Spéculations philosophiques 

 

François Brooks

2004-07-25
rev. 2010-03-27

Essais personnels

 

La Réalité (2)

 

Quand on songe combien il est naturel et avantageux pour l'Homme d'identifier sa langue et la réalité, on devine quel degré de sophistication il lui a fallu atteindre pour les dissocier et faire de chacune un objet d'étude.

André Martinet, Élément de linguistique générale, 1980.

 [1]

— Paolino, moi je connais un petit jeu très amusant !

— C'est quoi ton jeu ?

— Paolino, on va jouer. Allez, viens vite. Viens ! Sors de là !

— Oncle Nicolas...

— ...Paolino, où tu es ?...

— ...Je suis là. Oncle Nicolas...

— Paolino ?... Pas là...

— Mais je suis là Tonton, pourquoi tu me cherches là ? Je suis ici...

— ...

L'isolement est une torture brillamment mise en scène par Ettore Scola.

La réalité de notre existence ne se concrétise que si le monde lui accorde le sceau de l'attention. Le « Je pense, donc j'existe » de Descartes ne suffit pas. Une réaction est nécessaire : On réagit, donc j'existe. Hors de la réaction d'autrui, notre réalité se borne aux limbes.

Le prêtre détenait autrefois les clefs de la réalité. Enfant, d'aussi loin que je me souvienne, j'essayais de trouver la réalité des enseignements religieux. On me demandait de « comprendre ». Ainsi, j'existerais aux yeux de ceux qui sollicitaient sans cesse mon attention. Il m'importait peu que Dieu, les saints ou les fantômes existent. Ce que je voulais avant tout, c'est que l'on reconnaisse mon existence. En réalité, on ne me demandait pas de comprendre ; seulement répéter sagement ce que l'on m'enseignait. L'univers symbolique catholique se construisait dans mon esprit sous le regard attentif des mentors. Ma mère, la maîtresse d'école, le curé à la confesse ou l'abbé du camp de vacances ; tous me pressaient d'instructions. Ils s'acharnaient à reproduire leur univers mental en moi. Ainsi se donnaient-ils le privilège d'exister un peu plus. C'est par lui que j'existerais à mon tour, même s'il n'avait de réalité que la foi commune à laquelle on m'engageait. La réalité m'importait peu ; je voulais exister au regard des autres.

Après la Révolution tranquille, sociologues, psychologues, enseignants et journalistes prirent la relève. Sous le sceau du « savoir scientifique », ils se mirent en quête de définir une nouvelle réalité vraie. Ils dénoncèrent les enseignements catholiques comme de vieilles chimères. Leur nouvelle réalité n'était plus garantie par Dieu, mais par les statistiques. Le mètre étalon du pourcentage constituait désormais la preuve de la réalité. Pour exister, il me fallut alors entrer dans le cadre de leurs statistiques sous peine d'être à nouveau exclu de cette nouvelle réalité bien plus réelle que Dieu, puisque quantifiable au dénominateur universel démocratique de la représentation chiffrée.

Mon existence est une quête sans fin pour accéder à quelque forme de réalité. J'explique mon monde avec les mots des autres, et ce monde n'est pas simple. Quand on ne me comprend pas, on me repousse en disant que je m'enfarge dans les fleurs du tapis. Ceci invalide de fait mon existence, et m'exproprie du domaine de la pensée, lequel appartient à ceux qui, comme les prêtres d'antan, définissent celle-ci à partir des dogmes à la mode.

Je suis désolé de ne pas penser comme vous. Votre autorité vous donne certainement raison de rejeter les échafaudages intellectuels soignés que mes « 'enfargeages' dans les fleurs du tapis » produisent. Je sais que ma réalité est illusoire, et que la vôtre est véritablement réelle. C'est tout mon problème d'ailleurs de rencontrer chaque jour des gens qui sont dans une réalité plus réelle que la mienne. En fait, je réalise ici que pour exister, il faut penser comme les autres, sinon ils se sentent exclus. Mais comme nous vivons tous une perspective différente, nous sommes condamnés à la solitude.

L'attitude dogmatique s'installe avec la notoriété ; on pense alors à la première personne du pluriel : nous pensons ceci ; 90 % des gens pensent que..., etc. En démocratie, l'existence ne vaut que par le nombre. On s'octroie ainsi, d'emblée, la majorité au suffrage de l'opinion. Comment peut-on discuter d'homme à homme quand on est seul devant une personne multiple ? Quelle réalité mon avis infinitésimal peut-il avoir face à la représentation majoritaire ? Les affirmations 'scientifiques' me réduisent à rien, à moins d'en faire partie, mais alors, je suis encore réduit à rien puisque noyé dans le nombre.

Socrate enseignait par la maïeutique qu'il était possible d'accoucher les esprits de la vérité. Si la vérité doit sortir de mon esprit, si je dois la formuler par moi-même, comment puis-je la trouver si on me la présente comme une proposition 'scientifique' invérifiable imposée de l'extérieur ? La vérité peut-elle être différente de l'idée qu'on s'en fait ? Socrate avait compris qu'aucune démonstration ne pouvait convaincre qui que ce soit sans son consentement. C'est du moins ce que Platon essaie de montrer avec la forme dialogique de son écriture.

Socrate n'a rien écrit ; il privilégiait la forme interrogative, vérifiant la réalité de son interlocuteur, et la sienne propre, pas à pas, dans une suite de réflexions consenties. Aucun écrit — dogme enfermé dans sa typographie — ne peut remplacer l'accompagnateur vivant qui, pour avancer, s'assure toujours du consentement de son compagnon en lui posant mille questions pour garder son esprit vivant et attentif, donc, bien réel.

Scientifiques, je suis pourtant attaché à votre estime de laquelle mon existence dépend. Voyez ici le cri d'un homme perplexe qui cherche à reconnaître en vous l'être humain avec qui il pourrait échanger sans s'encombrer d'un écrasant passé académique dogmatique, et qui, à l'invitation de Descartes, réexamine constamment ses raisonnements et ceux qu'on lui soumet dans le but d'y déceler la part du doute et la mesure de la certitude. À date, certaines de vos certitudes appartiennent à un monde différent du mien ; aidez-moi à accoucher de vos certitudes. Est-ce possible ? Aidez-moi à accéder à votre vérité.

« Always certain, often wrong ! » disait Lona Chen à celui qui sans l'écouter imposait ses réalités sans son recourir au consentement. Comment faire apparaître des réalités réciproques sans établir une présence mutuelle ? La présence est peut-être, au bout du compte, la seule réalité véritable.

[1] Extrait du film de Ettore Scola, La Famille (La Famiglia), 1987.

Philo5
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