Passages choisis 040614

Un café pour Socrate [1]

par Marc Sautet

Éditions Robert Laffont © 1995

Avant propos

La philosophie au café

En consultation

Phil et ses raisons de vivre

Gabrielle et sa généalogie intellectuelle

Jacqueline les deux Genèses et le viol de l'intellect

Séances à plusieurs

En séminaire

En voyage

* * *

Avant propos

p. 10

Poussée hors du champ de la connaissance par les progrès de la science depuis plus d'un siècle, la philosophie fut de surcroît récemment supplantée par les sciences humaines sur le terrain de l'action. Ridiculisée d'un côté par les performances de la physique quantique et de la biochimie dans sa prétention à détenir le code d'accès à la vérité, elle dut céder de l'autre la place à la sociologie, à l'économie politique, et à la psychologie, là où il s'agissait de pénétrer au cœur du monde des hommes pour venir à bout de maux réels. Elle résista, mais rien n'y fit. Ni la France ni l'Allemagne, les deux nations où l'esprit des Lumières s'était le plus fortement manifesté, ne purent enrayer sa chute : ni l'école de Francfort ni Camus. Ni Sartre, dont l'engagement politique tardif épuisa le peu de crédit qu'elle conservait dans la cité ; après sa mort, il ne resta plus à ses héritiers que l'alternative entre la splendide marginalité et l'opportunisme mondain : d'un côté Deleuze, Foucault et autres Baudrillard, de l'autre les « nouveaux philosophes ». Sans lumière, sans chaleur, la philosophie passe aujourd'hui pour un astre mort, une divinité caduque, qui subit le sort qu'elle avait infligé naguère à la religion : l'heure paraît venue d'abandonner la défunte au culte pieux de la cohorte de ses fonctionnaires.

Il se peut que la philosophie soit devenue stérile. Mais est-elle morte pour autant? Et cette stérilité est-elle fatale? On parle beaucoup, ces derniers temps, d'éthique et de morale, on déplore la corruption des hommes politiques et des hommes d'affaires, on s'effraie de l'extension de l'exclusion, du trafic de drogue, de la sauvagerie des guerres interethniques, du fanatisme religieux, on invoque la solidarité, le devoir d'ingérence, on s'inquiète des travaux de laboratoire dans le domaine des armes chimiques et celui de la génétique... Surtout, on tente de ne pas perdre la tête, de garder son sang-froid. Et, pour y parvenir, que fait-on? Fait-on de l'astrophysique, de la microbiologie? De l'anthropologie, de la sociologie, de la psychopathologie? De l'économie politique? Ou bien fait-on de la philosophie? Lorsqu'on cherche ce qui ne va pas dans la Cité, ce qui ruine la démocratie, ce qui compromet la justice, la liberté, l'égalité, bref, les relations entre les citoyens, ce qui pousse les hommes à se haïr et à s'entre-tuer, quand on élargit l'examen à l'ensemble des nations jusqu'à envisager le destin de l'humanité tout entière, que fait-on donc? En vérité, a-t-on jamais eu autant de raisons de philosopher?

Les pages qui suivent tentent de montrer que cet usage spontané de la philosophie en ville n'est pas dû au hasard. Elles proposent de prendre un peu de recul par rapport à la crise actuelle pour tenter d'en déceler la source. Mieux, elles invitent à mettre en regard de la crise du monde d'aujourd'hui celle de la cité grecque, dans laquelle la philosophie est née. Car la philosophie est née il y a deux mille cinq cents ans dans une situation de crise étonnamment semblable à celle que nous connaissons aujourd'hui : la crise de la démocratie athénienne. Aussi incroyable que cela paraisse, nous nous retrouvons, sur une grande échelle, dans une impasse analogue...

Pour établir ce fait, je commencerai par décrire une pratique de la philosophie qui atteste sa fraîcheur, sa vigueur, oui, sa jeunesse! Je songe ici, bien sûr, au débat du Café des Phares. Désormais, chaque dimanche, la salle est comble, avec cent cinquante participants, voire davantage. [...]

[...] on peut amorcer dans un café, même avec cent cinquante personnes, une réflexion qui mérite d'être appelée « philosophique ». Amorcer ne veut pas dire mener à bien. Cela veut dire... amorcer. Libre ensuite à qui le souhaite d'approfondir le sujet, de plonger dans les ouvrages évoqués à l'improviste, d'entamer un dialogue en tête à tête avec un auteur cité en cours de route, dans le calme le plus total.

Du reste, qu'on n'en doute pas, j'en suis le premier convaincu. La philosophie requiert aussi du silence. Elle implique de la concentration, de l'application, de la rigueur, de la sérénité, de l'intimité. Avant même que le débat au café ne prenne forme, j'avais ouvert un Cabinet où je commençais à recevoir des « clients » en consultation. J'étais persuadé que beaucoup de personnes étaient désireuses de faire une pause — une pause dans leur vie trépidante de tous les jours, une pause dans leur vie professionnelle, une pause dans leur vie affective, une pause dans leurs habitudes de pensée — et qu'un lieu adéquat faisait défaut.

Certes, en grande partie, les cabinets de psychothérapie jouent ce rôle. Mais il n'est pas sûr que cette fonction leur incombe. Si le malaise du patient a sa source dans sa psyché, rien de plus normal que d'aller voir un thérapeute. Mais si ce n'est pas le cas? Passe encore si ses proches, son environnement familial sont en question. Mais si ce n'est pas le sujet qui est en cause, si c'est la ville, ou la nation, ou l'État, ou les États, ou les nations, unies ou désunies, ou l'espèce humaine dans son ensemble? Je le demande, quelle est la légitimité de l'intervention du thérapeute si le malaise de la personne qui vient le consulter provient d'une situation générale défectueuse? Si quelqu'un doit intervenir, n'est-ce pas plutôt... le philosophe?

Jusqu'ici, cela ne se faisait pas. Les psychothérapeutes avaient donc le champ libre. C'est l'une des raisons de leur succès. Il reste à savoir si c'est une bonne raison. Profitant du discrédit inexorable des prêtres et des pasteurs, les médecins de la psyché se trouvent désormais en concurrence sauvage avec les astrologues, les numérologues, les cartomanciennes, les voyantes, les marabouts les yogis et autres gourous du new âge. Sans être nécessairement plus performante que toutes les variantes des « sciences occultes » et des pratiques magiques, la psychothérapie peut du moins mettre en avant la garantie du sérieux de ses fondements théoriques. Mais de quelle efficience peut-elle se parer pour prendre en charge ce qui n'est pas de son ressort? À y bien réfléchir, les thérapeutes excèdent de très loin leur domaine de compétence dès lors qu'ils s'avancent sur le terrain de l'aventure humaine comprise dans sa totalité, dans son histoire, son développement, ses aléas, ses régressions, ses promesses, ses espoirs déçus, ses perspectives, avec l'impact de cet ensemble de données sur la personne qui vient les voir.

De ce point de vue, la légitimité des sciences occultes n'est pas inférieure à celle des thérapies de toutes sortes, bien au contraire, puisqu'elles se présentent comme une réponse à la question de la destinée. « Vais-je connaître le bonheur? » Ou bien: « Vais-je rencontrer l'âme sœur? Devenir riche? Conserver ou retrouver la santé? » — voilà ce qui fait l'objet d'une consultation de ce type. On sait que nombre d'hommes politiques — et non des moindres — consultent leur astrologue avant une élection ou une échéance décisive ; le citoyen ordinaire, lui, craint de subir un accident ou de mourir et veut en savoir plus. Il arrive aussi qu'on souhaite du mal à autrui, qu'on veuille se débarrasser d'un ennemi, et il existe quelques praticiens qui favorisent de tels vœux.

Il n'empêche! Au-delà des formulations naïves de la « demande », et en deçà des conséquences macabres qu'elles peuvent avoir, ce qui pousse les gens chez les praticiens des sciences occultes, c'est la place de chaque individu dans le tout : la fortune, l'amour, le pouvoir, tout ce que chacun peut attendre de l'existence, sont au centre de leur démarche. En un mot, ce qui est au cœur des consultations, c'est la question du destin. Avec la part de hasard et la part de nécessité qu'il comporte. Car l'astrologue n'impute pas à son client la responsabilité complète de ce qui lui arrive, il l'avertit des courants favorables ou défavorables à ses actions et lui suggère d'adapter ses choix aux « configurations » stellaires en place. D'emblée, la personne qui consulte se trouve resituée dans un tout qui la dépasse de très loin, ce qui est a priori au moins aussi juste que de polariser toute la destinée de l'individu sur son passé personnel et sa difficulté à l'assumer.

Forts de cette aptitude à déculpabiliser les personnes qui viennent les consulter, les praticiens des sciences occultes se partagent des bénéfices dont la source est inépuisable, puisqu'elle se trouve dans le désarroi de l'individu face à son destin. Nombre de leurs habitués se dérobent ainsi à cette « faute » qui les attend dans le cabinet du psychothérapeute puis sur le divan de l'analyste : à tout prendre, ils préfèrent encore risquer d'être dupes d'une « science » qui, elle, du moins, tient compte de la réalité du monde extérieur, de la nature collective de l'histoire humaine, de la faible marge de manœuvre de chaque individu pour inverser le cours des choses. Rejetant confusément l'idée d'un sujet conçu comme le centre de l'Univers, beaucoup en reviennent à la vieille sagesse populaire qui reconnaît que chaque être humain est bien peu de chose.

D'autant que les philosophes se taisent. Si du moins ils faisaient leur travail. Si, au lieu de répéter inlassablement ce qu'ils ont appris de leurs maîtres, ceux qui dispensent l'enseignement de la philosophie entraient dans la ronde et posaient les questions qui importent : « Est-il vrai que chaque être humain est le centre du monde? Est-il possible d'en finir chacun pour soi avec ce qui nous hante tous? La solution à tous nos maux, à toutes nos faiblesses du moins, se trouve-t-elle dans une maîtrise complète de nos frustrations d'enfant? » Si ces questions étaient posées par [les philosophes,] ceux dont le métier consiste à interroger ceux qui prétendent savoir pourquoi les choses se passent comme elles se passent, alors, sans doute, beaucoup de ceux qui confient leur sort aux astrologues et aux marabouts y regarderaient à deux fois.

De même, si les philosophes de métier, dont le nombre est considérable, demandaient, avec toute la bonhomie requise, aux astrologues et aux marabouts d'où ils tiennent leur science, ce qu'ils entendent par « destinée », de quelle nature sont les forces auxquelles ils vouent leurs talents, alors peut-être serait-il possible de faire la part des choses, de distinguer ce qui, dans leur art, est à mettre au compte d'un savoir-faire réel et ce qui n'est que subterfuge, et de discerner ce qui, dans les motivations de leurs clients, relève du désir de fuir leurs responsabilités en invoquant la fatalité et de celui de les assumer, par l'approfondissement de leur personnalité.

Eh bien, que cela soit dit! La vocation du philosophe n'est pas de se taire. Ce n'est pas dans le repli sur soi qu'il joue son rôle. C'est dans la rue, dans la cité, en se mêlant à la vie de chacun, en déambulant sur la place du marché, parmi la foule des marchands et des amuseurs. En interrogeant les uns et les autres. En questionnant. Non parce qu'il sait, lui, parce qu'il dispose d'un savoir supérieur, mais, au contraire, parce qu'il envie ceux qui savent ou qui prétendent savoir. Il veut savoir mais ne veut pas être dupe. Et, s'il a une chose à enseigner, c'est cela. Il y faut de l'application, de la méthode, de l'attention, de la concentration, du calme, mais aussi l'inverse : la confrontation au réel, la fréquentation de la foule, l'affrontement avec ceux qui prétendent abuser les autres. La méditation et la lutte. Le silence et le brouhaha. La solitude et l'agora.

Certains, il est vrai, ont élevé la voix. Mais pour dire quoi? Que c'en était fini de la raison, que les dés étaient jetés, que l'ère des Lumières touchait à sa fin. Dans une seconde partie, je soumettrai cette assertion à un examen attentif. Aussi courageux soit-il, ce diagnostic repose, à mes yeux, sur une illusion grossière. À l'instar des historiens des idées, les « pessimistes » considèrent que l'esprit humain dispose d'une grande autonomie, qu'il se déploie librement de lui-même dans l'histoire et qu'en Occident, en particulier, ses progrès ont déterminé le cours des événements. Je crains qu'ils ne soient là victimes d'une erreur d'optique (au sens strict). Je tenterai de montrer que ce point de vue est directement opposé aux faits et, qui plus est, à l'esprit même des Lumières. Il n'y aurait pas eu de victoire de la raison sur la superstition si Copernic n'avait montré que le centre du monde n'était pas la Terre, mais le Soleil. Or il n'y aurait pas eu de révolution cosmologique sans le bouleversement opéré dans les rapports sociaux par l'économie marchande. Le moteur de la « modernité » n'a pas été la Raison, mais la généralisation de l'échange des marchandises.

Ce faisant, j'apporterai ma contribution à la question : « D'où venons-nous? » Il me restera alors à répondre à la question suivante, celle qui nous importe au premier chef : « Où allons-nous? » Ce sera l'objet de la troisième partie. Que les pessimistes se trompent, cela ne prouve pas que les optimistes aient raison. Décrire l'avenir de notre civilisation comme le retour de la barbarie peut être un contresens. Cela ne justifie en rien le règne sans partage des lois du marché sur le destin de l'humanité. Il se pourrait en effet que ce règne soit désormais caduc. À tous ceux qui affirment que nous n'avons pas le choix, que toute autre possibilité a fait faillite, que nous devons nous résigner à ce régime sous peine de retomber dans les affres du totalitarisme, qu'il ne nous reste qu'à miser sur l'inventivité que provoque la pression de la concurrence, qu'il revient aux individus d'entreprendre, d'oser, d'innover pour sortir de leur marasme, que l'avenir passe par la numérisation des informations à l'échelle planétaire, que les marchandises les plus précieuses sont devenues immatérielles, que le marché mondial recèle d'immenses potentialités de développement, et que ce n'est certainement pas en ressassant le passé que l'on se positionnera comme il convient pour l'avenir, à tous ceux-là, je propose de suspendre un instant leur jugement. Car, sans le savoir, ils se retrouvent dans la position de certains interlocuteurs de Socrate il y a vingt-cinq siècles. Leur incapacité à rendre raison du mal qui ronge la Cité les pousse à une fuite en avant volontariste. Or l'analogie de ce mal avec celui qui précipita la ruine d'Athènes est flagrante. Sauf à vouloir à tout prix précipiter la catastrophe, ne vaut-il pas la peine de s'y arrêter?

D'où les trente chapitres qui suivent. Je présenterai d'abord le débat du Café des Phares à travers quelques-uns de ses moments, ainsi que le Cabinet de philosophie, qui en est à l'origine et qui tente de répondre à la demande latente de philosophie en ville ; j'évoquerai, chemin faisant, les débuts de mon expérience pratique : les premières consultations, le premier séminaire et le premier voyage. Ensuite, je donnerai mon sentiment sur les raisons de cette demande, qui gisent dans la crise que nous traversons aujourd'hui. J'avancerai deux hypothèses : la première, c'est que, faute de bien connaître le moteur de notre histoire, nous saisissons mal l'origine des fléaux qui nous accablent ; la seconde, c'est que la philosophie, à sa naissance, se trouvait confrontée à des fléaux semblables. Tout se passe en effet comme si les nations modernes répétaient aveuglément l'erreur qui fut fatale aux cités grecques il y a deux mille cinq cents ans. Aussi incongru que cela paraisse, il me semble que la pièce que nous jouons a déjà été jouée en Grèce, à l'époque de la naissance de la philosophie socratique.

Marc Sautet

La philosophie au café

p. 27

[...] Le petit groupe réfugié dans l'arrière-salle du café ne cessa de s'ouvrir aux nouveaux venus. Parfois, des habitués du zinc, à l'heure de l'apéro, se mêlaient au débat en cours. Prêtant d'abord une oreille distraite, étonnés sans doute d'entendre de tels propos dans un lieu aussi peu adéquat, ils s'approchaient et, n'y tenant plus, prenaient la parole. Je me souviendrai longtemps de ces quatre Blacks qui, un jour, se prirent au jeu l'un après l'autre, dans une surenchère impressionnante de références de haute volée. Ils étaient musiciens, avaient joué toute la nuit et ne voulaient en ce début de matinée que prendre un dernier verre avant d'aller dormir... Quel était le sujet exact? « Le pouvoir des mots », je crois; je revois très bien la scène, la succession de ces quatre gaillards au genre reggae, harassés de fatigue, et pourtant ravis de s'interposer dans le débat, d'improviser un discours chargé de lourdes références classiques — une sorte de « bœuf » du concept.

Néanmoins, la pérennité du débat n'allait absolument pas de soi. Sa forme libre et bon enfant laissait prise à bien des tentations qui, si elles s'étaient imposées, l'auraient rapidement condamné. En premier lieu, l'intellectualisme : la tendance à la surenchère sur le registre « sérieux ». Étant donné qu'il s'agissait de « philosophie », il importait, pensaient certains, de n'avoir affaire qu'aux concepts propres à cette discipline, de barder son discours des références appropriées et d'invoquer Kant, Hegel, Heidegger, sous peine de sombrer dans la trivialité de la discussion de café. De là à n'accorder la parole qu'à ceux qui maîtrisaient ce type de savoir, il n'y avait qu'un petit pas, qu'ils s'apprêtaient allègrement à  franchir. Plusieurs orateurs, de manière chronique, intervinrent en ce sens, me reprochant de laisser dire n'importe quoi par n'importe qui...

Il fallut donc frustrer ce clan pour donner aux autres le goût de la philosophie. Les sujets étaient choisis le jour même, sans consultation préalable, et je n'avais ni l'intention ni l'envie de les proposer moi-même. On venait me solliciter pour réfléchir à l'improviste ; il était donc hors de question pour moi de savoir à l'avance de quoi je devais parler. La mort, l'art éphémère, le narcissisme, le pouvoir des mots..., rien de cela n'avait été prévu, et c'était beaucoup mieux ainsi. Bientôt, plusieurs thèmes se firent concurrence, et il fallut bien trancher, en choisir un au détriment des autres. Or c'était un excellent moyen de battre en brèche la tendance de certains participants à « élever » tout de suite le débat, sans se soucier de voir leurs voisins perdre rapidement pied. Il me suffisait de sélectionner celui des sujets qui laissait le moins de prise à ce type de situation. Quitte à rendre furieux les « intellectuels » en visite, en les priant de s'exprimer avec des mots de tous les jours, j'optais souvent pour un thème inhabituel dans la sphère de la philosophie classique : pour une phrase banale, qui offrait à priori peu de prise à la réflexion, une expression triviale. D'où le débat sur « La première fois ».

La première fois! Le jour où cette formule fut proposée, je me sentis quelque peu déconcerté, ne sachant spontanément pas quoi dire. Mais, je l'avoue, j'éprouvais un certain plaisir à observer le désarroi de ceux qui étaient venus pour qu'on traitât du « Bien », du « Droit ». de « l'État »... Me rendant compte de la pudeur des uns et des autres, là où me venaient à l'esprit des souvenirs infimes, je m'aperçus que cette formule contenait quelque chose de paradoxal. En effet, à première vue, rien de plus émouvant qu'une première expérience : c'est un moment qui compte, et qui en tant que tel donne de l'intérêt à l'existence : le premier jour de classe, le premier baiser échangé, le premier voyage à l'étranger... Que d'émotions! Que de battements de cœur à contenir, de désir à tempérer, d'attente à subir, de peur à vaincre, d'angoisse à juguler, de répugnance à dépasser! Or cette dénomination de « première » contient en germe la condamnation de ce qu'elle suggère, puisque après la première fois vient la deuxième puis la troisième : finalement, on ne compte plus ; c'est la vie... Alors se profile une désolante perspective : à travers la répétition de la première fois, l'expérience se banalise, et, en fin de compte, la mort saisit le vif ; car qu'est-ce qu'une fois qui ne compte plus? La vie rend donc insignifiant ce qui, la première fois, importait : la répétition tue l'intérêt de l'existence. Par conséquent, la vie, c'est la mort!

Paradoxale dans son développement, cette expression se révèle de surcroît contradictoire. À vrai dire, ce qui se passe la première fois est unique. Ainsi le premier baiser que l'on a donné n'a été donné qu'une fois : loin d'inaugurer une série d'expériences analogues, il constitue un moment d'exception qui n'a de sens que par rapport au passé, pas du tout par rapport à l'avenir. On a fait ce qu'on n'avait pas encore fait. L'histoire se coupe en deux. Il y a un avant et un après. C'est donc une expérience qui ne peut se répéter ; il ne peut y avoir de « seconde fois ». On ne peut donner deux fois un premier baiser, pas plus qu'on ne peut marcher sur la Lune deux fois pour la première fois. Aussi, stricto sensu, « la première fois » est-elle une formule absurde, puisqu'elle laisse entendre que peut lui succéder ce qu'elle a rendu impossible.

Un tel constat, établi tout en cheminant à travers les souvenirs de chacun, suffit ce jour-là à mon bonheur. Ceux qui participèrent au débat s'aperçurent qu'en partant d'une expression anodine il était possible de parvenir à des réflexions étonnantes. Pour ma part, j'étais troublé et ravi : troublé d'aboutir à une telle impasse, insoupçonnée jusque-là ; ravi d'avoir été poussé à la découvrir en parlant à bâtons rompus dans un café. D'autant qu'en ruminant ces pensées, je m'aperçus qu'elles auraient amusé les Anciens. Du moins quelques-uns, à coup sûr, auraient su illico sortir de l'impasse. Comment? En supposant que tout ce qui se passe ici-bas a déjà eu lieu une infinité de fois. C'est ce que pensaient notamment certains stoïciens. Selon eux, le cosmos dans son ensemble naissait, se déployait et disparaissait dans un embrasement qui préludait à une nouvelle naissance : à la surface de la Terre, tout être était alors voué à revivre exactement les mêmes choses que lors du cycle précédent. Et cela devait se répéter sans cesse. C'était pour eux le meilleur moyen de ne pas sombrer dans le désespoir à l'occasion d'un malheur ou de ne pas crier victoire trop tôt quand le sort leur était favorable, en un mot, de garder leur sang-froid face au cours des choses : si tout se répète éternellement, et ce dans le moindre détail, aucune perte n'est plus irréparable, aucune victoire n'est plus définitive. La première fois? Pour les stoïciens il n'y en a pas, car le temps n'est pas linéaire : tel un cercle il passe et repasse sans cesse par les mêmes points, si bien qu'à leurs yeux, sans aucun doute, personne n'a jamais donné un premier baiser...

[...]

Ce n'est pas parce que je connais Hegel que ceux qui ne le connaissent pas doivent se taire et se contenter d'écouter. Citer Hegel n'est pas bloquer l'autre, c'est au contraire lui suggérer une piste, l'inviter à le lire lui-même, à entrer dans la Phénoménologie, mais avec simplicité, de manière adéquate, c'est-à-dire en posant au philosophe la question débattue ce matin-là au café. Ce n'est pas non plus faire une allusion, une œillade aux connaisseurs, marquer son appartenance à un clan.

Ni cercle pour initiés ni groupe de thérapie sauvage, le débat du Café des Phares a trouvé son « créneau » au fil des semaines et des mois. Les deux tendances ont coexisté mais se sont neutralisées mutuellement. Leur conflit laisse désormais la voie libre à quelque chose de tout différent : on ne parle pas pour faire taire les autres mais pour réfléchir avec eux ; on ne parle pas de soi pour se raconter mais pour défendre une opinion et la soumettre à l'examen de tous. Naturellement, les nouveaux, ceux qui viennent pour « la première fois » (comme cette expression est désormais suspecte!), ont tendance à retomber dans un travers ou l'autre. Mais, assez vite, ils comprennent qu'ils font fausse route et s'adaptent ou disparaissent.

[...]

Ensuite, et c'est l'essentiel, tous les sujets sont susceptibles d'être traités de manière philosophique. La philosophie ne tient pas à ses sujets. Ce n'est pas une « matière » à enseigner ni un champ à cultiver, c'est un état d'esprit, une manière de faire usage de son intellect. Le philosophe n'a pas d'objet propre. Il part des idées reçues, des opinions du sens commun, des idéologies dominantes, des révélations religieuses, des réponses données par la science pour les soumettre à l'examen. Tout est donc objet de sa réflexion. Le néophyte n'a nul besoin de se faire une montagne des sujets propres à cette discipline. Il n'y en a pas. Il n'y a pas de spécificité de l'objet de la philosophie : philosopher, c'est mettre en question, au sens banal de l'expression, ce qui est déjà là comme réponse et qui, de fait, ne convient pas. Il se trouve que les réponses pullulent, s'opposent, se contredisent. Le philosophe cherche à y voir clair, à mettre de l'ordre dans cette confusion, à rendre la raison arbitre.

Le débat du dimanche illustre cette universalité. Que le « sujet » soit inattendu signifie que la philosophie s'exerce, stricto sensu, « à tout propos ». et qu'en conséquence elle est accessible à tout individu de bon sens. Le risque de manquer de sérieux n'est que l'envers de cette ouverture illimitée. Le philosophe doit le prendre. Il lui revient de ne pas y sombrer.

[...]

[...] l'improvisation n'implique pas la facilité. D'abord, bien entendu, parce que cet exercice n'est pas « naturel » pour ceux qui sont habitués à « enseigner », puisqu'ils sont programmés pour transmettre ce qu'ils savent, ou ce à quoi ils ont déjà pensé, et que ce sont eux qui décident de ce dont ils traitent, qu'ils préparent leur itinéraire à l'avance, soigneusement balisé de références toutes prêtes. Comme tout enseignant, le prof de philo impose son sujet à son auditoire. Rares sont les moments où le cours lui échappe. C'est ainsi qu'il s'est construit comme pédagogue, c'est pour cela qu'on le mandate, c'est ce qu'on lui demande — et c'est ce qu'il fait. Qu'on le prie d'approfondir au pied levé une notion qui n'est pas au programme, de la sonder sur place, en direct, sans préparation, et il sera pris au dépourvu : son réflexe sera de se dérober, pour ne pas sombrer dans la « discussion de café », à moins qu'il ne dispose encore d'une fraîcheur d'esprit suffisante pour jouer le jeu. Faute d'une confiance totale dans sa faculté d'analyse et dans sa capacité à mobiliser son stock de références, le prof normal demandera... à réfléchir. Car accepter le débat sur un « sujet » qu'on n'a pas préparé, c'est prendre le risque d'avoir tort. Quand on est pris au dépourvu, on peut être pris de vitesse par un intervenant ou s'avancer sur un terrain qu'on ne connaît pas. On peut alors se faire piéger, s'enfoncer dans une impasse, être contraint de faire marche arrière, se contredire, bref, se retrouver dans la situation du commun des mortels.

[...]

En réalité, celui qui accepte d'être à la disposition des « profanes » pour traiter du sujet de leur choix se retrouve dans la bonne position. Il se trouve bien sûr en porte à faux par rapport à son métier d' « enseignant ». mais il est alors de plain-pied avec tous ceux qui, en ville, en dehors de l'enceinte du lieu où se dispense l'enseignement, sont travaillés par une affirmation, une négation, une opinion, une conviction, une croyance, sont poussés par un ami, un ennemi, un collègue, un amant, un parent, un événement, une information, une lecture... à « réfléchir ». Voilà la position normale de la réflexion! En général, nous ne choisissons pas nos sujets de réflexion : ils nous sont imposés par l'existence, par l'actualité, par nos proches. Ils nous taraudent souvent à notre insu. Bref, nous n'en décidons pas. De ce point de vue, la position de l'enseignant n'est pas naturelle. C'est lui qui est en porte à faux. C'est lui qui est en décalage par rapport à la réalité. En un mot, sa « nature » n'est pas naturelle. C'est une seconde nature, ce n'est pas la première. C'est une habitude, une seconde peau, un artifice nécessaire, sans doute, mais un artifice, quand ce n'est pas un déguisement qui l'autorise à ne pas devenir adulte. Au café, je me retrouve dans la position de tout un chacun : les sujets de réflexion affluent de l'extérieur. En quelque sorte, ils me sont imposés comme ils s'imposent aux autres — dans la vie de tous les jours.

[...]

Épreuve pour le philosophe, ce débat au café est un test pour la philosophie. C'est une situation expérimentale qui permet de savoir si la philosophie sert à ce qu'elle prétend. Elle prétend hisser ses adeptes au-dessus des préjugés. Par-delà le défi personnel auquel le philosophe se trouve soumis, c'est l'occasion pour lui de faire la preuve que sa discipline est bonne et qu'il convient de suivre sa voie, d'en faire autant, plutôt que de se contenter des opinions dominantes. Plongée dans le bain des préoccupations de tous, la méthode philosophique doit montrer qu'elle peut en effet vaincre la doxa, l'opinion, publique ou non, même parée des atouts de l'éthique.

Cela n'implique pas que la philosophie soit sans cesse sur la défensive, qu'elle ait sans cesse à répondre d'on ne sait quelle prétention à la suprématie sur les intellects. Au contraire! Philosopher, c'est, avant toute chose, écouter. Le philosophe n'est pas celui qui dispose de la réponse à toutes les questions. C'est celui que les réponses déjà données, les réponses qui prédominent, ou leurs rivales, intriguent. C'est celui qui interroge, celui qui, stricto sensu, remet en question ce qui passe pour une solution. À vrai dire, s'il exerce véritablement son art, il doit d'abord être à l'écoute de ce qui se dit. C'est pourquoi il a, tout compte fait, peu de chances d'être vraiment pris au dépourvu, car il fonctionne en second. Il met en doute ce qui paraît évident, indubitable, ou ce qui s'affirme comme plus performant, ce qui affiche sa supériorité sur l'opinion dominante, sur l'option la plus commune. Même pris de vitesse par l'événement, même soumis à la pression des médias, il peut sans grande difficulté rétablir le sens de l'échange des idées en sa faveur, puisqu'il ne prétend pas, lui, détenir la vérité. Il ne jure de rien. Il n'est pas dans la certitude. Ou, alors, il provoque; et c'est lui, dans ce cas, qui relance le défi. Ainsi, même lorsque je fus pris au piège de mon étourderie, comme avec le décalage, même lorsque je fus confronté à l'urgence, comme avec l'ingérence, risquant par conséquent de faire piètre figure, les contributions des « autres », de tous ceux qui viennent au débat, me permirent de me retrouver dans la bonne position. Car la bonne position du philosophe n'est pas d'affirmer, elle consiste à interroger.

Il se trouve que, sur tous les sujets, beaucoup de gens ont beaucoup de choses à dire. Au café comme ailleurs, plus qu'ailleurs, peut-être. C'est donc un lieu idéal pour soumettre au crible de la raison les opinions les plus répandues et les plus variées ; en les sollicitant, je me positionne de manière adéquate. C'est le « moment » par lequel il faut impérativement passer pour que la réflexion prenne le pas sur la croyance. Philosopher, c'est prendre du recul par rapport â ce qui se fait et à ce qui se dit. Il est donc bien plus naturel pour le philosophe d'intervenir en second qu'en premier. Son intervention requiert du déjà fait et du déjà dit. Et c'est pourquoi je fais en sorte que ceux qui proposent un sujet soient les premiers à en parler, et, s'ils ont peu à dire, je sollicite d'autres avocats. Sur un sujet, il y a toujours au moins une cause à défendre, souvent bien davantage. Autant que s'expriment, par conséquent, ses défenseurs. Souvent, les difficultés émergent ainsi d'elles-mêmes, les orateurs entrant inévitablement en conflit les uns avec les autres. Il me revient alors de mettre en évidence ces oppositions, de les rendre patentes, de mettre l'assemblée au diapason et de requérir d'elle une solution ou d'admettre qu'il y a une contradiction irréductible, du moins jusque-là, c'est-à-dire dans les limites de notre débat.

Qu'on en juge à l'aide de quelques exemples.

Débat du 9 mai 1993 : « Prend-on une décision ou est-on pris par elle? »

C'est un vrai problème. Il se pourrait qu'on s'abuse en croyant prendre une décision. Décider, c'est, apparemment, trancher entre plusieurs possibilités d'action et le faire en connaissance de cause, c'est-à-dire avoir de bonnes raisons pour cela : on décide d'aller voter (ou d'aller à la pêche), de se marier (ou non), d'avoir un enfant (ou pas), de tuer (ou de se retenir). Mais quelle garantie avons-nous que la décision n'a pas été prise avant que nous ne la prenions en toute conscience? N'est-elle pas plutôt le résultat du travail de notre intuition, de nos désirs, de nos pulsions, de nos instincts, comme le suggérait déjà le docteur Freud? Ne sommes-nous pas en vérité pris par nos décisions? L'autonomie de la décision est d'autant plus problématique qu'une foule de forces extérieures nous tiennent dans leur étau depuis notre plus tendre enfance : notre place dans la famille, notre éducation, notre histoire collective ; comment pouvons-nous prétendre faire usage de notre libre arbitre lorsque nous décidons? Ajoutons-y des puissances plus obscures, qui, sous des noms divers, « hasard », « fatalité », « volonté divine », sont susceptibles d'agir à notre insu sur le cours de notre destin! Que reste-t-il, au final, de cette aptitude à décider de notre propre chef?

Sartre, ici, protesterait. Et il aurait bien raison :il importe en effet que notre libre arbitre ne soit pas un leurre si nous ne voulons pas sombrer dans l'irresponsabilité, la superstition et l'animalité. Mais quelle est la consistance de cette précieuse faculté? Existe-t-il en nous un arbitre pour garder raison dans l'affrontement des forces en présence en nous et hors de nous? Les plus grands noms de la tradition chrétienne le contestent : Paul, Augustin, Luther nient le libre arbitre, tant leurs efforts pour résister à leurs pulsions, sexuelles en particulier, se sont révélés vains sans le secours de la « grâce » divine. Quant à la tradition grecque, elle véhicule par le biais de ses poètes la conviction que l'homme ne peut rien contre le destin que les dieux et les moires lui réservent.

On ne se hâtera donc pas de trancher la question : il conviendrait au préalable de se mesurer à ces anciennes croyances. Philosopher n'est pas autre chose. Même si, ce faisant, nous sommes « décidés » par des pulsions animales ou par la pression de la transcendance, prenons, du moins, cette décision!

Débat du 16 mai : « A-t-on le droit de nier l'évidence? »

« Eppur si muove! » aurait dit Galilée à la sortie de son premier procès : « Et pourtant elle tourne! »

Il parlait de la Terre, et de son mouvement — de ses mouvements — dans l'espace. Sur la pressante demande de la curie romaine, il venait d'abjurer la doctrine héliocentrique selon laquelle la Terre, loin d'être le centre du monde, n'est qu'une planète comme les autres, en rotation diurne autour de son axe et annuelle autour du Soleil.

Galilée niait l'évidence. L'évidence, c'est que la Terre ne tourne pas. Passons sur les références bibliques, dont l'Inquisition fit un implacable usage (étant révélées par Dieu Lui-même, comment auraient-elles pu nous tromper?). Reste l'incontestable expérience, à la portée du commun des mortels : nous ne voyons pas la Terre bouger. Dans le sillage de Copernic, il fallait donc à Galilée s'opposer non seulement à la parole divine, mais, encore... à l'évidence. Il lui fallait s'opposer au témoignage direct des sens, en particulier du sens favori des humains, la vision. Il lui fallait nier ce que tout le monde voit, à savoir que le Soleil se meut, comme les autres astres, et que la Terre est immobile.

Or l'affaire n'est pas si simple! S'il faut nier parfois l'évidence pour sortir de l'ignorance, ce droit (qui peut être un devoir) est-il absolu? Faut-il toujours nier l'évidence? Si je dois me méfier de la tradition, dois-je nier que 2 et 2 font 4? Si je dois rejeter le témoignage de la vision, puis-je nier que je travaille en ce moment devant une fenêtre donnant sur une cour? Dans le premier cas, il me deviendrait impossible de m'accorder avec mes semblables sur le moindre calcul ; dans le second, je n'aurai pas longtemps le plaisir de leur compagnie si, habitant au sixième étage, la fantaisie me prend de déclarer que ma fenêtre est une porte...

Aussi bien, quand, cessant toute opération et tout mouvement, je voudrais douter de tout, je ne parviendrais pas à douter du fait que je doute. Il y a là une évidence proprement indubitable. Je ne peux douter que je doute, du moins au moment même où je doute. Descartes, depuis longtemps, nous invite à cette expérience dans ses Méditations métaphysiques : c'est la découverte du cogito. Ce qui redonne à l'évidence son sens le plus simple et le plus fort : est évident ce qui ne peut être nié.

En vérité, dans l'expérience de l'illusion même, il y a quelque chose comme cela. Lorsque je vois le Soleil se coucher, j'ai beau savoir que c'est la rotation de la Terre qui me donne cette impression, je ne peux m'empêcher de le voir se coucher. Tout le monde est logé à cette enseigne : Descartes et Galilée eux-mêmes ne voyaient pas de leurs yeux ce qu'ils savaient, à savoir que c'est la Terre qui tourne.

Autant dire que nous ne sommes pas au bout de nos peines. Certes, il faut savoir nier l'évidence pour parvenir à la vérité, mais on ne peut ériger cette maxime en une exigence absolue. À l'expérience, cela se révèle impossible : je ne peux nier que je vois ce que je vois. En bonne logique, d'ailleurs, ce serait une contradiction dans les termes : je ne peux nier ce qui ne peut être nié. Et, de surcroît — si l'on s'y arrête encore un instant —, cela autoriserait tout imbécile de mauvaise foi à contester mordicus que la Terre se meut.

Phil et ses raisons de vivre

p. 62

Prenons un exemple! Celui de mon tout premier client. Nous l'appellerons Phil. C'était un homme qui approchait la cinquantaine. Cadre dans une petite entreprise, il avait tout pour être heureux : un « bon job », une femme adorable, qui, pour indépendante d'esprit qu'elle fût, n'en tenait pas moins immensément à lui, deux beaux enfants... Que vouloir de plus? Or il s'ennuyait. Mortellement. Plus précisément : à en mourir. Et tel était le but de sa visite : il venait me demander si je voyais une objection à sa disparition. Il s'excusait fréquemment de ne pas disposer des termes adéquats à ma discipline. Mais qu'aurait-il pu dire de plus précis? Et sa question, pour être formulée en termes ordinaires, en était-elle moins philosophique? Qui aura le front de le prétendre? Ah! il y avait du vécu, assurément. Mais en quoi cela compromettait-il la teneur de son interrogation?

Un malade! dira-t-on peut-être. Il est vrai qu'on peut se trouver tenté de voir dans son insatisfaction quelque chose de pathologique. D'autant qu'il comparait la vie à une salle d'attente... — salle d'attente de la mort — et qu'il venait me demander justement si je pouvais lui dire au nom de quoi le retenir de pousser la porte. Néanmoins, il ne faut pas se hâter d'établir un tel diagnostic. Car, dans ce cas, on doit considérer « malades » des gens comme Pascal, qui avait la même conception de l'existence, ou Schopenhauer, le redoutable pessimiste du XIXe siècle... Le cas de Pascal se discute, puisqu'il était réellement malade et mourut, semble-t-il, dans d'atroces souffrances, après une si longue attente qu'on peut comprendre pourquoi ses Pensées étaient si hostiles à la vie. Mais Schopenhauer? Il était plein de vigueur, débordait d'énergie, ce qui ne l'empêcha pas, dès l'âge de vingt ans, de déclarer la guerre à la volonté de vivre qui l'habitait, dans une œuvre étonnante. Le Monde comme volonté et comme représentation, qu'il ne cessa de compléter quarante ans durant, avant de mourir pour de bon. Était-ce un malade? Faut-il mettre sur le compte de cette maladie les quatre livres qui constituent le cœur de l'ouvrage, à commencer par ses remarquables développements de la pensée de Kant sur le temps, l'espace et le principe de causalité, puis toutes ses analyses sur le corps, le désir, la volonté? Que faire des deux livres suivants, de la critique exhaustive de la philosophie de Kant et de la pléthore de suppléments qui doublent le volume de l'ouvrage en affinant le contenu de chaque chapitre? Sans parler de ses autres essais, sur le fondement de la morale ou la volonté dans la nature?

Si l'on appelle malades ceux qui n'apprécient pas le fait de vivre, qu'on y prenne garde : il faut alors ranger dans cette catégorie non seulement bon nombre de romantiques, mais aussi tous les philosophes de l'absurde qui, à l'instar de l'Ecclésiaste, mettent en évidence la vanité de l'existence. Et puis, ne l'oublions pas, Socrate lui-même. Car Socrate était le premier à affirmer que l'existence était une erreur! S'il faut en croire Platon, au moment où il but la ciguë, Socrate invita ses camarades à le suivre dès que possible! Cela se trouve en toutes lettres dans le Phédon. Un compagnon, Cébès. lui apporte le message d'un autre ami, Evenos ; après avoir demandé à Cébès de transmettre à Evenos une réponse précise, Socrate ajoute comme si de rien n'était : « ... et tu lui conseilleras, s'il est sage, de me suivre aussi vite que possible. » Si bien que Cébès, interloqué, lui rétorque : « Comment peux-tu dire, Socrate (...), que le philosophe consentirait à suivre celui qui meurt? [2] » D'où la suite du dialogue, au cours duquel Socrate tente de convaincre ses camarades de la justesse de son mot, en avançant une double démonstration : celle des limites que le corps inflige au plaisir d'accéder à la vérité et celle de l'immortalité de l'âme...

Certes, le psychologue, voire le psychiatre peuvent trouver leur compte à l'idée que quelques-uns parmi les plus grands des philosophes étaient des malades... Mais qui, parmi les philosophes de métier, acceptera de payer ce prix? Déclarer Phil « malade », c'est déclarer comme tels Pascal, Schopenhauer, Camus, Cioran... Pis, c'est déclarer malade la philosophie tout entière, puisqu'elle commence, d'après la tradition universitaire la plus notoire, avec Socrate. Et si elle débute bien avec lui, c'est par une invitation à mourir. « Celui qui est sage n'a rien de mieux à faire qu'à me suivre », lance-t-il au moment de mourir. Comment les philosophes de métier pourraient-ils considérer que le malaise de Phil n'est qu'un symptôme pathologique? Phil n'a pas lu le Phédon; il n'emploie pas exactement les mêmes termes que le fondateur de la philosophie occidentale. Mais n'est-il pas au moins aussi philosophe? Son malaise n'est-il pas un mal être authentique, qui remet en question de manière très pertinente l'évidence qui nous autorise tous à considérer l'existence comme une bonne chose, et qui permet en particulier aux philosophes de métier de justifier leur salaire? Socrate considère le corps comme une prison et se réjouit d'y échapper enfin. Phil, lui, parle de la vie comme d'une « salle d'attente ». Quoi de plus philosophique que de se demander s'il ne convient pas de pousser la porte?

On m'accordera que, si les consultations philosophiques n'étaient dans le meilleur des cas qu'une discussion à la bonne franquette, et dans le pire une forme voilée de prostitution, l'affaire était plutôt mal engagée. Phil — mon premier client — venait me demander si je voyais une objection à sa disparition. En vérité, je n'en avais pas — du moins à brûle-pourpoint —, mais il n'était pas si simple de savoir si ça lui faisait vraiment plaisir. Le premier entretien permit d'établir que Phil avait déjà retourné la question dans tous les sens. Il avait des scrupules : il savait qu'en disparaissant il pénaliserait lourdement ses enfants et son épouse. Mais il ne voyait aucune « raison » d'un autre ordre susceptible de le retenir. Il avait fait assez d'expériences pour ne plus s'attacher aux biens de ce monde, il avait connu assez de plaisirs pour en être las et n'avait plus aucune envie de jouer la comédie de leur répétition ; sans espoir aucun de les voir se renouveler, il sombrait dans l'ennui et s'estimait en droit d'en finir. Si quelque chose de nouveau pouvait lui arriver dans la vie, n'était-ce pas de savoir ce qu'il y avait après — ce qu'il désignait par « derrière la porte »? Sans avoir aucunement l'envie d'abonder dans son sens, j'aurais eu mauvaise grâce à le contredire — du  moins dès l'abord —, étant donné qu'il manifestait devant moi la curiosité dont Socrate avait fait preuve en son temps pour l'au-delà. Au moment de mourir. Socrate, notre maître à tous — nous qui faisons profession de philosophes —, avait tenté de convaincre ses compagnons que rien ne pouvait valoir l'instant où il allait franchir cette porte et que, loin de pleurer sa mort, ils feraient mieux d'envier son sort. N'avait-il pas toute sa vie cherché à atteindre la vérité? Et son enveloppe matérielle, son corps, n'était-elle pas un obstacle dans cette quête, ne limitait-elle pas considérablement ses performances, son esprit n'était-il pas freiné par le poids de cette encombrante carapace?

Accusé de ne pas croire aux dieux de la cité et de corrompre la jeunesse d'Athènes, Socrate était passé en jugement, avait été condamné et incarcéré ; ses amis avaient alors organisé sa fuite, mais il avait refusé. Bien entendu, ce refus pouvait être motivé par le désir de montrer à ses concitoyens que, loin de mépriser sa patrie et ses lois, il préférait aller jusqu'au sacrifice de sa vie plutôt que de leur désobéir, ainsi qu'il l'explique dans le Criton ; mais, dans le Phédon, Platon avance une autre explication, en montrant à quel point Socrate se réjouit de mourir. Il ne s'agit aucunement d'une résignation, comme lorsqu'on se fait une raison, mais d'un bonheur réel, voire d'une impatience à approcher du moment où tout deviendra clair... Il me parut donc légitime de faire savoir à Phil que sa position me paraissait très proche de celle de Socrate, telle que Platon la rapporte dans le Phédon, et de le prier de lire ce texte, pour vérifier si tel était bien le cas : était-il aussi assoiffé de vérité que Socrate? Était-il lui aussi convaincu que le corps était un obstacle sur la voie qui mène à la satisfaction de ce désir? La « salle d'attente » dont il parlait devait-elle être qualifiée, comme le suggérait Socrate, de « prison », dont il était bon de s'échapper enfin? Phil accepta ma proposition. Il se mit donc au travail — pour emprunter la terminologie de Comte-Sponville —, autrement dit, à lire le Phédon, en confrontant sa lassitude de vivre, son « ennui » au plaisir que manifeste Socrate à l'approche de sa mort. Or il lui fallut peu de temps pour entrer en conflit avec le modèle auquel je l'invitais à se comparer. La discorde portait sur la question de l'immortalité de l'âme. C'est, bien entendu, sur ce point que Socrate insiste : s'il est si enthousiaste, c'est parce qu'il est certain que l'âme survit au corps ; les réticences de ses amis le contraignent à se justifier. Aussi commence-t-il par avouer qu'il espère bien rencontrer chez Hadès des morts illustres, de bonne compagnie et, si ce n'est pas le cas, se retrouver du moins dans celle des dieux. Car, enfin, comment mieux s'approcher du vrai qu'en s'éloignant du corps, des illusions qu'il produit et des erreurs qu'il provoque? Plus une âme en sera libérée, plus, par conséquent, elle sera dans le vrai... Bien sûr, on peut craindre, comme la plupart des gens, qu'une fois séparée du corps elle ne subsiste plus nulle part « comme un souffle ou comme une fumée » ainsi que Cébès le souligne avec fermeté [3].  Socrate, alors, rappelle « une antique légende » selon laquelle « les âmes arrivées d'ici subsistent là-bas ». Il ajoute qu'elles n'y sont qu'en transit et « qu'elles reviennent ici et renaissent des mort » [4].Toute la suite du dialogue a pour objet de donner raison à cette tradition, attribuée par les Grecs à Orphée, adoptée par les pythagoriciens, et qui s'enracine dans les cultures les plus vénérables, en Égypte et en Inde. Il utilise à cette fin l'argument de la réminiscence, [5] qui consiste à montrer qu'on ne pourrait rien apprendre si l'on ne disposait déjà en naissant des éléments nous permettant d'opérer des distinctions entre les choses, de les comparer, de les identifier : il conclut de là que « nos âmes existaient avant d'exister dans une forme humaine », qu'elles étaient alors bel et bien « séparées du corps », et qu'elles « disposaient de la conscience [6] ». Il montre ensuite qu'elles appartiennent au monde divin, c'est-à-dire à la sphère des êtres impérissables, et qu'il n'y a par conséquent pas à craindre que l'âme, « après avoir quitté le corps, ne se dissipe et ne s'anéantisse  [7] ».

Phil n'était pas convaincu. À l'instar de Simmias, l'un des protagonistes du dialogue, il ne voyait pas en quoi la nature subtile de l'âme comparée au corps pût impliquer son éternité. À supposer que l'âme soit distincte du corps, d'où tenons-nous que leur différence ne soit pas la même, par exemple, que celle de l'harmonie et de la lyre, ou celle de la mélodie et de la flûte? Or que se passe-t-il lorsque la lyre se casse? Eh bien, l'harmonie cesse! Lorsque la flûte est brisée, la mélodie s'interrompt. Si l'âme peut être considérée comme l'harmonie du corps, il est évident que l'âme périt avec le corps. Elle périt même avant le corps, car le corps met plus de temps à se décomposer que l'harmonie à disparaître... Phil trouvait ainsi dans le texte lui-même des arguments pour contredire Socrate. Il est vrai que les arguments de Cébès et de Simmias font long feu, dans le Phédon, face à l'implacable rhétorique de Socrate, qui s'applique bien vite à montrer que l'âme ne peut être assimilée ni à un souffle ni à une harmonie. Mais cela suffit à Phil pour développer à son tour une contre-argumentation de son cru, d'inspiration nettement matérialiste : selon lui, l'âme n'est qu'un terme pour désigner l'animation du corps ; quand je pense, ce n'est pas un principe autonome, une force indépendante qui pense en moi, mais mon corps. Si je meurs, disait-il, je cesse de percevoir, de sentir, de distinguer les formes, les densités, les odeurs, les saveurs, je cesse bien sûr de me souvenir, a fortiori de penser. Bref, il ne pouvait suivre l'invitation de Socrate.

Autant dire que d'emblée, grâce à Phil, mon ambition de pratiquer la philosophie en ville se justifiait pleinement. Sans perdre un instant leur dimension dramatique, puisque Phil pouvait disparaître d'un jour à l'autre, nos entretiens avaient pris bonne tournure. D'une part, ils se déployaient sur la base d'une véritable confrontation avec l'un des textes les plus forts de la tradition philosophique, d'autre part, ils donnaient à Phil le moyen de se rendre compte de quelque chose d'inattendu : même s'il continuait de trouver mauvaises ses raisons de vivre, du moins devait-il admettre qu'il n'avait pas, lui, de bonne raison de disparaître! Socrate en avait une : permettre à son âme d'atteindre la Vérité en se débarrassant de son corps. S'il rejetait la perspective ouverte par Socrate, s'il n'éprouvait aucun plaisir à l'évocation de l'au-delà, Phil devait reconnaître que sa curiosité à « pousser la porte » n'était pas si grande. Il ne pouvait se convaincre de l'idée d'une vie après la mort et devait donc considérer que dans sa « salle d'attente » on attendait pour rien. Derrière la porte, il était sûr qu'il n'y avait rien, et il ne pouvait donc jubiler à l'idée de l'ouvrir pour « en avoir enfin le cœur net ». Restait à savoir si sa lassitude pouvait suffire à justifier un acte aussi inutile, ou encore si la banalité de son existence quotidienne, la pauvreté de ses rapports humains étaient inévitables et si, en fin de compte, cela pouvait servir de critère pour juger la condition humaine.

* * *

Généralement, on ne rencontre les questions philosophiques qu'à l'occasion de la préparation du bac, lors du passage en classe terminale : on fait le tour de quelques concepts, de quelques textes, de quelques doctrines, on apprend quelques citations par cœur, on rédige quelques dissertations, puis l'on affronte l'examen. Or les « questions de philo » ne sont pas tout à fait comme les autres : ce que nous faisons sur Terre, d'où nous venons, où nous allons, s'il y a une autre vie, si l'âme meurt ou survit au corps, si l'Univers a eu un début ou aura une fin, si l'histoire des hommes a un sens, si l'espèce humaine doit dominer les autres, si la justice peut régner entre les hommes, si le mal peut être aboli, s'il faut s'incliner devant la force, si l'argent doit gouverner le monde, s'il vaut mieux être victime que bourreau, s'il vaut mieux être raisonnable que fou ces questions ne sont pas comme les autres, car, d'une part, contrairement aux autres questions de cours, elles mettent en jeu la pertinence de nos convictions, le sens de nos actes, la justesse de nos rapports aux autres, c'est-à-dire notre existence tout entière, d'autre part, leurs réponses, contrairement à celles des autres disciplines, ne sont pas susceptibles d'un consensus tant elles sortent du ressort de l'expérience, c'est-à-dire de l'observable et du vérifiable.

En vérité, la plupart d'entre elles nous hantent dès notre plus tendre enfance, et l'on trouve un malin plaisir à les poser aux parents, bien vite désemparés. Si la religion ne prend pas le relais pour apaiser avec de belles histoires notre soif métaphysique de sens, nous finissons par les refouler. L'année du bac, pourtant, les réactive. Mais le traitement qu'elles subissent alors est le plus souvent frustrant : quand le « prof de philo » est bon, l'année passe beaucoup trop vite ; quand le prof est mauvais, la philo devient une telle punition qu'on envie ceux qui en sont dispensés. Puis on entre dans sa vie d'adulte, et le brouillard s'épaissit. Les années passent. On oublie... Jusqu'au jour où il faut répondre aux enfants, qui posent de gênantes questions...

Une mort, un accident, une rupture, la perte d'un emploi, l'actualité, ses horreurs et ses scandales, les menaces qui pèsent sur la planète : bien des coups durs personnels et beaucoup de folies collectives font resurgir peu à peu ces interrogations occultées par le cours de la vie quotidienne. Sans l'avouer, on lit pour les retrouver. Souvent, on va voir un psy, parfois on consulte un voyant, ou l'on se trouve un gourou. Sans le savoir, on cherche un philosophe. Si l'on s'interroge sur ce qui arrive, c'est que le sens donné jusque-là n'est plus bon ou devient suspect. Un concept, une doctrine peut-être sont en question : encore faut-il les déceler et les soumettre à l'examen qui s'impose.

J'admets qu'on ne voit pas clairement, a priori, comment la philosophie peut s'exercer à titre professionnel en dehors du cadre habituel de l'enseignement. Je conçois même qu'on craigne que cette pratique ne s'apparente à celle des sophistes de l'Antiquité. Et je suppose que l'exemple de Phil, à lui seul, ne suffira pas à venir à bout de toutes les réticences que l'idée de consultations philosophiques peut rencontrer, pour ne rien dire des critiques mesquines qu'elle provoque. Il ne me paraît donc pas inutile de faire état d'autres exemples pour montrer comment les choses se passent. J'en prendrai encore deux, qui attestent qu'une consultation n'est pas une simple causerie dans laquelle on s'entretient courtoisement de sujets et d'autres, où l'on se met au service de son client pour le conforter dans ses options. Cher lecteur, si tu as encore quelque soupçon sur ce point, prends le temps de lire ce qui suit.

Gabrielle et sa généalogie intellectuelle

p. 74

Ainsi commença une longue série de séances où Gabrielle se mit à remonter à la source. Son enfance, les rapports de ses parents, sa place dans la famille, ses blocages, ses émois, ses détresses. De fil en aiguille, nous retrouvâmes ses premières lectures, ses premiers livres ; cela n'allait pas sans mal ni sans douleur ; bien des souvenirs furent remis au jour, bien des blessures rouvertes — comme toute cette période où elle s'était juré de ne plus retourner à l'école et tint bon, de fait, pendant près d'un an! La maladie de son père, et les soins qu'elle lui prodiguait, comme si elle avait été la maîtresse de maison, puis sa mort. La tension du conflit chronique avec sa mère, son combat contre la médiocrité de la petite-bourgeoisie provinciale, pour laquelle elle avait tant de mépris. Des « textes », nous glissions souvent aux événements, au contexte, et le cours de la reconstitution fut souvent noyé par la crue de l'émotion. Un jour, pourtant, elle revint de Haute-Saône, triomphante, avec toute une cargaison de livres pour enfants, dont le plus important était, sans conteste. Le Bal des douze princesses. Plaisir indicible! Privilège grandiose que de pouvoir ouvrir les pages d'un livre qu'on a tenu dans ses mains quarante ans plus tôt! Une autre fois, j'eus droit à ses propres textes : ceux qu'elle avait rédigés lors de ses études bisontines. Et nous parvînmes en quelques mois à établir, peu à peu, toute sa généalogie intellectuelle.

Jacqueline les deux Genèses et le viol de l'intellect

p. 77

Elle [Jacqueline] avait, bien entendu, suivi une solide thérapie, qui lui avait permis de trouver enfin une oreille attentive et des ouvertures inespérées vers son passé, grâce à quoi elle avait pu déceler la source de son handicap. Mais ce qui lui manquait ne pouvait lui être donné par la même voie, et elle misait sur la philosophie — et sur ma patience — pour le combler. C'était correct. Je sentais bien que nombre de pièces, dans ses confidences, manquaient au puzzle. Pourtant, n'étant pas thérapeute, je n'avais nulle envie de m'acharner à les retrouver, sous peine de substituer à ma tâche un travail qui n'était pas le mien et de rendre caduque, par là même, l'idée fondatrice de mon Cabinet : permettre à mes clients de renouer avec la réflexion philosophique, dont l'interruption, ou l'absence, peut être, selon moi, une calamité. L'intellect a sa propre logique, qui n'est pas réductible aux aléas des instances sur lesquelles les diverses écoles psychothérapeutiques travaillent. Avec lui, il y a tout de suite de l'universel dans l'air. Il a soif du Tout. Cette soif doit être étanchée. Mieux vaut tard que jamais. Chez Jacqueline, cette soif d'universel me paraissait avoir été très forte: mais elle n'avait pu obtenir satisfaction, et cette frustration me semblait avoir eu des conséquences particulièrement graves; aussi devait-elle être distinguée des traumatismes directement liés à ses rapports familiaux.

[...]

Le problème, c'est l'incohérence du texte même de la Genèse. Tant bien que mal, Jacqueline finit par retrouver la logique de la doctrine qu'on avait tenté de faire passer de force dans son esprit d'enfant. Elle était donc en mesure d'aller au texte pour vérifier la légitimité de la référence en usage dans le christianisme. Quelle ne fut pas alors sa surprise! Il était bien question dans la Genèse de la Création du Ciel et de la Terre par Dieu, puis du péché originel, mais les deux récits n'étaient pas compatibles. Elle n'en crut pas ses yeux. Et, pourtant, c'était écrit... On passe très vite, en effet, sur un véritable hiatus dans le texte, entre un premier écrit où Dieu crée le monde en six jours, et un second récit, où Adam, sur l'invitation d'Ève, elle-même séduite par le serpent, commet l'irréparable. Dans le premier récit. Dieu sépare les eaux supérieures d'avec les inférieures, fait émerger les continents à la surface de la Terre, crée les luminaires pour l'éclairer (le Soleil, la Lune ainsi que les étoiles), fait proliférer les espèces végétales et animales, dont l'homme. Il est content de Lui et s'arrête, pour se reposer, le septième jour. Étrangement, le texte se poursuit alors par un second récit reprenant l'histoire de la Création. Dans ce second récit, la Création n'a pas lieu dans le même ordre. Cette fois l'homme, Adam, apparaît immédiatement, avant toute végétation, avant toute autre espèce, alors que, dans le récit en six jours, il ne survenait qu'en dernier. C'est d'autant plus étrange qu'il faut attendre que toutes les autres espèces soient créées pour qu'apparaisse la femme, alors que dans le premier récit elle est créée en même temps que l'homme. Et, cette fois, cela tourne mal.

Certes, en un sens, les chrétiens ont raison de se servir de la Genèse pour donner du poids à l'idée du péché originel. L'histoire s'y trouve bel et bien. On voit la femme se laisser tenter par le serpent et l'homme manger du fruit défendu. Le problème, c'est qu'elle est incompatible avec celle de la Création - du moins de la Création en six jours, à laquelle ils l'associent. Ce n'est pas dans cette Création-là que les choses tournent mal : dans celle-là, tout se passe très bien. Et pour cause, il n'y a aucun interdit. Comment pourrait-il y avoir désobéissance? Dieu est très content de Lui et de ses créatures, en particulier de celle par laquelle Il a terminé : de l'homme, à savoir de l'homme et de la femme, qu'il a créés en même temps et à Son image : Il est si content d'eux qu'il leur accorde de régner sur tout ce monde, et Il leur donne la jouissance de tous les arbres — sans exception. L'ambiance est tout autre dans le second récit : pour commencer, Dieu pétrit l'homme ; puis Il lui plante un jardin en Éden, mais l'homme est censé le surveiller pour Lui. C'est déjà plus bizarre! Et surtout Il lui prescrit de ne pas manger du fruit de l'Arbre de la connaissance (on disait autrefois de la connaissance du bien et du mal, on dit maintenant de la connaissance du bonheur et du malheur ). Voyant que l'homme s'ennuie. Il crée les animaux (ce qui n'est pas du tout la même chose que dans le premier récit, où Dieu crée les animaux pour Son propre plaisir et parachève ce plaisir avec l'homme). Et, comme Adam n'y trouve pas son compte, Il l'endort et tire une compagne de sa côte. Il est plein d'attention, ce Dieu, mais on Le sent fébrile, inquiet. D'ailleurs, l'irréparable ne tarde pas. Il soupçonne Adam, le poursuit dans le jardin et le somme de s'expliquer. C'en est fait! Pour que l'homme ne devienne pas l'égal des dieux (étonnant pluriel) Il le chasse du jardin d'Éden, qu'il fait garder par les chérubins.

En prenant son temps, Jacqueline dut reconnaître la divergence entre les deux récits. Elle commença par se frotter les yeux, « tellement c'est énorme : Comment a-t-on pu passer à travers ? Pourquoi nous cache-t-on cela depuis tant de temps? ». Puis elle chercha à concilier les deux moments du texte : ne peut-on supposer que le second récit entre dans le détail par rapport au premier en se focalisant sur l'aventure humaine? Mais rien n'y faisait : opposition des deux chronologies, formulation d'un interdit dans le second récit seulement... Pas si facile d'arrondir ainsi les angles! Et surtout à quoi bon, si ce n'est à occulter ce qui, lorsqu'elle était enfant, la choquait. Dans le premier récit, au moins Dieu ne pousse pas Sa créature favorite au crime : Il est tout-puissant et ne craint rien de lui. Dans le second, c'est le contraire : s'il est tout-puissant. Il détermine le cours des choses. S'il détermine le cours des choses, Il est omniscient, par conséquent. Il sait que l'homme va Lui désobéir : dans ce cas, c'est Lui le fautif. Où gît la culpabilité de l'homme? On prétend qu'il a été créé libre : l'homme serait, malgré tout, coupable parce qu'il pouvait ne pas désobéir; et sa punition doit lui faire comprendre le prix de sa liberté? Mais qu'est-ce qu'être libre si tout est joué d'avance?

En replongeant dans le texte de référence, Jacqueline retrouva nombre de ses questions d'enfant, nombre d'objections formulées furtivement en classe puis définitivement étouffées pour cause de « peste ». Pestiférée, voilà le destin d'une « raisonneuse » qui avait soif de comprendre ce qu'on voulait lui faire apprendre : si la Chute faisait partie du scénario, Dieu ne pouvait-il pas abréger l'affaire? Il savait bien que l'homme ne s'en tirerait pas tout seul, qu'il devrait envoyer Son Fils pour effacer l'addition. N'y avait-il pas plus simple? Et surtout moins cruel? Pour Son Fils, encore, ce n'était pas si grave, puisqu'il était sûr de retrouver sa place à la droite de son Père ; mais pour les hommes! Pour tous les hommes aveuglés par des désirs et des craintes qui les dépassent, à commencer par la curiosité, qui est, c'est bien connu, plus forte que tout... Pour tous les humains qui avaient dû payer, et devaient encore payer dans leur chair l'égarement de leur aïeul, le prix n'était-il pas exorbitant? Comment tant d'innocents peuvent-ils payer une faute à laquelle ils n'ont aucune part? D'ailleurs, Adam lui-même ne savait pas qu'il faisait le mal en désobéissant, puisqu'il n'avait pas encore mangé du fruit de l'arbre qui lui eût ouvert les yeux...

Le croira-t-on? Cette jeune femme, qui était venue me trouver en balbutiant, qui se déclarait incapable de dire trois mots de suite sur la religion de son enfance, retrouvait enfin grâce à ses propres yeux. Pas étonnant qu'elle se soit révoltée à l'époque contre ce qu'elle percevait déjà comme des incohérences. Pas étonnant non plus qu'elle ait renoncé à faire fonctionner son intellect, s'il était violé en permanence dans son école, à l'endroit même où il aurait dû être choyé, cultivé, développé. Pas étonnant que son esprit fût devenu frigide! Alors, au fil de nos séances, elle, se lança dans de véritables méditations métaphysiques et découvrit en peu de temps (et toute seule) le cogito. Aussi bien nous sommes-nous lancés dans celles de Descartes. Aujourd'hui, nous en sommes à la troisième — celle où Descartes tente laborieusement de prouver l'existence de Dieu.

Séances à plusieurs

p. 83

Le Cabinet de philosophie est un endroit où l'on s'interroge sur la validité du sens qu'on donne au théâtre de l'existence et du rôle qu'on y joue. [...]

[...]

Outre le nombre et le rythme de séances, le nombre de participants lui aussi peut varier. Au lieu d'y être seul, on peut y venir à deux, et même à trois ; si l'on craint le face-à-face et qu'on partage le désir de « philosopher » avec un ami ou une connaissance, pourquoi ne pas passer une heure ensemble au Cabinet de philosophie? Depuis que j'ai commencé mon activité, j'ai eu souvent l'occasion de recevoir deux personnes en même temps, que ce soit pour une seule séance ou davantage. La première fois, ce fut un psychiatre de Marseille, de passage à Paris, qui voulait mon opinion sur le cas d'un adolescent à problèmes, et qui vint avec sa compagne. Puis une jeune femme me demanda si elle pouvait offrir une consultation à son ami comme cadeau d'anniversaire : je trouvai l'idée superbe, et je les reçus tous les deux. Une autre fois, ce fut un couple marié. Cet entretien-là, je ne suis pas près de l'oublier.

Au téléphone, la dame m'avait affirmé que son époux et elle se posaient exactement la même question, dans les mêmes termes : elle me demanda donc si elle pouvait venir avec lui pour en débattre. Je lui confirmai que, même à deux, le tarif horaire ne changeait pas, puis je m'enquis de « la » question. En prenant son temps, elle énonça avec solennité : « Pourquoi s'encombrer d'objets inutiles ? » Elle ajouta que chacun avait son opinion sur le sujet, mais, comme elles étaient radicalement opposées, ils souhaitaient me rencontrer pour savoir qui avait raison. J'acceptai. N'ayant jamais réfléchi à un tel problème, dont je ne voyais ni les tenants ni les aboutissants (par quel philosophe aurait-il pu être abordé?), je les reçus sans aucune préparation. En quelques minutes, la controverse prit corps. L'époux estimait qu'il ne fallait pas se laisser envahir par les objets qui ne servent à rien, même s'ils ont une valeur sentimentale, car cela paralyse l'action ; prenant pour modèle son bureau, surface de travail où il s'attachait à faire systématiquement place nette, il déplorait la manie qu'avait son épouse d'encombrer la maison d'objets de toutes sortes, au point de compromettre le passage dans les pièces. Pour sa part, il préférait entasser à la cave tout ce qui était superflu. Elle, au contraire, estimait que l'efficacité immédiate ne devait pas conduire au vide impersonnel d'un espace strictement fonctionnel, et préférait vivre parmi les objets qui lui étaient chers, quitte à être gênée dans ses déplacements ; à quoi il répliquait que cela n'avait pas de sens et que, même à la cave, conserver les choses anciennes était stupide non seulement parce que de nouvelles choses les rendaient superflues, mais encore parce qu'il ne se sentait pas le droit d'infliger plus tard à ses enfants tout ce fatras ; car, enfin, qu'auraient-ils à faire d'un tel patrimoine, de tous ces bibelots et autres meubles démodés?

La controverse eût prêté à rire si elle n'avait révélé un déchirement dont, à l'évidence, chacun souffrait depuis longtemps, et qui avait pris cette étonnante tournure. Il m'apparut en effet très vite, à les écouter tous les deux exposer alternativement leurs arguments existentiels, combinés à d'acerbes critiques pro domo, que le monsieur, l'époux, considérait que sa femme lui rendait la vie impossible à la maison, et qu'en fin de compte elle l'encombrait : que non seulement elle encombrait la maison d'objets inutiles, mais qu'elle faisait partie des objets inutiles. De son côté, faisant discrètement allusion à l'infidélité de son mari, la dame ne cachait pas que sa manie d'accumuler les objets dans les pièces communes, et même d'encombrer « son-bureau-à-lui », relevait pour l'essentiel du désir de lui rappeler « son-existence-à-elle », tant il avait fini par l'oublier, au point de faire comme s'il ne la voyait plus : « C'est comme si j'étais transparente! » lâcha-t-elle, avec un sourire mélancolique.

J'étais dans de beaux draps! Allais-je servir d'alibi à un règlement de comptes? Ou bien devais-je me transformer pour l'occasion en conseiller conjugal? J'entrevis une troisième voie, plus conforme au rôle que j'entendais jouer dans mon Cabinet. Le pathétique de cette dispute avait quelque chose d'universel. Dans la lutte des deux membres du couple, je voyais le conflit de la collectivité face à l'individu, et la lutte de l'avenir contre le passé. La position de l'époux me rappelait l'intransigeance des révolutionnaires ; celle d'un Robespierre, décidé à subordonner les caprices de chacun au bien de tous, en faisant table rase des institutions et des codes accumulés par l'Ancien Régime : privilèges des aristocrates, du clergé, droits des corporations, péages, douanes, impôts de toutes sortes, décrets du monarque, qui enserraient le peuple dans un filet inextricable de lois — il fallait en finir avec tout ça, faire place nette en surface ainsi qu'en profondeur, car tout ce fatras freinait la marche en avant de la société moderne. Je demandai donc à ce monsieur s'il choisissait le parti de la collectivité contre celui de l'individu, s'il se reconnaissait dans l'acte révolutionnaire, s'il y aspirait par ailleurs, et s'il mesurait les conséquences de cette option. En effet, son problème était celui sur lequel la Révolution française, toute révolution, peut-être, nous contraignait à réfléchir : étant donné que la partie importe moins que le tout, que faire de l'héritage du passé? Le jeter ou le conserver? Tout jeter? Ne rien conserver? En se libérant des entraves de l'Ancien Régime, le « peuple » français croyait instaurer le règne de l'égalité et de la fraternité ; or, dans le « fatras » des institutions rejetées se trouvaient des mesures destinées à ne pas laisser libre cours aux démons furieux du commerce et de l'industrie... On connaît la suite. Aussi suggérai-je au monsieur en question d'étudier de près cette période, notamment de se plonger un instant dans les splendides discours de Robespierre puis de prendre un peu de recul et de les confronter, par exemple, à l'essai de Tocqueville sur L'Ancien Régime et la Révolution.

Quant à elle, je lui proposai de prêter attention à ce qui motivait son opposition. Nul besoin, en effet, de la situer dans le camp des conservateurs et de lui proposer de prolonger le débat à ce niveau. Sa résistance vis-à-vis de son époux n'avait pas, me semblait-il, de fondement politique et n'aurait pas de sitôt pour enjeu le sort de la collectivité. Elle provenait de son humiliation personnelle et de sa hantise d'une séparation. Elle avait fini par ne plus exister à ses yeux ; il me paraissait donc urgent de se demander pourquoi. Il la trouvait « transparente » : combien de temps allait-elle attendre pour retrouver de la densité? Elle semblait n'exister que par lui ; ne devait-elle pas plutôt chercher à exister par elle-même?

Mon invitation n'était pas sibylline. Cesser de se soumettre au regard de l'autre, c'est la vocation même de la pratique philosophique. Enfant, nous apprenons à voir le monde à travers les yeux des autres, de nos parents, de nos maîtres : le plus souvent, nous nous soumettons à l'image qu'ils veulent nous en donner — une image faite pour nous mettre dans le droit chemin. Mais que vaut une telle vision du monde? Les faits se chargent bien vite de la compromettre. Elle est rarement confirmée par notre expérience. Souvent, d'autres discours la discréditent, tels ceux de nos auteurs favoris, qui sapent — comme par hasard — la sagesse de nos instructeurs. Peu à peu le doute s'installe. Il s'impose. Il taraude. Un jour il faut bien le reconnaître. D'ailleurs, qui suis-je si l'on pense pour moi? Que suis-je si je ne suis pas un sujet pensant? Un objet. Une chose qui ne pense pas. Quoi d'étonnant si je fais « partie des meubles », si ceux qui pensent ne prennent pas garde à moi! Suis-je seulement sûr(e) d'exister? Pour m'en assurer, une seule solution : en douter ; à partir de là, me rendre compte que, si je doute, eh bien, c'est qu'au moins je suis!

C'est ainsi que procéda jadis Descartes. Issue de son éducation solidement chrétienne, l'image qu'il avait du monde fut peu à peu rongée par le doute. Il finit un jour par prendre le taureau par les cornes, allant jusqu'à mettre en question l'existence même de ce monde puis sa propre existence. D'où l'expérience du cogito. Voilà qui pouvait servir de leçon à cette dame si « transparente ». La transparence n'est pas une tare si elle fournit la première certitude à celui qui doute de tout. Encore faut-il penser par soi-même : personne ne peut me garantir que j'existe, si ce n'est moi, dans ma transparence à moi-même. Personne ne peut penser à ma place. Ainsi, le statut de la transparence se transforme : de négative, si je souffre de ne pas exister par l'autre, pour lui et à travers lui, elle devient au contraire positive dès lors que je m'assume comme sujet pensant ; car rien n'est plus clair que cette pensée : « Si je doute, c'est que je suis. [8] »Certes, je suis encore transparent(e), mais, cette fois, c'est pour moi un atout, car c'est la preuve que j'existe — pour peu que je pense à mon propre compte.

Finalement, de manière pathétique, ce couple vivait à petite échelle une tension tout à fait étonnante : d'un côté le pôle collectif, celui de l'histoire humaine, où c'est le « nous » qui fait la loi, de l'autre le pôle individuel, celui du sujet qui dit « moi ». Chacun d'eux tendait vers l'un des pôles, mais les dés n'étaient pas jetés. Aucun des deux n'avait vraiment opéré un choix. Ils avaient donc un travail à faire pour décider en connaissance de cause : lui, en faveur du pôle collectif, dans un sens révolutionnaire, elle, en faveur du pôle individuel, dans le sens du cogito cartésien. Étaient-ils prêts l'un et l'autre à assumer leur tâche? Pouvaient-ils la mener à bien de concert? À ce jour, je l'ignore encore. Je les aurais volontiers aidés, mais je ne les ai jamais revus. C'eût été une bien belle aventure. Ils en ont décidé autrement. Ils ne sont pas allés plus loin. 

* * *

Autant le dire, ils ne sont pas les seuls. Il m'est arrivé plusieurs fois de ne pas revoir des clients dont le programme, à l'issue de la première séance, était prometteur ; d'autres se sont arrêtés en cours de route, ne sont pas allés « jusqu'au bout ». Certains renoncent parce qu'ils manquent de courage pour approfondir leur problématique et d'ardeur pour travailler sur les textes, d'autres parce qu'ils manquent de temps, d'autres à l'évidence enfin, faute d'argent. Cependant, la formule des duos fonctionne bien, justement parce qu'elle résout de facto une bonne partie des difficultés qui viennent d'être évoquées ; d'abord parce que c'est pour chacun deux fois moins cher ; ensuite, parce que l'angoisse face au personnage du « philosophe » est elle aussi divisée par deux, enfin parce qu'une dialectique féconde s'établit très vite à plusieurs.

En séminaire

p. 94

Venue d'outre-Atlantique, cette vague d'éthique n'a aucun mal à pénétrer dans une Europe en proie au doute, assaillie par l'angoisse des lendemains, dans un monde des affaires en crise, secoué par des scandales en série. À quoi, à qui peut-on encore se fier? L'interrogation est lourde de sens. Dans le recours à l'éthique il y a donc quelque chose de juste : le refus de se résigner à la corruption et à la fatalité. Mais il y a aussi un processus d'anesthésie de la réflexion : réfléchir à la source du mal risque de faire trop mal, de faire surgir des révélations douloureuses, et par conséquent de démotiver au lieu de remobiliser. Du point de vue de l'efficacité immédiate, mieux vaut faire disparaître le symptôme!

Je ne suis pas sûr que ce soit un bon calcul. Le spectre du licenciement hante tous les employés, ainsi que nombre de cadres ; celui du dépôt de bilan hante beaucoup d'entrepreneurs, et le spectre d'un krach financier hante la plupart des économistes, même les plus optimistes. Personne ne retrouve la sérénité en détournant le regard du danger. Qui peut trouver son compte dans cette attitude? Pour combien de temps? Si la morale peut encore être de quelque secours, cela passe par le contraire de ce qui se pratique sous le nom d' « éthique ». Sa condition première est l'authenticité. D'où le choix de ce thème comme objet de mon premier séminaire.

Encore fallait-il ne pas tomber dans certains travers propres à ce type de travail en groupe. Quoi de plus navrant que ces « séminaires » où un orateur vient exposer le fruit de ses travaux personnels sans que jamais ses auditeurs soient vraiment mis à contribution! On prend docilement des notes, on pose poliment une question, et (lorsque les « intervenants » sont bons) l'on s'en retourne à la maison (ou dans sa chambre d'hôtel) en étant devenu plus intelligent — ce qui ne dure que le temps d'un rêve. À l'opposé, le séminaire actif, celui où l'on s'investit : on jette le masque, on se livre, on se confie, on se révolte, on apostrophe les autres ; ou bien l'on change de rôle, on « lâche prise », on se laisse aller, on se libère du joug du logos, on laisse parler ses désirs, on donne le champ libre à sa « créativité » — quitte à payer plus tard les pots cassés; mieux, on se dépasse, on prend l'air, on hume la brise, on se frotte aux arbres, on marche sur des braises, on s'élance dans le vide...

Avec leurs « séminaires de recherche », les universitaires peuvent passer à côté de ces aberrations, mais en quoi contribuent-ils à élever le niveau de la réflexion de ceux qui, justement, se trouvent piégés dans les formes communes de « séminaire »? Ils ne s'adressent pas au monde de l'entreprise, pas davantage à cette foule de personnes qui veulent vivre mieux, faire un meilleur usage de leur passage sur Terre. Mus le plus souvent par des impératifs stratégiques et tactiques définis à partir de leur plan de carrière, ils n'attirent en général que des universitaires (doctorants et collègues), et, s'il en est parmi ceux-là qui sont animés d'une véritable soif de savoir, combien ne cherchent qu'à se faire connaître pour construire leur avenir.

Mon séminaire devait éviter tous ces écueils. À vrai dire, le risque était limité. Enseignant à l'Institut d'études politiques depuis quelque temps, je m'ouvrais à un autre univers que celui de l'université. Je n'avais aucune envie de reproduire le modèle de la caste. Il devait y avoir bien mieux à faire. Le retour à l'éthique était devenu un leitmotiv : pourquoi ne pas en sonder la profondeur? Que les instances dirigeantes des entreprises soient devenues sensibles à un assainissement des comportements dans la sphère des finances, des échanges et de la production, cela a eu pour effet de permettre à nombre de prestataires de formation de proposer l'éthique comme un nouveau « produit », dont la promotion est assurée par des penseurs de renom. Or ce type de prestation ne se différencie guère du spectacle télévisuel, où, jusqu'à nouvel ordre, le public est aussi massif que passif. À cette starisation de l'intervention, je préfère le retour aux textes fondateurs. L'objectif de ce premier séminaire sur les sources de la morale occidentale était de faire remonter chacun des participants de l'aval de son discours à l'amont de ses références. Chacun devait donc s'impliquer. Mais cette démarche n'ouvrait pas pour autant la porte aux gesticulations à vocation thérapeutique. Ce séminaire était un séminaire de réflexion, pas d'action. Si j'invitais à faire une pause dans la frénésie de la lutte pour le pouvoir — ou la survie —, ce n'était pas pour permettre au corps de prendre le pas sur l'esprit, la folie sur la raison. C'était, au contraire, pour redonner à l'esprit et à la raison leurs prérogatives, pour permettre aux participants de sonder la teneur de leur désir, plus ou moins enfoui, plus ou moins latent de redevenir authentique, et d'en définir en connaissance de cause les conditions. Il fallait s'impliquer en s'expliquant.

Car nous faisons tous usage de concepts comme « bien » et « mal », et tous (ou presque) nous tâchons d'agir conformément à de tels concepts : par exemple, nous résistons (généralement) à la tentation de mentir, de voler ou de tuer. Lorsque nous ne résistons pas, nous disons que nous commettons, si ce n'est un péché, du moins, une « faute ». Mais ces concepts, ainsi que cette résistance, tirent leur légitimité d'une doctrine tombée de nos jours en désuétude : bien peu nombreux sont ceux qui « croient » encore sérieusement aux dogmes chrétiens... Et, pourtant, nous faisons comme s'ils gardaient toute leur pertinence, puisque, tant dans nos propos que dans nos actes, nous nous référons à eux. Le plus souvent, certes, cette référence n'est qu'implicite, et nous serions bien en peine d'en indiquer la source véritable. En effet, qui peut spontanément préciser d'où la doctrine chrétienne tire sa cohérence? Autant dire que nous ne sommes en mesure de justifier ni nos propos ni nos actes. Il serait donc bien facile à un immoraliste d'en déduire que nous ne savons ni ce que nous disons ni ce que nous faisons...

Ce séminaire avait pour objectif premier de prendre la mesure des lacunes de ses participants et de les combler par l'accès aux quelques textes décisifs. En l'occurrence, il faut en revenir à l'épître aux Romains de l'apôtre Paul, où se noue la relation de la venue du « Sauveur », de sa mort et du « péché originel ». Une fois que ce texte est (re)devenu familier, il faut remonter à un autre texte sur lequel Paul s'appuie : le récit du « péché » qui se trouve dans la Genèse et constitue le début de ce que les chrétiens appellent l'Ancien Testament. À ce stade, qui prend déjà quelques heures, il est temps de s'interroger sur la validité de la référence sur laquelle l'ensemble de l'édifice doctrinal repose. En un mot, il faut se demander si toute cette tradition peut être considérée comme authentique et si elle est digne de foi. Cet examen réserve bien des surprises, tant il révèle d'ignorance, de cécité et de complaisance.

Dans un second temps, on remonte à la tradition grecque. Car, ne l'oublions pas, le courant chrétien a submergé la culture gréco-romaine. Ce faisant, il lui a emprunté nombre de ses éléments. À l'évidence, nos concepts de bien et de mal viennent de Platon. On trouve en effet dans son œuvre une invitation à la sagesse dont tous les courants ultérieurs se sont inspirés. Dans La République, en particulier, on voit ce que signifie atteindre l'authenticité, et le christianisme y a largement puisé pour justifier sa propre révélation. Il se peut que la source soit tarie et que ce que nous y puisons encore soit en vérité pollué. Il se peut que nous ayons à inventer de nouvelles valeurs et un nouveau code de conduite. Encore faut-il, pour éviter malentendus et bévues, savoir de quoi nous parlons. Et s'il faut, pour rejoindre la caverne de Platon, affronter torrents et précipices, du moins pouvons-nous caresser l'espoir de retrouver tôt ou tard le vrai soleil.

Ainsi balisé, cet itinéraire réduit au minimum tant le risque de la passivité, où rien ne se passe, que celui du happening, où tout peut arriver. On peut prendre des notes, mais on doit surtout s'exprimer. On doit marcher sur des braises, mais sur les braises de la tradition ; on doit sauter dans le vide, mais dans le vide de ses références.

[...]

Ce jour-là, il y eut six personnes. Six cobayes, en quelque sorte, puisque jamais encore je n'avais expérimenté la chose. L'heure de vérité était arrivée. J'avouais mon trac, pour commencer — ce qui était une manière d'être « authentique ». J'avais autour de moi six femmes, d'un bon niveau culturel : il y avait là Bernadette, une avocate qui avait une longue carrière derrière elle. Claudine, une enseignante de lettres un peu lasse, Micheline, une « simple » mère de famille qui avait mené sa tâche à bien dans un milieu aisé, amateur d'art et grande lectrice de Paul Léautaud, Chantal, une ancienne infirmière devenue psychothérapeute, Laurence, la directrice d'une agence de publicité, et Martine, productrice de films et d'événements d'entreprise (dont j'ai déjà parlé à propos du café...). Six femmes, donc, auxquelles s'ajoutait la jeune Alix, qui venait me seconder — et voir si l'exercice lui convenait.

Je demandai à la ronde si ce souci de ne pas mentir, de ne pas camoufler, d'être soi-même avait un fondement : n'était-ce pas, au fond, un reliquat d'éducation religieuse, sans raison d'être dans la vie moderne; un reste de mauvaise conscience infantile, sans pertinence pour la vie d'adulte. Était-ce seulement possible d'être vraiment authentique? N'était-ce pas un doux rêve de jeunesse? Un idéal inaccessible, réservé à des êtres d'exception, comme le Jésus des Évangiles? S'il y était, lui, parvenu, n'était-ce pas parce qu'il était d'origine divine? Ou bien fallait-il ne pas se résigner? Fallait-il y croire encore? Mais dépendait-il de nous seulement de vivre de manière authentique?

La discussion s'engagea sans heurts, mais l'émotion l'emportait sur la réflexion. De douloureuses expériences personnelles émergèrent. Il s'avéra que de vieilles blessures demeuraient ouvertes et que d'autres étaient bien mal cicatrisées. Certaines remontaient à la prime jeunesse. Ainsi, l'une des participantes, retournant à ses premiers souvenirs, évoqua l'époque du catéchisme comme celle qui lui paraissait la moins authentique, tant le décalage était grand entre les préceptes et les actes : on parlait de la droiture comme d'un principe qui allait de soi, mais c'est en vain que l'enfant qu'elle était la cherchait chez les adultes — et chez ses maîtres —, tandis qu'elle se voyait contrainte de tout dire au confessionnal sur ses fautes et ses mauvaises pensées. Pour une autre, ce fut l'époque hitlérienne et l'immense cortège de fléaux qui s'abattirent sur les siens, quand les juifs furent pris une fois de plus comme boucs émissaires : que de cruauté, que de folie chez les bourreaux! Que de lâcheté chez ceux qui ne risquaient rien! Et souvent que de complicité! Que d'hypocrisie! Comment croire dès lors au genre humain? Comment miser sur une quelconque sincérité chez l'autre? Pour elle, l'authenticité n'était pas un impératif mais un leurre!

En se développant à partir de tels témoignages, la séance pouvait tourner aisément à la thérapie de groupe. Il n'en fut rien. Passé le moment fort du pathos, la controverse prit lentement tournure. Peu à peu se dégagèrent des points de vue clairs et distincts : pour l'une, l'authenticité avait pour condition le rejet de tout ce qui avait été appris sans esprit critique ; pour sa voisine, le refus de mentir à l'autre, et surtout de se mentir à soi-même : pour la troisième, c'était la valeur suprême, celle qu'il importait de partager avec une âme sœur : pour la quatrième, être authentique signifiait au contraire être en accord avec son moi profond, sans égard pour qui que ce soit ; pour la cinquième, cela consistait à vivre en harmonie avec la nature ; pour la dernière, ne vivre que dans l'essentiel, c'est-à-dire obéir à l'appel du cœur... Jusqu'à ce qu'il fût patent pour tout le monde qu'en employant le même mot, personne ne parlait de la même chose.

Aussi devenait-il nécessaire de savoir d'où la notion provenait. Mon programme prévoyait de commencer par la figure chrétienne du Messie, car cela offrait bien des avantages. D'abord, parce que le christianisme fournissait un modèle incontournable, et qu'il valait mieux aller directement à l'original que de passer par ses copies pour tenter d'en discerner l'essentiel ; ensuite parce que ce modèle était susceptible de faire encore l'objet d'un consensus, d'un modèle à suivre, même à notre insu ; enfin, parce qu'il convenait justement d'en avoir le cœur net, de rendre explicite ce qui pouvait être latent. L'inconvénient, c'est que, dès qu'on cherche à cerner la figure du Christ, elle s'échappe, et que plus on s'y applique, plus elle s'efface. Des six personnes présentes ce jour-là, il n'en est pas une qui n'ait dû s'en étonner. Non que les récits fassent défaut, d'où l'on peut tirer un portrait de Jésus de Nazareth : les quatre Évangiles y pourvoient abondamment. On peut se faire une idée de sa personne, de son tempérament, de sa façon d'être, de sa bonté, de sa droiture, de sa rigueur — dans la patience comme dans la colère — grâce aux narrations que présentent Matthieu, Marc, Luc et Jean de ses actions et de ses paroles. Seulement voilà! D'une part, l'origine de ces récits est plus que douteuse, d'autre part, dans la doctrine chrétienne, c'est moins la vie de Jésus qui compte que sa mort.

Les Évangiles ont été canonisés comme témoignages directs de la vie de Jésus. Mais le Nouveau Testament contient d'autres textes peu compatibles avec cette assertion. Ainsi, les lettres de Paul. Paul n'évoque jamais les Évangiles dans ses lettres. Bien sûr, il annonce la « bonne nouvelle », il proclame à qui veut l'entendre que le Messie est venu, mais il ne se réfère jamais aux textes que nous désignons de ce nom. Dans son épître aux Thessaloniciens, par exemple, il fait référence à l'Écriture, mais il s'agit des Écritures juives, en l'occurrence des Psaumes de David. Lorsqu'il leur parle de 1' « Évangile » (en 1.V, 2.II, 2.IX, 3.II), il ne s'agit pas d'un texte, mais d'un message, d'une nouvelle : en grec, le terme euaggelion désignait, stricto sensu, la récompense que l'on donnait au messager ; puis ce mot désigna le message lui-même lorsqu'il était bon ; on le trouve dans la traduction grecque des Écritures sacrées juives (la traduction dite « des Septantes »), pour indiquer les messages qui rendent heureux. Il faut attendre le milieu du IIe siècle de notre ère pour que ce terme s'applique aux écrits attribués à Matthieu, Marc et consorts.

Certes, l'inauthenticité des Évangiles ne ruine pas toute possibilité de s'abreuver directement à la source du christianisme, mais c'est au détriment du « modèle » de vie que serait Jésus. Car ce qui compte alors, c'est son rôle exceptionnel de Sauveur. C'est ce qui donne au christianisme sa cohérence. Sa source n'est pas Jésus, mais Paul. Ce n'est pas sur la vie de Jésus que la foi chrétienne repose, mais sur sa mort. Ce qui importe, ce n'est pas qu'il ait vécu de manière exemplaire, qu'il ait fait preuve d'une grande probité, d'une extrême bonté, d'une profonde sagesse, c'est qu'il se soit sacrifié pour racheter les péchés du monde, c'est qu'il ait été crucifié, c'est donc qu'il ait rendu l'âme. Bien sûr, encore fallait-il pour cela qu'il soit né et qu'il eût « accompli les Écritures », c'est-à-dire qu'il ait le profil du Messie attendu par les Juifs, notamment qu'il soit descendant de la tribu du roi David ; il fallait qu'il se distinguât entre tous par ses dons et son allure. Mais, s'il avait eu vraiment le profil requis par les textes sacrés, et s'il avait vraiment accompli les Écritures, il est permis de se demander pourquoi les Juifs ne l'auraient pas reconnu pour leur Messie. Car les Juifs attendaient vraiment un Messie. Ils attendaient Celui qui restaurerait la royauté d'Israël, perdue depuis des siècles. Ils attendaient Celui qui les délivrerait du joug romain, en place depuis des décennies. Et si Jésus avait été celui-là, croit-on qu'ils ne l'auraient pas vu?

Quand il s'appelait encore Saul, Paul tenait ce raisonnement. Et c'est pour cette raison qu'il était devenu l'un des adversaires les plus farouches de la secte qui se réclamait de ce personnage qui s'était laissé prendre au bois comme un vaurien. Il n'avait pas assisté au supplice et n'avait jamais vu l'homme en question, mais il ne pouvait admettre que ce fût là le sort réservé au Sauveur de la nation juive. Comme ses partisans faisaient courir les bruits les plus fous sur le compte de leur Maître, qu'ils le prétendaient Fils de Dieu, quoi de plus nécessaire que de faire taire ces gens, quitte à les abattre? C'est lors d'une mission de répression que la lumière se fit en son esprit. Et c'est lui qui établit pour la première fois le lien entre la mission du Messie et la mort de Jésus. Il comprit, sur le chemin de Damas, qu'il faisait fausse route. La vérité l'aveugla : ce n'était pas par sa vie que le Messie devait réaliser la promesse de libération contenue dans les textes de la tradition juive, mais par sa mort. Toute l'histoire du peuple juif montrait sa propension à désobéir à son Dieu : à quoi bon un nouveau geste de la part de ce Dieu? À quoi bon restaurer la puissance de la nation? N'allait-elle pas, sitôt la promesse accomplie, tourner de nouveau le dos à sa résolution? Dieu allait-Il encore être dupé? Non! Il devait y avoir autre chose dans la promesse. La venue du Messie devait avoir une autre signification, beaucoup moins triviale, et beaucoup plus universelle! Ni la désobéissance à la loi divine ni les souffrances qui en résultent n'étant spécifiques à la nation juive, pourquoi la venue du Sauveur lui serait-elle réservée? Un texte du Pentateuque, l'un des tout premiers, qu'on attribuait à Moïse et qui narrait la création du monde, racontait comment le premier homme avait désobéi à Dieu. Forts de leurs alliances successives avec Dieu par l'entremise de leurs patriarches, les Juifs ne prêtaient guère attention à cette première faute : n'était-ce pas là leur erreur? Comment ne pas voir que dès sa création l'homme était voué au péché? Dieu n'avait d'ailleurs pas hésité à plusieurs reprises à détruire tout ou partie de Sa création. Plutôt que d'aider la nation juive à retrouver sa souveraineté, qu'est-ce qui L'empêcherait de sévir une fois de plus?

Il reste à savoir si une telle « révélation » peut étancher, aujourd'hui encore, notre soif d'authenticité. S'il en est ainsi, si dans sa phase fondatrice le christianisme se présente bien sous ces auspices, comment s'y reconnaître lorsqu'on cherche un modèle de conduite? Lorsqu'on cherche à s'approcher de la figure de Jésus comme d'un exemple à suivre pour mener une vie digne de ce nom, on se trouve rapidement contraint de pénétrer dans une région fort aride, où l'on a plus souvent l'occasion de tomber dans les sables mouvants que de se désaltérer : c'est le domaine de la vérification des sources, qui conduit au redoutable pays des recherches philologiques, celui qui n'en finit pas. Et, si l'on préfère s'épargner cette peine et ces déboires au nom du fait que le christianisme commence véritablement avec Paul, on se retrouve devant une figure qui n'est plus celle d'un homme dont on pourrait suivre la voie, mais celle du Fils de Dieu, qui, certes, est salvatrice, mais qui ne peut servir de modèle, sauf à considérer la mort comme la meilleure manière de vivre!

Et ce n'est pas tout. Cette masse de difficultés est décuplée dès lors qu'on prend garde à la référence qui sert de point de départ à 1'« essentiel ». En s'appuyant sur le récit du péché originel. Paul (et à sa suite toute la tradition chrétienne) établit une connexion qui, elle aussi, donne à réfléchir. Car, comme je l'ai évoqué plus haut à propos d'une consultation particulière, le texte de la Genèse contient deux récits de la Création qui sont incompatibles. Certes, dans le second récit, on trouve bien l'histoire du péché d'Adam : mais, étant donné que le récit de la Création dans lequel il s'insère n'est pas compatible avec le premier récit, celui de la Création en six jours, il n'est pas possible d'invoquer l'un et l'autre. Paul (et tous ceux qui le suivent) devrait, s'il avait le souci de la cohérence, choisir entre les deux : il devrait rejeter le premier, celui dans lequel l'homme est créé en dernier, et en même temps que la femme, où Dieu, ravi de son ouvrage, accorde au couple humain la domination sur toutes les créatures, sans mentionner aucun interdit, sur aucun animal, aucune plante, ni aucun arbre. Ce récit-là ne peut mener le premier homme à la désobéissance ; il ne peut par conséquent expliquer l'origine du mal sur Terre, et Paul ne peut donc en faire usage. 

Ah! s'il était seulement possible de converser avec Paul! Il faudrait lui demander comment il s'y prit. Savait-il qu'en voulant révéler les raisons de la nécessité de la mort du Messie il occultait de manière frauduleuse l'incohérence de la Genèse? Afin d'expliquer l'insolvabilité de la dette de l'espèce humaine envers Dieu, il optait délibérément pour le second récit. Mais, en optant pour le second récit, il devait admettre que le premier était erroné, par conséquent, renoncer au caractère sacré du texte de la Genèse dans son ensemble, et en conséquence à son propre discours, à sa propre révélation. Son alternative était cruelle : ou bien admettre le premier récit, et se priver du moyen de fonder son intuition de la mission du Messie ; ou bien le rejeter, et faire perdre tout crédit à sa parole. II lui fallait donc le faire sans le dire... C'est là, sans doute, la marque du génie, de l'inspiration — de celles qui rendent superflue la probité intellectuelle, mais pouvons-nous, aujourd'hui encore, tomber dans le panneau? Il faut grandement s'étonner que, sur ce point aussi, la plupart des autorités chrétiennes demeurent fort discrètes. Des siècles durant, elles présentèrent l'histoire du péché comme ne faisant qu'une avec celle de la Création. À l'examen, il s'avère que c'est impossible. Aujourd'hui, la plupart des ecclésiastiques savent que ces récits n'ont pas la même origine [9], que le « collage » est plus qu'approximatif, et que par conséquent la « bonne nouvelle » de Paul ne peut être prise à la lettre. Il n'empêche qu'ils se gardent bien d'éveiller l'attention de leurs ouailles sur les difficultés intrinsèques de l'opération. Il est vrai qu'elles n'ont pas pour vocation d'éduquer l'esprit critique des foules.

Dans ce séminaire, je prends le temps qu'il faut pour que le groupe dans son ensemble mette de lui-même le doigt sur les difficultés de la référence aux textes décisifs, et pour que chacun mesure sa propre cécité. À chaque fois, je dois le reconnaître, l'étonnement est énorme. Lors du premier séminaire, en particulier, l'émotion avait été très forte. Personne n'était préparé à une telle « révélation ». Certaines participantes étaient pourtant familières des textes sacrés. Néanmoins, aucune n'avait fait jusque-là une expérience de cette sorte : que les textes les plus connus, les plus importants peut-être de la culture occidentale, ceux qui en tout cas avaient joué le rôle le plus considérable, soient si « problématiques », et, qui plus est, qu'elles soient elles-mêmes en mesure de voir ce qui ne collait pas. Ce qu'elles comprenaient le moins, c'est pourquoi cela se savait si peu et comment on avait pu être si longtemps aveuglé.

Elles n'étaient cependant pas au bout de leurs peines. Le séminaire parvient à ce stade au cours de la première journée : pour la finir, il reste à faire un peu connaissance avec les doctrines auxquelles s'est imposé le christianisme des premiers temps, celles qu'il a vaincues, et dont, malgré ses incohérences, malgré son manque de probité et sa morbidité, il a pris la place au cœur de l'Empire romain : le paganisme, le stoïcisme et l'épicurisme. Si l'on prend acte des défauts du christianisme, alors, il faut bien donner, ne fût-ce qu'un instant, leurs chances à ceux qui tenaient le christianisme pour une détestable superstition. Ce qui nous conduit à nous demander si l'opprobre dont ces doctrines et leurs partisans ont été couverts est vraiment mérité. À commencer par l'opprobre dont ont été couverts le paganisme et... Néron.

En voyage

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Le pari du « voyage philosophique », c'est de rendre accessibles les textes les plus hermétiques. Il est vrai que beaucoup d'auteurs sont obscurs, à tel point que la pratique de la philosophie implique un « travail » ardu, méthodique, patient, qui procure longtemps plus de peine que de plaisir. Et pourtant! Non seulement le plaisir finit un jour par arriver, mais, le plus souvent, si l'on a tant de peine à entrer dans l'œuvre d'un philosophe, c'est parce qu'on n'y entre pas par la bonne porte. Certes, les concepts, le style, la technicité de la plupart des textes strictement philosophiques compromettent généralement l'adhésion qu'ils seraient susceptibles d'emporter de la part du lecteur. Mais qu'on parte sur les lieux où ils ont été rédigés, qu'on prenne peu à peu contact avec leur contexte historique, avec la vie de l'auteur, avec sa silhouette, ses habitudes, ses manies, qu'on se promène sur les lieux de son existence, qu'on visite les édifices qui comptaient alors, et l'on verra peu à peu s'amenuiser une distance qui paraissait infranchissable. Une fois sur place, une intimité se crée, chargée d'anecdotes et d'émotions. Qu'on se rende donc à Königsberg, ce port des confins de la Baltique : c'est là que Kant a passé sa vie — toute sa vie (il ne l'a jamais quitté). Qu'on prenne le temps de se promener dans les ruelles de la vieille ville, de parcourir (à pied) le trajet que Kant faisait tous les jours à la même heure, de remettre à jour ses connaissances sur la situation politique (émergence de la puissance prussienne entre l'Angleterre, la France, l'Autriche et la Russie), de mesurer l'intensité du conflit entre la science et la religion (Newton et sa loi de l'attraction universelle battent en brèche la croyance à la lettre de la révélation biblique sur la genèse du monde). Eh bien, je parie qu'on ne restera pas longtemps étranger au souci kantien d'arbitrer entre les deux partis!


[1] Marc Sautet, Un café pour Socrate, Éditions Robert Laffont © 1995.

Depuis 1992, tous les dimanches, le Café des Phares, place de la Bastille, est devenu un lieu unique. Marc Sautet, philosophe, y anime un débat ouvert à tous : un moment privilégié d'une nouvelle pratique de la philosophie. Non loin de là, dans son Cabinet, il propose aussi des consultations. Ainsi, avec lui, la philosophie sort de son cadre élitiste, redevient un outil quotidien, nous aide à nous poser les bonnes questions. Face à une société en crise, elle nous donne les moyens de réfléchir sur l'État, la justice, la violence, notre condition d'homme...

Mais pour observer et comprendre le monde d'aujourd'hui, il faut d'abord savoir d'où nous venons. Marc Sautet, avec clarté et passion, nous entraîne à le suivre sur le chemin de l'histoire occidentale : pour le philosophe, interroger le passé, c'est tenter de maîtriser le présent.

Mieux : n'est-ce pas voir l'avenir? Lorsqu'il nous montre Athènes, la cité démocratique, au faîte de sa gloire, il nous rappelle que s'abattent sur elle des fléaux étrangement semblables à ceux qui font vaciller nos consciences. Et nous nous demandons avec lui : Ne sommes-nous pas en train de jouer le même drame? Si nous répétons les mêmes erreurs, échapperons-nous au dernier acte?

Il y a 2500 ans, la voix de Socrate s'est élevée pour éveiller les citoyens d'Athènes. L'enjeu pour la philosophie n'est-il pas, maintenant, de retrouver sa vraie place dans notre vie?

Docteur en philosophie, longtemps enseignant dans le secondaire puis à l'université, actuellement [1995] maître de conférences à l'Institut d'études politiques de Paris, Marc Sautet a ouvert, en 1992, le premier Cabinet de Philosophie en France.

[Marc Sautet n'est plus. Il dirigeait peu avant sa disparition un cycle d'initiation à la philosophie dans le cadre de l'université de la Culture Permanente de Paris X / Nanterre. Il est décédé à Paris le 2 mars 1998 à 51 ans des suites d'une tumeur au cerveau.]

[2] Platon, Phédon (61 b), trad. Bernard Piettre. Paris, Le livre de Poche, « Classiques de la philosophie », 1992, p. 196.

[3] Platon, Phédon (70 a), op. cit., p. 210.

[4] Ibid. (70 b), op. cit., p. 211.

[5] Ibid. (73 c), op. cit., p. 217.

[6] Ibid. (76 c), op. cit., p. 224.

[7] Ibid. (80 d), op. cit., p. 232.

[8] Descartes, Méditations métaphysiques, début de la deuxième méditation. Garnier, 1967, Œuvres philosophiques, tome 2, p. 415-416.

[9] La version œcuménique, vendue au grand public en Livre de Poche, en témoigne. Qu'on lise attentivement l'introduction!


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