Cogitations 

 

François Brooks

2018-03-15

Essais personnels

 

Jaspers, foi et transcendance

 

La métaphysique éclaire [...] le lieu où [...] la transcendance parle. C'est là que l'homme trouve ce qui est pour lui vraiment important. [...]
      L'éclatement de toute origine en foi religieuse et foi philosophique, puis en une multiplicité de croyances des deux côtés, c'est ce qui constitue notre situation dans la vie. [...]
      Ce qui s'appelle, en langage mythique, l'âme et Dieu, en langage philosophique existence et transcendance, n'appartient pas au monde.

Karl Jaspers, Philosophie, 1932, (Springer-Verlag © 1989, p. 245 et 267).

Philosophe austère, Jaspers produit un système alambiqué qui laisse perplexe. Existence, Transcendance, Englobant, où veut-il en venir avec ces concepts banals et familiers ? À quoi rime ce curieux échafaudage philosophique de mots que l'on croyait comprendre avant de les lire sous sa plume ? Pour le déchiffrer, il faut commencer par examiner ce à quoi il s'oppose. À partir de l'anthropologie, il identifie trois menaces fondamentales à l'humanité : marxisme, psychanalyse et racisme. Il a compris que les temps modernes augurent la disparition de l'humanité. Non pas l'éradication de la race humaine des espèces de la planète, mais la disparition de ce qui caractérise l'humanité dans ce qu'elle a de plus fondamental : la foi, pour en instaurer une autre fondamentalement déshumanisante.

Mais quelle est donc cette caractéristique humaine qui fait notre spécificité ? Qu'est-ce qui nous distingue des autres espèces ? On l'a dit : l'homme est un être symbolique, qui recourt à la représentation, il porte en lui le langage. Parler, s'exprimer, signifie transformer la réalité en symboles. Ainsi, les dessins que vous lisez présentement sous forme de mots sont des signes langagiers qui représentent autre chose qu'eux-mêmes, ce sont les symboles des choses réelles. Et cette faculté proprement humaine de tout symboliser fait notre spécificité. L'animal ne fait pas le détour symbolique ; il se contente de la réalité factuelle immédiate. Si la vache voit une table, elle ne se dit pas : « voilà une table ! » La table apparaît dans son champ de conscience et c'est tout. Au besoin, elle s'en sert, la contourne, et, en son absence, elle s'en passe. L'humain, qui par l'éducation porte en lui le concept de table, en fabriquera une au besoin avec les matériaux dont il dispose. Et même si les animaux y arrivent dans une certaine mesure, la capacité de symbolisation de l'homme atteint une complexité qui dépasse de loin celle de tout animal.

Mais pour que le symbole opère, pour que le mot « table » soit pris pour la chose elle-même, il faut y croire, engager notre foi en la valeur du symbole. C'est pourquoi nous disons que l'homme est un être de foi. Notre vie est essentiellement culturelle, c'est-à-dire qu'elle s'organise autour d'un ensemble d'interprétations symboliques nécessitant la foi en la valeur des représentations symboliques abstraites reconnues par la communauté. Il nous est fondamentalement impossible d'en sortir. Tout ce que l'on fait commence et se termine par la foi.

Mais les athées, les nihilistes, ne sont-ils pas humains ? Ils refusent pourtant toute religion et rejettent la foi comme principe directeur. Penser ainsi n'est pas rejeter la foi, c'est rejeter la foi des autres, les autres croyances, cultures, races. On confond trop souvent foi et religion. Les nihilistes et les athées prétendent rejeter toute croyance, mais en fait, ils ne font pas que rejeter ; ils instaurent un nouveau type de croyance positive en la désignant d'un nom négatif. Ils prétendent sortir de tout système de croyances alors qu'ils échafaudent d'autres croyances apparemment si complexes que, si on peine à les comprendre, on finit par croire que leur principal engagement consiste à éradiquer la foi en Dieu. Mais Dieu n'est qu'un objet de croyance comme un autre. On peut engager sa foi dans n'importe quoi. Un tel croit que le Soleil va s'éteindre, l'autre que le travail lui apportera gloire et fortune, l'autre que sa descendance lui apportera la postérité, l'autre encore que la richesse et la consommation sont promesse de bonheur, etc. Du spécifique au général, la foi s'engage, selon l'individu ou la communauté, dans une infinité de directions possibles.

La foi est sans fin ; l'humain est un être qui a besoin de croire pour vivre. Elle est le fondement de toute motivation. Lorsque l'athée et le nihiliste se présentent, nous savons en quoi ils ne croient pas, mais une brève conversation nous montre qu'ils sont attachés à une panoplie de valeurs. Ils commencent souvent leurs phrases par : « Je crois que... ». André Comte-Sponville et Michel Onfray ne cessent de rééditer les valeurs morales chrétiennes tout en affirmant haut et fort, preuves à l'appui, un athéisme invincible basé sur l'inexistence historique de Jésus. Mais leur souci s'attache bien plus à se distinguer de ceux qui, sous le logo religieux, se permettent toutes sortes d'infamies, que d'anéantir les religions qui ont contribué à propager les valeurs qu'ils chérissent.

Jaspers vivait à l'époque issue de Darwin, Marx, et Freudracisme, marxisme et psychanalyse favorisaient la montée de l'athéisme et du nihilisme. L'ancien véhicule divin où l'ordre féodal était basé sur la suprématie d'un Dieu unique, bon et tyrannique fut remplacé par les promesses de la science devant apporter richesse et prospérité. L'avantage consistait à se détacher d'obscures considérations métaphysiques incontrôlables pour investir dans la technologie pratique sur laquelle l'homme aurait désormais plein contrôle.

Jaspers était à la fois chrétien, marié à une Juive, psychiatre, philosophe et allemand, il a pensé un système qui pourrait fédérer l'ensemble des valeurs qu'il chérissait. Il est allé très loin : jusqu'à montrer — davantage même que Pascal — que la foi en Dieu — être de transcendance par excellence — est incontournable. Quelle que soit notre position sur l'échelle de la foi — celle-ci étant dirigée vers quelque chose de plus élevé que nous — nous tendons nécessairement vers la transcendance. Dieu est tout simplement l'absolue limite — illimitée — inaccessible et englobant, appelant les aspirations de l'homme en tant qu'existence.

Mais encore faut-il reconnaître une foi qui ne tend pas vers le mieux. Chaque bataille gagnée par la technologie sur la nature est-elle véritablement pour le mieux ? À sa mort, Dieu a tout simplement été remplacé par la science qui, curieusement, répondait aux mêmes critères : l'amélioration continue et perpétuelle vers le meilleur. Bref, le progrès indéfini et éternel vers ce quelque chose qu'on ne saurait nommer exactement, mais qui est supérieur à notre condition actuelle. Tous ceux qui refusent d'embarquer dans cette quête d'absolu sont ringards, démodés, rétrogrades. J'insiste parce qu'il s'agit effectivement de ce qu'entend Jaspers par transcendance : dépassement, amélioration, « upgrade ». C'est aussi ce que la vie en général, dans son perpétuel renouvellement, nous présente.

Pour Jaspers, deux conceptions de l'homme s'affrontent, l'une destructive, l'autre constructive. L'athéisme, en jetant Dieu, conduit au nihilisme. Cette voie du progrès scientifique prétend arriver à créer une humanité idéale en sélectionnant le meilleur par le rejet et l'extermination des faiblesses biologiques et culturelles. Ces forces cherchent à construire l'humain idéal à partir de critères scientifiques objectifs irréfutables. Il s'agit donc d'une foi comme une autre, mais pour laquelle l'instauration du nouveau régime passe par une destruction importante : guerres, exterminations, compétition, sélection, abolition des libertés individuelles, etc. Jaspers oppose à cette vision la transcendance en tant que poussée naturelle intérieure de l'être humain. Il utilisera avec précaution le terme « Dieu », préférant le remplacer par l'indéchiffrable « Englobant ». Il propose quelque chose de tout simple : la transcendance comme désir de tout humain à s'élever par la foi en quelque chose qui le dépasse : une sorte de principe naturel d'élévation de la vie.

Tout comme la plante est poussée par une force fondamentale à s'élever vers le soleil, l'animal à grandir, maturer et se reproduire, l'homme est poussé à s'élever par un système symbolique, graduellement, et éventuellement, jusqu'à Dieu. Le Dieu de Jaspers n'a rein d'un Dieu personnel. C'est un idéal symbolique, un chiffre. Et en ce sens, il reste fidèle au Dieu de Moïse, innommable, invisible et irreprésentable. C'est un Dieu essentiellement intérieur, personnel, chiffré, mystérieux, mais bien réel puisqu'Il ne cesse de se concrétiser par la foi. Ce n'est pas une personne. Même si l'homme se laisse toujours aller au désir de représentation, un Dieu nommé et représenté ne peut pas être Dieu. Lorsqu'on a compris ça, on se fout des preuves de l'existence de Dieu et on comprend pourquoi, non seulement Dieu est invisible matériellement, mais que si on le voyait, ce que l'on verrait ne serait certainement pas Dieu, non plus qu'aucune manifestation spécifique. L'Être Suprême reste toujours l'être sans spécifier ce qu'il est, sans quoi il perdrait son absoluité.

Philo5
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