Cogitations 

 

François Brooks

2021-09-02

Essais personnels

 

Appareillage conceptuel thérapeutique freudien

SOMMAIRE

Fonctionnement de la psyché

De l'hypnose à la science

Système conceptuel analogue au catholicisme

Le génie de Freud

Quatre postulats freudiens

Paradoxe freudien

Fonctionnement de la psyché

Nous arrivons avec nos accessoires pour faire le ménage dans la tête des gens ...

Léo Ferré, Il n'y a plus rien, 1973.

* * *

L'humain — être à l'instinct grégaire — est mû par des pulsions primitives qui le poussent à satisfaire ses désirs : manger, dormir, copuler, dominer. Mais la vie harmonieuse en société impose des règles qui limitent la satisfaction des désirs et des pulsions. Lorsqu'un désir ne peut être satisfait, le sujet éprouve une brimade, un traumatisme psychique. Le désir est alors refoulé dans le subconscient. On n'y pense plus, et la conscience de l'individu passe à autre chose. Mais la brimade refoulée constitue une force toujours présente, latente et active dans l'inconscient. Celle-ci va se manifester de façon détournée — apparemment incohérente — quelque part dans le comportement quotidien.

L'incohérence est le symptôme de la maladie psychique appelée névrose (en phase latente ou bénigne) ou hystérie (lorsque l'individu pète une coche). Par exemple, le sujet éprouvant la frustration de ses besoins sexuels va nécessairement les canaliser vers une activité de substitution. Il peut notamment se mettre à manger plus que nécessaire. Il compense ainsi le manque de sexe par l'excès alimentaire, comme le fait l'acheteur compulsif (oniomanie), à son détriment, pour éviter le risque d'une crise d'agression sexuelle. Mais il peut aussi sublimer son désir inassouvi dans n'importe quelle activité sportive, laborieuse ou artistique.

Ces activités remplacent le manque par une compensation qui n'a rien à voir avec la pulsion primaire. La vie en société encourage ces substitutions, mais l'instinct sexuel est si fort que l'individu n'a souvent d'autre choix que de refouler et cadenasser le désir au fond de l'inconscient pour ne plus y penser. C'est alors qu'un profond mal de vivre s'installe. L'individu fait des rêves, et peut-être des cauchemars, en même temps qu'il adopte des comportements bizarres, incohérents.

Pour guérir la névrose, la psychanalyse propose une cure par la parole (talking cure) qui consiste essentiellement en un traitement cathartique (par opposition au traitement hypnotique), qui fait remonter à la conscience les pénibles souvenirs des frustrations oubliées. Évidemment, l'inconscient n'est pas accessible directement. On y accède par l'interprétation des rêves, en portant une attention particulière aux lapsus, en se questionnant sur les actes manqués (les erreurs) et en s'acharnant sur les résistances. Cette cure par la conscience a pour but de suggérer ensuite un exutoire dans toute autre activité socialement acceptable. Le patient voit ainsi disparaître les symptômes de sa névrose, les crises d'hystérie s'estompent et il peut reprendre une vie normale.

Évidemment, le travail psychanalytique est parsemé d'embûches. Les souvenirs douloureux enfouis dans l'inconscient, depuis parfois de nombreuses années, ont provoqué un certain confort que la verbalisation bouscule. Le patient dont les blessures ont été refoulées oppose souvent une farouche résistance à dévoiler le marécage secret qui le conforte. Il fuit, alors sujet à une dissociation mentale confondante. Le traumatisme psychique est une plaie dont la mise au jour est douloureuse. La conscience est inconfortable ; elle génère angoisse, regrets, chagrin, colère, culpabilité et même la panique. Mais seule la conscience permet au sujet de faire des choix libres ; tant que l'individu est mû par les forces inconscientes qui l'habitent, il n'a aucun pouvoir volontaire sur sa propre existence.

La psychanalyse n'élimine pas les habitudes installées depuis de longues années qui ont permis de contourner les situations conflictuelles douloureuses, mais elle permet de conscientiser la dynamique des forces qui poussent à agir inconsciemment pour ensuite agir librement en toute conscience.

La psychanalyse libère de la culpabilité en dévoilant les mobiles de nos actions et le souvenir des circonstances des frustrations. Elle nous réconcilie avec notre nature humaine dont on attend injustement trop d'héroïsme. Mais par-dessus tout, elle permet de récupérer l'immense quantité d'énergie psychique employée à verrouiller les souvenirs pénibles dans l'inconscient. Nous disposons alors de cette énergie pour l'investir dans des activités créatrices épanouissantes.

Les habitudes nous enferment dans des comportements répétitifs parfois stériles. Notre énergie boucle à maintenir une situation stable, mais improductive et souvent périmée. La conscience permet d'apercevoir la possibilité de récupérer cette énergie pour un usage plus fécond.

On reproche souvent à la psychanalyse freudienne d'insister trop fortement sur le refoulement sexuel, mais dans la société victorienne qui fut la sienne, au début du XXe siècle, la répression de toute forme de sexualité extérieure à la relation conjugale légitime imposait aux individus une pression sociale immense qui en justifiait l'obsession. Pareille répression sur tout autre besoin primaire produirait une fixation analogue. L'écrasement de l'individu sous domination tyrannique génère un peuple névrosé. La vie contemporaine reproduit aujourd'hui un schéma analogue qui s'est répandu dans de multiples sphères. Le refoulement émotionnel s'observe maintenant bien au-delà du domaine de la sexualité. Mais les névroses personnelles et collectives sont toujours inconscientes.

De l'hypnose à la science

Freud pratiqua d'abord l'hypnose. Déçu par les résultats aléatoires de la mystification nécessaire à cette discipline, il élabora un appareillage conceptuel thérapeutique inédit dont les résultats seront plus fiables, plus scientifiques. S'il est difficile à comprendre, c'est que sa pratique nécessite un système dont chaque concept vient étayer le sens de ses recherches qui focalisent sur l'idée que l'humain se conçoit comme un être à la santé mentale fragile, sans cesse en lutte dans un environnement psychique aliénant.

Tous les concepts freudiens sont immatériels. L'inconscient, les instances psychiques, le refoulement, la névrose, les traumatismes psychiques, les rêves, etc. n'ont rien de tangible. Ils ne se manifestent que sous l'oeil du psychanalyste entraîné dans les conditions très spéciales de son cabinet de travail soigneusement élaboré pour en favoriser l'observation. Freud affirme sans cesse que l'expérience prouve ses thèses, mais rien d'immédiatement visible ne les confirme. Toutefois, il reconnaît que l'inconscient n'est qu'une hypothèse, mais rien ne lui permet d'en douter puisqu'elle est étayée d'une panoplie de concepts qui se justifient mutuellement, et qu'il s'acharne à multiplier dès qu'un doute se pointe.

Qu'en est-il de la réalité de ses concepts ? Aucun doute, ils sont scientifiques. C'est-à-dire que dans certaines circonstances très précises, on peut observer un système fonctionnel cohérent de raisonnements opérationnels ayant une répétitivité assez fiable, tout comme l'astronome peut observer les galaxies lointaines aussi souvent qu'il les regarde avec une lunette sophistiquée. Mais les galaxies existent-elles réellement ? Certainement ! Les puissants télescopes le prouvent. Ainsi donc, la boucle est bouclée. L'appareillage conceptuel thérapeutique freudien prouve l'existence de l'inconscient et de la psyché humaine en tant que chose fragile et souffrante. Mais lorsque l'on sort du cabinet de Freud ou de l'observatoire qu'en est-il de la réalité de la psyché humaine ou des galaxies ?

Système conceptuel analogue au catholicisme

Claude Lévi-Strauss disait : « L'astrologie est un langage très bien construit, et, à partir du moment où l'on accepte les prémisses qui sont, bien entendu, totalement fausses, ensuite ça fonctionne très joliment... enfin, il y a un côté esthétique. » (Voir le texte Mensonge fondateur.) Dans notre conception de la réalité, nous utilisons tous un échafaudage basé sur l'expérience personnelle. Les choses simples — une maison, une table, un arbre — sont d'accès immédiat ; personne n'en conteste la réalité. Mais lorsque les philosophes mettent une vie entière à élaborer un système conceptuel cohérent, même si l'on trouve le grain de sable qui anéantit l'oeuvre, ou que l'on découvre que celle-ci est principalement calquée sur les principes bien rodés de la religion catholique — comme pour Freud — on ne peut faire autrement que respecter l'oeuvre d'un penseur qui a engagé une telle foi à développer son système. Le philosophe créateur de concepts est aussi un artiste remarquable.

Chez Freud, l'analogie avec le confessionnal catholique n'est-elle pas évidente ? Avouer ses péchés au prêtre, c'est aussi en prendre conscience à travers le témoin qui les entend. L'absolution sacerdotale et la pénitence se retrouvent dans la compassion indulgente du psychanalyste qui aide le patient, pauvre pécheur, à trouver un exutoire dans la bonne action — recanalisation vers une activité de substitution : un désir sublimé. Le principe magique du pardon se retrouve dans la conscientisation. Le « fautif » est devenu le « patient ». Le pardon divin et la sincère contrition se retrouvent intégralement dans le diagnostic médical et la conscientisation du malade. L'Église catholique vendait des indulgences, le psychanalyste impose des honoraires. La culpabilité se monnaye dans les deux contextes de manière analogue puisque le malade (pécheur) qui n'a pas les moyens de payer le médecin n'y a pas accès. Évidemment, la prise en charge par l'État des patients équivaut aux services dominicaux gratuits pour les fidèles. Bref, la modernité scientifique freudienne n'a rien changé au traitement de la frustration des pulsions humaines entravées par la vie en communauté ; elle a simplement renouvelé le vocabulaire et inventé de nouvelles institutions pour la contenir.

Le génie de Freud

La psyché comporte une particularité agaçante. Elle est un mécanisme invisible qui se prête mal à l'observation scientifique. Comme la respiration, elle fonctionne aussi bien volontairement que de manière autonome. Le scientifique peut facilement l'observer lorsqu'elle agit volontairement — comme lors d'un match sportif où la volonté déterminée à gagner montre l'évidence des motivations de l'action des joueurs. Mais comment étudier la psyché lorsqu'elle agit inconsciemment, sans le secours de la volonté ?

Et d'abord, pourquoi s'attarder à étudier l'inconscient ? Parce qu'il a une influence troublante — apparemment magique — sur nos comportements : il nous fait souvent agir contre notre propre volonté. Le scientifique veut tout savoir, tout comprendre, tout réduire à une suite de causes logiques, justement pour se donner la possibilité de tout contrôler. Le mystère est inquiétant, anxiogène. Mais comment contrôler une entité autonome qui nous fait agir en toute ignorance des mobiles dynamiques qui nous animent ?

Freud inventa la psychanalyse ainsi que l'appareil conceptuel complexe qui la justifie pour expliquer le fonctionnement de l'inconscient. Ce faisant, il eut le génie d'arracher la psyché au domaine mystique auquel elle était traditionnellement rattachée pour la mettre entre les mains de la science. Plus d'anges, de diables, de dieux, ni d'esprits ; plus de faute, de péché, ni de pardon d'un Dieu paternel miséricordieux. Seulement une instance naturelle, un mécanisme psychique — psychologique — dynamisé par d'intenses désirs libidineux que l'on doit détourner au bénéfice du fonctionnement harmonieux d'une société post-victorienne dont la population vient de dépasser le cap de 1,5 milliard d'habitants tiraillés entre désirs et devoirs. Et ce tiraillement créant des maladies psychiques et comportementales nommées névroses et hystérie.

Quatre postulats freudiens

En 1904, Freud publie les Cinq leçons sur la psychanalyse. Une ère nouvelle commence. On sort à peine de l'époque victorienne dans une Vienne jouissant des immenses progrès technologiques apportés par la rationalité triomphante. Mais la psyché est encore territoire inconnu. Les superstitions vivent encore de beaux jours. Freud vient de livrer à l'Occident l'appareil conceptuel rationnel propre à anéantir les fantômes intangibles. Quels sont ses présupposés ?

1. Freud postule d'abord que rien de magique ne s'introduit spontanément dans l'esprit humain, et que toutes nos actions et représentations ont leurs sources dans les expériences antérieures ; notamment durant l'enfance. Ces souvenirs « oubliés » sont inconscients, mais ils comportent toujours un effet dynamique potentiel.

2. Il postule ensuite que le moteur fondamental de l'humain est le désir, notamment sexuel, dont la sensualité déjà présente dès la naissance.

3. Troisième postulat : les forces qui nous font agir proviennent principalement de l'inconscient défini comme souvenirs oubliés, mais dont la trace réside toujours dans notre système nerveux.

4. Dernier postulat : les techniques de réminiscence de la psychanalyse permettent de conscientiser les mobiles de nos pulsions, et ainsi d'échapper aux symptômes (actions involontaires) désagréables (névrose) ou asociaux (hystérie). Bref, la conscience guérit[1].

Avec Freud, la psyché passe du champ de l'ésotérisme au champ médical scientifique. En inventant la « maladie mentale », c'est-à-dire une réelle maladie de l'individu en l'absence de toute lésion corporelle, il ouvre un champ d'étude scientifique tout à fait nouveau. Mais comme la découverte de nouveaux territoires prometteurs attire la convoitise, il a essuyé d'innombrables critiques. Malgré son immense popularité, on lui reproche toujours de trop appuyer sur la sexualité.

Paradoxe freudien

Mais notre génie, malgré la levée de boucliers accusateurs, avait inséré dans son discours une admirable défense en trois temps qui tient toujours la route, écrite en termes diplomatiques remarquables.

1. « L'instinct sexuel de l'enfant est très compliqué ; on peut y distinguer de nombreux éléments, issus de sources variées. Tout d'abord, il est encore indépendant de la fonction de reproduction au service de laquelle il se mettra plus tard. Il sert à procurer plusieurs sortes de sensations agréables que nous désignons du nom de plaisir sexuel par suite de certaines analogies. »[2] Freud indique clairement qu'il ne s'agit pas de sexe au sens adulte, mais simplement de sensations agréables désignées « sexuelles » par analogie. Astuce largement utilisée aujourd'hui en campagne publicitaire où l'on détourne le sens d'un mot sensible pour attirer l'attention des foules.

2. « L'analyse ne se laisse pas employer comme une arme de polémique ; elle suppose le consentement de la personne dont on veut faire l'analyse et, entre l'analyste et l'analysé, des rapports de supérieur à subordonné. » »[3] Autrement dit, Freud impose tout bonnement son autorité pour garantir ses thèses. Rien d'absolu, rien de concret, si ce n'est que les évidences apportées par son expérience clinique dans le cadre des conditions particulières mises en place dans le cabinet de psychanalyse. Il faut évidemment consentir à toute doctrine de laquelle on attend des bénéfices. Sinon c'est l'excommunication. Impossible d'avoir le beurre et l'argent du beurre.

3. « La psychanalyse, il est vrai, est dans une situation spéciale, qui lui rend plus difficile d'obtenir l'approbation. Que veut le psychanalyste, en effet ? Ramener à la surface de la conscience tout ce qui en a été refoulé. Or chacun de nous a refoulé beaucoup de choses que nous maintenons peut-être avec peine dans notre inconscient. La psychanalyse provoque donc, chez ceux qui en entendent parler, la même résistance qu'elle provoque chez les malades. C'est de là que vient sans doute l'opposition si vive, si instinctive, que notre discipline a le don d'exciter. »[4] Pour ainsi dire, si vous n'êtes pas convaincu par la doctrine psychanalytique, si vous résistez, c'est la preuve qu'elle est valide puisque votre attitude confirme l'existence d'un symptôme névrotique : la résistance.

Ce qui choque dans le freudisme, c'est que l'on est forcés d'y consentir sous peine d'être exclus de la communauté des gens considérés sains d'esprit. Mais le malaise s'estompe aussitôt que l'on accepte l'idée que l'on est psychopathe. Voilà le paradoxe freudien, en tout point analogue au paradoxe du barbier de Russell. Ainsi, vous êtes sain d'esprit seulement et uniquement si vous consentez à reconnaître que vous êtes psychopathe. Bref, tous pécheurs sauf le Christ ; tous psychopathes sauf Freud, évidemment. On retrouve ainsi notre philosophe à la tête d'un système conceptuel dont il est le premier moteur immobile (voir Aristote).

Nous savons que Freud avait pratiqué sur lui-même sa propre psychanalyse. Avait-il conscientisé le paradoxe qui anéantit son propre système scientifique ?

[1] À ce titre, Freud a simplement repris le filon de l'Évangile où le Christ en croix dit avant de mourir : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. » (Luc 23:34) L'ignorance de nos actions réside dans l'inconscient. L'homme n'est pas responsable de ses actions s'il en ignore les causes. Il est donc malade (ou pécheur).

[2] Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, 1904. p. 51.

[3] Ibid., p. 130.

[4] Ibid., pp. 44-45.

Philo5
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