Cogitations 

 

François Brooks

2018-03-01

Essais personnels

 

Vérité et réalité [1a]

 

Le vrai et le faux sont des attributs de la parole, non des choses.

Hobbes, Léviathan, §4, 1651

Sans doute la confusion la plus courante dans le langage est-elle la distinction entre vérité et réalité. Merleau-Ponty et Jaspers m'ont aidé à l'éclaircir. Il existe une seule réalité de consensus, mais d'innombrables vérités. Par exemple, ma maison est unique, mais tous ceux qui l'ont vue en ont gardé une vérité personnelle. En somme, la vérité est le point de vue, la perspective individuelle. Chacun a sa propre vérité. La réalité — ancrée dans la matière — donne lieu à une infinité de perspectives. Si bien que, même si nous vivons tous dans le même monde, et partageons le même réel, il existe sur ce monde autant de vérités que d'individus.

Si je vous demande : « Y avait-il un verre, hier, sur la table ? », et que vous me répondez « non » alors qu'il y en avait un, il se peut fort bien que vous disiez la vérité. Peut-être était-il caché par la boîte de céréales ; peut-être n'êtes-vous pas allé dans la cuisine, hier ; peut-être était-il hors de votre champ d'attention ; peut-être avez-vous pensé en le voyant qu'il s'agissait d'un autre objet ; bref, mille circonstances peuvent vous avoir empêché de voir le verre, et vous porter à affirmer qu'il n'y avait pas de verre hier sur la table. Ce que vous déclarez sera faux si, et seulement si, vous avez effectivement vu un verre et que vous affirmiez le contraire — en faux témoignage — volontairement.

Quand le cinéaste James Cameron interrogea les derniers survivants du naufrage du Titanic, il pensait récolter les informations qui permettraient de reconstituer fidèlement la réalité. Il récolta une foule de témoignages si contradictoires qu'il déclara avoir l'impression d'assister à un concert d'hallucinations. Pourtant, aucun témoin ne mentait. Une des questions cherchait à savoir si le navire s'était brisé en deux au moment de sombrer. Impossible d'obtenir le consensus. La réalité est que l'épave retrouvée au fond de l'océan était bel et bien en deux morceaux.

En fait, personne n'a accès directement au réel[1b] sans passer par un moyen de perception, un capteur. Et même s'il existe une réalité scientifique de consensus ; témoins du même événement, la diversité de nos perceptions construit des vérités toutes personnelles. On pourrait alors seulement parler d'une vérité statistique. Si neuf personnes sur dix affirment un fait, il y a 90 % des chances pour que le fait soit avéré, encore que, rien ne prouve que la dixième personne ne soit pas mieux placée que les autres pour témoigner. Tant de circonstances entrent en jeu ; réalité et vérité sont bien difficiles à concilier.

Lorsque le prophète annonce : « En vérité, en vérité, je vous le dis... », même si l'avenir contredit ses prédictions, sa foi lui donne raison. D'autant plus que si la foule partage la même foi, nous avons une majorité de chances d'assister à une prédiction autoréalisatrice. Aussi bien dire que l'avenir dépend des prédictions du prophète dans la mesure où la foi des disciples sera grande. Rien de sorcier. On comprend alors pourquoi le prophète avait tout misé sur la foi. Si bien que, à la limite, peu importe la réalité, si on croit que Jésus est ressuscité, la foi rendra cette vérité vraie, en vertu d'une forte croyance statistique.

Lorsque l'on comprend le stratagème qui consiste à échafauder des vérités défiant toute réalité, on commence à avoir peur. En effet, quelle est la réalité de cet arbre que je suis le seul à voir ? J'ai soudainement l'impression de sombrer dans la folie. À tel point que, pour ne pas m'aliéner mes semblables, je consens à l'hallucination collective, je nie — contre mes propres perceptions — la présence effective de l'arbre.

La réalité est consensuelle. La science a inventé de nombreux appareils qui permettent de la mesurer, la vérifier. Mais les mesures sont aussi autoréférentes. Le mètre ne mesure que le mètre ; il témoigne d'une longueur, mais ne dit rien d'autre, alors que la réalité existe en vertu de mille témoignages, et sur mille paramètres : vitesse, éclairage, couleur, densité, position, température, saison, époque, localité, échelle, etc.

Si, dès le départ, on arrive à comprendre ce qui distingue la réalité de la vérité, on échappe à la confusion courante qui les emploie comme synonymes.

Je me demande toujours dans quel monde vit celui qui me parle. Quelles sont les vérités qui l'animent ? Distingue-t-il la réalité de sa vérité ? Depuis quel nuage est-il en train d'halluciner ? Et, plus que toute autre question : ne suis-je pas moi-même en train d'halluciner ?

Comment conjuguer favorablement nos hallucinations collectives ? Cette question fut jadis abordée dans la Querelle des universaux. Elle s'était résolue par la nécessité d'une divinité universelle pour garantir le monde. En terme contemporain, nous dirons simplement qu'il faut non seulement distinguer la réalité de la vérité, mais aussi du réel.

[1a] [1b] Voir Distinguer réel, réalité et vérité, in F. B., Spéculations philosophiques, Note [1a].

Philo5
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