Pratiques philosophiques 

par François Brooks

24 octobre 2015

 

 

Atelier brenifien de questionnement philosophique

Il ne s'agit pas d'échafauder de grands systèmes ou d'étudier ceux des grands auteurs de l'histoire de la philosophie, mais plutôt de pratiquer des exercices réguliers au moyen du langage afin de cultiver la santé de notre esprit, tout comme certains pratiquent des exercices physiques réguliers afin de cultiver la santé de leur corps.

Laurence Bouchet, Philosopher pour se retrouver, Marabout © 2014, pp. 199 et 200.

Dix personnes assises en cercle. Scène banale suggérant l'ennui mortel des réunions administratives et la conférence soporifique. Elles sont pourtant sur le point de vivre une expérience qui risque de changer leur vie, ou à tout le moins dont elles vont se souvenir longtemps. Elles lisent le texte d'introduction [1] à la séance. Celui-ci servira de base pour formuler une question. Après lecture, chacun réfléchit et prend une minute pour la formuler en lui-même avant de l'énoncer de vive voix à tour de rôle. Curieusement, ce sera la seule question que nous serons tenus de formuler. Pour toute la durée de l'exercice, que Laurence Bouchet animera d'une main de fer dans un gant de velours, elle se réservera l'exclusivité du privilège de les poser à la manière du journaliste dans le débat télévisé.

Comme il est flatteur de se sentir roi, de pouvoir dire tout ce que l'on pense — exactement ce que l'on pense — quand l'attention d'une l'audience entière est suspendue à vos lèvres. On vous écoute. Enfin, tous entendent ce que vous dites ! Ainsi accueillie par un auditoire d'une présence dont on avait soif, notre pensée va prendre tout son sens. Alors que replié sur soi-même nous éprouvons le vague sentiment d'une existence ténue, nous allons maintenant accéder à la pleine réalité. Grâce à la maïeutique socratique dirigée par une main experte, je vais prouver que j'existe. N'est-il pas gratifiant d'accéder à la notoriété alors que dans le ronronnement habituel de nos relations quotidiennes, on nous ignore si facilement ? J'avais besoin d'un grand bain d'actualisation ; j'allais enfin jouir du plaisir de voir ma pensée se produire dans neuf autres cerveaux.

Mais la promesse d'euphorie va vite péricliter. Alors que je croyais m'envoler vers les cimes de la compréhension mutuelle, je suis mis face à l'évidence que mes paroles révèlent une pensée imprécise. On me prend à contresens. Je lutte ; ça n'est pas possible, on y met de la mauvaise volonté ; je revendique le droit de m'expliquer. Des rires complices surgissent. Je perds la face. On complote à mon insu ; je m'énerve.

Mais la parole dite ne peut pas être effacée ; personne ne m'a forcé à la prononcer ; je l'ai choisie en toute liberté ; on me somme de l'assumer. Les questions de la philosophe sont bientôt perçues comme des phares aveuglants par l'audience complice qui comprend vite le jeu ; on jouera de prudence ou se réfugiera dans le silence. Elle relance notre question, analyse les présupposés, provoque les réactions. Si d'aventure, les mots s'échappent des lèvres d'un participant, aussitôt le phare des questions se braque sur ce qu'il vient d'énoncer. L'animatrice demandera alors de préciser en ne proposant jamais qu'une alternative : «Est-ce que vous avez dit "Z" au sens de "Zy" ou "Zw" ? » Impossible de bluffer, si votre jugement s'égare, on mettra vite en évidence vos contradictions en s'appuyant sur le jugement du plus grand nombre. Ici, le discours est tabou, signe de faiblesse ; on vous impose la concision, dure initiation au salutaire rasoir d'Occam.

Que s'est-il donc passé ?

Le participant passera successivement par trois phases.

1. LE DÉNI (délit d'interprétation)
Comme la séance est enregistrée, le participant comprend vite qu'il s'engagerait dans une impasse en cherchant le déni pur et simple. Il va donc tergiverser. « Ce n'est pas ce que j'ai dit ! » ou « Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire ! » ou encore « Vous avez interprété à tort mes paroles ! Vous ne m'avez pas compris ; je dois préciser ! » L'animatrice ignorera alors volontairement ces récriminations pour ramener le participant à la chose dite. Elle tentera de le responsabiliser en prenant évidemment soin de le calmer en montrant qu'après tout, ses paroles n'engagent aucune conséquence. Le participant éprouvera néanmoins le malaise d'avoir actionné une manette sans penser à l'implication du geste.

Il faut comprendre qu'en philosophie la parole est sacrée. Comment pourrait-il en être autrement ? Si nous nous servons du langage pour interagir, comment pourrions-nous le faire efficacement en formulant un discours vague ou pollué de codes privés ? Le langage est un outil public. L'individu a le droit de s'inventer une réalité langagière privée, mais il perd alors le privilège de la reconnaissance publique du sens de ses paroles. Repris par les autres, ses propos ne lui appartiennent plus. Le sens de ses intentions peut être facilement détourné s'il prend lui-même à la légère les paroles qu'il utilise pour exprimer sa pensée. Et même s'il s'est exprimé sans équivoque, il n'a aucun contrôle sur l'interprétation de ses paroles. Chacun est libre de les comprendre à partir de sa propre perspective.

La première phase consiste donc à responsabiliser l'individu en lui refusant le refuge du déni. Si les explications longues et très articulées sont interdites, c'est qu'elles servent toujours à noyer le poisson en tâchant d'expliquer des codes personnels. L'école brenifienne tient à un langage composé de propositions simples, généralement admises par le sens commun. Sans ça, nous dit Brenifier, on ne va pas s'en sortir.

2. JOUER LE JEU (tout est bon)
Le participant comprend qu'il s'agit d'un jeu sans conséquence et accepte de se mouiller bien qu'il ressente évidemment les soubresauts de voir ses paroles interprétées différemment de ce qu'il pense. Il en prend la responsabilité partielle dans les limites du jeu. Il joue alors comme aux échecs, calculant gains et pertes pour chaque alternative. L'animatrice propose toujours un choix binaire ; elle refuse les nuances complexes des bavardages sans fin. « C'est ceci ou cela ? » ou « C'est oui ou non ? » ou encore « Plutôt ceci ou plutôt cela ? » Curieusement, le participant réfléchit longuement ses réponses. On se demande pourquoi travailler si fort du ciboulot pour trouver des réponses qui devraient pourtant surgir spontanément.

L'animatrice va poursuivre le joueur jusque dans ses derniers retranchements. Sa stratégie est aussi évidente que le nez du visage, mais s'il est moindrement habile ou attendrissant, il gagnera la sympathie de l'audience qui reprendra la posture à tour de rôle tâchant ainsi d'échapper au feu cuisant du projecteur. Dans cette phase, le participant se réfugie non pas dans le déni, mais dans un jeu de rôle d'où il ne tirera aucun bénéfice puisque l'enjeu de l'exercice philosophique brenifien consiste à actualiser l'individu. Bientôt le jeu s'essouffle ; nous voyons tous que le joueur rate la cible.

Comme le but de la philopraticienne n'est pas de gagner au jeu ni de montrer au participant qu'elle détient la vérité sur l'interprétation de la question, le joueur finira par se sentir interloqué : « Que se passe-t-il donc ? Que suis-je venu faire ici ? Si le jeu questions/réponses de l'atelier philosophique n'est pas un jeu gagnant/perdant, à quoi bon ? » S'il persiste à jouer jusqu'au bout, il s'en ira avec la vague sensation d'avoir perdu son temps.

3. VOYONS OÙ ÇA MÈNE (confiance et prudence)
Le participant comprend qu'il s'agit d'une rencontre philosophique authentique, une sorte d'exercice d'exploration de la pensée où la parole de chacun est examinée sans autre intention que de comprendre « en temps réel » — par l'action en exercice — comment mes mots prononcés résonnent dans l'esprit des autres. On actionne la manette des mots avec prudence tentant de rester confiants. Nous sommes bousculés par la responsabilité de ce que l'on énonce — on a peur de dire des bêtises. Il apparaît alors une réalité singulière contrastant avec le marécage du déni et l'excitation du jeu gagnant/perdant où nous pataugeons généralement. Cette réalité dévoile le pouvoir que notre langage exerce sur l'esprit des autres ; non pas pouvoir de manipulation, mais pouvoir effectif déclenché par le sujet selon le poids qu'il leur attribue sur lui-même. N'oublions pas : chacun est libre de l'interprétation de la parole de l'autre. Une pensée privée tombe dans le domaine public aussitôt qu'elle franchit nos lèvres ; comme l'enfant autonome, elle mène sa vie propre (voir le concept de mème de Richard Dawkins).

À quoi sert la consultation philosophique brenifienne ?

En sortant de l'exercice, une question nous taraude : À quoi sert la consultation philosophique brenifienne ? Le fondateur affirme que sa tâche principale est d'inviter le sujet à se réconcilier avec son propre discours (Oscar Brenifier Revue Diotime, 2007). Or donc, nous vivrions une sorte de conflit interne — comme une schizophrénie — qui pousse à nous exclure du monde puisque nos propos ont du mal à coïncider avec ce que les autres entendent. Brenifier invite à un exercice de confrontation difficile puisqu'il consiste à se livrer à la violence de briser notre coquille et nous faire naître au monde par la parole. La langue est la demeure de l'homme (Heidegger) ; elle n'est pas donnée, elle consiste en un combat permanent pour conquérir la réalité. Chacun fabrique son propre code langagier pour se protéger du monde et se réfugie à tout moment derrière le fait qu'il est le seul à détenir les clefs du décodeur. Nous vivons dans une tour de Babel pire encore que l'exemple biblique puisque c'est dans l'illusion de partager la même langue.

Sous le phare cru de l'interprétation de l'animatrice, ou de tout autre participant, nous réalisons que nos paroles nous mettent dans un état de nudité insupportable puisque nous croyions être cachés derrière un décodeur personnel qui n'a évidemment rien de secret pour personne, puisque la position d'observateur permet de voir alors que celle de celui qui parle révèle à son insu. Comme l'oeil ne peut à la fois voir le monde et se voir lui-même, nous avons besoin du regard des autres pour se connaître soi-même.

De son côté, Laurence Bouchet avance que la pratique philosophique, à l'instar de l'activité physique, cultive la santé de l'esprit. À l'instar du sportif nous recherchons la confrontation langagière pour augmenter souplesse, force et endurance. La consultation brenifienne serait une plate-forme mise au point pour entraîner et affiner son esprit. Elle serait en quelque sorte un exercice de santé ontologique par la danse de l'esprit, dirait Nietzsche.

D'autre part, en m'inspirant de Cynthia Fleury, je constate que l'exercice philosophique nous pousse vers un état plus satisfaisant encore : créer une réalité commune et s'y inclure. « Oui, pour moi, nous dit-elle le Réel, c'est ce qui est au bout du chemin de la responsabilité. Le Réel, c'est le lien que l'on tisse avec sa propre conscience et celle des autres. Le Réel, c'est toute l'application et l'implication que l'on met à produire du monde commun. » [2]

La scène du petit Paolino paniqué de se voir exclure soudainement du monde par son oncle qui le cherche partout en refusant délibérément de le voir nous indique, à mon sens, ce que Maslow aurait peut-être dû mettre en tête de la pyramide des besoins fondamentaux. Elle montre clairement ce qui se cache derrière l'obscure expression « besoin de réalisation ».

Dieu merci, Laurence Bouchet, a conscience du besoin de délicatesse et d'humour dont le pauvre oncle Nicolas est dépourvu. Elle sait doser l'intensité du phare qui met au jour l'être tordu que l'on découvre parfois en soi-même sous le regard d'une foule impitoyable.

* * *

En conclusion

Bref, la consultation brenifienne est un exercice philosophique qui consiste à valider nos expressions langagières sous le regard attentif des autres pour nous faire advenir dans la réalité. Elle suscite l'épiphanie au sens étymologique (epiphaneia), l'apparition de l'être-au-monde. Et ceci, en conformité avec l'impératif socratique nous enjoignant de se connaître soi-même au moyen du dialogue.

Cette naissance au monde des idées ne se fait pas sans douleur. Le miroir de l'autre choque, il nous pousse à l'extérieur du douillet cocon privé où nous pensons vivre dans l'unité. Il nous renvoie nos contradictions crûment, mais apporte une satisfaction que nous ne pourrions atteindre autrement. Quelle serait la réalité d'une valeur qui ne serait validée que par soi-même ? Pour se connaître soi-même, nous avons besoin que les autres nous renvoient une image, qu'elle nous plaise ou non. Le je-me-moi-selfie surévalué de la contemporanéité n'est qu'une réalité personnelle privée ; ce sont les autres qui provoquent notre naissance dans la réalité du monde constitué par l'ordre culturel public : le langage.

[1] Oscar Brenifier et Isabelle Millon, Sagesse des contes soufis, Eyrolles © 2013, pp. 24 et 25.

Le perroquet

Un marchand possédait un perroquet, qu'il gardait dans une grande cage. Il tenait beaucoup à lui, car l'animal parlait fort bien. Un beau jour, comme le marchand devait partir en Inde, pays dont l'oiseau était originaire, il demanda à l'animal quel présent lui ferait le plus plaisir, afin de le lui ramener. Le perroquet répondit sans hésiter : la liberté. Comme l'homme refusait, le perroquet lui dit alors :

— Va dans la forêt à l'extérieur de la ville, et lorsque tu verras des perroquets dans les arbres, donne-leur de mes nouvelles, raconte-leur ce qui m'arrive, comment je suis condamné à vivre dans une cage. Demande-leur de penser un peu à moi lorsqu'ils volent gaiement d'arbre en arbre.

Une fois arrivé en Inde, après avoir terminé ses affaires, l'homme se rendit dans la forêt et accomplit ce que son perroquet lui avait demandé. À peine avait-il terminé de parler qu'un perroquet, fort semblable au sien, tomba à terre, inanimé, au pied de l'arbre où il était auparavant perché. L'homme s'attrista d'avoir causé la mort de l'oiseau, et se dit que celui-ci devait être un proche parent de son perroquet, très choqué par la funeste nouvelle qu'il avait rapportée. Lorsqu'il fut de retour chez lui, le perroquet demanda au marchand s'il rapportait de bonnes nouvelles de la part de ses congénères.

— Hélas non ! J'ai bien peur de n'avoir pour toi que de pénibles paroles. Vois-tu, comme tu me l'avais demandé, je me suis rendu dans la forêt afin de faire part de ton message aux perroquets qui s'y trouvaient. Mais lorsque j'ai mentionné ta captivité, l'un de tes proches parents s'est immédiatement effondré à mes pieds.

Il avait à peine prononcé ces mots que l'oiseau s'effondra lui aussi, comme foudroyé, au fond de la cage.

— Ces oiseaux sont vraiment sensibles, se dit le marchand, surpris, l'annonce de la mort de son frère l'aura tué sur le coup !

Désolé d'avoir perdu l'animal auquel il tenait tant, l'homme ramassa l'oiseau et le posa sur le bord de la fenêtre, en attendant. Mais à l'instant même, l'oiseau sembla reprendre vie et s'envola sur la branche la plus proche. De là il interpella le marchand afin de lui expliquer ce qui s'était passé.

— Ce que tu as pris pour une annonce malheureuse était en fait une excellente nouvelle : il s'agissait d'un conseil avisé. À travers toi, mon geôlier, on m'a suggéré une stratégie pour échapper à mon triste sort et recouvrer ma liberté. En fait on m'a fait comprendre : « Tu es en prison parce que tu parles. Fais donc le mort, et tu seras libre. »

Et le perroquet s'enfuit à tire-d'aile, libre enfin.

[2] Entretien avec Cynthia Fleury, Apprendre à se vivre comme irremplaçable, Philosophie magazine,
octobre 2015, p. 72.

Philo5
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