait que sa vie va inévitablement se terminer. Au fil des jours, il vieillit, il approche de la fin ultime, mais il vit sans y penser, comme s'il était éternel. L'être se sent éternel. Par définition, « l'être est en effet, mais le néant n'est pas » (Parménide).

Paradoxalement, nous agissons comme si nous étions obnubilés par notre disparition. Tout ce que nous faisons témoigne de l'obsession à la conjurer. Nous croyons en Dieu, en la résurrection des corps, au cycle des réincarnations ; nous croyons au paradis, aux enfers, aux champs Élysées ; nous travaillons à perpétuer la jeunesse par le sport, la chirurgie et les élixirs. La vie durant, nous accumulons des économies, et même sur le tard, nous cherchons à accumuler davantage au lieu de jouir de nos économies avant la mort.

L'homme s'immortalise par la famille : il transmet son nom. Il est confucéen : il rend le culte aux ancêtres en pensant qu'à son tour, il continuera à vivre dans la mémoire de sa progéniture. D'ailleurs, il fait tout pour y parvenir. Écrits, photos, vidéos, enregistrements : il accumule les artefacts qui pérennisent sa présence au monde pour arrêter le temps et répéter les événements à volonté. Il les empaquette et les range soigneusement pour les retrouver à tout moment, et pour que les suivants perpétuent son existence. Il fige le temps pour s'éterniser.

L'homme s'immortalise encore dans le peuple. Il formule des pensées destinées à être transmises à travers les siècles ; des messages de sagesse et des codes de lois destinés à justifier et perpétuer les comportements de la nation après sa disparition. Il écrit des Torahs, des Évangiles, des Corans ; il fabrique le langage de la pérennité culturelle qui le fera parler par la voix de ses petits-enfants.

L'homme élabore encore des oeuvres artistiques grandioses ; il échafaude des théories mirobolantes ; il se projette dans l'infiniment petit et l'infiniment grand ; il étudie tout ce qu'il est possible d'apprendre ; il accumule les données ; il s'enfle à l'infini, toujours dans l'intention de l'immortalité ; immortalité aussi dérisoire que la survie de son nom : prix de consolation futile face à son inéluctable dilution dans la multitude au fil des siècles.

Il invente des théories mathématiques pour bricoler l'espace-temps ; il fabrique des engins spatiaux dans le vain espoir de coloniser des planètes hostiles et hors de portée ; il se mesure à des échelles temporelles astronomiques qui n'ont rien à voir avec son corps minuscule et la durée insignifiante de sa vie.

Mais que devrait-il faire ? Il pourrait tout simplement vivre le moment présent : célébrer la joie de vivre, savourer l'existence, tel que l'Ecclésiaste le recommande, mais il la remplit de mille activités qui témoignent de l'angoisse de la mort.

L'homme transforme cette angoisse en héroïsme : il veut se distinguer ; il passe sa vie à établir des records. Pour ne pas sombrer dans l'oubli, il bâtit des empires ; il crée des mondes imaginaires, tous plus fantastiques les uns que les autres. Il fera la guerre pour passer à l'histoire. Et pourtant, rien de ce qu'il fait n'est éternel ; les décennies se succèdent emportées dans l'oubli par le triomphant balayage de la nouveauté qui arrive continuellement comme les vagues effacent les traces sur le sable de la plage.

Malgré tous ses efforts pour inventer des ersatz d'existence posthume, il va nécessairement s'éteindre tristement comme un luminaire privé d'électricité. Il le sait. Il sent bien que ses jours raccourcissent. À 40 ans, le temps passe plus vite qu'avant. La décennie suivante passe à toute vitesse. La soixantaine accélère encore. Le temps fuit toujours plus vite à mesure que la dernière porte approche, mais l'homme n'aura travaillé, sa vie durant, qu'à fuir, à nier la mort dont son être n'aura pourtant jamais connaissance.

Du néant à l'héroïsme

L'adage le rappelle : Souviens-toi que tu es en train de mourir (Memento mori) ; toute entreprise humaine est vaine. À la minute de notre disparition, rien ne subsiste : rien n'a jamais été. Le néant absorbe tout : aucune joie ni douleur; nous sortons tout simplement de l'espace et du temps. Néanmoins, à engager tant d'efforts pour se pérenniser, n'est-ce pas l'évidence que nous sommes tous envoûtés par la mort ?

Ernest Becker affirme que nous nous réfugions dans le déni de la mort. Il n'y a pas à s'en troubler, c'est un fait : la mort nous obsède. L'humain est le seul animal conscient de l'éphémérité de sa vie. L'Église catholique en a fait un spectacle dominical qui fut populaire pendant les vingt années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale. Chaque dimanche, la messe célébrait la crucifixion de Jésus et sa résurrection. Chaque dimanche, la cérémonie réactivait la foi en l'immortalité du fidèle. Mais, brusquement, les églises se sont vidées ; les fidèles se sont détournés de l'icône sanglante pour s'intéresser à la consommation et aux petites gratifications immédiates. Pourtant, la résurrection du Christ, aussi bien que la poursuite effrénée des plaisirs de la consommation, sont l'une comme l'autre des modes du déni de la mort. Et alors ?

En creusant l'idée, Ernest Becker montre que l'homme est né pour une vie héroïque. Il n'y a pas à s'en offusquer ni à le dénier, il n'y a qu'à le constater et cesser de résister. Oui, nous sommes éphémères. Oui, la vie est brève et dérisoire. Oui, nous travaillons à occuper notre existence de petits plaisirs anodins en attendant la mort. Oui, nous essayons d'héroïser nos vies, mais pour quoi faire ?

Notre philosophe remet en avant la question la plus importante qui soit : à quoi sert la vie ? Nous argumentons souvent sur des enjeux à prétentions morales, mais nous perdons de vue la question essentielle. Quel est l'enjeu eschatologique ? Quelles sont les fins dernières ? Quelle est la cause finale ? (Aristote) Bref, à quoi bon ? L'aquoibonisme mène au défaitisme et à l'abandon, mais c'est le passage nécessaire qui débouche sur l'héroïsme.

Sophocle disait : « Le premier bonheur serait de ne pas naître ; et le second, de retourner le plus rapidement possible au néant d'où l'on est sorti. » Mais puisque nous sommes au monde, que faire du temps imparti ? Agrémenter sa vie avec quoi ? D'aucuns méprisent ceux qui s'adonnent aux plaisirs futiles, mais en quoi un plaisir serait-il supérieur à l'autre ? Pourquoi mépriser les occupations modestes qui agrémentent les heures ?

Évidemment, on accorde plus de valeur à ceux qui partagent nos intérêts, mais pourquoi s'indigner devant la futilité ? Probablement pour essayer de se convaincre que nos valeurs sont supérieures, plus héroïques. Mais supérieures en quoi, puisque, à l'échelle de l'Univers, l'humain n'a pas plus d'importance qu'une huitre ? (Pascal) Eh bien justement ! Puisque la vie est brève et sans importance, il importe de se convaincre de notre valeur héroïque. La joie grandit lorsque les efforts sont récompensés. L'héroïsme n'est rien d'autre que la vitalisation d'une existence banale. En un mot, c'est la santé qui jugule la dépression sous-jacente à l'existence. C'est l'instinct de vie contre l'instinct de mort : voilà l'héroïsme. À chacun sa vie, à chacun ses valeurs, et à chacun l'héroïsme à soi-même. Être à soi-même la mesure de son propre héroïsme : voilà une raison suffisante pour vivre une vie, au demeurant banale et dérisoire, mais agréable et indolore. Et quand je serai mort, en quoi la banalité de ma vie sera-t-elle dérangeante ?

Quand je chante, quand j'écris, quand je cours, je me compare toujours à moi-même. Un peu aux autres aussi, mais à mon échelon, je fais mieux qu'hier, ou du moins, j'essaie de m'en convaincre. J'atteins ainsi l'immortalité instantanée. Chimérique, mais actuelle. Il n'y a rien d'autre puisque la mort n'est rien qu'un personnage de cinéma. Je ne suis rien d'autre. Rien d'autre.

Je ne sais pas si ma mémoire me survivra, mais le seul fait d'y croire me rend immortel. Voilà le miracle de la foi. L'immortalité est présentée comme une éventualité, mais l'être ne vit que le moment présent. Si j'arrive à me convaincre maintenant que je suis éternel, peu importe le néant qui m'attend, l'angoisse de ma disparition s'évanouit. La vérité n'est pas factuelle, elle est ce en quoi j'engage ma confiance : elle est ce que je crois. C'est peu, mais je suis peu : je ne suis que ce que je crois. Rien d'autre.

Ainsi, les gens qui s'indignent à tout propos pour valoriser leurs croyances me laissent indifférent. À quoi bon s'indigner ? Mieux vaut valoriser. C'est ce qu'enseigne Le Banquet de Platon. Puisque nous sommes insignifiants, c'est par la valorisation des choses que nous établissons notre propre valeur : d'où la nécessité vitale de l'héroïsme.

Chacun a ses récriminations : la vie n'est facile pour personne. Mais tout être humain, conscient de son éphémérité dérisoire, et qui relève le défi de l'existence, a un comportement héroïque.

Philo5
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