Les quatre paradoxes
de Zénon
d'Élée
[1]
par Lycée international de Saint-Germain-en-Laye [2]
2007
* * *
Le
paradoxe est, en philosophie, l'équivalent de l'absinthe, un alcool fort qui
rend fou. Paradoxalement, c'est aussi une vision qui délivre de l'endoctrinement
de la raison en permettant de constater nos limites rationnelles. On arrive plus
facilement à le concevoir si on le compare à l'effet d'optique. Les dés de cette
image sont assemblés de telle sorte que nous voyons une réalité impossible
(oxymore révélateur).
Nous savons d'expérience que les dés ne peuvent véritablement être disposés
ainsi. Pourtant, notre vision « prouve » le contraire. On a beau insister,
chercher la faille visuelle, nos yeux contredisent impitoyablement notre raison.
L'effet est si puissant que j'ai déjà vu une classe en délire suite à
l'explication des paradoxes de Zénon. Certaines personnes étaient profondément
troublées et luttaient âprement avec le professeur pour essayer de se sortir de
cette vision menaçante. Leur rapport au monde vacillait. Nous nous réfugions
alors dans le déni pur et simple. Je vous propose aujourd'hui de mettre de côté ce
bouclier mental pour plonger dans le pur vertige philosophique.
Attachez vos ceintures !
Zénon d'Élée
fut le premier grand mathématicien sceptique. Ses
paradoxes intriguèrent les mathématiciens de tous les
siècles et les irritèrent assez pour les entraîner à des
découvertes susceptibles de les résoudre.
Zénon naquit dans l'Île d'Élée vers les 490 avant J.-C. On sait très peu de choses à son sujet si ce n'est qu'il fut l'élève du philosophe Parménide, qu'il accompagna à Athènes en -449. Là il rencontra Socrate et lui fit si bonne impression qu'il fut mentionné dans une des oeuvres de Platon : Parménide. À son retour en Élée il devint politicien et fut arrêté pour avoir pris part à un complot ourdi contre le tyran Nearchus. Il fut torturé à mort en tant que conspirateur. Plusieurs versions de son interrogatoire ont été rapportées : l'une prétend que lorsqu'il fut sommé de donner les noms de ses compagnons il donna ceux des proches du tyran. D'autres soutiennent qu'il se mordit la langue pour la cracher à la figure de Nearchus.
Zénon était avant tout philosophe. Aristote lui attribua l'invention de la dialectique, une forme de débat dans lequel l'un des partis soutient une thèse tandis que l'autre essaie de la rendre absurde. Cette technique repose surtout sur le procédé de reductio ad absurdum, qui est la réduction d'une idée à l'absurdité par la mise en évidence d'une contradiction lui étant inhérente. Zénon n'a écrit qu'un seul livre, L'epicheiremate, dans lequel il attaque les adversaires de son mentor Parménide. La renommée de Zénon lui vient de ses paradoxes. Seulement 200 mots nous sont parvenus de son livre et les informations relatives à son oeuvre nous viennent de sources secondaires, principalement d'Aristote. Bien qu'il y en ait eu une quarantaine, seulement 8 ont pu traverser les siècles. Leur but était de défendre les idées de son mentor. Parménide était persuadé que la réalité était unique et immuable. Le mouvement, le changement, le temps et la pluralité étaient selon lui des illusions. Cette position entraîna évidemment maintes critiques. Les paradoxes de Zénon avaient pour but de montrer que la thèse inverse était absurde et contradictoire.
Les quatre
paradoxes les plus réputés sont
1. la dichotomie,
2.
l'Achille,
3. la flèche et
4.
le stade.
1.
La dichotomie :
le
mouvement est impossible, car avant que l'objet en
mouvement ne puisse atteindre sa destination, il doit
d'abord atteindre la moitié de son parcours, mais avant
d'en atteindre la moitié, il doit d'abord en atteindre
le quart, mais il lui faut d'abord en atteindre le
huitième, etc. Ainsi le mouvement ne peut même jamais
commencer.
2.
L'Achille :
Achille en pleine course ne pourra jamais rattraper une
tortue marchant devant lui, car il devra avant tout
atteindre le point de départ de cette dernière. Or,
quand il aura atteint ce point, la tortue aura avancé ;
il lui faudra alors atteindre sa nouvelle position, et
lorsqu'il l'aura atteinte, la tortue aura de nouveau
avancé, etc. La tortue sera donc toujours en tête.
3.
La flèche :
Le temps se décompose en instants, qui sont
indivisibles. Une flèche est soit en mouvement soit au
repos. Une flèche ne peut être en mouvement, car pour
qu'elle le soit, il faudrait qu'elle se situe à une position
donnée au début d'un instant, puis à une autre à la fin
du même instant. Ce qui revient à dire que les instants
sont divisibles, ce qui est contradictoire. La flèche
n'est donc jamais en mouvement. Imaginons une flèche en
vol. À chaque instant, la flèche se trouve à une
position précise. Dans cet instant, la flèche n'a pas le
temps de se déplacer elle reste immobile. Aux instants
suivants, elle va rester immobile pour la même raison.
Si le temps est une succession d'instants et que chaque
instant est un moment où le temps est arrêté, le temps
ne s'écoule donc pas. La flèche est donc toujours
immobile à chaque instant et ne peut pas se déplacer.
Considérant le temps comme une suite d'instants
successifs, le mouvement est impossible.
4. Le stade : La moitié d'une durée donnée est égale au double de la même durée. Démonstration :
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Considérons les trois rangées ci-dessus : elles sont placées au départ dans la première position. La rangée a reste immobile tandis que les rangées b et c bougent à la même vitesse dans des directions opposées. Lorsqu'elles arrivent à la seconde position, chaque 0 de b a franchi deux fois plus de 0 c que de 0 a. La rangée b a donc mis deux fois plus de temps à franchir la rangée a qu'elle en a mis à franchir la rangée c. Cependant, le temps mis par les rangées b et c à atteindre la position de la rangée a est le même. D'où le paradoxe.
Bien que ces démonstrations semblent illogiques, elles n'en demeurent pas moins ardues à réfuter. Elles ont donc posé de sérieux problèmes mathématiques. Pour les mathématiciens grecs, qui n'avaient aucune notion de convergence ou d'infinité ces raisonnements étaient incompréhensibles. Aristote les qualifia de fallacieux, sans pour autant se justifier, et ils furent ignorés pendant 2500 ans. Cependant, ils furent étudiés durant notre siècle par les mathématiciens Bertrand Russell et Lewis Caroll. Aujourd'hui, grâce à des outils telles les suites convergentes et les théories de Cantor sur les séries infinies, ces paradoxes peuvent être expliquées de manière satisfaisante. Cependant le débat sur la validité de ces paradoxes et de leur rationalisation se poursuit encore de nos jours.
Les
paradoxes de Zénon d'Élée posent un défi logique à l'interprétation mathématique
du monde qu'affectionnaient les philosophes de l'époque.
D'un point de vue moral, quatre autres paradoxes contribuent depuis toujours à défier la raison : 1. la science/ignorance, 2. l'exception/généralité, 3. la vérité/mensonge et 4. la liberté/contrainte :
1. Je sais que je ne sais rien. (Socrate)
2. « Je mens! »
3. Il y a toujours une exception à la règle, excepté l'exception de la règle - qui est, en elle-même, une règle. (autoréférence)
4. Pour être libres, nous devons observer les règles et obéir aux lois. (Sartre)
[1] Adaptation de la page Zénon d'Élée publiée sur le site du Lycée international de Saint-Germain-en-Laye (page consultée le 24 janv. 2010).
[2] Sources
E. T. Bell, Men of mathematics, Simon and Shuster, Inc. - New York © 1937.
Sir Thomas Healh, A History of Greek Mathematics, Clarendon Press - Oxford © 1921.
Donald A. Ross, Encyclopedia of World Biography, Zeno of Elea, McGraw-Hill Inc. - New York © 1973.
Wesley C. Salmon, Zeno's Paradoxes, The Bobbs-Merrill Company, Inc. - New York © 1970.
John C. Sherwood, Great Lives from History, Zeno of Elea, Salem Press, Englewood Cliffs - NJ © 1985.
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