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1798-1799 |
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Romantisme |
SOMMAIRE |
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Fragment # A-116 [1] La poésie romantique est une poésie universelle progressive [2]. Sa fin n'est pas seulement de réunir nouvellement tous les genres poétiques séparés et de mettre en contact la poésie avec la philosophie et la rhétorique. Elle veut et doit aussi, tantôt mélanger, tantôt combiner poésie et prose, génialité et critique, poésie artistique et poésie naturelle ; elle veut et doit rendre la poésie vivante et en faire un lien social, poétiser l'esprit (Witz), remplir et saturer les formes d'art avec des éléments éducatifs variés et purs en les animant par les vibrations de l'humour. Elle embrasse tout ce qui est poétique, du plus grand système de l'art, qui contient en soi plusieurs systèmes, au soupir, au baiser que l'enfant poète exalte dans un chant naturel. Elle peut se perdre dans l'objet représenté, de sorte qu'on pourrait croire que caractériser des individus poétiques de toutes sortes, est, pour elle, l'alpha et l'oméga ; et pourtant, il n'y a pas encore de forme qui se prête afin d'exprimer parfaitement la pensée de l'auteur : c'est ainsi que plusieurs artistes, qui ne voulaient seulement écrire qu'un roman, se sont, sans le vouloir, représentés eux-mêmes. Elle seule peut, à l'image du drame, devenir un miroir de tout le monde environnant, une image de l'époque. Mais elle peut néanmoins, surtout entre le représenté et le représentant, libre de tout intérêt réel ou idéel, planer sur les ailes de la réflexion poétique, la renforçant encore, toujours, et, telle une interminable série de miroirs, la multiplier. Elle est capable de la culture la plus haute et la plus universelle — non seulement de l'intérieur vers l'extérieur, mais aussi de l'extérieur vers l'intérieur — organisant de manière harmonieuse toutes les parties de ce qui, dans ses produits, doit former un tout par lequel s'ouvre la perspective d'un classicisme croissant sans limites. La poésie romantique est parmi les arts ce que la saillie est à la philosophie, ce que sont dans la vie la société, les relations, l'amitié et l'amour. Les autres genres sont complets et ne peuvent guère qu'être analysés en entier. La poésie romantique est toujours en devenir : bien plus, c'est son essence même que de rester éternellement en devenir, de ne pouvoir jamais être achevée. Elle ne peut être épuisée par aucune théorie, et seule une critique divinatrice oserait essayer de caractériser son idéal. Elle seule est infinie, comme elle seule est libre, et ne reconnaît comme première loi que celle-ci : l'arbitraire (Willkür) du poète ne souffre aucune loi qui le domine [3]. Le genre poétique romantique est le seul à être plus qu'un genre et, pour ainsi dire, la poésie elle-même : ainsi, en un certain sens, toute poésie est ou doit être romantique. Fragment # L-48 [4] L'ironie est la forme du paradoxe. Le paradoxe est tout ce qui est, à la fois, bon et grand. Fragment # L-42 [5] La philosophie est la véritable patrie de l'ironie que l'on aimerait définir beauté logique : ainsi, partout où l'on philosophe de manière non systématique, que ce soit dans les conversations ou dans les dialogues écrits [6], on doit faire et exiger l'ironie au point que les stoïciens eux-mêmes tinrent l'urbanité pour une vertu. Bien sûr, il y a aussi une ironie rhétorique, laquelle, utilisée avec parcimonie, produit un excellent effet, en particulier dans la polémique ; elle est à l'urbanité sublime de la muse socratique ce que la splendeur de la plus brillante oraison est à une tragédie antique de haut style. La poésie seule peut ici aussi s'élever à la hauteur de la philosophie et n'est pas, comme la rhétorique, fondée sur des passages ironiques. Il y a des poèmes anciens et modernes qui répandent de tous côtés et partout le souffle divin de l'ironie. Une authentique bouffonnerie transcendantale vit en eux. Intérieurement, c'est une joie qui embrasse tout, qui se soulève infiniment au-dessus de chaque chose déterminée, même de l'art, de la vertu ou de la génialité propres ; extérieurement, dans l'exécution, c'est la manière mimétique d'un bouffon italien traditionnel et doué. Idées # I-94 [7] Les quelques révolutionnaires qu'il y avait dans la Révolution étaient des mystiques comme seuls les Français de notre époque peuvent l'être. Ils constituèrent leur essence et leur agir en religion ; mais, dans l'histoire de l'avenir, la mission et le mérite suprêmes de la Révolution apparaîtront ceux d'avoir été le plus intense encouragement à la religion cachée. Idées # I-132 [8] Séparez toute la religion de la morale et vous aurez la véritable énergie du mal en l'homme, le principe terrible, cruel, furieux et inhumain de ce qui, originellement, repose dans son esprit. La séparation de l'inséparable se punit ici de la plus horrible façon. Idées # I-19 [9] Avoir du génie est l'état naturel de l'homme ; il doit aussi sortir sain des mains de la nature, et puisque l'amour est pour les femmes ce que le génie est pour l'homme, nous devons nous imaginer l'Âge d'Or comme celui où l'amour et le génie étaient universels. |
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Lucinde [10] Confessions d'un maladroit (Julius à Lucinde) p. 45 Les humains et ce qu'ils veulent et font m'apparaissaient quand je m'en souvenais, comme des figures sans mouvement, d'un gris de cendre : mais dans la solitude sacrée qui m'entourait tout était lumière et couleur et un souffle frais et chaud de vie et d'amour m'arrivait, bruissait et s'agitait dans toutes les branches du luxuriant bosquet. Je contemplais et goûtais tout en même temps : la verdure vigoureuse, la blanche floraison et les fruits d'or. Et ainsi je vis aussi, avec les yeux de l'esprit, l'éternelle et unique bien-aimée sous de nombreux aspects : tantôt petite fille, tantôt femme dans le plein épanouissement et l'énergie de l'amour et de la féminité, et, ensuite, mère respectable, un petit garçon à l'air grave sur les bras. Je respirais le printemps, je voyais limpidement autour de moi l'éternelle jeunesse et, souriant, je dis : Quoique le monde puisse bien ne pas être précisément le meilleur ou le plus utile, il est, je le sais du moins, le plus beau. De ce sentiment ou de cette idée, rien n'aurait pu non plus me distraire, ni doutes universels ni peur particulière. Car je croyais pénétrer d'un regard profond le secret de la nature ; je sentais que tout vit éternellement et que la mort, elle aussi, est une amie et seulement une illusion. Cependant je n'y pensais, à proprement parler, pas beaucoup, je n'étais pas particulièrement disposé du moins à associer et dissocier les concepts. Mais je prenais plaisir à m'enfoncer et me perdre dans tous les mélanges et tous les entrelacements de joie et de souffrance d'où sortent le piment de la vie et la fleur de la sensation, la volupté de l'esprit comme la béatitude des sens. Un feu subtil coulait en mes veines ; ce qui était l'objet de mon rêve, ce n'était pas peut-être seulement un baiser, l'étreinte de tes bras, ce n'était pas seulement le souhait de briser l'aiguillon torturant de la nostalgie et d'apaiser cette douce ardeur dans la fraîcheur de l'abandon, ce n'était point seulement de tes lèvres dont j'avais la nostalgie ou de tes yeux ou de ton corps ; mais c'était une confusion romantique de toutes ces choses, un mélange étrange des réminiscences et des nostalgies les plus diverses. Tous les mystères de l'exubérance féminine et masculine semblaient planer autour de moi lorsque brusquement, dans ma solitude, je fus complètement embrasé par ta présence réelle et par la joie épanouie qui brillait sur ton visage. Traits d'esprit et ravissement se mirent alors à alterner et furent la pulsation commune de nos vies qui n'en faisaient qu'une ; nous nous étreignîmes avec autant de frénésie que de religion. Je te priais vivement de bien vouloir t'abandonner une fois encore entièrement à ta fureur et je te suppliais de bien vouloir être insatiable. Cependant j'épiais avec une froide réflexion chaque trait léger de joie afin qu'il ne m'en échappât même pas un et qu'il ne subsistât un vide dans cette harmonie. Je n'éprouvais pas seulement une jouissance, mais je sentais la jouissance et en jouissais. Tu es si extraordinairement avisée, très chère Lucinde, que tu as probablement depuis bien longtemps soupçonné que tout cela n'était qu'un beau rêve. Hélas ! il en est bien ainsi et je serais inconsolable si je ne pouvais espérer que nous pourrons prochainement en réaliser au moins une partie. Ce qu'il y a de vrai dans l'affaire, c'est que je me tenais tout à l'heure à la fenêtre ; je ne sais pas depuis combien de temps ; car, avec les autres règles de la raison et de la moralité, j'ai alors oublié complètement aussi comment on mesure le temps. Donc j'étais à la fenêtre et regardais au-dehors ; le matin mérite assurément d'être appelé beau ; l'air est calme et assez chaud ; la verdure, là devant moi, est aussi toute fraîche ; la vaste plaine tantôt se soulève, tantôt s'abaisse ; ainsi le fleuve à l'éclat d'argent serpente, paisible et large ; en de grands mouvements, il s'élance et s'infléchit, jusqu'à ce que lui-même et l'imagination de l'amant, qui se balançait sur lui comme le cygne, s'enfoncent dans le lointain et se perdent lentement dans l'immensité. Le bosquet et ses couleurs du sud, ma vision les doit probablement au grand amoncellement de fleurs, là à côté de moi, parmi lesquelles se trouve un nombre respectable d'oranges. Tout le reste peut facilement s'expliquer en partant de la psychologie. C'était une illusion, chère amie, tout était illusion sauf que je me tenais tout à l'heure debout à la fenêtre et ne faisais rien et que maintenant je suis assis ici et fais quelque chose, ce qui est seulement un peu plus ou voire même quelque peu moins encore que ne rien faire. J'en étais là de coucher par écrit mon entretien avec moi-même lorsque, au milieu des tendres pensées et des sentiments riches de sens que suscitait en moi l'enchaînement dramatique, aussi merveilleux que compliqué, de nos étreintes, je fus interrompu par un incident fortuit barbare et déplaisant ; j'étais justement sur le point de dérouler devant toi, en périodes claires et véridiques, l'histoire précise et consciencieuse de notre frivolité et de ma lourdeur ; j'allais exposer comment s'éclaircissent progressivement, peu à peu, de degré en degré, selon des lois naturelles, nos désaccords qui portent atteinte au centre caché de la plus subtile existence et je me proposais de décrire les produits divers de ma maladresse, sans oublier les années d'apprentissage de ma masculinité sur lesquelles je ne puis jamais jeter un coup d'oeil d'ensemble ou partiel sans grands sourires, un peu de mélancolie et assez de présomption. Cependant, je veux essayer, en amant et en écrivain formés, de donner une forme au hasard brutal et de le façonner selon mon propos. Mais pour moi et pour cet écrit, pour mon amour à son égard et pour sa forme en soi, il n'est point de propos qui soit plus à propos que d'anéantir dès le début ce que nous appelons ordre, de l'en tenir bien loin, de m'adjuger nettement le droit à une ravissante confusion et de l'affirmer en acte. C'est d'autant plus nécessaire que la matière offerte à mon esprit et à ma plume par notre vie et notre amour est une marche fort irrésistible en avant et un système fort inflexible. Si la forme l'était alors également, cette lettre, unique en son genre, en recevrait une unité et une uniformité insupportables et elle serait incapable de réaliser ce qu'elle veut et doit, à savoir reproduire et parfaire ce si beau chaos d'harmonies sublimes et de jouissances intéressantes. Je fais donc usage de mon droit incontesté de confusion et je mets ou place ici, en plein à une place impropre, un des nombreux feuillets épars que je remplissais ou maculais par nostalgie et impatience quand je ne te trouvais pas là où j'espérais très sûrement te trouver, dans ta chambre, sur notre divan ; j'usais de la dernière plume dont tu t'étais servie, des premiers mots venus, comme l'inspiration me les dictait et toi, ô toute bonne, tu as conservé soigneusement cela à mon insu. Le choix n'est pas difficile pour moi. En effet, parmi les rêveries qui sont déjà confiées ici aux caractères éternels de l'écriture et à toi-même, le souvenir du plus beau monde est encore ce qui a le plus de substance et conserve, au premier chef, une certaine espèce de similitude avec ce que l'on appelle des idées ; je prends donc, avant tout le reste, la fantaisie en style dithyrambique sur la plus belle situation. Car, quand une fois nous savons de science certaine que nous vivons dans le plus beau monde, il est incontestable qu'immédiatement après nous avons besoin de nous instruire à fond, par les autres ou par nous-même, de la plus belle situation dans le monde qui est le plus beau. p. 171 En un doux repos de l'esprit l'enfant, sommeille et le baiser de la déesse éprise d'amour ne suscite en lui que rêves légers. La rose de la pudeur donne sa couleur à ses joues, il sourit et semble déclore ses lèvres, mais il ne s'éveille pas et ne sait ce qui se passe en lui. C'est seulement lorsque l'excitation de la vie extérieure, multipliée et renforcée par un écho intérieur, a pénétré de toutes parts son être entier qu'il ouvre les yeux, ravi d'allégresse par le soleil, et il se souvient maintenant du monde enchanté qu'il vit dans la clarté de la lune blafarde. La voix merveilleuse qui l'éveilla lui est restée, mais elle est maintenant la réponse que les objets extérieurs lui renvoient ; et s'il tente, avec une timidité ingénue, d'échapper au mystère de son existence, s'il cherche avec une belle curiosité ce qui lui est inconnu, il ne perçoit partout que l'écho de sa propre nostalgie. Ainsi l'oeil ne contemple dans le miroir du fleuve que le reflet du ciel bleu, les vertes rives, les arbres qui se balancent et la propre forme de celui qui, plongé en soi, considère ces choses. Si un coeur, plein d'amour inconscient, se trouve soi-même là où il espérait rencontrer l'amour d'un autre, il est frappé d'étonnement. Mais bientôt l'homme se laisse à nouveau attirer et tromper par la magie de la contemplation et il aime son ombre. Alors l'instant de la grâce physique est venu, l'âme se donne une fois encore une enveloppe et s'exhale et se parfait dans la forme sensible. L'esprit se perd dans sa claire profondeur, et, comme Narcisse, se retrouve devenu fleur. L'amour est plus haut que la grâce physique et comme la fleur de la beauté se fanerait vite, sans avoir porté de fruit, si l'amour d'un autre ne complétait sa formation ! Cet instant ; baiser d'Amour et de Psyché, est la rose de la vie. Diotima, l'inspirée, n'a révélé à Socrate, qui lui était cher, que la moitié de l'amour. L'amour n'est pas seulement le détour silencieux de l'infini ; il est aussi la jouissance sacrée d'une réalité présente faite de beauté. Il n'est point seulement un mélange, une transition de la mortalité à l'immortalité, mais il est une unité parfaite des deux. Il y a un amour pur, un sentiment indivisible et simple que ne trouble point un effort inquiet. Chacun, l'un comme l'autre, donne ce qu'il reçoit ; tout est égal et total et achevé en soi comme le baiser éternel des enfants divins. Par la magie de la joie, le grand chaos de formes en conflit devient fluide et se transforme en une harmonieuse mer d'oubli. Lorsque le rayon du bonheur se réfracte dans la dernière larme de la nostalgie, Iris pare déjà le front éternel du ciel avec les délicates couleurs de son arc diapré. Les rêves aimables deviennent réalité, et, belles comme Anadyomène, les masses pures d'un monde nouveau se dressent hors des flots du Léthé et leur corps s'épanouit à la place des ténèbres disparues. Le temps se déroule dans une jeunesse et une innocence d'âge d'or, l'homme va dans la paix divine de la nature, et Aurore revient éternellement plus belle. Ce n'est point la haine, comme le disent les sages, mais l'amour qui sépare les êtres et donne forme au monde et ce n'est qu'à sa lumière que l'on peut le trouver et le contempler. Ce n'est que dans la réponse faite dans le toi qui lui est propre que le moi de chacun peut totalement sentir son unité infinie. Alors l'entendement veut développer le germe interne de sa ressemblance avec Dieu, il s'efforce de s'approcher toujours plus de son but et met tout le sérieux dont il est capable à donner une forme à l'âme ; ainsi fait l'artiste pour l'oeuvre qui est l'unique objet de son amour. Dans les mystères de cette formation, l'esprit contemple le jeu et les lois du libre choix et de la vie. L'oeuvre de Pygmalion s'agite et, surpris, l'artiste est saisi d'un frisson de joie en prenant conscience de sa propre immortalité et, comme le fut Ganymède par l'aigle, il est ravi vers l'Olympe sur l'aile puissante de la divine espérance. p. 179 Ce que j'ai si souvent souhaité en silence et n'osais point exprimer est-il donc vrai et se réalise-t-il ? — Je vois sur ton visage le sourire lumineux d'une sainte joie et tu me confies, discrète, cette belle promesse. Tu vas être mère. Adieu, nostalgie, et toi, plainte légère, le monde est beau à nouveau, maintenant j'aime la terre et l'aurore d'un nouveau printemps lève sa tête baignée de rose au-dessus de mon existence immortelle. Si j'avais des lauriers, je les tresserais autour de ton front pour, te consacrer à cette gravité et à cette activité nouvelles ; car pour toi aussi, commence maintenant une autre vie. En échange, donne-moi la couronne de myrte. Il me sied de me parer juvénilement du symbole de l'innocence puisque je chemine dans le paradis de la nature. Ce qui était auparavant entre nous, n'a été qu'amour et passion. Maintenant la nature nous a unis plus intimement, totalement et indissolublement. La nature seule est la vraie prêtresse de la joie ; elle seule s'entend à nouer un lien nuptial, et non par de vaines paroles privées de bénédiction, mais par des fleurs fraîches et des fruits vivants sortis de la plénitude de sa force. En un changement sans fin de formes nouvelles, le temps créateur tresse la couronne de l'éternité et saint est l'être humain que le bonheur touche afin qu'il porte des fruits et soit bien portant. Nous ne sommes point quelques fleurs stériles parmi les êtres, les Dieux ne veulent point nous exclure de la grande chaîne de toutes les choses actives et ils nous en donnent des signes nets. Méritons donc notre place dans ce monde si beau, portons, nous aussi, les fruits immortels que forment l'esprit et le libre choix et entrons dans la ronde de l'humanité. Je veux m'établir sur terre, je veux semer et récolter pour l'avenir et le présent, je veux employer toutes mes forces tant qu'il fait jour et ensuite, le soir, je trouverai un réconfort dans les bras de la mère qui sera éternellement pour moi une fiancée. Notre fils, ce grave petit coquin, jouera autour de nous et il inventera avec moi plus d'une espièglerie à ton adresse. Tu as raison, il faut à tout prix que nous achetions cette petite propriété à la campagne. Il est bien que tu aies pris immédiatement les dispositions sans attendre ma décision. Organise tout à ta guise ; mais que ce ne soit pas trop beau, si je puis exprimer une demande, pas trop utilitaire non plus et surtout pas trop vaste. Si tu fais tout entièrement selon ton propre sentiment et ne t'en laisses pas conter par l'habitude et les convenances, ce sera parfaitement comme cela doit être et comme je le souhaite, et cette belle propriété sera pour moi une joie splendide. Ce qui m'était nécessaire autrefois, je l'avais sans y réfléchir et sans le sentiment de le posséder. Ma vie s'écoulait, frivole, au-dessus de la terre et celle-ci n'était pas pour moi une patrie. Le sacrement du mariage m'a maintenant donné droit de cité dans l'état de nature. Je ne plane plus dans l'espace vide d'un enthousiasme universel, je me complais en cette agréable limitation, je vois ce qui est utile sous un jour nouveau et trouve vraiment utile tout ce qui marie quelque amour éternel à son objet, d'un mot tout ce qui sert à une véritable union conjugale. Même les choses extérieures m'inspirent du respect si, dans leur genre, elles font leurs preuves et tu finiras par entendre encore de moi d'exultantes apologies de la valeur d'un foyer à soi et de la dignité de la vie domestique. Je comprends maintenant ta prédilection pour la vie à la campagne ; je l'aime en toi et ton sentiment est le mien. Je ne peux plus du tout les voir, ces blocs lourdauds faits de tout ce qui est corrompu et malsain dans l'humanité ; et, lorsque je veux me les représenter en général, ils m'apparaissent comme des bêtes sauvages enchaînées qui ne peuvent même plus manifester librement leur rage. À la campagne les hommes peuvent du moins être encore ensemble sans se bousculer hideusement. Là-bas, si tout était comme ce devrait être, de belles demeures et d'aimables cabanes pourraient être la parure de la terre verdoyante, telles des plantes et des fleurs fraîches, et constituer un noble jardin de la divinité. Sans doute retrouverons-nous à la campagne la vulgarité qui règne encore partout. À vrai dire, il ne devrait y avoir que deux états parmi les hommes : celui qui donne une forme et celui qui en reçoit une, l'état masculin et l'état féminin, et, au lieu de toute la société artificielle, il y aurait seulement une vaste union conjugale de ces deux états et une fraternité universelle de tous les individus. Au lieu de cela, nous voyons seulement une quantité immense de grossièreté et, exception insignifiante, quelques êtres qui, par leur éducation manquée, sont à l'inverse des autres. Mais, au grand air cependant, ce peu qui est individuellement beau et bon ne peut être ainsi écrasé par la masse mauvaise et l'apparence de sa toute-puissance. Sais-tu quelle époque de notre amour brille pour moi d'un éclat particulièrement beau ? — Certes tout dans mon souvenir est pour moi beau et pur et je pense aussi aux premiers jours avec un ravissement mélancolique. Mais ce qui m'est le plus précieux parmi tout ce qui m'est précieux, ce sont encore les derniers jours que nous ayons passés ensemble sur notre bien. — Raison de plus pour habiter à nouveau à la campagne ! Encore une chose. Ne fais pas trop tailler la vigne, je te prie. Je t'écris cela uniquement parce que tu la trouvais trop sauvage et trop luxuriante et parce que tu pourrais avoir l'idée de vouloir que la petite maison t'apparaisse complètement nette de tous côtés. La verte pelouse aussi doit rester comme elle est. C'est là que notre enfant s'ébattra, rampera, jouera et se roulera. N'est-ce pas, te voilà complètement dédommagée pour la douleur que ma lettre t'a causée par sa tristesse ? Je ne puis, au milieu de toutes ces splendeurs et dans ce vertige d'espérance, être tourmenté plus longuement par les soucis. Tu n'en as pas éprouvé plus de douleur que moi. Mais qu'importe cela, si tu m'aimes, si tu m'aimes vraiment, tout au fond de toi-même sans rien dissimuler d'étranger. De quelle douleur vaudrait-il la peine de parler si nous acquérons par elle une conscience plus profonde, plus ardente de notre amour ? C'est ton sentiment à toi aussi. Tout ce que je te dis là, tu le savais depuis longtemps. Au reste, il n'y a en moi de ravissement ni d'amour qui ne soit déjà caché en quelque profondeur de ton être, ô toi qui échappes à la finitude et connais le bonheur ! Des incompréhensions sont bonnes elles aussi : on discute alors de ce qui est le plus sacré. L'élément étranger qui parfois semble exister entre nous n'est point en nous, en aucun de nous. Il est seulement entre nous et tout à la surface et j'espère qu'à cette occasion tu le chasseras complètement loin de toi et hors de toi. Et d'où naissent ces petits heurts, si ce n'est de notre insatiabilité réciproque à aimer et à être aimé ? Sans cette insatiabilité il n'y a point d'amour ? Nous vivons et aimons jusqu'à l'anéantissement. Et si c'est l'amour qui d'abord fait de nous de véritables et parfaits êtres humains, qui est la vie de la vie, il ne doit certes pas, lui non plus, craindre les contradictions, pas plus que ne le font la vie et l'humanité ; sa paix à lui aussi n'arrivera qu'après un antagonisme des forces. Je me sens heureux d'aimer une femme qui peut aimer comme toi. Comme toi : c'est une expression plus grande que tous les superlatifs. Comment peux-tu seulement faire l'éloge de mes expressions alors que, sans le vouloir, j'en ai trouvé qui devaient tant te blesser ? Puis-je dire que j'écris trop bien pour pouvoir te dire ce que je sens au plus profond de mon coeur ? Ah ! très chère, crois-le : il n'y a en toi aucune question qui n'ait une réponse en moi. Ton amour ne peut être plus éternel que le mien. — Mais ta belle jalousie à l'égard de mon imagination et les descriptions de ses fureurs sont délicieuses. Cela caractérise exactement l'immensité de ta fidélité, mais fait cependant espérer que ta jalousie est près de s'anéantir soi-même dans sa propre démesure. Plus n'est besoin maintenant de cette sorte d'imagination, de celle qui est écrite. Je serai bientôt auprès de toi. Je suis plus saint, plus calme que d'habitude. C'est en esprit seulement que je puis te voir et me tenir sans cesse en face de toi. Tu éprouves tout sans que je le dise et tu brûles de joie, partageant ton coeur entre l'homme aimé et l'enfant. Te rappelles-tu que je t'ai écrit qu'aucun souvenir ne pouvait te profaner pour moi, que tu étais éternellement pure comme la Sainte Vierge de l'Immaculée Conception et que, pour être une Madone, il te manquait seulement l'enfant ? Tu l'as maintenant, maintenant il est là, réellement. Tantôt je le porte sur mon bras, tantôt je lui fais le récit d'un conte, tantôt je l'instruis avec beaucoup de sérieux, tantôt je lui donne de bons préceptes sur la manière dont, jeune homme, il doit se comporter dans le monde. Et alors mon esprit se reporte vers la mère, je te donne un baiser sans fin, je vois ta poitrine se soulever de nostalgie et sens en ton sein une mystérieuse agitation. Dès que nous serons à nouveau ensemble, nous repasserons dans notre mémoire toute notre jeunesse et je sanctifierai le présent. Certes, tu as raison : un retard d'une heure est un retard d'infiniment plus. Il m'est dur de ne pouvoir être précisément maintenant auprès de toi. Par impatience j'entreprends mille folies. Presque du matin au soir j'erre de-ci de-là dans cette splendide région. Je me hâte comme s'il y avait là je ne sais quelle nécessité et j'arrive enfin où je voulais le moins aller. Je fais des gestes comme si je tenais des discours violents ; je crois être seul et suis brusquement au milieu des humains ; et il me faut alors sourire quand je remarque combien j'étais absent. Je ne puis non plus écrire longuement et je ne veux que retourner bientôt dehors pour passer cette belle soirée à rêver au bord du fleuve paisible. Aujourd'hui, j'ai oublié aussi, entre autres, que c'était le moment d'envoyer ma lettre. En dédommagement tu reçois maintenant d'autant plus de confusion et de joie. Les gens sont vraiment très gentils avec moi. Non seulement ils me pardonnent de ne prendre si souvent aucune part à leurs conversations et puis de les interrompre brusquement de manière étrange, mais ils semblent se réjouir secrètement, du fond du coeur, de ma joie ; Juliane, surtout. Je ne lui parle que peu de toi, mais elle a beaucoup de sens pour ces choses et devine le reste. Il n'y a vraiment rien de plus aimable que le plaisir pur, désintéressé que l'on prend à l'amour. Je crois vraiment que j'aimerais maintenant mes amis ici, même s'ils étaient des gens moins supérieurs. Je sens un grand changement dans ma nature : c'est une mollesse générale et une douce chaleur dans toutes les facultés de l'âme et de l'esprit ; elles rappellent la belle lassitude des sens qui suit le paroxysme de la vie. Et cependant ce n'est rien moins que mollesse. Je sais au contraire que je ferai désormais avec plus d'amour et avec une force neuve tout ce qui est de ma profession. Je n'ai jamais senti plus d'assurance et de courage pour travailler en homme parmi les hommes, pour commencer et mener à bien une existence héroïque et agir pour l'éternité, fraternellement uni à des amis. C'est là ma vertu ; c'est ainsi qu'il me convient de devenir semblable aux Dieux. Ta vertu à toi, prêtresse de la joie comme la nature, consiste à révéler peu à peu le secret de l'amour et, au milieu de fils et de filles méritant le respect, à consacrer la vie si belle pour en faire une fête sainte. Je me fais souvent des soucis au sujet de ta santé. Tu t'habilles par trop légèrement et tu aimes la brise du soir. Ce sont des habitudes dangereuses qu'il te faut abandonner comme bien d'autres. Songe qu'un ordre nouveau des choses commence pour toi. Jusqu'à présent je qualifiais de belle ta frivolité parce qu'elle était de saison et s'accordait avec l'ensemble. Je trouvais féminin que tu puisses badiner avec le bonheur, déchirer toutes les considérations et réduire à rien des masses entières de ta vie ou de ton entourage. Mais maintenant quelque chose est là que tu prendras toujours en considération et à quoi tu rapporteras tout. Il te faut maintenant te former à l'économie, au sens allégorique s'entend. Dans cette lettre tout se mêle vraiment beaucoup, comme dans la vie humaine, la prière et le manger, la malice et le ravissement. Bonne nuit, donc. — Ah ! pourquoi ne puis-je, en rêve au moins, être auprès de toi, rêver vraiment avec et en toi ! Car lorsque je rêve simplement de toi, ce n'est toujours que seul. — Tu veux savoir pourquoi tu ne rêves pas de moi alors que cependant tu penses tellement à moi ? Très chère, ne gardes-tu pas aussi souvent longtemps le silence à mon sujet ? La lettre d'Amalie m'a fait grand plaisir. Sans doute je vois à son ton de flatterie qu'elle ne m'exclut pas du nombre des hommes qui ont besoin de flatterie. Je ne le demande pas du tout non plus. Il serait injuste d'exiger qu'elle reconnût ma valeur à notre manière à nous. Il suffit qu'une me connaisse entièrement ! — Elle la reconnaît si parfaitement à sa façon ! — Saurait-elle bien ce qu'est l'adoration ? J'en doute et je la plains si elle ne le sait. Et toi ? J'ai trouvé aujourd'hui, dans un livre français, à propos de deux amants l'expression : « Ils étaient l'un pour l'autre l'Univers. » Comme j'ai été surpris, jusqu'à en être ému et en sourire, que ce qui était écrit là sans intention, simplement comme une hyperbole était devenu en nous littéralement vrai ! Sans doute, à proprement parler, pour une passion française de cette espèce, est-ce aussi littéralement vrai. Ils trouvent l'Univers l'un en l'autre, car ils perdent le sens de tout le reste. Il n'en va pas ainsi de nous. Tout ce que nous aimions autrefois, nous l'aimons maintenant plus ardemment encore. Le sens du monde vient seulement vraiment de s'épanouir pour nous. Tu as appris par moi à connaître l'infinité de l'esprit humain et j'ai compris par toi le mariage, la vie et la splendeur de toutes choses. Tout est animé pour moi, me parle et tout est sacré. Quand on s'aime comme nous, la nature, elle aussi, revient en l'homme à sa divinité originelle. La volupté redevient dans l'étreinte solitaire des amants ce qu'elle est dans le grand Tout : le miracle le plus sacré de la nature, et ce qui pour d'autres est seulement quelque chose dont ils doivent à bon droit avoir honte, redevient pour nous ce qu'il est en soi : le feu pur de la plus noble force vitale. Notre enfant possèdera certainement trois choses : beaucoup de caprice, un visage grave et quelque disposition pour l'art. J'attends le reste avec une calme soumission. Un fils ou une fille, je ne puis avoir là de souhait déterminé. Mais sur son éducation j'ai déjà réfléchi plus que dire se peut : c'est-à-dire que j'ai examiné comment nous mettrons tous nos soins à préserver notre enfant de toute éducation ; peut-être y ai-je réfléchi plus que trois pères raisonnables ne le font et plus aussi qu'ils ne se préoccupent d'enserrer leur descendance, dès le berceau, dans les lacets de la seule moralité. J'ai fait quelques projets qui te plairont. En l'affaire il est beaucoup compté sur toi. Il faut seulement que tu ne négliges pas l'art ! — Choisirais-tu pour ta fille, si c'est une fille, plutôt le portrait ou le paysage ? Folle que tu es avec toutes tes choses du monde extérieur ! Tu veux savoir ce qui m'entoure, où, quand et comment je fais chaque chose, je vis et je suis ? — Regarde donc autour de toi, sur la chaise à côté, dans tes bras, sur ton coeur, c'est là que je vis et que je suis. Est-ce que le rayon du désir ne t'atteint pas et ne se glisse pas avec une douce chaleur jusqu'à ton coeur, jusque devant ta bouche où ce désir voudrait déborder en baisers ? — Voilà que tu te vantes : c'est sans cesse que tu m'écrivis en ton for intérieur alors que moi ç'aurait été seulement souvent : ô éplucheuse de mots. C'est d'abord que je pense toujours à toi de la manière que tu décris ; je marche à ton côté, je te vois, t'entends, te parle. Mais c'est en outre encore d'une autre manière, surtout quand je m'éveille la nuit. Comment peux-tu douter de la dignité et de la divinité de tes lettres ! Dans la dernière brillent les regards d'yeux clairs : ce n'est point une chose écrite, mais un chant. Je crois que, si j'étais encore quelques mois loin de toi, ton style achèverait de se former. Cependant je trouve plus opportun de laisser maintenant style et écriture et de ne pas suspendre davantage les plus belles et les plus hautes études et ainsi je suis à peu près décidé à partir déjà dans huit jours. |
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[1] Friedrich Schlegel, Fragments, José Corti © 1996, p. 148-149.
[2]
La théorie schlégélienne de l'art
recherche la dissolution des genres et la suppression des barrières qui les séparent. Plus encore, la frontière entre la vie et la littérature
doit disparaître. Elle doit être abolie, non pas comme le classicisme la recherche, en dominant la forme artistique et en montrant qu'il n'y a pas de différence essentielle entre
la vie et un art parfaitement maîtrisé, mais plutôt
comme le romantisme la veut : comme anéantissement magique venant d'une subjectivité géniale et créatrice.
Pour abattre cette frontière entre la vie et la littérature, entre l'existence et l'art, la subjectivité romantique doit parvenir à la domination absolue du contenu.
Cette domination par la subjectivité forme l'essence de l'art romantique. Pareille domination marque ce que l'on nomme l'ironie romantique. Cette ironie romantique
joue essentiellement un rôle dialectique, puisque c'est elle qui préside à l'organisation des oeuvres romantiques.
[3]
Fr. Schlegel, qui s'intéressait si fort à la littérature des Anciens, a sans doute puisé ici son inspiration dans une remarque de
Lucien de Samosate tirée de
Comment il faut écrire l'Histoire, OEuvres Complètes, 25, 8 :
« La poésie jouit d'une liberté absolue et ne connaît qu'une loi, la fantaisie du poète. »
Il n'est pas interdit non plus de se demander si l'inflexion du mot
Willkür
n'est pas semblable à celle qui est comprise dans ce mot : fantaisie.
La postérité de la pensée schlégélienne à propos de la liberté de l'artiste se fit sentir jusqu'au vingtième siècle, où cette liberté devint un principe de création des
oeuvres. On verra par exemple Royaume de l'Esprit et Royaume de César de Berdiaeff
(Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1951, p. 88) :
« Tout créateur est libre ; il ne peut supporter de contrainte. Il sert dans la liberté. »
[6]
Il s'agit ici des dialogues platoniciens et du roman. En 1788, Fr. Schlegel s'était mis en autodidacte à l'étude du
grec et du latin, qu'il finit par posséder assez bien pour pouvoir être admis à l'université de Gôttingen à l'hiver 1791.
L'influence de
Platon
est sensible dans les écrits de jeunesse (Über die Diotima, 1795) et dans l'élaboration de son concept d'ironie. [10] Friedrich Schlegel, Licinde, Aubier - Montaigne © 1943. |
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