MATÉRIALISME ATHÉE 

Nietzsche

 

Texte fondateur

1881-1888

Dieu est mort

SOMMAIRE

Dieu est mort

Le dément

Ce que signifie notre gaieté d'esprit

L'éternel retour

Le poids le plus lourd

La pensée sélective

La nouvelle conception du monde

Écrasez l'infâme

Une pensée vient quand « elle » veut

Préjugés de philosophes

Sur la vérité et le mensonge, au sens extra-moral

La femme dégénère

Dieu est mort [1]

Le dément [2]

— N'avez-vous pas entendu parler de ce dément qui, dans la clarté de midi, alluma une lanterne, se précipita au marché et cria sans discontinuer : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » — Étant donné qu'il y avait justement là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu, il déchaîna un énorme éclat de rire. S'est-il donc perdu ? disait l'un. S'est-il égaré comme un enfant ? disait l'autre. Ou bien s'est-il caché ? A-t-il peur de nous ? S'est-il embarqué ? A-t-il émigré ? — ainsi criaient-ils en riant dans une grande pagaille. Le dément se précipita au milieu d'eux et les transperça du regard.

« Où est passé Dieu ? lança-t-il, je vais vous le dire ! Nous l'avons tué — vous et moi ! Nous sommes tous ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment pûmes-nous boire la mer jusqu'à la dernière goutte ? Qui nous donna l'éponge pour faire disparaître tout l'horizon ? Que fîmes-nous en détachant cette terre de son soleil ? Où l'emporte sa course désormais ? Où nous emporte notre course ? Loin de tous les soleils ? Ne nous abîmons-nous pas dans une chute permanente ? Et ce en arrière, de côté, en avant, de tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N'errons-nous pas comme à travers un néant infini ? L'espace vide ne répand-il pas son souffle sur nous ? Ne s'est-il pas mis à faire plus froid ? La nuit ne tombe-t-elle pas continuellement, et toujours plus de nuit ? Ne faut-il pas allumer des lanternes à midi ? N'entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui ensevelissent Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la décomposition divine ? — les dieux aussi se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu demeure mort ! Et nous l'avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, assassins entre les assassins ? Ce que le monde possédait jusqu'alors de plus saint et de plus puissant, nos couteaux l'ont vidé de son sang — qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles cérémonies expiatoires, quels jeux sacrés nous faudra-t-il inventer ? La grandeur de cet acte n'est-elle pas trop grande pour nous ? Ne nous faut-il pas devenir nous-mêmes des dieux pour apparaître seulement dignes de lui ? Jamais il n'y eut acte plus grand — et quiconque naît après nous appartient du fait de cet acte à une histoire supérieure à ce que fut jusqu'alors toute histoire ! »

— Le dément se tut alors et considéra de nouveau ses auditeurs : eux aussi se taisaient et le regardaient, déconcertés. Il jeta enfin sa lanterne à terre : elle se brisa et s'éteignit.

« Je viens trop tôt, dit-il alors, ce n'est pas encore mon heure. Cet événement formidable est encore en route et voyage — il n'est pas encore arrivé jusqu'aux oreilles des hommes. La foudre et le tonnerre ont besoin de temps, la lumière des astres a besoin de temps, les actes ont besoin de temps, même après qu'ils ont été accomplis, pour être vus et entendus. Cet acte est encore plus éloigné d'eux que les plus éloignés des astres — et pourtant ce sont eux qui l'ont accompli. »

— On raconte encore que ce même jour, le dément aurait fait irruption dans différentes églises et y aurait entonné son Requiem aeternam deo. Expulsé et interrogé, il se serait contenté de rétorquer constamment ceci :

« Que sont donc encore ces églises si ce ne sont pas les caveaux et les tombeaux de Dieu ? » —

Ce que signifie notre gaieté d'esprit [3]

— Le plus grand événement récent — le fait que « Dieu est mort », que la croyance au dieu chrétien a perdu toute crédibilité — commence déjà à répandre sa première ombre sur l'Europe. Pour les rares du moins dont les yeux, le soupçon que dardent leurs yeux, sont assez forts et subtils pour ce spectacle, il semble qu'un soleil ait décliné, qu'une ancienne et profonde confiance se soit renversée en doute : notre vieux monde doit leur sembler chaque jour plus crépusculaire, plus méfiant, plus étranger, plus « ancien ». Mais pour l'essentiel, on est en droit de dire : l'événement lui-même est bien trop grand, trop éloigné, trop en marge du pouvoir de compréhension de beaucoup pour que l'on puisse même simplement affirmer que la nouvelle en est déjà arrivée ; et moins encore que beaucoup savent déjà ce qui s'est produit à cette occasion — et tout ce qui désormais, une fois cette croyance ensevelie, doit s'effondrer pour avoir été construit sur elle, avoir pris appui sur elle, s'être développé en elle : par exemple toute notre morale européenne. Cette longue profusion et succession de démolitions, de destructions, de déclins, de bouleversements qui nous attend : qui aujourd'hui la devinerait suffisamment pour se faire le professeur et l'annonciateur de cette formidable logique de terreur, le prophète d'un assombrissement et d'une éclipse de Soleil qui n'a vraisemblablement pas encore connu son pareil sur terre ?...

Même nous, devineurs d'énigmes nés, nous qui pour ainsi dire attendons sur les montagnes, placés entre aujourd'hui et demain, et écartelés dans la contradiction entre aujourd'hui et demain, nous, premiers-nés et enfants précoces du siècle à venir, qui par excellence devrions dès à présent apercevoir les ombres qui envelopperont nécessairement l'Europe sous peu : comment se fait-il pourtant que même nous envisagions cet obscurcissement sans être vraiment concernés, surtout sans préoccupation ni peur pour nous-mêmes ? Peut-être subissons-nous trop encore l'influence des conséquences immédiates de cet événement — et ces conséquences immédiates, ces conséquences pour nous, ne sont absolument pas, à l'inverse de ce que l'on pourrait peut-être attendre, tristes et assombrissantes, mais bien plutôt pareilles à une nouvelle espèce, difficile à décrire, de lumière, de bonheur, d'allégement, de réjouissance, d'encouragement, d'aurore... En effet, nous, philosophes et « esprits libres », nous sentons, à la nouvelle que le « vieux dieu » est « mort », comme baignés par les rayons d'une nouvelle aurore ; notre coeur en déborde de reconnaissance, d'étonnement, de pressentiment, d'attente — l'horizon nous semble enfin redevenu libre, même s'il n'est pas limpide, nos navires peuvent de nouveau courir les mers, courir à la rencontre de tous les dangers, toutes les entreprises risquées de l'homme de connaissance sont de nouveau permises, la mer, notre mer, nous offre de nouveau son grand large, peut-être n'y eut-il jamais encore pareil « grand large ».

L'éternel retour

Le poids le plus lourd [4]

— Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis et l'a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d'innombrables fois ; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu'il y a dans ta vie d'indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement — et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. L'éternel sablier de l'existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières ! » — Ne te jetterais-tu pas par terre en grinçant des dents et en maudissant le démon qui parla ainsi ? Ou bien as-tu vécu une fois un instant formidable où tu lui répondrais : « Tu es un dieu et jamais je n'entendis rien de plus divin ! » Si cette pensée s'emparait de toi, elle te métamorphoserait, toi, tel que tu es, et, peut-être, t'écraserait ; la question, posée à propos de tout et de chaque chose, « veux-tu ceci encore une fois et encore d'innombrables fois ? » ferait peser sur ton agir le poids le plus lourd ! Ou combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d'autre qu'à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ?

La pensée sélective [5]

« Mais si tout est déterminé, comment puis-je disposer de mes actes ? » La pensée et la croyance sont un poids qui pèse sur toi, autant et plus que tout autre poids. Tu dis que la nourriture, le site, l'air, la société te transforment et te conditionnent ? Eh bien, tes opinions le font encore plus, car c'est elles qui te déterminent dans le choix de ta nourriture, de ta demeure, de ton air, de ta société. Si tu t'assimiles cette pensée entre les pensées, elle te transformera. Si, dans tout ce que tu veux faire, tu commences par te demander : « Est-il sûr que je veuille le faire un nombre infini de fois ? », ce sera pour toi le centre de gravité le plus solide.

1881-1882 (XII, 1re partie § 117)

L'illusion politique dont je souris autant que nos contemporains sourient de la chimère religieuse des temps anciens, c'est, avant tout, la sécularisation de l'idéal, la croyance au monde présent et la répudiation de l'« au-delà » et de l'« autre monde ». Son but est le bien-être de l'individu fugitif ; aussi le socialisme en est-il le fruit ; c'est-à-dire que les individus fugitifs veulent conquérir le bonheur en le socialisant, ils n'ont aucune raison d'attendre, comme en avaient les hommes qui croyaient à l'âme immortelle, à l'éternel devenir et à l'avenir meilleur. Ma doctrine enseigne : « Vis de telle sorte que tu doives souhaiter de revivre, c'est le devoir — car tu revivras, en tout cas ! Celui dont l'effort est la joie suprême, qu'il s'efforce ! Celui qui aime avant tout le repos, qu'il se repose ! Celui qui aime avant tout se soumettre, obéir et suivre, qu'il obéisse ! Mais qu'il sache bien où va sa préférence et qu'il ne recule devant aucun moyen ! Il y va de l'éternité ! »

1881-1882 (XII, 1re partie § 116)

Cette doctrine est douce envers ceux qui n'ont pas foi en elle ; elle n'a ni enfer ni menaces. Celui qui n'a pas la foi ne sentira en lui qu'une vie fugitive.

1881-1882 (XII, 1re partie § 128)

Ne pas regarder vers des félicités, des grâces et des bénédictions lointaines et inconnues ; mais vivre de telle sorte que nous voudrions revivre de même, et ainsi de suite jusqu'en éternité. C'est à chaque instant que cette tâche nous est présente.

1881-1882 (XII, 1re partie § 125)

La nouvelle conception du monde [6]

— Le monde subsiste ; il n'est rien qui devienne, rien qui passe. Ou plutôt : il devient, il passe, mais n'a jamais commencé de devenir ni cessé de passer, — il se maintient dans l'une et l'autre activité... Il vit de soi : ses excréments sont sa nourriture.

L'hypothèse d'un monde créé ne doit pas nous arrêter un instant. Le concept de « créer » est aujourd'hui absolument indéfinissable, irréalisable, n'est plus qu'un mot, un signe rudimentaire qui date des âges de superstition ; avec un mot on n'explique rien. La dernière tentative de concevoir un monde qui commence a été faite récemment et à plusieurs reprises à l'aide du procédé logique — généralement, comme on le devine, dans une arrière-pensée théologique.

Récemment, on a voulu, à plusieurs reprises, trouver une contradiction dans le concept d'une « éternité de temps en arrière » (regressus in infinitum) ; on a même trouvé cette contradiction, à condition, il est vrai, de confondre la tête avec la queue. Rien ne peut m'empêcher de calculer à rebours à partir du moment présent et de dire : « Je n'arriverai jamais au terme », tout aussi bien que je peux, à partir du même instant présent, calculer en avant jusqu'à l'infini. Il me faudrait faire l'erreur — dont je me garderai — de confondre ce regressus in infinitum avec le concept irréalisable d'un progressus antérieur fini, il me faudrait poser comme indifférente en logique la direction avant ou arrière, si je devais prendre la tête — l'instant présent — pour la queue ; je vous abandonne ce procédé, M. Dühring !...

J'ai trouvé cette pensée chez des auteurs anciens ; chaque fois elle était déterminée par d'autres arrière-pensées (généralement théologiques, à l'honneur du Creator spiritus). Si le monde pouvait se figer, se dessécher, dépérir, revenir au néant, ou s'il pouvait atteindre un état d'équilibre, ou s'il avait un but quelconque qui impliquât la durée, l'immutabilité, le définitif (bref, en termes métaphysiques : si le devenir pouvait aboutir à l'être ou au néant), cet état aurait été atteint. Mais il n'est pas atteint : d'où il s'ensuit... C'est l'unique certitude que nous ayons en mains, pour servir de correctif à une grande foule d'hypothèses sur l'univers, possibles par elles-mêmes. Si, par exemple, le mécanisme ne peut échapper à la conséquence d'un état final, telle qu'elle a été tirée par William Thomson, le mécanisme est réfuté de ce fait.

S'il est permis d'imaginer le monde comme une grandeur de force définie et comme un nombre défini de centres de force — et toute autre représentation demeure vague, et par suite inutilisable — il s'ensuit qu'il doit traverser un nombre calculable de combinaisons, dans le grand jeu de dés qu'est l'existence. Dans un temps infini, toute combinaison possible serait réalisée au moins une fois ; bien plus, elle serait réalisée un nombre infini de fois. Et comme, entre cette combinaison et son premier retour, il faudrait que se fussent réalisées toutes les combinaisons possibles, et que chacune de ces combinaisons déterminât toute la suite des combinaisons de sa série, on aurait démontré l'existence de séries absolument identiques ; le monde serait un cycle qui se serait déjà répété un nombre infini de fois et dont le jeu se déroulerait à l'infini. — Cette conception n'est pas nécessairement mécaniste, car en ce cas elle n'aboutirait pas au retour éternel de cas identiques, mais à un état final. Puisque le monde n'a pas atteint cet état, le mécanisme doit nous apparaître comme une hypothèse imparfaite et seulement provisoire.

III-VII 1888 (XVI, § 1066)

Écrasez l'infâme[7]

— M'a-t-on compris ? Dans ce que je viens de dire, il n'y a pas un mot que je n'aurais déjà dit il y a cinq ans par la bouche de Zarathoustra. — La mise à découvert de la morale chrétienne est un événement qui n'a pas son pareil, une véritable catastrophe. Qui fait là-dessus la lumière est une force majeure, un destin — il brise l'histoire de l'humanité en deux morceaux. On vit avant lui, on vit après lui... L'éclair de la vérité a justement frappé ce qui se tenait le plus haut : celui qui comprend ce qui a été là anéanti peut regarder s'il lui reste rien dans les mains. Tout ce qui jusqu'à présent s'appelait « vérité » est reconnu comme la forme la plus nuisible, la plus perfide, la plus souterraine de mensonge ; le prétexte sacré d'« améliorer » l'humanité reconnu comme la ruse pour pomper le sang de la vie, l'anémier. La morale comme vampirisme... Qui met à découvert la morale a du même coup mis à découvert la non-valeur de toutes les valeurs auxquelles on croit ou a cru ; il ne voit, dans les types d'hommes les plus vénérés, voire canonisés, plus rien de vénérable, il y voit l'espèce la plus néfaste d'avortons, néfastes parce qu'ils fascinaient... L'idée de « Dieu » inventée pour servir d'antithèse à la vie — en elle, tout ce qu'il y a de nuisible, d'empoisonné, de calomniateur, toute l'hostilité mortelle contre la vie synthétisée en une épouvantable unité ! L'idée d'« au-delà », de « vrai monde », inventée pour dévaluer le seul monde qui existe — pour ne laisser à notre réalité terrestre aucun but, aucune raison, aucune tâche de reste ! L'idée d'« âme », d'« esprit » et finalement d'« immortalité de l'âme » inventée pour mépriser le corps, pour le rendre malade — « saint » —, pour opposer au contraire une affreuse insouciance à toutes les choses qui méritent le sérieux dans la vie, la question de l'alimentation, du logement, du régime intellectuel, du traitement des malades, de la propreté, de la météorologie. Au lieu de la santé, le « salut de l'âme » — j'entends une folie circulaire intermédiaire entre les convulsions de la pénitence et l'hystérie du salut ! L'idée de « péché » inventée avec l'instrument de torture idoine, l'idée de « volonté libre », afin de déconcerter les instincts, afin de muer la défiance à l'égard des instincts en seconde nature ! Dans l'idée du « désintéressé », de « celui qui renonce à soi », le véritable signe distinctif de la décadence, l'attirance pour le nuisible, l'incapacité à trouver son intérêt, l'autodestruction transformée en signe de la valeur, en « devoir », en « sainteté », en « divin » dans l'homme. Enfin, — c'est le plus effroyable — dans l'idée de l'homme bon, le parti pris pour tout ce qui est faible, malade, raté, souffrant de soi, de tout ce qui doit périr —, la loi de la sélection rayée, un idéal fabriqué à partir de l'opposition à l'homme fier et réussi, à l'homme affirmateur, à l'homme sûr d'un avenir, garant de l'avenir... Et on a cru à tout cela, sous le nom de morale ! — Écrasez l'infâme ! — —

— M'a-t-on compris ? — Dionysos contre le Crucifié.

Une pensée vient quand « elle » veut[8]

Pour ce qui est de la superstition des logiciens : je ne me lasserai pas de souligner sans relâche un tout petit fait que ces superstitieux rechignent à admettre, — à savoir qu'une pensée vient quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ; de sorte que c'est une falsification de l'état de fait que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Ça pense : mais que ce « ça » soit précisément le fameux vieux « je », c'est, pour parler avec modération, simplement une supposition, une affirmation, surtout pas une « certitude immédiate ». En fin de compte, il y a déjà trop dans ce « ça pense » : ce « ça » enferme déjà une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui-même. On raisonne ici en fonction de l'habitude grammaticale : « penser est une action, toute action implique quelqu'un qui agit, par conséquent — ». C'est à peu près en fonction du même schéma que l'atomisme antique chercha, pour l'adjoindre à la « force » qui exerce des effets, ce caillot de matière qui en est le siège, à partir duquel elle exerce des effets, l'atome ; des têtes plus rigoureuses enseignèrent finalement à se passer de ce « résidu de terre », et peut-être un jour s'habituera-t-on encore, chez les logiciens aussi, à se passer de ce petit « ça » (forme sous laquelle s'est sublimé l'honnête et antique je).

Préjugés de philosophes[9]

Ce qui incite à considérer tous les philosophes d'un oeil mi-méfiant, mi-sarcastique, ce n'est pas le fait que l'on n'en finisse plus de découvrir leur prodigieuse innocence — la fréquence et la facilité avec lesquelles ils se méprennent et s'égarent, bref leur puérilité et leur ingénuité — c'est bien plutôt qu'ils ne font pas preuve d'assez de probité : bien qu'ils élèvent un brouhaha de clameurs vertueuses dès qu'on aborde, fût-ce simplement de loin, le problème de la véracité. Ils se présentent tous sans exception comme des gens qui auraient découvert et atteint leurs opinions propres en vertu du déploiement autonome d'une dialectique froide, pure, d'un détachement divin (à la différence des mystiques de tout rang, qui sont plus honnêtes qu'eux et plus lourdauds — ceux-ci parlent d'« inspiration ») : alors qu'ils défendent au fond, avec des raisons cherchées après coup, un principe posé d'avance, un caprice, une « illumination », la plupart du temps un voeu de leur coeur rendu abstrait et passé au tamis : — ce sont, tous autant qu'ils sont, des avocats qui récusent cette dénomination, et même, pour la plupart, des porte-parole retors de leurs préjugés, qu'ils baptisent « vérités ».

À mille lieues de ce courage de la conscience morale qui s'avoue ce point, ce point précis, à mille lieues de ce bon goût du courage qui donne à entendre également ce point, soit pour mettre en garde un ennemi ou un ami, soit par exubérance et pour se moquer de soi-même. La tartuferie aussi empesée que pudique avec laquelle le vieux Kant nous entraîne dans les tours et détours dialectiques qui conduisent, ou plus exactement séduisent et égarent jusqu'à son « impératif catégorique » — ce spectacle nous fait sourire — et nous sommes difficiles —, nous qui ne goûtons pas un mince amusement à scruter les subtiles perfidies des vieux moralistes et prédicateurs de morale. Ou bien encore cette supercherie qu'est la forme mathématique dont Spinoza a comme cuirassé de bronze et masqué sa philosophie — « l'amour de sa sagesse à lui », en fin de compte, si l'on interprète correctement et raisonnablement le mot —, pour ainsi inhiber d'emblée le courage de l'assaillant qui oserait porter le regard sur cette vierge invincible et cette Pallas Athénè : — que de timidité et de vulnérabilité personnelle trahit cette mascarade d'un malade érémitique !

Sur la vérité et le mensonge, au sens extra-moral[10]

En quelque coin écarté de l'univers répandu dans le flamboiement d'innombrables systèmes solaires, il y eut une fois une étoile sur laquelle des animaux, intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus arrogante et la plus mensongère de l' « histoire universelle » : mais ce ne fut qu'une minute. À peine quelques soupirs de la nature et l'étoile se congela, les animaux intelligents durent mourir. — Telle est la fable que quelqu'un pourrait inventer, sans parvenir cependant à illustrer quelle exception lamentable, combien vague et fugitive, combien vaine et quelconque, l'intellect humain constitue au sein de la nature. Il y eut des éternités dans lesquelles il n'était pas ; et si de nouveau c'en est fait de lui, il ne se sera rien passé. Car il n'y a pas pour cet intellect une mission plus vaste qui dépasserait la vie humaine. Il n'est qu'humain et il n'y a que son possesseur et producteur pour le prendre aussi pathétiquement que si les pivots du monde tournaient en lui. Mais si nous pouvions nous entendre avec la mouche, nous conviendrions qu'elle aussi évolue dans l'air avec le même pathos et sent voler en elle le centre de ce monde. Il n'est rien de si mauvais ni de si insignifiant dans la nature qui, par un petit souffle de cette force du connaître, ne soit aussitôt enflé comme une outre ; et de même que tout portefaix veut avoir son admirateur, ainsi l'homme le plus fier, le philosophe, entend bien avoir de toutes parts les yeux de l'univers braqués avec un télescope sur son action et sur sa pensée.

[...]

En tant qu'il est un moyen de conservation pour l'individu, l'intellect développe ses forces principales dans la dissimulation ; celle-ci est en effet le moyen par lequel les individus plus faibles, moins robustes, subsistent en tant que ceux à qui il est refusé de mener une lutte pour l'existence avec des cornes ou avec la mâchoire aiguë d'une bête de proie. Chez l'homme cet art de la dissimulation atteint son sommet : l'illusion, la flatterie, le mensonge et la tromperie, les commérages, les airs d'importance, le lustre d'emprunt, le port du masque, le voile de la convention, la comédie pour les autres et pour soi-même, bref le cirque perpétuel de la flatterie pour une flambée de vanité, y sont tellement la règle et la loi que presque rien n'est plus inconcevable que l'avènement d'un honnête et pur instinct de vérité parmi les hommes. Ils sont profondément plongés dans les illusions et les songes, leur oeil ne fait que glisser à la surface des choses, il y voit des « formes », leur sensation ne conduit nulle part à la vérité, elle se contente seulement de recevoir des excitations et de jouer comme sur un clavier sur le dos des choses. En outre, une vie durant, l'homme se laisse la nuit tromper dans le rêve sans que son sens moral ne cherche jamais à l'en empêcher : alors qu'il doit y avoir des hommes qui, à force de volonté, ont supprimé le ronflement. Que sait à vrai dire l'homme de lui-même ? Et pourrait-il même se percevoir intégralement tel qu'il est, comme exposé dans une vitrine illuminée ? La nature ne lui cache-t-elle pas la plupart des choses, même sur son corps, afin de le retenir enfermé à l'écart des replis de ses boyaux, du courant rapide de son sang, des vibrations complexes de ses fibres, dans une conscience fière et chimérique ? Elle a jeté la clé : malheur à la curiosité fatale qui aimerait regarder par une fente bien loin hors de la chambre de la conscience et pressentirait alors que c'est sur ce qui est impitoyable, avide, insatiable, meurtrier, que repose l'homme dans l'indifférence de son ignorance, accroché au rêve comme sur le dos d'un tigre ! D'où, par le monde, dans cette constellation pourrait venir l'instinct de vérité !

Dans la mesure où, face aux autres individus, l'individu veut se conserver, c'est le plus souvent seulement pour la dissimulation qu'il utilise l'intellect dans un état naturel des choses : mais comme l'homme, à la fois par nécessité et par ennui, veut exister socialement et grégairement, il a besoin de conclure la paix et cherche, conformément à cela, à ce qu'au moins disparaisse de son monde le plus grossier bellum omnium contra omnes. Cette conclusion de paix apporte avec elle quelque chose qui ressemble au premier pas en vue de l'obtention de cet énigmatique instinct de vérité. C'est-à-dire qu'est maintenant fixé ce qui désormais doit être « vérité », ce qui veut dire qu'on a trouvé une désignation des choses uniformément valable et obligatoire, et la législation du langage donne même les premières lois de la vérité : car naît ici pour la première fois le contraste de la vérité et du mensonge. Le menteur fait usage des désignations valables, les mots, pour faire que l'irréel apparaisse réel : il dit, par exemple, « je suis riche », tandis que, pour son état, « pauvre » serait la désignation correcte. Il mésuse des conventions fermes au moyen de substitutions volontaires ou d'inversions de noms. S'il fait cela d'une manière intéressée et surtout préjudiciable, la société ne lui accordera plus sa confiance et dès lors l'exclura. Les hommes ne fuient pas tellement le fait d'être trompé que le fait de subir un dommage par la tromperie : au fond, à ce niveau, ils ne haïssent donc pas l'illusion, mais les conséquences fâcheuses et hostiles de certaines sortes d'illusions. C'est dans un sens aussi restreint que l'homme veut seulement la vérité : il convoite les suites agréables de la vérité, celles qui conservent la vie ; envers la connaissance pure et sans conséquence il est indifférent, envers les vérités préjudiciables et destructrices il est même hostilement disposé. Et en outre : qu'en est-il de ces conventions du langage ? Sont-elles peut-être des témoignages de la connaissance, du sens de la vérité ? Les désignations et les choses coïncident-elles ? Le langage est-il l'expression adéquate de toutes les réalités ?

C'est seulement grâce à sa capacité d'oubli que l'homme peut parvenir à croire qu'il possède une « vérité » au degré que nous venons d'indiquer. S'il ne veut pas se contenter de la vérité dans la forme de la tautologie, c'est-à-dire se contenter de cosses vides, il échangera éternellement des illusions pour des vérités. Qu'est-ce qu'un mot ? La représentation sonore d'une excitation nerveuse dans les phonèmes. Mais conclure d'une excitations nerveuse à une cause extérieure à nous, c'est déjà le résultat d'une application fausse et injustifiée du principe de raison. Comment aurions-nous le droit, si la vérité avait été seule déterminante dans la genèse du langage, et le point de vue de la certitude dans les désignations, comment aurions-nous donc le droit de dire : la pierre est dure : comme si « dure » nous était encore connu autrement et pas seulement comme une excitation toute subjective ? Nous classons les choses selon les genres, nous désignons l'arbre comme masculin, la plante comme féminine : quelles transpositions arbitraires ! Combien nous nous sommes éloignés à tire-d'aile du canon de la certitude ! Nous parlons d'un « serpent » : la désignation n'atteint rien que le mouvement de torsion et pourrait donc convenir aussi au ver. Quelles délimitations arbitraires ! Quelles préférences partiales tantôt de telle propriété d'une chose, tantôt de telle autre ! Comparées entre elles, les différentes langues montrent qu'on ne parvient jamais par les mots à la vérité, ni à une expression adéquate : sans cela il n'y aurait pas de si nombreuses langues. La « chose en soi » (ce serait justement la pure vérité sans conséquences), même pour celui qui façonne la langue, est complètement insaisissable et ne vaut pas les efforts qu'elle exigerait. Il désigne seulement les relations des choses aux hommes et s'aide pour leur expression des métaphores les plus hardies. Transposer d'abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L'image à nouveau transformée en un son articulé ! Deuxième métaphore. Et chaque fois, saut complet d'une sphère dans une sphère tout autre et nouvelle. On peut s'imaginer un homme qui soit totalement sourd et qui n'ait jamais eu une sensation sonore ni musicale : de même qu'il s'étonne des figures acoustiques de Chladni dans le sable, trouve leur cause dans le tremblement des cordes et jurera ensuite là-dessus qu'il doit maintenant savoir ce que les hommes appellent le « son », ainsi en est-il pour nous tous du langage. Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons d'arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux entités originelles. Comme le son en tant que figure de sable, l'X énigmatique de la chose en soi est prise une fois comme excitation nerveuse, ensuite comme image, enfin comme son articulé. Ce n'est en tout cas pas logiquement que procède la naissance du langage et tout le matériel, à l'intérieur duquel et avec lequel l'homme de la vérité, le savant, le philosophe, travaille et construit par la suite, s'il ne provient pas de Coucou-les-nuages, ne provient pas non plus en tout cas de l'essence des choses.

Pensons encore, en particulier, à la formation des concepts. Tout mot devient immédiatement concept par le fait qu'il ne doit pas servir justement pour l'expérience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il doit sa naissance, c'est-à-dire comme souvenir, mais qu'il doit servir en même temps pour des expériences innombrables, plus ou moins analogues, c'est-à-dire, à strictement parler, jamais identiques et ne doit donc convenir qu'à des cas différents. Tout concept naît de l'identification du non-identique. Aussi certainement qu'une feuille n'est jamais tout à fait identique à une autre, aussi certainement le concept feuille a été formé grâce à l'abandon délibéré de ces différences individuelles, grâce à un oubli des caractéristiques, et il éveille alors la représentation, comme s'il y avait dans la nature, en dehors des feuilles, quelque chose qui serait « la feuille », une sorte de forme originelle selon laquelle toutes les feuilles seraient tissées, dessinées, cernées, colorées, crêpées, peintes, mais par des mains malhabiles au point qu'aucun exemplaire n'aurait été réussi correctement et sûrement, comme la copie fidèle de la forme originelle. Nous appelons un homme « honnête » ; pourquoi a-t-il agi aujourd'hui si honnêtement ? demandons-nous. Nous avons coutume de répondre : à cause de son honnêteté. L'honnêteté ! Cela signifie à nouveau : la feuille est la cause des feuilles. Nous ne savons absolument rien quant à une qualité essentielle qui s'appellerait « l'honnêteté », mais nous connaissons bien des actions nombreuses, individualisées, et par conséquent différentes, que nous posons comme identiques grâce à l'abandon du différend et désignons maintenant comme des actions honnêtes ; en dernier lieu nous formulons à partir d'elles une qualitas occulta avec le nom : « l'honnêteté ». L'omission de l'individuel et du réel nous donne le concept comme elle nous donne aussi la forme, là où au contraire la nature ne connaît ni formes ni concepts, donc pas non plus de genres, mais seulement un X, pour nous inaccessible et indéfinissable. Car notre antithèse de l'individu et du genre est aussi anthropomorphique et ne provient pas de l'essence des choses, même si nous ne nous hasardons pas non plus à dire qu'elle ne lui correspond pas : ce qui serait une affirmation dogmatique et, en tant que telle, aussi improbable que sa contraire.

Qu'est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal.

Nous ne savons toujours pas encore d'où vient l'instinct de vérité : car jusqu'à présent nous n'avons entendu parler que de l'obligation qu'impose la société pour exister : être véridique, c'est-à-dire employer les métaphores usuelles ; donc, en termes de morale, nous avons entendu parler de l'obligation de mentir selon une convention ferme, de mentir grégairement dans un style contraignant pour tous. L'homme oublie assurément qu'il en est ainsi en ce qui le concerne ; il ment donc inconsciemment de la manière désignée et selon des coutumes centenaires — et, précisément grâce à cette inconscience et à cet oubli, il parvient au sentiment de la vérité. Sur ce sentiment d'être obligé de désigner une chose comme « rouge », une autre comme « froide », une troisième comme « muette », s'éveille une tendance morale à la vérité : par le contraste du menteur en qui personne n'a confiance, que tous excluent, l'homme se démontre à lui-même ce que la vérité a d'honorable, de confiant et d'utile. Il pose maintenant son action en tant qu'être « rationnel » sous la domination des abstractions ; il ne souffre plus d'être emporté par les impressions subites, par les intuitions ; il généralise toutes ces impressions en des concepts décolorés et plus froids afin de leur rattacher la conduite de sa vie et de son action. Tout ce qui distingue l'homme de l'animal dépend de cette capacité de faire se volatiliser les métaphores intuitives en un schème, donc de dissoudre une image dans un concept. [...] Qui sera imprégné de cette froideur croira difficilement que le concept, en os et octogonal comme un dé et, comme celui-ci, amovible, n'est autre que le résidu d'une métaphore, et que l'illusion de la transposition artistique d'une excitation nerveuse en images, si elle n'est pas la mère, est pourtant la grand-mère de tout concept. [...] Quand je donne la définition du mammifère et que je déclare, après avoir examiné un chameau, « voici un mammifère », une vérité a certes été mise au jour, mais elle est néanmoins de valeur limitée, je veux dire qu'elle est entièrement anthropomorphique et qu'elle ne contient pas un seul point qui soit « vrai en soi », réel et valable universellement, abstraction faite de l'homme. Celui qui cherche de telles vérités ne cherche au fond que la métamorphose du monde en les hommes, il aspire à une compréhension du monde en tant que chose humaine et obtient, dans le meilleur des cas, le sentiment d'une assimilation. [...] Sa méthode consiste à prendre l'homme comme mesure de toutes choses : mais de ce fait il part de l'erreur de croire qu'il aurait ces choses immédiatement devant lui, en tant que purs objets. Il oublie donc les métaphores originales de l'intuition en tant que métaphores et les prend pour les choses mêmes.

[...] Même la relation entre l'excitation nerveuse et l'image produite n'est en soi rien de nécessaire : mais quand la même image est reproduite un million de fois, qu'elle est héritée par de nombreuses générations d'hommes et qu'enfin elle apparaît dans le genre humain chaque fois à la même occasion, elle acquiert finalement pour l'homme la même signification que si elle était l'unique image nécessaire et que si cette relation entre l'excitation nerveuse originelle et l'image produite était une étroite relation de causalité ; de même un rêve éternellement répété serait ressenti et jugé absolument comme la réalité. Mais le durcissement et le raidissement d'une métaphore ne garantit absolument rien en ce qui concerne la nécessité et l'autorisation exclusive de cette métaphore.

[...] Ensuite : qu'est-ce pour nous, en général, qu'une loi naturelle ? Elle ne nous est pas connue en soi, mais seulement dans ses effets, c'est-à-dire dans ses relations avec d'autres lois de la nature, qui ne nous sont connues à leur tour que comme des sommes de relations. Donc toutes ces relations ne font que renvoyer toujours de nouveau de l'une à l'autre et, en ce qui concerne leur essence, nous sont complètement incompréhensibles ; seul ce que nous apportons, le temps, l'espace, c'est-à-dire des relations de succession et de nombres, nous en est réellement connus. [...]

[...]

[...] En soi l'homme éveillé n'a conscience qu'il veille que par la trame rigide et régulière des concepts ; c'est pourquoi il en vient justement à croire qu'il rêve lorsque ce tissu de concepts se trouve être déchiré par l'art. Pascal a raison d'affirmer que si nous faisions chaque nuit le même rêve nous en serions aussi préoccupés que des choses que nous voyons chaque jour : « si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu'il est roi, je crois », dit Pascal, « qu'il serait presque aussi heureux qu'un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu'il est artisan ». Le jour de veille d'un peuple stimulé par le mythe, par exemple celui des anciens Grecs, est en fait, par le prodige agissant continuellement tel que l'admet le mythe, plus analogue au rêve qu'au jour du penseur désenchanté par la science. Quand tout arbre peut parler comme une nymphe ou quand, sous le masque d'un taureau, un dieu peut enlever des vierges, quand la déesse Athéna elle-même se montre tout à coup, tandis qu'elle conduit par les marchés d'Athènes un bel attelage, en compagnie de Pisistrate — et cela l'honnête Athénien le croyait —, alors, à tout moment, comme en rêve, tout est possible, et la nature entière harcèle l'homme comme si elle n'était que la mascarade des dieux qui se feraient un jeu de mystifier les hommes sous toutes les formes.

Mais l'homme lui-même a une tendance invincible à se laisser tromper et il est comme enchanté de bonheur lorsque le rhapsode lui raconte, comme s'ils étaient vrais, des contes épiques, ou bien lorsque l'acteur joue sur scène le rôle d'un roi d'une manière plus royale que ne le montre la réalité. L'intellect, ce maître de la dissimulation, est libre et déchargé de son travail d'esclave aussi longtemps qu'il peut tromper sans préjudice et il célèbre alors ses saturnales. [...]

« Vérité »

Sans non-vérité, ni société, ni civilisation. [C'est sur le mensonge que se fonde la civilisation ; dans La naissance de la tragédie, Nietzsche oppose le mensonge de la civilisation (Kulturlüge) à la vérité naturelle du fonds tragique de l'univers, ou vérité radicale.] Le conflit tragique. Tout ce qui est bon et tout ce qui est beau dépend de l'illusion : la vérité tue — qui plus est, elle se tue elle-même (dans la mesure où elle reconnaît que son fondement est l'erreur).

* * *

Ce qui va en premier à la ruine par les vérités interdites c'est l'individu qui les énonce. Ce qui va en dernier à la ruine par les mensonges interdits c'est l'individu. Celui-ci se sacrifie avec le monde, celui-là sacrifie le monde à lui-même et à sa propre existence.

* * *

Mais même le scepticisme contient en soi une foi : la foi en la logique. [...]

La logique n'est que l'esclavage dans les liens du langage. [...]

« Lois de la nature. » De simples relations d'une chose à l'autre et à l'homme.

[...]

Ce qu'il y a de plus vrai en ce monde : l'amour, la religion et l'art. Le premier, à travers toutes les dissimulations et toutes les mascarades, voit jusqu'au noyau l'individu souffrant et compatit avec lui ; et le dernier, en tant qu'amour pratique, console la douleur en parlant d'un autre ordre du monde et en apprenant à mépriser celui-ci. Ce sont les trois puissances illogiques qui se reconnaissent comme telles.

La femme dégénère[11]

À aucune époque le sexe faible n'a été traité par les hommes avec autant d'égards qu'à notre époque — cela est un trait spécifique du penchant et du goût fondamental de la démocratie au même titre que l'irrespect pour l'âge — : quoi d'étonnant que l'on abuse immédiatement de ces égards ? On veut davantage, on apprend à exiger, on finit par trouver ce tribut des égards presque offensant, on préférerait rivaliser, voire franchement se battre pour ses droits : en un mot, la femme perd de sa pudeur. Ajoutons immédiatement qu'elle perd aussi de son goût. Elle désapprend la peur de l'homme : mais la femme qui « désapprend la peur » abandonne ses instincts les plus féminins. Il est assez légitime, et également assez facile à comprendre que la femme se hasarde à sortir lorsque l'on ne veut plus et n'élève plus avec vigueur ce qui dans l'homme inspire la peur, disons-le plus précisément, ce qui dans l'homme est homme ; ce qui est plus difficile à comprendre, c'est que ce faisant — la femme dégénère.

C'est ce qui se produit aujourd'hui : ne nous berçons pas d'illusions à ce sujet ! Là où l'esprit industriel a vaincu l'esprit militaire et aristocratique, la femme aspire désormais à l'autonomie financière et juridique d'un commis : « la femme-commis » est en faction à la porte de la société moderne qui est en train de s'édifier. Alors qu'elle s'empare de la sorte de nouveaux droits, aspire à devenir « le maître » et inscrit le « progrès » de la femme sur ses drapeaux et banderoles, c'est l'inverse qui s'accomplit avec une netteté terrifiante : la femme rétrograde.

Depuis la Révolution française, l'influence de la femme s'est amenuisée en Europe dans l'exacte mesure où se sont accrus ses droits et ses titres ; et en tant qu'elle est revendiquée et promue par les femmes elles-mêmes (et pas seulement par de plats esprits masculins), l'« émancipation de la femme » apparaît comme un curieux symptôme de l'affaiblissement et de l'usure croissants des instincts les plus souverainement féminins. Il y a de la stupidité dans ce mouvement, une stupidité presque masculine dont une femme accomplie — qui est toujours une femme intelligente — devrait avoir profondément honte. Perdre le flair qui détecte le terrain sur lequel on est le plus assuré de vaincre ; négliger de s'exercer à manier les armes que l'on possède en propre ; se laisser aller face à l'homme, peut-être même « au point de publier », là où l'on s'imposait de la discipline et une humilité fine et rusée ; travailler avec un aplomb vertueux à saper la croyance masculine à un idéal fondamentalement différent dissimulé dans la femme, à quelque éternel et nécessairement féminin ; dissuader l'homme, avec une insistance intarissable, de considérer que la femme doit être traitée avec attention, choyée, protégée, ménagée, tel un animal domestique fort délicat, curieusement sauvage et souvent plaisant ; faire la chasse, avec gaucherie et indignation, à tout ce que le statut de la femme dans l'ordre social a comporté jusqu'à présent et comporte encore d'esclave et de serf (comme si l'esclavage constituait un contre-argument, et non pas plutôt une condition de toute culture supérieure, de toute élévation de la culture) : — que signifie donc tout cela, si ce n'est un effritement des instincts féminins, une déféminisation ?

Il est vrai qu'il y a parmi les ânes savants de sexe mâle bon nombre d'amis des dames imbéciles et de corrupteurs de la femme qui lui conseillent de se déféminiser de la sorte et d'imiter toutes les stupidités qui affectent l'« homme » en Europe, la « masculinité » européenne, — qui aimeraient ravaler la femme jusqu'à la « culture générale », voire jusqu'à la lecture des journaux et l'activité politique. Çà et là, on veut même transformer ces dames en esprits libres et femmes de lettres : comme si une femme dénuée de piété n'était pas pour un homme profond et sans-dieu quelque chose d'absolument odieux ou ridicule — ; presque partout, on leur détraque les nerfs avec le genre de musique le plus maladif et le plus dangereux (notre musique allemande contemporaine) et on les rend tous les jours plus hystériques et plus inaptes à leur tâche première et ultime, mettre au monde des enfants vigoureux. De manière générale, on veut les « cultiver » davantage et, ainsi qu'on le dit, rendre fort le « sexe faible » au moyen de la culture : comme si l'histoire n'enseignait pas avec toute l'insistance possible que « cultiver » l'être humain et provoquer son affaiblissement — à savoir l'affaiblissement, la fragmentation, l'étiolement de la force de volonté — sont deux choses qui vont toujours ensemble, et que les femmes qui ont été les plus puissantes et les plus influentes au monde (il y a peu encore la mère de Napoléon) durent justement leur puissance et leur prépondérance sur les hommes à leur force de volonté — et non à leurs maîtres d'école ! —. Ce qui chez la femme inspire le respect et assez souvent la peur, c'est sa nature, qui est plus « naturelle » que celle de l'homme, son authentique souplesse de bête de proie rusée, sa griffe de tigresse sous son gant, sa naïveté dans l'égoïsme, son inéducabilité et sa sauvagerie intime, l'aspect insaisissable, ample, vagabondant de ses désirs et de ses vertus...... Mais en dépit de la peur, ce qui éveille la pitié pour ce beau félin dangereux, « la femme », c'est le fait qu'elle apparaisse plus exposée à la souffrance, plus vulnérable, plus sujette au besoin d'amour et plus inéluctablement vouée à la déception que tout autre animal. Peur et pitié : c'est avec ces sentiments que l'homme a considéré la femme jusqu'à présent, toujours un pied dans la tragédie, qui déchire en ravissant —. Comment ? Et tout cela serait désormais terminé ? Le charme de la femme est en passe d'être rompu ? L'insipidification de la femme est en train de se lever lentement ? Ô Europe ! Europe ! On connaît l'animal à cornes auquel tu as toujours trouvé le plus d'attrait, et dont le danger ne cesse de te menacer ! La vieille fable qui te concerne pourrait se faire « histoire » une fois encore — une fois encore une formidable stupidité pourrait s'emparer de toi et t'emporter ! Et sans nul dieu caché en dessous, non ! rien qu'une « idée », une « idée moderne » !......

[1] Extrait audio de la conférence d'André Moreau, Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra,
Vox Populi © 2008, première partie, 2e minute.
(Toutes les lectures de cette page proviennent d'autres traductions que les textes ici reproduits.)

[2] Friedrich Nietzsche, Le gai savoir (1882), Troisième livre, § 125, Flammarion © 1997.
Extrait de Friedrich Nietzsche, Oeuvres, Flammarion, Mille & une pages © 2000, pp. 161-163.

[3] Ibid., Cinquième livre, § 343. Extrait de Ibid., pp. 253-254.

[4] Ibid., Quatrième livre, § 341. Extrait de Ibid., pp. 251-252.

[5] Nietzsche, La Volonté de puissance (recueil posthume controversé établi par Elisabeth Nietzsche, en 1901).
Extrait de Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance 2, Livre IV, Ch. IV, § 242-245, tel Gallimard © 1995, pp. 344-345.

[6] Ibid, Tome 1, Livre II, Ch. IV, § 329, tel Gallimard © 1995, pp. 338-340.

[7] Friedrich Nietzsche, Ecce Homo (1888), Pourquoi je suis un destin, § 8-9, Flammarion © 1992.
Extrait de Friedrich Nietzsche, Oeuvres, Flammarion, Mille & une pages © 2000, pp. 1296-1297.
Extrait audio de la conférence d'André Moreau, Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra,
Vox Populi © 2008, première partie, 46e minute.

[8] Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal (1886), Première section, § 17, Flammarion © 2000.
Extrait de Ibid, p. 640.

[9] Ibid., § 5.
Extrait de Ibid, pp. 628-629.
Extrait audio de Michel Onfray, Contre-histoire de la Philosophie 15, Frémeaux © 2010, CD1 [5].

[10] Friedrich Nietzsche, Le livre du philosophe, Flammarion © 1969, pp. 117-137.
Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral (été 1873).

[11] Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal (1886), Septième section, Nos vertus, § 239.
Extrait de Friedrich Nietzsche, Oeuvres, Flammarion, Mille & une pages © 2000, pp. 779-781.
Lecture « Littéra Tube », Nietzsche et le féminisme, YouTube 10 sept 2015.

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