QUERELLE DES UNIVERSAUX  

Roscelin

 

Texte fondateur

1120

Les Universaux ne sont
que des mots [1]

Lettre à Abélard au prieuré de Maisoncelles [2]

Tu as envoyé une lettre débordant de critiques contre moi, fétide des immondices qu'elle contient, et tu dépeins ma personne couverte des taches de l'infamie comme des taches décolorées de la lèpre. Rien d'étonnant si tu te livres à de furieux transports dans tes propos honteux contre l'Église, toi qui t'opposes si violemment par la qualité de ta vie à cette sainte Église. Cependant j'ai décidé d'ignorer ta présomption, car tu n'agis pas ainsi après réflexion, mais poussé par l'immensité de ta douleur. Et de même que le dommage subi par ton corps et dont tu te lamentes est irréparable, de même la douleur par laquelle tu t'opposes à moi est inconsolable. Mais tu dois craindre la justice divine : la queue de ton impureté, avec laquelle auparavant, tant que tu en avais la possibilité, tu piquais sans discernement, t'a été à bon droit coupée ; prends garde que ta langue, par laquelle tu piques actuellement, ne te soit pareillement enlevée. Avant, en piquant de la queue, tu ressemblais à une abeille, tandis que maintenant tu piques de la langue et ressembles au serpent.

Jamais je n'ai défendu ma propre erreur ou celle d'un autre ; bien au contraire, il est hors de doute que je n'ai jamais été hérétique ; puisque tu as proféré, dans ton immonde esprit et comme en vomissant ta parole contre moi, que j'étais infâme et condamné en concile, je prouverai que c'est faux par le témoignage de ces églises auprès desquelles et sous lesquelles je suis né et j'ai été élevé et instruit ; et, du moment que tu sembles être moine de Saint-Denis, bien que tu en sois parti, je viendrai m'y mesurer avec toi ; et n'aie pas peur, tu seras mis au courant de mon arrivée, car, en vérité, c'est par ton abbé que je m'annoncerai à toi et je t'attendrai là autant que tu le voudras. Et si tu te montres désobéissant envers ton abbé, ce que tu ne manqueras pas de faire, partout où tu te cacheras sur terre, je saurai te chercher et te trouver. Et comment peut-il se faire que tu aies dit que j'ai été expulsé du monde entier, alors que Rome, la tête du monde, me reçoit volontiers, m'écoute plus volontiers encore et, m'ayant écouté, suit mes avis très volontiers ? Et l'église de Tour et celle de Loches où toi le moindre de mes disciples, tu t'es assis à mes pieds comme à ceux de ton maître, et l'église de Besançon dans laquelle je suis chanoine, sont-elles situées hors du monde, elles qui toutes me vénèrent et me reçoivent et acceptent avec joie ce que je dis, dans leur désir d'apprendre ?

Tu as passé beaucoup de temps au récit mensonger de ma diffamation, tu l'as toi-même peinte par ignorance, comme un homme ivre qui prolonge autant qu'il peut les délices d'un festin. Puisque tu t'es rassasié comme un porc dans les immondices et la merde de ma diffamation, moi, à mon tour, non en mordant avec la dent de la haine, ni en frappant avec le bâton de la vengeance, mais en souriant des aboiements de ta lettre, je discuterai des nouveautés inouïes de ta vie et je démontrerai à quelle ignominie tu es abaissé à cause de ton impureté. Vraiment, il n'est pas nécessaire pour t'outrager d'imaginer des faits, selon ta façon d'agir, il suffit de répéter ce qui est bien connu de Dan à Bersabée. Ta déchéance est tellement manifeste que, même si ma langue la taisait, elle parlerait d'elle-même.

Un clerc parisien du nom de Fulbert t'a reçu comme un hôte dans sa maison ; il t'a fait l'honneur de t'accueillir à sa table comme un ami ou un membre de sa famille ; il t'a confié l'instruction de sa nièce, jeune fille très sage et remarquablement douée. Mais toi tu as oublié, que dis-je, tu as méprisé les faveurs et l'honneur que t'avait témoignés ce noble clerc parisien, ton hôte et ton seigneur. Tu n'as pas épargné la vierge qu'il t'avait confiée. Tu devais la protéger et l'instruire comme une élève ; poussé par un esprit effréné de luxure, tu ne lui as pas appris le raisonnement, mais la fornication. Dans ta conduite, tu as réuni plusieurs crimes : tu es accusé de trahison et de fornication ; tu es immonde d'avoir violé la pudeur d'une vierge. Mais le Dieu de vengeance, le Seigneur Dieu de vengeance a agi avec franchise : il t'a privé de la partie par où tu avais péché.

Torturé par la douleur de ta honteuse blessure et par la crainte d'une mort imminente, poussé par la laideur affreuse de ta vie passée, tu es, en quelque sorte, devenu moine. Mais écoute cependant ce que dit saint Grégoire, parlant de ceux qui se réfugient par peur dans la vie religieuse : « Celui qui fait le bien par crainte ne s'éloigne pas tout à fait du mal... »

Nous venons de voir les raisons et les circonstances de ton entrée dans les ordres. Dans le monastère de Saint-Denis, tu n'as pu rester : pourtant tout y est ordonné selon les facultés de chacun, non par une règle sévère, mais par la miséricorde de l'abbé. Tu as alors accepté de tes frères un prieuré que tu pouvais desservir comme tu l'entendais. Puis tu as pensé que cette occupation ne saurait suffire à ton exubérance et à tes désirs et tu as obtenu de l'abbé avec le consentement général des frères la possibilité de reprendre tes cours. Laissons de côté tout le reste : là, en présence d'une foule barbare venue de toutes parts, tu as, par vanité et par ignorance, transformé la vérité en sornette. Tu ne cesses pas d'enseigner ce que tu ne dois pas enseigner et l'argent acquis pour prix de tes mensonges tu l'apportes à ta fille de joie pour la récompenser. Ce que tu lui donnais autrefois, lorsque tu étais normal, pour prix du plaisir attendu, tu le donnes seulement en récompense. Mais tu pèches plus gravement en payant ta débauche passée qu'en achetant celle à venir. Auparavant tu t'épuisais en plaisirs, aujourd'hui encore tu t'épuises en désirs, mais par la grâce de Dieu, tu ne peux plus te prévaloir du besoin. Écoute donc la formule de Saint Augustin : « Tu as voulu faire quelque chose, mais tu ne l'as pas pu ; mais Dieu l'a remarqué, à ses yeux c'est comme si tu avais fait ce que tu voulais faire. » Je parle avec Dieu et les anges pour témoins : j'ai entendu les récits des moines tes frères ; lorsque tu retournes tard le soir au monastère, tu cours porter à une courtisane le salaire de ton enseignement et de tes mensonges. Sans aucune honte tu payes ta débauche passée. Tu as pris l'habit et tu as usurpé l'office de docteur en enseignant des mensonges. Tu as cessé d'être moine, car Saint Jérôme, lui-même moine, définit ainsi le moine : « Le moine n'a pas à être un docteur, mais un pleureur, un homme qui pleure le monde et, dans la crainte de Dieu, attend. » L'abjection de ton habit prouve que tu n'es pas clerc, mais tu es encore moins laïc : la vue de ta tonsure le révèle suffisamment. Si tu n'es ni un clerc ni un laïc, je ne sais par quel nom t'appeler. Mais peut-être, par habitude tu mentiras et tu diras que je puis t'appeler Pierre. Mais je suis sûr qu'un nom du genre masculin ne peut plus garder sa signification habituelle, s'il s'est séparé de son genre. Les noms propres perdent leur sens, s'il leur arrive de s'éloigner de leur perfection. Une maison qui aura perdu son toit ou ses murs, sera appelée maison imparfaite. La partie qui fait l'homme t'a été enlevée : on ne peut plus t'appeler Pierre, mais Pierre imparfait. Le déshonneur d'être imparfait, t'a même valu le sceau dont tu scelles tes lettres fétides : il représente un être qui porte deux têtes, l'une d'homme, l'autre de femme. J'avais décidé de dire encore contre toi beaucoup de choses outrageantes, mais des choses vraies et manifestes ; puisque j'ai affaire à un homme imparfait, l'oeuvre que j'avais commencée je la laisserai imparfaite.

[1] On a peu de chose de Roscelin ; presque tout ce qu'on sait de son enseignement nous vient d'adversaires (comme saint Anselme, et Abélard, qui s'est détaché de son maître). Il est certain qu'il a soutenu la thèse nominaliste, ou plus précisément la « doctrine des voces » (sententia vocum), pour conserver l'expression d'Otto de Freising, dont le témoignage est corroboré par Abélard et Jean de Salisbury : genres et espèces sont des mots (voces), ou des « souffles », des « émissions de voix » (flatus vocis). Ils ne peuvent être des choses, car seuls sont des choses les individus ; un homme particulier est réel, le mot « homme » qui le désigne est réel, mais l'espèce « homme » n'a aucune réalité. En outre, si l'on en croit Abélard, Roscelin estimait que les parties d'un tout n'ont pas d'existence réelle : seul existe proprement le tout ; ce tout change de nature et de nom si on lui soustrait une partie, comme le dit Roscelin lui-même dans [cette] lettre à Abélard. Il semble donc qu'à son interprétation de la logique corresponde une intuition philosophique que l'on retrouvera chez Abélard et Guillaume d'Occam : celle de la réalité exclusive et indécomposable de l'individu.
(Brice Parain, Histoire de la philosophie 1 vol.2, Éd. Gallimard © 1969, p. 1293, texte de Jean Jolivet.)

[2] Roscelin de Compiègne, Lettre à Abélard au prieuré de Maisoncelles, 1120.
Extrait de Régine Pernoud, Héloïse et Abélard, Le Livre de Poche © 1984, pp. 146-147. (texte en ligne)

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