101029

Russell Williams, colonel déchu

par François Brooks

Vous nous introduisez dans la vie ;

Vous infligez au malheureux la culpabilité

Puis vous l'abandonnez à la peine,

Car toute faute s'expie ici-bas

Goethe, Wilhelm Meister, 1829 [1]

Il n'y a pas de déterminisme, l'homme est libre, l'homme est liberté, [...] l'homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu'il ne s'est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu'une fois jeté dans le monde, il est responsable de ce qu'il fait.

Jean-Paul Sartre, L'existentialisme est un humanisme, 1970

Si Platon et Descartes pensaient l'humain comme une dualité corps / esprit, le monde actuel ne cesse de mettre en évidence la dualité privé / public. L'exemple déployé récemment dans l'affaire du colonel déchu Russell Williams montre cette dualité dans toute son évidence en étalant le frappant contraste du militaire public menant une carrière exemplaire avec l'homme déchu, tourmenté par une sexualité dévorante mêlant indistinctement travestisme, viol et meurtre. Mais quand la vie privée pousse la dépravation jusqu'à une extrémité aussi morbide, doit-on s'étonner que la curiosité du public exige de connaître dans les moindres détails ce qui, dans une vie privée, a conduit à un tel débordement.

Ainsi, dès que le plaidoyer de culpabilité fut rendu, le Journal de Montréal du mardi 19 octobre publie en première page le choquant contraste des photos du même homme en « affriolants » dessous féminins, juxtaposées comme une injure, à celle de la noble prestance d'un colonel fièrement décoré. Et ceci frappe d'autant plus l'imagination du badaud troublé qu'il peut se reconnaître autant dans l'habit de l'un comme de l'autre sans jamais avoir agi de pulsions criminelles pour autant. Le Dieu « Spectacle » jouit de salir l'image de deux groupes : les militaires protégeant la nation d'un côté, et, l'éros excitant, créant la vie de l'autre. J'achète le journal. Je veux fouiller en profondeur ce qui m'aurait échappé. Je veux trouver la faille qui m'aidera à me distancier d'une telle ignominie.

Russell Williams jouissait de s'introduire dans la vie privée de ses victimes pour aller fouiller dans les tiroirs de sous-vêtements féminins. Il les enfilait et se photographiait. Ainsi vêtu d'une intimité qui n'était pas la sienne, il s'appropriait la vie privée de ces malheureuses. Mais ce viol symbolique ne s'est pas arrêté à l'effraction banale. Il passa ensuite au viol pur et dur de deux femmes. Et, peu après, sa pulsion de mort en tua deux autres avant qu'il ne soit arrêté. J'ai donc regardé ces photos, et me voilà, comme lui, complice avec le Journal d'un comportement analogue. Mon œil a joui de m'introduire dans la vie privée de ces gens, dans ces intimités qui ne me regardent pas. Mais avant d'aller le rejoindre en enfer pour si peu, essayons de voir avec les lumières de Freud et Sartre, comment les pulsions privées nous enchaînent avec le regard public qui nous invite à s'en libérer.

Freud, a introduit le concept d'inconscient où sont en lutte permanente trois instances : le ça, le moi et le surmoi. Le ça représente la pulsion libidinale, la recherche de la jouissance. Cette pulsion nous détermine et nous n'avons sur elle aucun pouvoir puisqu'elle est initialement inconsciente. Le surmoi c'est la société implantée en nous par l'éducation, la culture, pour réguler les pulsions du ça. Le surmoi, c'est la conscience sociale qu'on nous impose par les figures du père et de l'autorité en général. Le moi, c'est l'individu que nous sommes, sans cesse déchiré par cette lutte psychique interne qui va provoquer un état plus ou moins névrosé selon les individus et les circonstances. Notre corps jouisseur polymorphe, frustré par une société qui, pour maintenir son organisation, doit opérer certaines « castrations » dominatrices, produit notre personnalité propre. Freud nous explique ainsi notre irresponsabilité face au destin d'un corps qui nous asservit inévitablement à ses passions dans une société sur laquelle nous n'avons qu'un pouvoir très limité.

Sartre, au contraire, nous veut libres, il nous condamne à la liberté. Il affirme qu'à chaque moment de notre vie, nous sommes libres, malgré les contingences, et surtout à cause d'elles, de choisir de poser nos gestes intentionnellement. Mais qui dit libre, dit responsable et dit, bien sûr, coupable. Si Russell Williams passera les 25 prochaines années en prison, c'est bien parce que notre société sartrienne pense qu'il était libre de ne pas tuer, de ne pas violer et qu'il a mal agi sa liberté. Mais c'est aussi parce que Freud, même s'il nous rappelle que devant nos pulsions, notre volonté tient à très peu de chose, celles-ci étant inconscientes, nous devons faire en sorte que ceux qui passent à l'acte soient mis hors d'état de nuire. Tout au plus, le psychanalyste tentera d'effacer sa culpabilité, mais il ne pourra le libérer.

Ceci me fait penser à la scène du film Lawrence d'Arabie [2] où ce sage militaire avait avoué sa crainte après avoir exécuté un meurtrier : Il en avait éprouvé une certaine jouissance, et ça l'avait effrayé. Ça me rappelle aussi une femme, entrée dans un club sadomasochiste, qui m'avait un jour raconté comment elle s'était mise à pleurer spontanément, non pas parce que le spectacle dégradant la dégoûtait, mais bien plutôt parce qu'elle était désespérée de constater à quel point il l'excitait malgré sa paradoxale adhésion à l'idéologie féministe. La pulsion ne s'occupe pas de morale, elle jouit, point. Mais, ne mêlons pas inconsidérément la pratique SM responsable qui prend toujours son plaisir du consentement explicite des partenaires qui se livrent à un jeu soumis à des règles strictes où les protagonistes s'entendent sur un signal clair qui peut faire arrêter le jeu à tout moment. [3] Williams a agi ses pulsions sadiques criminelles sans considération aucune pour le dégoût qu'il provoquait chez ses victimes. Pire, il a assouvi sa propre jouissance au prix de la vie de ses victimes. Peut-être aurait-il vu l'impasse où il se dirigeait, si, en parallèle avec sa carrière militaire, la philosophie l'avait amené à examiner le drame de la jouissance meurtrière. Le meurtre le plus effrayant est celui qui se présente sous forme addictive ; c'est comme une drogue une dépendance qui, mêlée au sexe devient explosive, et à quel prix ! C'est pourquoi nous avons si peur à raison du sadisme... Chacun des écrits de Sade est un avertissement.

Mais où est le surmoi nécessaire à contenir une telle addiction ? Freud aurait sans doute conseillé à Williams une psychanalyse — Une autre forme du socratique « Connais-toi toi-même » — Mais il est trop tard pour lui et ses malheureuses victimes, il devra désormais porter le deuil responsable de la caporale Marie-France Comeau et de Jessica Lloyd pour toujours. Et même si elles avaient bien joui avant de mourir, la vie ne peut se permettre une telle compromission avec la mort. C'est son essence même qu'elle nierait.

Je referme le journal satisfait, Freud, Sartre et Sade m'ont fait comprendre que la bête qui sommeille en moi est sous contrôle.

[1] Les chants du joueur de harpe, cité dans Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation (1929), Originalement publiée en français dans la Revue française de psychanalyse en 1934, t. VII, n° 4, 1934 et t. XXXIV, n° 1, 1970 (traduction Ch. et J. Odier). Reproduit tel quel par Les Presses Universitaires de France, 1971, . Mis en ligne par l'UQAC (page consultée le 27 oct. 2010).

[2] Film de David Lean, Lawrence d'Arabie, 1962, avec Peter O'Toole.

[3]  Le film Le déclin de l'empire américain de Denys Arcand expose brillamment cette pratique controversée.

Philo5
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