060430

Dieu et la mémétique

par François Brooks

Comme l'humain se construit des édifices volants (Airbus A380) pour se véhiculer dans l'espace, le gène se construit des organismes vivants pour se véhiculer dans le temps. Ainsi se perpétue-t-il ; il devient en quelque sorte éternel, un peu à la manière Schopenhauer qui nous expliquait que la vie et la mort n'est qu'une vibration de l'espèce...

 

Le mème – réplicateur [1] culturel d'un langage codé – est à l'esprit ce que le corps est au gène. Ainsi, l'esprit est éternel – ou cherche à le devenir – en se construisant une culture véhiculée par des corps vivants. Une sélection culturelle s'opère pour décider des mèmeplexes [2] qui survivront ou non, à la manière dont la sélection naturelle de Darwin s'opère pour décider de l'évolution des espèces.

 

Darwin nous démontrait que l'on peut se passer de Dieu pour expliquer la création ; c'est maintenant Dawkins qui nous dit que l'on peut se passer de l'Esprit Saint pour illuminer notre pensée. Le mème est autonome comme l'Esprit du Livre mais il a l'avantage d'être une proposition scientifique qui nous délivre du carcan divin. Si Dieu est un mèmeplexe appelé à disparaître, c'est que la sélection culturelle en a décidé ainsi au profit d'autres mèmeplexes mieux adaptés à l'environnement culturel moderne. C'est, ni plus ni moins, la mort de Dieu annoncée par Nietzsche qui attirait déjà notre attention sur le fait « qu'une pensée vient quand "elle" veut, et non quand "je" veux » [3], comme s'il avait pressenti le concept de « mème ».

 

Le mème semble désigner ce que l'esprit de la Trinité divine constituait. L'Esprit souffle...où il veut [4] ; il est autonome comme le vent, comme le mème. Je suis toujours étonné de constater à quel point les mêmes concepts de base renaissent d'une époque à l'autre avec la prétention de nouveauté. Comme si nous étions soucieux de réinventer le monde en jetant les outils de nos ancêtres pour les reforger immédiatement avec un narcissisme nous fait croire originaux. Mais bien sûr, il faut la faire agir dans le contexte qui nous est propre, si nous voulons nous réapproprier notre propre pensée. Notre contexte n'est plus religieux, il est maintenant scientifique [5] réinterprétons donc l'univers avec ces nouvelles lunettes... super améliorées.

 

L'intérêt d'adopter l'hypothèse mémétique réside dans le fait que si celle-ci est mieux adaptée à notre environnement culturel actuel, elle risque de supplanter les autres théories dominantes. Ce faisant, elle pourrait bien contribuer à une meilleure adaptation culturelle à notre époque. En effet, comment peut-on se sentir adapté en continuant à parler de Dieu dans une culture qui l'a fait mourir? Dorénavant, la mémétique nous permettra d'accéder à la « vie éternelle » plus sûrement que la religion. Changeons de véhicule pour mieux nous rendre au paradis de l'idée éternelle. [6] Car, après tout, même si nous avons rejeté les religions qui nous promettaient ‘faussement' de vivre éternellement, il n'en reste pas moins que nous aimerions bien ne jamais mourir. [7]

 

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Depuis l'invention de la pensée humaine – que d'aucuns situent à l'époque de la Grèce antique – s'opposent déterministes et libre-arbitristes. La mémétique donne maintenant un argument supplémentaire de taille aux déterministes. En effet, cette théorie démontre un déterminisme « actif » qui, de façon analogue aux gènes, poursuit un développement algorithmique dynamique en suivant les trois règles évolutionnistes de base : variation, sélection, transmission. La vie et la pensée s'expliquent désormais sans recourir à la liberté. De plus, cette théorie démontre comment le déterminisme peut être vivant sans avoir besoin du coup de pouce initial du premier moteur immobile d'Aristote.

 

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Les anciens Grecs vénéraient une multitude de dieux qui les accompagnaient dans leur vie de tous les jours. La première grande mutation idéologique fut le passage du polythéisme au monothéisme. À partir du christianisme, et à la suite du judaïsme, un seul Dieu fut témoin de la pensée humaine. À partir des Lumières, on commença à remettre en question le Dieu unique. Si bien qu'au XIXe siècle, Darwin en vint à démontrer que l'on pouvait parfaitement se passer de Dieu pour expliquer l'origine de la vie sur terre. Parallèlement, un mouvement de romantisme centralisa le point focal de la pensée humaine sur l'individu. Un « je » narcissique prit alors toute la place. Le « moi » tout-puissant commença d'être célébré et, graduellement, on se mit aveuglément à son service. Les Droits de l'homme et la liberté individuelle fut la deuxième grande mutation idéologique, révolution copernicienne de la pensée.

 

Mais voilà que pointe à l'horizon ce qui pourrait bien devenir la troisième mutation ontologique : la mémétique. De Dieu à l'individu, nous passons maintenant aux mèmes, sorte d'atomes de la pensée qui nous utilisent pour se reproduire. Nous ne pensons plus, nous sommes pensés. Du coup, tout comme Dieu mourut au temps de Darwin, maintenant c'est l'individu qui s'effondre, désormais possédé par une entité sur laquelle son contrôle est illusoire. Un mème aveugle cherche à se multiplier et nous sommes son lieu de culture. Chaque idée se bouscule pour rejoindre la tête du palmarès de notre attention. Bien comprise, cette mécanique aléatoire nous délivre définitivement de la « théorie des complots » puisque aucune intentionnalité n'anime le mème. À l'image des corps biologiques, il ne poursuit qu'un seul but : se reproduire.

 

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De la planète des dieux, à la planète Dieu, à la planète moi, à la planète mème, la pensée s'est donnée chaque fois une perspective singulière pour comprendre le monde en accordance avec les développements technologiques de l'époque. La roue (dieux), l'écriture (Dieu le verbe), la science (Moi) et les ordinateurs (mèmes) furent, chacun son tour, témoins de chaque mutation idéologique. Est-ce une marche historique? Synthétique? Du coup, notre habitude d'opposer les croyants aux athées s'en trouve bousculée. La thèse et l'antithèse doivent faire place à une nouvelle synthèse. Mais quelle sera l'antithèse du mème?

 

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[1] Pascal Jouxtel, dans Comment les système pondent, (Le Pommier © 2006, p. 318) utilise le terme réplicateur qu'il définit comme suit : « Système de codage d'information porté par un support capable d'interagir avec son environnement pour produire de nouveaux exemplaires d'un code semblable, doués de la même propriété. L'ADN, grâce au système d'administration biochimique qui l'environne, est un réplicateur. Les cristaux d'argile sont des réplicateurs minéraux. Les virus informatiques ont des propriétés de réplicateurs. Les mèmes sont définis comme des réplicateurs culturels. » On pourrait aussi dire « réplicant », emprunté au cinéma états-unien (Blade Runner (1982) ou Replicant (2001)), synonyme de clone à croissance accéléré.

[2] Mèmeplexe : groupe de mèmes qui travaillent ensemble ou « complexe co-adapté de mèmes ».

[3] Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 17, 1886.

[4] « Jésus répond: "Je te le dis, c'est la vérité, personne ne peut entrer dans le Royaume de Dieu, s'il ne naît pas d'eau et d'Esprit. Ceux qui sont nés d'un père et d'une mère appartiennent à la famille des humains. Et ceux qui sont nés de l'Esprit Saint appartiennent à l'Esprit Saint. Ne sois pas étonné parce que je t'ai dit: «Vous devez naître de nouveau.» Le vent souffle où il veut, et tu entends le bruit qu'il fait. Mais tu ne sais pas d'où il vient ni où il va. C'est la même chose pour tous ceux qui sont nés de l'Esprit Saint.» » Évangile de Jean, § 3, versets 5 à 8.

[5] Quoique j'aie souvent l'impression que l'on confonde l'un et l'autre... sans tenir compte de l'enseignement de Karl Popper.

[6] Dans son essai Totalement inhumaine, publié en 2001 aux éditions ‘Les empêcheurs de tourner en rond', Jean-Michel Truong nous dépeint un univers où le mème parvient à se perpétuer en empruntant d'autres véhicules que la vie.

[7] À cet effet, j'avais proposé une solution qui à ce jour n'est pas encore démentie : « Quand on est mort, le temps passe vite ».