EXISTENTIALISME 

Jaspers

 

Texte fondateur

1931, 1932, 1950 et 1965

Existence et transcendance

SOMMAIRE

Les modes de l'englobant

Regard en arrière et nouvelle question

Point de départ : la scission sujet-objet

L'opération philosophique fondamentale - De la manifestation du monde

Les modes de l'englobant

L'englobant

Les chiffres

La notion de chiffre

Autres exemples

Les chiffres ont leur origine dans l'expérience de la liberté

Idée d'un développement des chiffres dans leurs affrontements

La philosophie se distingue de la science

Possession du savoir et aspiration au savoir

Savoir et existence

Situations limites

La foi philosophique

L'être-soi

La vie philosophique

La situation de l'être-soi

Foi philosophique

Anthropologie [Trois nihilismes : marxisme, psychanalyse, racisme]

L'idée de Dieu

Principes contradictoires

Quelques exemples

Le silence de l'être

Éveiller ce qui est déjà en nous

Philosophie

Philosophie et théologie

Absolutisation de l'existence

Le sens de la science

Quadruple réalité

Monde empirique et existence

Ce qu'est la foi

La vérité une et multiple

L'existence et sa manifestation

Attitude de la philosophie à l'égard du monde

Les modes de l'englobant[1]

Regard en arrière et nouvelle question

Dans l'univers et dans l'Histoire, nous faisons reculer sans cesse les limites de notre savoir. C'est comme si nous nous perdions dans l'infini des réalités cosmiques et historiques. En face des unes et des autres, nous prenons conscience du caractère dérisoire et passager de notre existence.

Mais l'univers ? Il se tait. Sait-il qu'il existe ? Dans son mutisme, nous ne trouvons pas le moindre signe d'une telle connaissance. Mais nous, nous savons qu'il existe. Nous sommes les êtres extraordinaires qui savons que l'univers, cette chose immense, existe, et qui pouvons l'étudier. La conscience que nous avons prise de notre néant se tourne en son contraire.

Si nous ne savions rien de l'univers, ne serait-ce pas comme s'il n'existait pas ? Cela paraît absurde. Mais nous nous demandons : que serait un être qui ne saurait pas qu'il existe et dont personne ne saurait qu'il existe ? Serait-il une simple potentialité d'être connu ? Quelque chose qui attendrait, pour ainsi dire, d'apparaître à un être ? Nous, ce rien dans l'univers, ne sommes-nous pas l'être véritable, l'oeil qui voit le monde ?

Et notre Histoire ? Devant elle, nous avons conscience d'être infimes en tant qu'individus, mais dans un autre sens. Nous comprenons ce que des hommes ont été, ont fait et ont produit. Plus et mieux nous comprenons, plus clairement nous nous voyons devant un infini qui ne nous écrase pas. Il nous englobe. Notre compréhension met l'immensité à notre portée. Nous ne serons jamais à son niveau, et pourtant, malgré notre petitesse, nous sommes auprès de cette, chose dont nous recevons une réponse.

Que sommes-nous donc, nous, ces yeux qui sommes dans le monde, et qui voyons, connaissons, comprenons ? Êtres pensants, nous sommes le lieu (le seul lieu, à notre connaissance) où se révèle ce qui est, dans notre pensée objective, dans notre compréhension, dans notre action et notre création, dans chaque mode de notre expérience.

Mieux encore : nous sommes non seulement conscience, mais conscience de nous-mêmes. Non seulement un état est révélé, mais cette révélation elle-même se révèle à soi.

Nous faisons un saut : nous passons de la connaissance intellectuelle des objets à la conscience subjective de ce que nous accomplissons et expérimentons à cette occasion.

Le niveau que nous atteignons par ce saut est, considéré du point de vue de la connaissance du monde, rien ; considéré du point de vue de l'interrogation philosophique, la possibilité de fonder une nouvelle conscience d'être. C'est ce que nous appelons la connaissance fondamentale.

Développer cette connaissance, c'est, en même temps, sauter au-dessus de son ombre ou marcher sur la tête. Essayons !

Point de départ : la scission sujet-objet

Toutes les fois que nous pensons, nous sommes un Moi dirigé vers un connaissable, un sujet dirigé vers un objet.

Ce rapport est unique : on ne peut le comparer à aucun autre rapport au monde. Le Moi implique un objet. Cette attitude de la pensée dirigée est d'autant plus marquée que nous pensons plus distinctement. Être éveillé, c'est cela.

À chaque instant, cette situation est évidente pour nous, mais nous y pensons rarement. Si nous y pensons, elle n'en devient que plus surprenante.

Comment accédons-nous à un objet ? En le pensant et, par là, en le fréquentant ; en manipulant les objets manipulables, en pensant les objets pensables.

Comment l'objet vient-il à nous ? Par le fait que nous sommes frappés par lui, que nous le saisissons tel qu'il se donne à nous, que nous le produisons sous la forme d'une idée qui s'impose à nous comme exacte.

L'objet existe-t-il par lui-même ? Nous le pensons comme un objet existant et auquel nous allons ; nous l'appelons quelque chose, une chose, une situation, bref, un objet. Pourtant, c'est pour nous qu'il est tel qu'il se montre ; c'est parce que nous sommes qu'il est tel.

Et nous, existons-nous vraiment en tant que sujets à la recherche d'objets venant à notre rencontre ou se trouvant en face de nous ? Avant que nous cherchions, il faut toujours qu'un objet existe pour nous ; en effet, nous n'avons conscience de nous-mêmes qu'à partir du moment où nous sommes en même temps dirigés sur des objets. Il n'y a pas de Moi sans objet, pas d'objet sans Moi. Autrement dit, pas d'objet sans sujet ni de sujet sans objet.

Mais s'ils n'existent pas l'un sans l'autre, quel rapport y a-t-il entre eux ? S'ils sont inséparables. Quel est donc ce lien d'unité à l'intérieur duquel ils sont malgré tout assez séparés pour que le sujet soit, par la pensée, dirigé sur l'objet ?

Nous l'appelons l'englobant, l'ensemble du sujet et de l'objet, qui n'est lui-même ni sujet ni objet.

La scission entre sujet et objet est la structure fondamentale de notre conscience. Ce n'est que par elle que le contenu infini de l'englobant parvient à la clarté. Tout ce qui est se trouve obligatoirement dans l'englobant de la scission sujet-objet.

Mais pour ce qui est de l'englobant lui-même, nous ne pouvons le penser comme objet (chose), car il deviendrait alors objet (contraire de sujet). Si nous voulons le penser, nous devons renoncer au fondement offert par les objets que nous avons devant nous en les pensant. C'est pourquoi nous cherchons un autre fondement, qui ne soit ni objet ni sujet.

Pour y parvenir, nous accomplissons ce que nous appelons l'opération philosophique fondamentale. Ce n'est pas une méthode de recherche. Avec elle, quelque chose se passe en nous. Sa communication verbale en figures de pensée n'apporte que des fils conducteurs. Ceux-ci ne peuvent servir à connaître quelque chose, mais, avec eux, les modes de manifestation de l'être s'éclairent pour nous.

L'opération philosophique fondamentale.
De la manifestation du monde

Si, par exemple, ce qui est n'est ni l'objet ni le sujet, ni objet ni Moi, mais l'englobant, qui se révèle dans cette scission, alors tout ce qui se présente dans cette scission est manifestation. Ce qui est pour nous, est manifestation en tant qu'éclairement de l'englobant dans la scission sujet-objet. Ce que nous percevons est dans le temps et l'espace avec son mode de réalité sensible ; ce que nous pensons est dans les formes de ce qui est pensable. Cela n'existe donc pas en soi, mais pour moi, dans la scission.

N'allons pas croire que notre monde soit un monde apparent, par opposition à un autre monde, qui serait réel. Il n'y a qu'un monde.

La question est bien plutôt de savoir si ce monde, tel que nous en faisons l'expérience dans la scission sujet-objet, est déjà l'être même, et si cet être n'est autre que le monde connaissable.

Et voici la réponse : le monde est non pas apparence, mais réalité. Mais cette réalité est manifestation. En tant que « possibilité d'apparaître » (Erscheinungshaltigkeit) , le monde est porté par la réalité, par l'englobant, qui, lui-même, ne se rencontre nulle part comme réalité dans le monde, comme objet étudiable.

Les modes de l'englobant

Le mode de l'englobant de la scission sujet-objet n'est pas un. Jetons un rapide coup d'oeil sur cette diversité.

On nous dit, par exemple, que les couleurs ne sont pas objectives, mais, phénomènes subjectifs, apparaissent sur l'organe de la vue sous l'action des ondes électromagnétiques. Seules les ondes sont objectives, le monde est, par lui-même, sans couleur ni lumière. Mais non ! Il n'en serait ainsi que si la matière, objet de la physique, était l'être en soi, et non pas elle-même un simple mode d'apparition. Or il en va tout autrement. Pour le sujet de l'être sensible, les couleurs sont parfaitement objectives. Certes, la physique et la biologie nous instruisent de conditions dans lesquelles les couleurs se présentent comme une réalité. Mais les couleurs ne doivent absolument pas être expliquées à partir d'ondes incolores. Plusieurs indices le montrent, par exemple celui-ci. À la série linéaire des longueurs d'ondes, petite parcelle de l'énorme série des ondes électromagnétiques, correspond non pas une série linéaire de couleurs, mais un cercle fermé de couleurs. Il y a une objectivité du coloré, que l'on étudie pour elle-même, sans se soucier des conditions physiques de son apparition. Avec l'objectivité des couleurs va de pair la subjectivité dans l'existant vivant, qui englobe l'une et l'autre.

Il en va ainsi de tout vivant. Comme nous le disions dans la première de ces conférences, la vie ne doit pas être conçue comme une substance vivante, ni même comme un corps vivant. Elle est bien plutôt un tout constitué d'un monde intérieur et d'un monde extérieur, chacun sous sa forme particulière. Pour créer une vie, il faudrait produire un univers complet, comprenant un monde intérieur et un monde extérieur.

Nous appelons la vie existant (Dasein). Nous appelons l'existant vivant l'englobant, et cet englobant, scindé en un monde intérieur et un monde extérieur, tient l'un et l'autre en relation réciproque. Nous autres, hommes, sommes un mode de cet existant vivant et, à ce titre, l'une des formes de la vie.

Ce mode de l'englobant, [1er mode : vivant] l'existant vivant, ignore qu'il existe. Nous, nous le savons, puisque nous, hommes, sommes un autre mode de l'englobant : la pensée, qui, en pensant, est dirigée sur des objets et se pense elle-même. Cet englobant est non seulement [2e mode : conscience] conscience dans la diversité de son existant, mais, de plus, conscience juste ou fausse. Le faux et subjectif est infiniment varié, le juste et objectif n'est qu'une chose qui englobe tout ce qui est pensable et connaissable, et ne peut être atteint par aucune conscience existante isolée. C'est pourquoi nous l'appelons conscience absolue.

À ce que sont les couleurs et les sons objectifs par rapport à la sensibilité de l'existant, on peut comparer le rapport entre la pensée subjective et le pensé objectif. Penser s'accomplit au moyen d'affirmations ou de catégories et concerne ce qui est pensé. Nous disons que telle chose est cause, substance, réalité, etc. Ces catégories sont engendrées par le sujet de la conscience absolue, et sont en même temps les catégories objectives où se trouvent pour nous toutes les choses connaissables. Cette doctrine des catégories, sous la forme d'une doctrine des formes d'affirmation de notre pensée, est en même temps une doctrine des formes des choses elles-mêmes qui se présentent à nous. L'englobant de la conscience absolue maintient la cohésion des affirmations pensantes objectives, sans être lui-même sujet ni objet.

En outre, nous ne sommes pas seulement existant vivant et conscience absolue. Nous sommes « esprit », [3e mode : esprit créateur] un esprit qui crée des images et des formes. Dans les visions créatrices de notre imagination subjective se révèle une objectivité intellectuelle. L'une ne va pas sans l'autre.

Enfin, pour commencer et en réalité, nous sommes, en tant qu'existence possible [4e mode : existence libre] (Existenz), liberté. Dans sa liberté, l'existence se sait en rapport avec la transcendance par laquelle elle est offerte à elle-même. La réalité de notre existence est le Moi dans son devenir temporel. Elle est dans notre amour, elle parle, et c'est notre conscience ; elle lie, et c'est notre raison.

En tant qu'existant (Dasein), être objectif, nous sommes la diversité d'êtres individuels s'affirmant eux-mêmes. En tant que conscience absolue, nous sommes l'unique sujet de la pensée absolue, sujet plus ou moins présent dans nos diverses subjectivités d'existants. En tant qu'esprit, nous sommes l'imagination présente dans les groupes de formes qui viennent à nous par nos créations. En tant qu'existence (Existenz), nous sommes le devenir de soi par rapport à la transcendance, au fond des choses.

Quand je dis que nous sommes [1] existant vivant, [2] conscience absolue, [3] esprit, [4] existence, je ne veux pas dire que nous soyons un agrégat de ces modes de l'englobant. En nous, ils s'interpénètrent, se servent et se combattent.

Voici en quoi consiste la lutte incessante dans la manifestation des modes de l'englobant. Les modes de l'englobant sont maintenus réunis au service de l'existence qui leur donne seule leur poids à tous. Ou bien, au contraire, ils éclatent, pour ainsi dire, vers l'indépendance des diverses prétentions à l'existant, vers la justesse de la conscience absolue, qui prétend être la Vérité elle-même, et vers le monde de l'esprit, qui fascine par l'absence de contrainte.

Développée au moyen de la philosophie, la connaissance fondamentale, que nous pouvons simplement évoquer, et non pas exposer ici, libère l'espace par la clarté de la conscience que nous avons de nous-mêmes et qui s'y structure. Elle fait disparaître les limitations. Les moyens par lesquels nous devenons réels en tant qu'existence deviennent transparents.

L'englobant[2]

Je voudrais aujourd'hui développer pour vous une pensée fondamentale, l'une des plus difficiles qui soient. On ne saurait la laisser de côté, car c'est elle qui donne à la réflexion philosophique son véritable sens. Il doit être possible de la comprendre sous sa forme la plus simple, bien que son élaboration soit une affaire très compliquée. Je vais donc essayer de vous l'esquisser.

La première question posée par la philosophie a été celle-ci : Qu'est-ce qui est ? À première vue, il y a toutes sortes de réalités : les choses dans le monde, les figures inertes et les êtres animés, une diversité tout infinie, ce qui va, vient, disparaît. Mais qu'est-ce donc que l'être en tant qu'être, l'être grâce auquel tout se tient, l'être qui est à la base de tout et de qui provient tout ce qui est ?

Les réponses données à cette question ont été étrangement diverses. Elle est vénérable, la plus ancienne, celle du plus ancien philosophe, Thalès : tout est eau, tout vient de l'eau. Par la suite, on a dit que tout était feu, ou air, ou l'indéfini ; ou bien matière, ou atomes. Ou bien encore, on a dit que la vie est l'être premier dont tout l'inanimé n'est que le déchet. Ou bien encore ceci : l'être premier, c'est l'esprit, pour qui les choses sont des apparences, des représentations qui lui sont propres et qu'il produit comme un rêve. On voit ainsi se constituer une longue série de conceptions générales auxquelles on a donné les noms de matérialisme (tout est matière et processus mécanique), de spiritualisme (tout est esprit), d'hylozoïsme (l'univers dans sa totalité est une matière où vit une âme), etc. Dans tous ces cas, pour répondre à la question posée : qu'est-ce que l'être en tant qu'être ? on a eu recours à une réalité présente dans le monde, à laquelle on attribuait ce caractère particulier d'être la source de tout le reste.

Mais quelle est la réponse juste ? Les diverses écoles, au cours de leur lutte millénaire, n'ont jamais réussi à vérifier l'un de ces points de vue aux dépens des autres. Chacun contient une part de vérité, et surtout une conception et une méthode de recherche qui apprennent à voir plus clair dans le monde. Mais chacun devient faux lorsqu'il se prétend unique et qu'il veut expliquer tout ce qui est par la conception fondamentale qui découle de lui seul.

Pourquoi cela ? Toutes ces conceptions ont un point commun : elles font de l'être une réalité qui est en dehors de moi, un objet sur lequel je suis braqué. Le phénomène fondamental de notre vie consciente va pour nous tellement sans dire que nous en sentons à peine le mystère. Nous ne nous interrogeons pas à son sujet. Ce que nous pensons, ce dont nous parlons, c'est toujours autre chose que nous-mêmes, c'est ce sur quoi nous sommes braqués, nous sujets, comme sur un objet situé en face de nous. Quand par la pensée je me prends moi-même pour objet, je deviens autre chose pour moi. En même temps, il est vrai, je suis présent en tant que moi-qui-pense, qui accomplis cette pensée de moi-même ; mais ce moi, je ne peux pas le penser de façon adéquate comme objet, car il est toujours la condition préalable de toute objectivation. Ce trait fondamental de notre vie pensante, nous l'appelons la scission sujet-objet. Nous sommes toujours en elle, pour peu que nous soyons éveillés et conscients. Nous aurons beau tourner et retourner notre pensée sur elle-même, nous n'en resterons pas moins toujours dans cette scission entre le sujet et l'objet et braqués sur l'objet ; peu importe que l'objet soit une réalité perçue par nos sens, une représentation idéale telle que chiffres et figures, un produit de la fantaisie, ou même la conception purement imaginaire d'une chose impossible. Toujours les objets qui occupent notre conscience sont, extérieurement ou intérieurement, en face de nous. Comme l'a dit Schopenhauer, il n'y a ni objet sans sujet, ni sujet sans objet.

Quel est donc le sens de ce mystère impliqué à tout instant par la scission sujet-objet ? Manifestement, c'est que l'être en tant que totalité ne peut être ni objet ni sujet, mais qu'il doit être l'« englobant » qui se manifeste dans cette scission.

Il est évident que l'être en soi ne peut pas être objet. Tout ce qui est objet pour moi vient à moi du fond de l'englobant et c'est du fond de l'englobant que je surgis comme sujet. L'objet est un être défini pour le moi. L'englobant, pour ma conscience, reste obscur. Il ne s'éclaire que par les objets, et il devient d'autant plus clair que les objets sont plus nettement présents à la conscience. L'englobant ne devient pas lui-même objet, mais il se manifeste dans la scission du moi et de l'objet. Lui-même reste un arrière-plan qui s'éclaire sans cesse à travers la manifestation des objets, tout en demeurant l'englobant.

Mais il y a encore dans toute pensée une seconde scission. Tout objet clairement pensé et défini se trouve en relation avec d'autres. Définir, c'est distinguer une chose d'une autre. Même lorsque je pense l'être en général, je le pense par opposition au néant.

Ainsi toute chose, tout contenu de la pensée, tout objet, se trouve subir une double scission : d'une part d'avec moi, le sujet pensant, et de l'autre, d'avec d'autres objets ; en tant qu'objet de pensée, il ne peut jamais être tout, jamais la totalité de l'être, jamais l'être même. Être pensé, c'est tomber hors de l'englobant. L'objet pensé est toujours particulier et il s'oppose à la fois au sujet et aux autres objets.

L'englobant, c'est donc ce qui, à travers la pensée, ne fait que s'annoncer. Nous ne le rencontrons jamais lui-même, mais tout ce que nous rencontrons, nous le rencontrons en lui.

Quel est le sens d'une telle constatation ?

Pour le bon sens ordinaire que nous mettons dans nos rapports avec les choses, cette pensée paraît antinaturelle. Notre entendement, braqué dans le monde sur des buts pratiques, fait résistance.

L'opération fondamentale, qui nous permet de dépasser par la pensée même tout contenu de pensée, n'est peut-être pas difficile, mais elle nous paraît très étrange. C'est qu'elle ne nous fait pas connaître quelque objet nouveau que l'on pourrait ensuite saisir. Elle ne recourt à la réflexion que pour transformer la conscience que nous avons de nous-mêmes.

Elle ne dévoile à nos yeux aucun objet nouveau et reste donc pour nous, en ce qui concerne la connaissance du monde au sens usuel, vide de tout contenu. Mais par sa forme, elle ouvre les possibilités infinies qui sont celles de l'être se manifestant à nous, et en même temps elle rend toute possibilité transparente. Elle transforme la signification même de l'objectivité en éveillant en nous la capacité de percevoir dans les apparences ce qui véritablement est.

Essayons d'aller un peu plus loin et d'éclairer mieux l'englobant.

Philosopher directement sur l'englobant, ce serait pénétrer dans l'être même. Or cette démarche ne peut être qu'indirecte. Car dès que nous pensons, nous pensons par objets. Il faut que nous parvenions à désigner par la pensée objective la réalité non objective de l'englobant.

Prenons pour exemple la pensée que nous venons de développer : la scission sujet-objet. Nous sommes toujours en elle, nous ne pouvons pas la voir de l'extérieur. Et pourtant, au moment où nous la nommons, nous en faisons un objet, mais de façon inadéquate. En effet, une scission, c'est une relation entre choses du monde, qui me font face comme objets. Cette relation devient une image servant à exprimer ce qui ne peut être vu, ce qui n'est jamais objet.

Continuons à réfléchir sur ce mode imagé, en nous inspirant de ce qui nous est originellement présent : la scission sujet-objet nous apparaît comme ayant elle-même plusieurs sens. Elle est fondamentalement différente selon que je suis un entendement face à des réalités objectives, un être vivant aux prises avec son milieu, une existence braquée sur Dieu.

Comme entendement nous faisons face à des choses tangibles, et dans toute la mesure du possible nous en avons une connaissance s'imposant à tous sans conteste, et concernant toujours des objets déterminés.

Comme êtres vivants aux prises avec notre milieu, nous dépendons de ce que nous en percevons à l'aide de nos sens et qui devient réel par l'expérience vécue. C'est ce qui constitue pour nous la réalité présente, irréductible à toute connaissance générale.

Comme existence, nous sommes en rapport avec Dieu — la transcendance — et cela par le langage des choses devenues chiffres ou symboles. Cette signification chiffrée n'a aucune réalité pour notre entendement ni pour notre sensibilité vitale. Dieu n'a de réalité objective pour nous qu'en tant que nous sommes existence, et sa réalité appartient à des perspectives toutes différentes de celles des objets pratiques, logiques ou sensibles.

Ainsi, lorsque nous cherchons à saisir mieux ce qu'est l'englobant, nous le voyons se ramifier en plusieurs modes. Il y a plusieurs manières d'être englobé. En prenant pour fil conducteur les trois modes de la scission sujet-objet, nous pouvons dire que l'englobant se divise de la façon suivante :

1° L'entendement en tant que conscience en général, par lequel nous sommes tous identiques.

2° Le sujet vital, qui fait de chacun d'entre nous une individualité particulière.

3° L'existence par laquelle nous sommes à proprement parler nous-mêmes dans notre historicité.

Il m'est impossible d'exposer assez brièvement comment se développe une recherche de ce genre. Qu'il me suffise de dire que lorsque l'englobant est conçu comme l'être même, il prend les noms de transcendance (Dieu) ou de monde ; lorsqu'il est conçu comme ce que nous sommes nous-mêmes, il s'appelle [1] sujet vital, [2] conscience en général, [3] esprit et [4] existence.

La démarche philosophique fondamentale qui vient d'être exposée rompt les liens qui nous attachent aux objets comme s'ils étaient l'être même. Il devient dès lors possible de comprendre le sens de la mystique. Depuis des millénaires, en Chine, aux Indes, dans l'Occident, des philosophes ont énoncé certaines choses, semblables partout et en tout temps, même si l'expression en est diverse : l'homme, disent-ils, est capable de dépasser la scission sujet-objet jusqu'à en fondre complètement les deux termes ; il abolit ainsi toute objectivité et il éteint le moi. Alors s'ouvre à lui l'être absolu, qui au réveil laisse subsister la conscience d'une signification plus profonde que toute autre, inépuisable. Mais pour celui qui a passé par là, cette identification du sujet et de l'objet représente vraiment le réveil, et c'est la conscience soumise à la scission sujet-objet qui est bien plutôt le sommeil. C'est ce qu'écrit Plotin, le plus grand philosophe mystique de l'Occident : « Souvent, lorsque j'échappe à la somnolence du corps et que je m'éveille à moi-même, je contemple une beauté étonnante. C'est alors que je crois le plus fermement appartenir à un monde meilleur et plus élevé, que je sens se déployer en moi dans toute sa force la vie la plus splendide, et que je me sens un avec la divinité. »

On ne peut pas mettre en doute les expériences mystiques, ni davantage le fait suivant : par quelque langage que le mystique cherche à s'exprimer, l'essentiel reste indicible. Le mystique perd pied dans l'englobant. Ce qui est exprimable se trouve pris dans la scission sujet-objet ; même si le processus d'élucidation est poursuivi à l'infini par la conscience, il n'atteint jamais la plénitude de l'origine. Mais nous ne pouvons parler que de ce qui prend une figure objective. Le reste est incommunicable. Pourtant ce reste persiste à l'arrière-plan de ces pensées philosophiques que nous appelons spéculatives, et c'est lui qui leur donne leur poids et leur signification.

L'examen philosophique de l'englobant nous aide aussi à mieux comprendre les grandes ontologies et les grandes métaphysiques, millénaires, celle du feu, de la matière, de l'esprit, du devenir universel, etc. Souvent leurs auteurs leur ont attribué la portée d'un savoir objectif, alors que, vues sous cet angle, elles sont complètement fausses. Elles avaient en réalité une autre signification : elles désignaient l'être au moyen d'une écriture chiffrée ; le philosophe, après l'avoir tracée en présence de l'englobant pour éclairer son être propre et l'être même, s'est laissé aller à l'erreur de la considérer comme une réalité objective définie qui serait en même temps l'être en soi.

Tandis que notre pensée se meut parmi les phénomènes du monde, nous prenons conscience du fait que l'être en soi ne peut être saisi ni dans la réalité objective, toujours limitative, ni dans l'horizon de notre monde, toujours limité, même s'il embrasse la totalité des phénomènes. Il ne se trouve que dans l'englobant, qui reste au-delà de tous les objets et de tous les horizons, au-delà de la scission sujet-objet.

Quand nous nous sommes assimilé l'opération philosophique fondamentale qui nous révèle l'englobant, nous voyons s'effondrer les métaphysiques énumérées plus haut, avec toutes les théories qui apportent soi-disant une connaissance de l'être, dans la mesure où elles prétendent faire de telle ou telle réalité particulière l'être en soi, si grande et si essentielle que soit cette réalité. Pourtant, elles restent pour nous le seul langage possible quand nous tentons de dépasser toutes les réalités : objets, pensées, horizons universels, pour apercevoir, au-delà de toutes les apparences, l'être en tant qu'être.

[...]

Et voici maintenant la dernière conséquence méthodologique qu'entraîne la découverte de l'englobant : nous prenons conscience du fait que notre réflexion philosophique est irrémédiablement brisée.

Dès que nous imaginons l'englobant pour l'interpréter en termes de philosophie, nous faisons de nouveau malgré nous un objet de ce qui par essence ne saurait être objet. C'est pourquoi nous devons sans cesse nous tenir sur nos gardes, sans cesse refuser tout contenu objectif aux formules que nous employons. C'est seulement à cette condition que nous pourrons faire l'expérience intérieure de l'englobant, qui n'est jamais le résultat formulable d'une recherche positive, mais une attitude de notre conscience. Mon « savoir » ne se transforme pas ; seule change la conscience que j'ai de moi-même.

Les chiffres[3]

La notion de chiffre

Nous parlons de chiffres. Que signifie ce mot ? D'où tirons-nous cette notion ?

Dans la scission sujet-objet, nous avons devant nous des représentations, des contenus de pensée, des images. Et ils ne se contentent pas d'exister en tant que tels : ils ont une signification.

Cette signification n'est pas celle des signes. Dans le concret, une chose peut être le signe d'une autre ; par exemple, la marque de fabrique d'une marchandise, un poteau indicateur, une abréviation, etc. Non, la signification dont nous parlons est bien plutôt celle qui existe sans qu'il existe un autre objet signifiant le premier. Nous appelons chiffres les significations qui ne peuvent se réduire en désignant les choses signifiées. Elles signifient, mais elles ne signifient pas quelque chose. Le quelque chose n'est que dans le chiffre ; il n'existe pas en dehors de lui.

Nous vivons dans un monde de chiffres, au sein duquel doit se révéler à nous ce qui est en fait, mais qui, au lieu de se révéler, demeure dans des significations qui varient à l'infini.

Les chiffres sont, pour ainsi dire, une langue de la Transcendance, une langue qui, bien que produite par nous, nous parvient néanmoins de là. Les chiffres sont objectifs : en eux, l'homme entend quelque chose qui vient à sa rencontre. Les chiffres sont subjectifs : l'homme les crée en fonction de ses conceptions, de son mode de pensée, de son pouvoir d'entendement. Dans la scission sujet-objet, les chiffres sont tout à la fois objectifs et subjectifs.

Autres exemples

Le Sinaï [le Décalogue] est un exemple des chiffres. La science des religions et des mythes collationne les chiffres. Elle les classe par genres. Elle montre l'évolution des dieux. Le Yahweh guerrier du Cantique de Déborah n'est pas le Dieu en face duquel Job accuse, ni celui que prie Jésus.

Sur la toile de fond des comparaisons universelles, nous voyons les personnages historiques, chacun sans exemple : à côté de ceux de la Bible, il y a surtout le panthéon grec, puis les mythologies indienne, chinoise et scandinave.

Comme les langues, les chiffres nous viennent de la tradition. Nous ne les inventons pas, nous nous les approprions.

Voici quelques autres exemples.

a) Depuis l'époque sumérienne (IVe millénaire av. J.-C.), les idées cosmiques sont partout présentes. L'ordre de la vie humaine reflète l'ordre des étoiles, dans le cycle immuable de leur mouvement éternel. Les lois irrévocables du ciel sont valables pour l'existence humaine, toujours remise en question et toujours rétablie. Ce qui arrive à l'humanité arrive à l'univers.

Du fait de l'Histoire, le chiffre se modifie. Kant parle encore de deux choses qui ne cessent de remplir l'esprit d'admiration et de respect : le ciel étoilé, au-dessus de moi et la loi morale en moi. « Je les rattache directement à la conscience de mon existence. »

b) L'idée d'un monde divin, doué d'unité et entièrement rationnel, ne tient pas. Au fond du monde, il y a le chaos. Les dieux et le monde viennent après lui et de lui ; ils le limitent, mais ne le surmontent jamais. C'est le chaos qui les a enfantés, c'est lui qui les engloutira.

Le chiffre d'un Dieu injuste et impitoyable, qui fait luire son soleil indifféremment sur les justes et sur les injustes, devient, dans la Gnose antique, le chiffre d'un mauvais Créateur. Nous sommes dans un monde sans amour, antirationnel, chaotique par essence, un monde dont tout l'éclat est trompeur. Nous, nos âmes aimantes et raisonnables, sommes des étincelles dispersées dans ce monde par un sort néfaste. Nous aspirons à le quitter pour rejoindre un Dieu lointain, le Dieu d'amour, qui, cependant, ne peut secourir personne en ce monde.

c) Le panthéon grec est unique dans l'Histoire, infini et admirablement clair. En lui, tout ce qui est, tout ce qui attend l'homme en bien ou en mal, tout ce que les hommes peuvent être, tout cela nous empoigne à travers les chiffres divins.

Zeus. L'Unique, le roi des dieux, auquel tous les dieux doivent céder, même dans leur révolte, et qui dépend pourtant lui-même de la Moïra, du destin impersonnel que l'on n'adore ni ne prie. Puis Apollon. Le dieu étranger à tout ce qui est vulgaire, impur, morbide et faux. Ce n'est pas une force de la nature. Exempt de passion, il vit dans la pureté et la dignité. Il n'est touché ni par le désir, ni par la mort. Dieu jeune, vigoureux, beau et intangible, il rayonne, anéantit, repousse et protège. Il exige les limites et les formes. Ses commandements sont : aie de la mesure, connais-toi toi-même, sache que tu es un homme. C'est lui qu'écoute Socrate, le philosophe. Il est loin d'être le Dieu unique, maître de l'existence. Au contraire, il reste distant de la vie trouble, passive et confuse. Il agit sur cette vie, mais ne se compromet pas avec elle. Puis Aphrodite. Noble déesse, qui ennoblit l'amour des sexes. Et ce sont tous les autres dieux : Athéna, Héra, Artémis, ces divinités olympiennes, les dieux chthoniens et les esprits de la nature, naïades, nymphes ou dryades. Une inépuisable collection de noms et de personnages ! On divinisait toutes les possibilités de l'homme et tous ses destins, toutes les catastrophes et tous les aspects particuliers de la réalité humaine. Par là, en acceptant tout, on limitait aussi tout, ce qui remettait tout en question.

Ces dieux n'ont été réels que pendant une brève transition de l'Histoire. Alors, les Grecs ont atteint leur apogée en tant qu'hommes : ils correspondaient à ces dieux. Quand, sans théologiens ni prêtres, ils obligeaient pour ainsi dire ces personnages à leur faire des révélations, par le truchement des poètes et des philosophes prophétiques, ils étaient libres à leur égard. Dans ce miroir, ils se voyaient eux-mêmes. Peu après, tout s'effondra au rang d'un souvenir sans réalité, sauf parmi les humanistes, dont le jeu vise à une satisfaction esthétique.

Nous ne pouvons devenir des Grecs. Mais nous restons pauvres si nous ignorons les dieux grecs et ne nous en servons pas comme de points de repère.

Les chiffres ont leur origine dans l'expérience de la liberté

Peut-être, aujourd'hui, les chiffres qui concernent l'origine et le sort de notre liberté sont-ils parmi les plus urgents.

a) Conscient de sa liberté, l'Homme se sent être lui-même. Dans les grands moments, il prend une décision. Mais il peut se faire défaut à lui-même. Alors, il ne sait pas ce qu'il veut au fond, il succombe à l'arbitraire et à la perplexité. Abandonné à cette absence de lui-même, il prend conscience qu'il est offert à lui-même dans sa liberté.

Pourtant, la transcendance par laquelle il se sait offert à lui-même est abstraite. Quand, dans sa liberté, l'Homme découvre que la Transcendance est la réalité véritable, il voudrait l'éclairer par les chiffres.

b) Nous avons vu quelles étaient, pour le monde, les conséquences des manifestations de liberté. Enthousiasmés par l'idée de liberté, nous nous sommes vus acculés à la catastrophe par les conséquences de cette dernière.

Si la voie de la liberté semble impossible, il nous reste la certitude que cette voie qui semble impraticable est notre devoir, notre humanité même. Cette certitude de notre destinée nous donne le courage de nous mettre à la tâche. Nous ignorons si une telle tâche peut être accomplie, et cela fait de la voie de la liberté un inévitable pari.

Alors, le chiffre nous apprend que nous ne pouvons nous passer d'un secours issu du fond des choses, un secours dont nous ne pouvons jamais tenir compte, car nous n'en sommes jamais conscients. C'est à ce secours que nous nous fions quand nous nous fions à nous-mêmes. Nous espérons qu'il nous assistera dans la mesure où, aimant dans la vérité, nous faisons ce que nous pouvons, devenons dignes de notre liberté. Nous ne pouvons y compter, mais des chiffres nous encouragent dans cet espoir.

c) Notre identité nous est apparue ambiguë : nous pouvons être offerts à nous-mêmes dans la liberté, et nous pouvons nous faire défaut. La réalisation de notre liberté nous est apparue ambiguë : elle se présente à la fois comme un élan et comme une fatalité. De même, notre situation dans le monde est ambiguë. Sommes-nous chez nous dans le monde, ou bien étrangers à lui ?

Nous semblons ne jouer que des rôles. Mais, sur le plan de l'Histoire, nous nous identifions à ces rôles. Dans le même temps, nous sommes ces rôles et ne le sommes pas.

[...]

Nous entendons les chiffres comme le langage de toutes choses, ambigu et flottant peut-être, mais témoignant de ce qui, finalement, ne doit pas être désespoir.

Mais nous sommes sans garantie.

Idée d'un développement des chiffres dans leurs affrontements

Tout peut être chiffre : réalités, représentations de l'imagination, contenus de la pensée. Les chiffres sont différents jusqu'à ne plus pouvoir être comparés. Les chiffres de la beauté et de la vie de la nature restent inoffensifs. Le polythéisme des Puissances déchire. Le Dieu un lie. L'au-delà de tous les chiffres libère.

Aucun système rationnel ne peut enfermer les chiffres, aucun ordre dialectique ne peut dominer leurs luttes. Mais l'activité philosophique, elle-même créatrice de chiffres, peut exprimer leur fréquentation existentielle. C'est ce qui se passe depuis Platon.

Ce qui était, jadis, corporéité des dieux, est devenu chiffre. Dans la clarté des chiffres, nous avons la chance de trouver notre voie, celle des cimes qui nous sont accessibles. Ce n'est pas en étudiant les mythes innombrables que nous en serons instruits. Quant aux interprétations psychologiques, elles dégradent. Seule l'expérience existentielle nous découvre le sens des chiffres.

De nos jours, on peut songer à une tâche philosophique qui serait analogue à celle de la théologie : le philosophe développerait sa propre fréquentation des chiffres. Il les présenterait par l'intermédiaire de leurs luttes. Il métamorphoserait en un présent ce qui fut jadis.

Mais, si la théologie est dogmatique, se fondant sur des confessions de foi, la métaphysique des chiffres est un monde flottant, fondé sur l'englobant. La théologie est une dogmatique pour l'Église, la métaphysique des chiffres repose sur la responsabilité de chaque philosophe (qui n'est le fondé de pouvoir de personne), dans le cadre de trois millénaires de philosophie. La théologie vit, dans sa communauté institutionnelle, avec le confessant ; la métaphysique des chiffres vit avec l'humanité et avec chaque individu.

La philosophie se distingue de la science[4]

Toute science possède un objet. Si la philosophie se fait passer pour une science, elle ne peut se légitimer par aucun objet.

Certes, elle fait du « tout » son objet. Si elle se développe en tant que science rigoureuse de ce tout, elle étudie son objet, comme dans toute autre activité théorique, en étant séparée de lui ; elle le connaît à distance. Or cette façon de connaître a certes un sens lorsqu'on connaît des choses dans le cadre de l'orientation dans le monde ; mais elle n'en a pas pour la philosophie. Ce n'est pas ainsi qu'on peut s'emparer du tout. Quel que soit le nom que je lui donne, en tant qu'objet, il m'échappe. Une philosophie théorique en tant que science pure doit chercher un point fixe sur lequel repose l'édifice objectif de sa prétendue connaissance. Elle voudrait connaître objectivement le principe dont tout dépend, qu'elle lui donne le nom de matière, de moi, d'esprit ou de Dieu. Mais quoi qu'elle conçoive dans cette voie, elle ne se représente que des constructions relatives concernant quelque chose de particulier dans le monde.

La philosophie, lorsqu'elle se distingue ainsi, prend donc conscience du fait qu'elle n'a pas un objet comme les sciences, qui cessent d'être des sciences lorsqu'il n'y a plus d'objet. L'objet de la philosophie, ce serait non pas le tout en tant qu'objet, mais en tant que fondement de toute objectivité, et en tant que « tout objet », dans la mesure où celui-ci pourrait être rapporté à ce fondement. La pensée philosophique, mesurée à la science, reste comme en suspens dans l'air. Attribuer un objet à la philosophie dans un sens autre que métaphorique, c'est lui attribuer à tort la forme de la connaissance scientifique.

Pourtant la philosophie est incapable de faire un seul pas sans objet. Même si elle ne possède aucun objet en propre, elle se meut à travers tous les objets, sans se contenter de les prendre seulement pour tels. Les objets se transforment dans la réflexion philosophique, qui, en eux, les dépasse. On ne construit pas l'objet en le transformant, comme dans l'étude méthodique propre aux sciences spécialisées ; on le rend transparent dans la réflexion philosophique, parce qu'il est phénomène : au lieu d'être connu, il devient langage. Lorsque c'est lui-même que j'ai en vue, je suis sur le terrain de la science ; mais je fais de la philosophie lorsqu'en lui, je dirige mon regard sur l'être.

Si j'identifie l'évidence contraignante avec la science, la philosophie est moins que la science, car elle s'en distingue par le fait qu'elle renonce à revendiquer une validité contraignante pour ce qui est essentiel à ses yeux. Elle tend à s'emparer d'une vérité absolue, et par là elle est plus que la science. Philosopher, c'est une pensée qui, en possession d'une évidence contraignante, s'assure d'une évidence non contraignante, qui est explicitation de la foi. Mais si elle n'a pas pour base une évidence scientifique, qu'elle laisse intacte, elle n'atteint pas la vérité qui lui est propre.

Les raisonnements philosophiques ne sont contraignants que dans la négation ; mais ces évidences négatives elles-mêmes ne sont plus contraignantes lorsqu'elles conduisent à un acte transcendant, et pourtant c'est alors seulement qu'elles sont philosophiques à proprement parler.

Dans ses énoncés positifs, la philosophie énonce des pensées qui ont un caractère potentiel. Leur positivité n'est vraie qu'en tant que détachement, appel, conjuration. Elle a plusieurs sens et elle est nécessairement ambiguë. Jaillie de la liberté pour exprimer l'absolu, elle n'est comprise qu'à partir de la liberté. Elle ne peut pas dire ce qu'elle veut dire sous la forme directe de celui qui donne ce qu'il a. Comme la philosophie n'est jamais véritablement une science, elle n'est pas non plus reconnue en fait, comme l'est celle-ci, par l'opinion générale. Elle se détruit lorsqu'elle se déguise pour cette raison en une science généralement valable qui n'engage pas l'existence, ce dont elle ne peut pourtant avoir que l'apparence.

La différence entre philosophie et science devient décisive dans leur façon de communiquer. Les résultats et les méthodes scientifiques se transmettent entre interlocuteurs au niveau de la conscience en général, impersonnelle. En philosophie, cette conscience devient un simple moyen terme ; n'importe qui n'y entre pas dans n'importe quelle communication ; c'est un être individuel qui entre avec un autre être individuel dans une communication qui l'engage parce qu'elle est historique. La philosophie en tant que structure de langage est un moyen pour communiquer avec un interlocuteur virtuel encore inconnu.

Recherche scientifique et philosophie sont essentiellement différentes dans la discussion. Dans les sciences, on débat de façon impersonnelle d'un objet qui est particulier et déterminé et qu'on vise en tant que tel. Il y a des motifs, des états de fait, des relations et des expériences, qu'on met à contribution et qu'on fait valoir jusqu'à ce qu'on arrive à la décision qui s'impose objectivement en tant que contraignante. En philosophie, la discussion scientifique reste la base et le moyen, mais à travers elle c'est en même temps d'autre chose qu'il s'agit. L'expression philosophique ne s'épuise pas dans le contenu objectivement formulé.

La réflexion philosophique n'est pas séparée dans son objet de ce qui y est visé en fait. Alors que dans les sciences, le fait de connaître quelque chose ne vous identifie pas avec ce qui est connu, que la compréhension qu'on a d'un processus chimique n'est pas elle-même un processus chimique, dans la réflexion philosophique l'être-soi est présent et s'engage dans l'objet. C'est pourquoi la réflexion philosophique n'admet que relativement la discussion, dans une communication qui, faisant le détour par les objets, est également, par son sens, personnelle. Dans la mesure où la philosophie veut n'être qu'objective, elle cesse d'être philosophie. Ce qui en science a un sens, est possible et fécond, l'importance exclusive de l'objet pour lui-même, devient illusion en philosophie. Celui qui, en philosophie, ne cherche que des arguments, sans se mettre en jeu lui-même, se perd dans la sophistique ; telle est la vengeance de l'entendement pur pour la trahison de la philosophie. De même que, dans la science déjà, l'évidence est de plus en plus faible au fur et à mesure que l'intuition est remplacée par les permutations vides de formules logiques et d'une série sans fin de faits empiriques, de même en philosophie, lorsqu'aucune existence virtuelle ne s'y exprime plus et qu'aucune ne peut en recevoir l'appel.

Possession du savoir et aspiration au savoir

La philosophie se retourne contre la prétendue possession d'un savoir qui, en tant que somme de choses à apprendre, voudrait soit constituer une scolastique philosophique embrassant comme une encyclopédie tout le savoir en général, soit se présenter comme un savoir philosophique particulier. Son nom déjà vient de l'idée qu'elle est quête, et non avoir. L'homme en tant que philosophe sait qu'il ne sait pas et il est en quête du savoir.

Mais alors que cette quête n'est possible que pour celui qui a déjà été touché par le savoir, et qui la rend transparente grâce à une conceptualisation qu'il est à chaque fois en train d'acquérir, à l'inverse, s'il possédait son savoir de façon définitive, la quête serait abolie. Kant le savait bien : on ne peut pas apprendre la philosophie, on ne peut qu'apprendre à philosopher. Qu'on prenne la philosophie comme une doctrine à apprendre, qu'on nie la possibilité de la philosophie, il manque dans les deux cas un savoir véritable. Dans le premier cas, on manie des concepts qui, en tant que tels, n'ont qu'une portée artificielle grâce à une école ; dans le second, on n'arrive pas à aller au-delà de la négation.

Une philosophie qui ne sait pas et qui malgré tout tend au savoir, on peut en caractériser la quête ainsi : comme elle vise le tout, elle cherche les limites extrêmes. Lorsqu'elle atteint une limite, elle ne s'arrête pas, mais trouve la question qui pousse à aller plus loin. Elle s'en prend aux racines de tout ce qui se fait passer pour l'être, et se qualifie elle-même de radicale. Il n'y a rien qu'elle ne remette en question ; elle fait douter de toute possession. Elle cherche un point en dehors de tout être, pour comprendre l'être. Cette quête, elle la sait antinomique : voir à l'évidence qu'on veut l'impossible, et ne pas y renoncer.

Dans cette volonté originelle de savoir, la philosophie cherche, en passant par toute connaissance particulière, la clarté de la conscience, qui culmine dans la conscience de soi. Le philosophe ne veut pas seulement vivre, il veut vivre conscient. Ce qui est vraiment devenu l'être pour lui, ce n'est pas ce dont il a pris conscience par la réflexion extérieure du simple entendement, mais ce qu'il a pu apercevoir grâce aux lueurs spécifiques qui peuvent naître d'une réflexion philosophique quotidienne. Celles-ci ne peuvent être transmises comme des connaissances portant sur des choses ; celui qui les voit ne peut qu'y éveiller celui qui s'y prête.

Savoir et existence

La science explore la réalité empirique, qui, indépendamment de l'être du chercheur, est ce qu'elle est. La philosophie pose la question de l'être, dont je fais l'expérience par le fait que moi-même, je suis. Je ne peux avoir connaissance de l'être que par la manière dont je sais par moi-même que je suis. C'est pourquoi le savoir philosophique dépend de mon être, qui par lui s'assure de soi.

Situations limites[5]

[...] L'étonnement engendre l'interrogation et la connaissance ; le doute au sujet de ce qu'on croit connaître engendre l'examen et la claire certitude ; le bouleversement de l'homme et le sentiment qu'il a d'être perdu l'amènent à s'interroger sur lui-même. Précisons d'abord ces trois facteurs.

Platon a dit que l'origine de la philosophie, c'est l'étonnement. Notre oeil nous a fait « participer au spectacle des étoiles, du soleil et de la voûte céleste ». Ce spectacle nous « a incités à étudier l'univers entier. De là est née pour nous la philosophie, le plus précieux des biens que les dieux aient accordés à la race des mortels ». Et Aristote : « Car c'est l'émerveillement qui poussa les hommes à philosopher : ils s'étonnèrent d'abord des choses étranges auxquelles ils se heurtaient ; puis ils allèrent peu à peu plus loin et se posèrent des questions concernant les phases de la lune, le mouvement du soleil et des astres, et la naissance enfin de l'univers entier. »

S'étonner, c'est tendre à la connaissance. En m'étonnant, je prends conscience de mon ignorance. Je cherche à savoir, mais seulement pour savoir « et non pour contenter quelque exigence ordinaire ».

[...]

Une fois mon étonnement et mon émerveillement apaisés par la connaissance du réel, voici que surgit le doute. Les connaissances, il est vrai, s'accumulent, mais pour peu qu'on se livre à un examen critique, plus rien n'est certain. Les perceptions sensibles sont conditionnées par nos organes et elles nous trompent, en tout cas elles ne coïncident pas avec ce qui existe en soi hors de nous, indépendamment de la perception que nous en avons. Les formes de notre pensée appartiennent à notre entendement humain. Elles s'emmêlent en d'insolubles antinomies. Partout des affirmations s'opposent à d'autres affirmations. Si je veux philosopher, je me saisis du doute, j'essaie de le pousser jusqu'au bout. Ce faisant, je peux soit me livrer à la volupté de nier — car le doute, sans permettre un seul pas en avant, fait que rien ne vaut désormais — soit rechercher une certitude qui lui échappe et résiste à tout examen critique loyal.

La célèbre formule de Descartes, « je pense donc je suis », lui est apparue indubitable au moment où il doutait de tout le reste. Car si même, sans m'en rendre compte, je me trompe totalement pour tout ce que je crois connaître, il n'est pas possible que je me trompe encore sur le fait que j'existe malgré tout, alors même qu'on m'induit en erreur.

Le doute devenu méthodique entraîne un examen critique de toute connaissance. D'où il découle que, sans doute radical, il n'est pas de philosophie véritable. Mais ce qui est décisif, c'est de voir comment et où le doute lui-même permet de conquérir le fondement d'une certitude.

Quand je suis absorbé par la connaissance des objets dans le monde, par le déploiement du doute qui doit me conduire à la certitude, je m'occupe des choses, je ne pense pas à moi, à mes fins, à mon bonheur, mon salut. Au contraire, je suis content de m'oublier moi-même en acquérant ces nouvelles connaissances.

Cela change lorsque je prends conscience moi-même dans ma situation.

Épictète, le stoïcien, a dit : « L'origine de la philosophie, c'est l'expérience que nous faisons de notre propre faiblesse et de notre impuissance. » Comment me tirer d'affaire, dans cette impuissance ? Il a donné la réponse suivante : il faut que je considère tout ce qui n'est pas en mon pouvoir, de par sa nécessité propre, comme indifférent pour moi ; en revanche il m'appartient d'amener par la pensée tout ce qui dépend de moi, notamment le mode et le contenu de mes représentations, à la clarté et à la liberté.

Considérons un peu quelle est notre condition à nous, hommes. Nous nous trouvons toujours dans des situations déterminées. Elles se modifient, des occasions se présentent. Quand on les manque, elles ne reviennent plus. Je peux travailler moi-même à changer une situation. Mais il en est qui subsistent dans leur essence, même si leur apparence momentanée se modifie et si leur toute-puissance se dissimule sous un voile : il me faut mourir, il me faut souffrir, il me faut lutter ; je suis soumis au hasard, je me trouve pris inévitablement dans les lacets de la culpabilité. Ces situations fondamentales qu'implique notre vie, nous les appelons situations limites. Cela veut dire que nous ne pouvons pas les dépasser, nous ne pouvons pas les transformer. En prendre conscience, c'est atteindre, après l'étonnement et le doute, l'origine plus profonde de la philosophie. Dans la vie courante nous nous dérobons souvent devant elles ; nous fermons les yeux et nous vivons comme si elles n'existaient pas. Nous oublions que nous devons mourir, nous oublions que nous sommes coupables, que nous sommes à la merci d'un hasard. Nous n'avons dès lors affaire qu'à des situations concrètes que nous manoeuvrons à notre avantage et auxquelles nous réagissons en dressant des plans d'action pratique dans le monde, poussés que nous sommes par nos intérêts vitaux. En revanche, nous réagissons aux situations limites soit en nous les dissimulant, soit — lorsque nous les voyons clairement — par le désespoir et une sorte de rétablissement : nous devenons nous-mêmes, par une métamorphose de notre conscience de l'être.

[...]

[...] Le stoïcisme se trompait, car il ne voyait pas l'impuissance de l'homme dans toute sa radicalité. Il n'a pas vu que la pensée même est dépendante, étant en soi vide et obligée de recourir à ce qui lui est donné ; et il n'a pas vu non plus que la folie reste possible. Il nous abandonne à la désolation d'une pensée qui n'est indépendante que faute de tout contenu. Il nous laisse désespérés parce qu'il exclut toute tentative de victoires intérieures spontanément obtenues, toute plénitude par le don qui nous est fait de nous-mêmes dans l'amour, toute attente et tout espoir devant le possible.

Mais ce que veut le stoïcisme, c'est la philosophie dans toute son authenticité. L'homme qui a fait l'expérience originelle des situations limites est poussé du fond de lui-même à chercher à travers l'échec le chemin de l'être.

La façon dont il fait cette expérience est pour lui décisive : il peut ignorer l'échec qui finalement causera sa défaite ; ou bien il peut au contraire le contempler en face et le garder présent à son esprit comme la limite constante de sa vie ; il peut recourir contre lui à des solutions et à des apaisements imaginaires, ou bien au contraire l'accepter loyalement en gardant le silence devant l'inexplicable. La manière dont l'homme fait l'expérience de l'échec détermine ce qu'il va devenir.

Dans les situations limites, on rencontre le néant, ou bien on pressent, malgré la réalité évanescente du monde et au-dessus d'elle, ce qui est véritablement. Le désespoir lui-même, du fait qu'il peut se produire dans le monde, nous désigne ce qui se trouve au-delà.

Autrement dit : l'homme veut être sauvé. Le salut lui est offert par les grandes religions universelles qui ont pour signe distinctif d'offrir une garantie objective de la vérité et de la réalité du salut. Leur voie, c'est celle où s'accomplit l'acte individuel de la conversion. Cela, la philosophie ne peut pas le donner. Et pourtant, philosopher, c'est toujours vaincre le monde, c'est quelque chose d'analogue au salut.

En résumé, l'origine de la recherche philosophique se trouve dans l'étonnement, le doute, la conscience que l'on a d'être perdu. Dans chaque cas, elle commence par un bouleversement qui saisit l'homme et fait naître en lui le besoin de se donner un but.

La foi philosophique

L'être-soi[6]

Si, au début de son histoire, [l'homme] se trouvait menacé dans son existence physique par les forces de la nature, aujourd'hui c'est le monde qu'il a construit lui-même qui le menace dans son essence. Bien que la question se situe à un autre niveau qu'à l'origine, fort obscure d'ailleurs, de son développement, il s'agit encore une fois de tout son être.

[...]

[...] S'il ne suit pas la voie de l'être-soi, il s'enlise dans la jouissance arbitraire de l'existence, il se laisse entraîner par les contraintes du mécanisme, auquel il ne peut plus offrir aucune résistance. Il lui faut maîtriser ces mécanismes de l'existence, en se fondant sur sa propre indépendance, ou bien, se faisant machine, en devenir la victime. [...] Il lui faut toucher les limites pour éprouver la transcendance, ou rester englué dans l'illusion par laquelle les choses de ce monde se donnent à lui comme l'être absolu.

[...]

Il n'est pas possible d'escamoter la réalité du monde. Éprouver la dureté du réel, c'est le seul moyen de se donner accès à soi-même. Il ne peut y avoir être personnel que là où il y a action dans le réel, une action poursuivie même lorsque le but est inaccessible. Aussi l'idéal est-il de participer à la vie des puissances organisées sans se laisser absorber par elles. L'organisation, limitée au nécessaire, tire son importance de ce qu'elle est à la fois réponse aux besoins vitaux de la collectivité et champ d'activité de l'individu ; l'objet de cette activité c'est ce par quoi chacun trouve sa possibilité d'existence  [...].

La dégradation par lequel le travail se trouve réduit à une activité toute relative paraît le dépouiller du plaisir que l'on trouve à y appliquer son énergie ; cependant, c'est l'Existence même de l'homme que de pouvoir supporter cette désillusion sans que sa volonté d'activité s'en trouve paralysée. Car l'être-soi n'est possible que dans cette tension qui, au lieu de juxtaposer deux domaines de vie différents, essaie plutôt de les combler l'un par l'autre, sans qu'il soit d'ailleurs possible de fixer un mode général d'unification qui constituât l'unique forme de vie valable pour tous. C'est une vie qui se déroule comme sur une ligne de crête et qui est également éloignée du pur mécanisme et d'une existence dépourvue de réalité, en marge du mécanisme.

Le sens de l'entrée-dans-le-monde relève en réalité de l'activité philosophique. Sans doute la philosophie n'est-elle pas un moyen magique, mais elle est la conscience dans laquelle je suis actif en tant qu'être-moi. Elle n'a pas la valeur objective d'une connaissance, mais elle est conscience d'être dans le monde.

[...]

Seul celui qui vit sur une base positive peut rester vraiment dans le monde et cette base ne peut lui être fournie dans chaque cas que par des liens. Aussi la révolte contre les liens extérieurs, aussi longtemps qu'elle est une pure négation, est-elle frappée d'inauthenticité : elle aboutit à un chaos intérieur et peut même se prolonger alors que l'objet de la révolte a déjà cessé d'exister. Elle n'est authentique que lorsqu'elle est la lutte de la liberté pour son champ de déploiement, et cette liberté ne fonde son droit que sur la capacité qu'elle a de se lier elle-même.

Seul celui qui se lie librement est à l'abri d'une révolte désespérée contre lui-même.

La vie philosophique[7]

On peut donner à la noblesse de l'être humain le nom de vie philosophique. Est noble celui qui se trouve dans la vérité d'une foi. Celui qui laisse à une autorité le soin de décider de ce qu'il ne peut être que par lui-même perd cette noblesse ; mais celui qui se confie à la divinité ne se perd pas, il éprouve au contraire la vérité de son élan comme mouvement de l'être-soi fini dans l'échec, vérité en vertu de laquelle tout ce qui survient dans le monde ne peut avoir plus en valeur pour lui que son être propre.

C'est avant tout de la tradition que dépend le maintien de cette exigence de noblesse. On ne peut tout atteindre dans une action extérieure ; en ce qui concerne l'activité intérieure c'est la parole qui est au centre des choses humaines, et cette parole n'est pas vide, mais elle peut susciter des événements nouveaux. La parole se transforme, mais elle reste le fil conducteur secret grâce auquel l'être humain véritable trouve sa voie en tâtonnant dans le temps. C'est cet être humain, sans lequel la réalité extérieure de l'existence du monde reste dépourvue d'âme, qui est, en tant que vie philosophique, le sens dernier de la réflexion philosophique ; lui seul fournit une justification à la philosophie systématique.

L'avenir de l'être humain est lié à la nature de sa vie philosophique. On ne peut présenter celle-ci sous la forme d'un ensemble de prescriptions selon lesquelles on aurait à se diriger, ni sous la forme d'un type idéal selon lequel on pourrait vivre. La vie philosophique n'est absolument pas un mode de vie qui pourrait être le même pour tous. C'est la vie d'un ensemble d'individus qui, comme des étoiles filantes, s'avancent dans l'existence sans savoir d'où ils viennent ni où ils vont. L'individu, fut-il le plus insignifiant, suivra cette voie par l'élan de son être-soi.

La situation de l'être-soi[8]

Il ne reste aujourd'hui à l'individu entièrement rejeté sur lui-même dans sa nudité, en fait de possibilité première, qu'un commencement pur et simple, qu'il lui faut accomplir avec un autre individu auquel il accepte de se lier dans la fidélité ...

Si nous appelons absence de foi cette confrontation avec le néant, la force de l'être-soi crée, dans l'absence de foi, l'action intérieure dont naît l'élan face au néant. Cette force dédaigne de rendre les forces extérieures responsables de ce qui jaillit de la liberté ou de ce qu'elle fait perdre. Elle se sent appelée aux destinées les plus hautes et vit dans la tension d'une contrainte qui s'impose à elle, dans une opposition violente à l'égard de l'existence brute, dans la mobilité du relatif, dans la patience de l'attente, dans une liaison historique exclusive. Elle sait qu'elle échouera et elle lit dans l'échec le chiffre de l'être. Elle est la foi, une foi philosophique, qui peut se renouveler elle-même à travers la série des individus qui se transmettent l'un à l'autre le flambeau.

Il n'y a pas de fin à ce processus. La nature de l'homme est toujours en question. Mais chaque fois qu'un homme suit son chemin à partir de l'inconditionné, il y a dans le temps quelque chose qui efface le temps.

Aucun passé ne peut lui indiquer comment il doit se comporter. Éveillé à la lumière d'un passé que le souvenir lui rend présent, il a à se décider lui-même. C'est dans cette décision qu'il fixe ce que la situation spirituelle représentait à ses yeux : la forme sous laquelle il prend conscience de l'être et s'en assure, l'objet de sa volonté inconditionnée, l'être à qui il s'adresse dans cette situation et les voix auxquelles il obéit, parce qu'elles l'appellent au plus intime de lui-même.

Sans ce fondement, le monde de l'homme n'est qu'agitation. Si l'être doit devenir un monde, il faut que l'homme se saisisse d'abord lui-même pour pouvoir ensuite se donner, dans la communauté, à une totalité.

Foi philosophique[9]

Si religion et philosophie en viennent malgré tout à se constituer pour elles-mêmes en sphères spécifiques de l'esprit, en consolidant ce qu'elles ont d'objectif, elles déclinent, car, ce qu'elles ont de vraiment spécifique ne leur permet pas de se constituer en sphère. Se comprenant mutuellement non pas comme réalité empirique connaissable, mais comme englobant originellement tout, elles se scindent elles-mêmes. L'éclatement de toute origine en foi religieuse et foi philosophique, puis en une multiplicité de croyances des deux côtés, c'est ce qui constitue notre situation dans la vie. Si la divinité ne se laisse pas voir, la réalité ultime n'est pas malgré tout l'homme en général, tel que peut le connaître une anthropologie universelle, où toute possibilité trouverait sa place, mais la rencontre et la confrontation entre origines de la foi à travers leurs actualisations.

Une religion qui dégénère en sphère de l'esprit, dans laquelle, au lieu d'être l'absolu, elle s'attribue une validité générale, devient appel pour la philosophie :

Si on pouvait choisir entre Dieu et un homme, il serait impossible de ne pas choisir Dieu. Mais comme on ne rencontre pas Dieu en tant qu'objet parmi les choses, en tant qu'homme qui est Dieu, en tant que sphère empirique parmi d'autres, un tel choix n'aurait pas de sens et ne peut pas se présenter. On ne peut qu'en donner l'illusion lorsque Dieu, dans une religion imposant à tous son objectivité, est devenu une figure déterminée. La pensée religieuse qui tend à se fixer, s'est trouvée prise dans un dilemme inacceptable lorsqu'elle a exigé par la bouche de Jésus qu'on quitte père et mère, femme et enfant, qu'on brise tous les liens avec son peuple et son métier pour le suivre ; parce qu'il était la vérité et la vie. S'il faut ainsi choisir entre les relations humaines les plus profondes et Jésus, c'est bien parce que Jésus n'est plus un homme, mais Dieu et homme en même temps, qu'il n'est pas seulement existence au sens de l'unicité de toute existence virtuelle, mais la seule existence véritable, le Fils de Dieu, face auquel les hommes en tant que tels ne sont même pas des existences virtuelles. Que Kierkegaard ait pu comprendre comme personne avant lui l'homme en tant qu'existence, et pourtant ne pas renoncer à sa foi en Jésus en tant qu'homme-Dieu, c'est que, d'une part, à travers la violence dans sa foi, il a poussé le personnage de Jésus jusqu'à l'absurdité du paradoxe, et que d'autre part il a abandonné le christianisme et l'Église tels qu'ils se présentaient en fait.

Au temps de la conquête par les Francs, un chef de tribu frison, sur le point d'être baptisé, demanda au dernier moment s'il retrouverait au paradis son père et ses ancêtres. Lorsqu'on lui répondit que non, puisque, en tant que païens, ils se trouvaient en enfer, il recula en disant : « Je veux être là où sont mes pères ». — Il faisait là un choix existentiel, et c'est, sous sa forme originelle, l'attitude du philosophe, qui s'actualise dans le monde par des liens de fidélité déterminés et indissolubles. C'est pourquoi, en cas de conflit, il ne se soumettra pas à des exigences objectives spécifiques de la religion, qui selon lui proviennent des hommes : non pas qu'il se détourne de Dieu, mais au contraire, en se tournant vers la divinité en suivant la seule voie qui permette d'exister authentiquement dans son historicité.

Sous cet aspect, la philosophie se distingue de la religion, pour engendrer à nouveau une distinction à l'intérieur de celle-ci. Lorsque la religion est authentique dans son historicité inconditionnelle, la philosophie est solidaire avec elle en tant que vérité, même si elle n'est pas vérité pour elle. Mais lorsque la religion s'attribue une solidité objective, qu'elle devient une réalité empirique dans le monde, et donc une réalité parmi d'autres, une sphère de l'esprit parmi d'autres, elle devient inauthentique pour la philosophie, qui cherche à l'éviter. La religion, ou la philosophie, s'emparent de l'homme entier ; sans être elles-mêmes des sphères, elles imprègnent toutes les sphères de sa vie.

Anthropologie [Trois nihilismes : marxisme, psychanalyse, racisme][10]

Le point de vue anthropologique intègre les possibilités d'une perspective spirituelle, mais en même temps il rabaisse l'objet de cette perspective à un niveau d'être purement biologique. Il est dominé par les catégories de durée vitale, de croissance et de dégénérescence ; son présupposé inconscient, c'est que l'on peut faire de l'homme l'objet d'une culture ; d'un élevage, d'une production, d'une intervention systématique. Il n'aperçoit pas, dans la complexité de l'homme, la manifestation de l'Existence dans sa réalité historique et dans sa nature de destin.

[...]

En parlant de sociologie, de psychologie, d'anthropologie, nous n'avons fait chaque fois qu'attirer l'attention sur un exemple isolé. Car le marxisme, la psychanalyse et  la théorie des races sont aujourd'hui les formes les plus répandues de travestissement humain. Elles reflètent chacune à leur manière la brutalité sans nuances avec laquelle on se prête à la haine et à l'admiration — et qui s'est imposée avec l'existence des masses : le marxisme représente l'idéal que la masse se fait de la communauté, la psychanalyse est la forme sous laquelle la masse recherche la pure satisfaction de l'existence et la théorie des races exprime la volonté de l'homme de la masse d'être supérieur aux autres.

Ces conceptions contiennent des vérités, mais jusqu'ici elles n'en ont pas encore été extraites dans toute leur pureté. Chacun d'entre nous a été un jour fasciné par le Manifeste du Parti Communiste et en a tiré une vue nouvelle sur les rapports d'interdépendance possible entre l'économique et le social ; chaque psychiatre sait que la psychanalyse a apporté des éléments intéressants ; la théorie de la race nous fait probablement toucher une réalité que nous n'avons pas encore réussi à conceptualiser, mais qui n'en exercera pas moins une influence décisive sur l'avenir de l'humanité tout entière, en l'affectant dans sa nature même [...]

Sans sociologie, nous ne pouvons pas faire de politique. Sans psychologie, nous ne pouvons maîtriser la confusion qui marque nos rapports avec nous-mêmes et avec les autres. Sans anthropologie, nous perdons la conscience du fond obscur sur la base duquel nous sommes donnés à nous-mêmes.

Dans chacun de ces cas cependant, la portée de la connaissance est limitée. Aucun sociologue ne peut me dire quel est le destin que j'ai choisi ; aucun psychologue ne peut me révéler ce que je suis ; l'être véritable de l'homme ne peut se prêter à un traitement biologique, sous le couvert de la race. Partout nous touchons les limites des projets et des réalisations possibles.

Nos connaissances nous donnent sans doute le moyen d'agir sur le cours de l'existence dans le sens que nous souhaitons. Mais l'homme ne peut être authentique que lorsqu'il distingue la connaissance véritable de ce qui n'est que possibilité. La théorie de la dictature du prolétariat, les recettes psychothérapiques de la psychanalyse, les procédés d'amélioration des racistes représentent des contenus vagues correspondant à des exigences brutales : dès qu'ils sont mis en application, ces moyens se révèlent tout à fait différents, dans leur nature et leurs effets, de l'idée que l'on s'en faisait.

Car le marxisme, la psychanalyse et le racisme ont des propriétés étrangement destructives. De même que le marxisme prétend démasquer toute existence spirituelle comme une simple superstructure, ainsi la psychanalyse prétend la réduire à une sublimation d'instincts refoulés ; ce que l'on continue à appeler culture, ce n'est à ses yeux qu'une névrose inhibitrice. Le racisme entraîne une conception de l'histoire qui est désespérée ; selon lui, la sélection négative des meilleurs conduira rapidement à la ruine de l'être humain véritable ; ou bien l'essence de l'homme se montrera capable d'atteindre, par le mécanisme du mélange des races, aux possibilités les plus élevées et elle aboutira finalement, une fois ce mélange accompli, d'ici quelques siècles, à un type d'existence moyenne dépourvue de vigueur et qui continuera à se perpétuer indéfiniment.

Ces trois tendances sont également capables de détruire tout ce qui paraissait avoir une valeur pour l'homme. Se donnant elles-mêmes, en tant que savoir, pour un inconditionné dont tout le reste dépend, elles portent en elles la ruine de tout ce qui est inconditionné. Ce n'est pas seulement le divin qu'elles menacent de disparition, mais aussi toute forme de foi philosophique. Elles englobent dans une même terminologie à la fois ce qu'il y a de plus noble et de plus commun ; tout est ainsi soumis à leur jugement et rendu au néant.

Elles sont conscientes du changement qui doit marquer notre époque ; elles considèrent que tout ce qui est doit être détruit afin que surgisse un monde nouveau, encore inconnu, ou que tout s'écroule définitivement dans l'abîme. Ce monde nouveau c'est, pour elles, la domination de l'intellect. Le communisme, le freudisme et le racisme reconnaissent bien un idéal — chacun évidemment de façon différente — mais c'est celui d'un avenir dans lequel l'intellect et la réalité prendront la place de l'illusion et de la divinité. Ils se dressent tous les trois contre ceux qui croient encore à quelque chose et les démasquent à leur façon. Ils ne démontrent pas, mais ne font que répéter des interprétations relativement simples. Ils sont irréfutables, étant eux-mêmes l'expression d'une foi ; ils croient au néant, et leur foi repose sur une certitude étrangement fanatique qui se manifeste dans le dogmatisme des catégories sous lesquelles ils se dissimulent leur propre néant : il y a deux classes... , tels instincts et telles modifications..., telles races, etc... Les représentants de ces théories peuvent évidemment croire en réalité autre chose et ne pas se comprendre eux-mêmes. Car les conséquences que nous venons d'énumérer appartiennent au sens même de ces théories en tant que telles.

L'idée de Dieu[11]

L'idée de Dieu qui est la nôtre, en Occident, a historiquement deux sources : la Bible et la philosophie grecque.

Jérémie vit la ruine de tout ce qu'il avait poursuivi sa vie durant ; son pays, son peuple étaient perdus ; en Égypte, ce qui en restait encore devint infidèle à la foi en Jéhovah et sacrifia à Isis. Son disciple Baruch désespéra : « Je m'épuise en soupirant et ne trouve point de repos. » Jérémie répondit alors : « Ainsi parle l'Éternel. Voici en vérité : ce que j'ai bâti, je le détruirai, et ce que j'ai planté, je l'arracherai, et toi, rechercherais-tu de grandes choses ? Ne les recherche pas ! » [Jérémie 45:4-5]

Dans une telle situation, ces mots signifient : Dieu est, c'est assez. Qu'il y ait ou non une « immortalité », on ne le demande pas ; que Dieu « pardonne » ou non, ce n'est plus une question de premier plan. Ce n'est plus du tout l'homme qui importe ; sa volonté propre, comme aussi le souci de son propre salut et de son éternité se sont éteints. Mais en même temps, on comprend que le monde dans son ensemble ne saurait avoir en lui-même ni une signification achevée, ni une permanence éternelle, sous quelque forme que ce soit : car tout a été créé par Dieu, tiré par lui du néant, et se trouve dans sa main. Quand tout est perdu, il ne subsiste que ceci : Dieu est. Lorsque, vivant dans le monde, on s'est efforcé vers le bien en croyant se laisser conduire par Dieu et qu'on se heurte finalement à l'échec, il ne reste que cette seule réalité démesurée : Dieu est. Si l'homme renonce totalement à lui-même et à ses fins, cette réalité peut se révéler à lui comme la seule. Mais elle ne se révèle pas d'avance, abstraitement ; il faut pour cela qu'on se soit plongé soi-même dans la vie concrète du monde et c'est là qu'elle se montre enfin, à la limite. Les paroles de Jérémie sont rudes. Elles ne sont plus liées à une volonté, historiquement conditionnée, d'agir efficacement dans le monde. Mais cette volonté les a précédées, elle a duré toute une vie, et c'est elle qui, à la fin, dans l'échec total, leur permet d'avoir leur signification. Ces paroles sont simples, exemptes de tout élément fantastique, et si elles contiennent une vérité inépuisable, c'est justement parce qu'elles renoncent à tout contenu formulé, à toute solidité définitive dans le monde.

Les énoncés de la philosophie grecque rendent un autre son, et pourtant ils sont en accord avec ce que nous venons de voir.

En 500 avant Jésus-Christ, Xénophane disait : un Dieu unique règne, qui ne ressemble aux mortels ni par l'apparence ni par les pensées. Platon concevait la réalité divine — il l'appelle le Bien — comme source de toute connaissance. Ce qui est connaissable est non seulement connu à la lumière de la divinité, mais c'est elle encore qui, surpassant elle-même l'être en dignité et en force, lui donne son être.

Les philosophes grecs l'ont compris : seule la coutume veut qu'il y ait un grand nombre de dieux ; par nature il n'y en a qu'un. On ne voit pas Dieu avec les yeux, il ne ressemble à personne, il ne se laisse connaître par aucune image.

La divinité est conçue comme raison ou loi universelle, comme destin et providence, ou encore comme architecte de l'univers.

Mais chez les penseurs grecs il s'agit d'un dieu pensé, non du dieu vivant de Jérémie. Les deux significations se rencontrent. En Occident, la réflexion théologique et philosophique s'est nourrie, avec des variations sans fin, de cette double réflexion : Dieu est. — Quel est-il ?

Les philosophes contemporains paraissent éluder volontiers le problème de l'existence de Dieu. Ils n'affirment pas sa réalité, ils ne la nient pas non plus. Mais quiconque fait de la philosophie doit en parler. Quand Dieu est mis en doute, le philosophe doit donner réponse : ou alors c'est qu'il ne sort pas de la philosophie sceptique dans laquelle on ne peut jamais faire aucune déclaration, rien affirmer ni rien nier. Ou bien encore c'est qu'il s'en tient à un savoir concernant des objets définis et qu'il cesse de philosopher en disant : « Il ne faut pas parler de ce qu'on ne peut savoir. »

Principes contradictoires

On examine le problème de Dieu sur la base de principes contradictoires que nous allons parcourir successivement :

Le principe théologique est : nous ne pouvons savoir de Dieu que ce qui en a été révélé depuis les prophètes jusqu'à Jésus. Sans révélation, Dieu n'a aucune réalité pour l'homme. Dieu est accessible non par la pensée, mais par l'obéissance de la foi.

Mais la certitude de la réalité divine a existé longtemps avant la révélation biblique et hors de sa zone d'influence. Et à l'intérieur du monde chrétien occidental, beaucoup d'hommes ont été certains de l'existence de Dieu sans la garantie de la révélation.

S'opposant au principe théologique, il y a un vieux principe philosophique : nous savons quelque chose de Dieu parce que sa réalité peut être prouvée. Les preuves de l'existence de Dieu, depuis l'antiquité, constituent dans leur ensemble un monument grandiose.

Mais si l'on conçoit les preuves de l'existence de Dieu comme ayant l'évidence scientifique des démonstrations mathématiques ou des vérifications expérimentales, on les rend fausses. Kant a réfuté de la façon la plus radicale leur prétention à l'apodicticité. Alors vient le principe inverse : la réfutation de toutes les preuves de l'existence de Dieu signifie qu'il n'y a pas de Dieu.

Cette déduction est fausse. En effet, si on ne peut pas prouver l'existence de Dieu, on ne peut pas davantage prouver son inexistence. Les preuves et leur réfutation ne montrent que ceci : un Dieu prouvé n'est pas Dieu ; il ne serait qu'une chose dans le monde.

Contre les prétendues preuves et réfutations de l'existence de Dieu, la vérité semble être celle-ci : Ces preuves n'en sont pas, originellement, mais sont des voies par lesquelles, au moyen de sa pensée, l'homme s'assure de son être. Les preuves inventées au cours des millénaires et reprises sous des formes diverses ont en fait un autre sens que les arguments scientifiques. Elles montrent comment la pensée s'assure d'elle-même en faisant l'expérience du mouvement par lequel l'homme s'élève vers Dieu. Il existe pour la réflexion des chemins qui nous mènent à des limites ; là un bond transforme notre conscience de Dieu en une présence naturelle.

Quelques exemples

Voyons quelques exemples :

La preuve la plus ancienne est celle qu'on appelle cosmologique. On infère du cosmos (c'est-à-dire du monde, en grec) l'existence de Dieu. Tout ayant une cause dans le devenir universel, on en tire l'existence d'une cause première ; du mouvement on induit l'existence de sa source, le premier moteur ; de la contingence des êtres individuels, on conclut à la nécessité du tout.

Si on conçoit ces conclusions sur le modèle d'une chose réelle permettant d'affirmer l'existence d'une autre chose réelle — comme lorsque, voyant la face que la lune tourne vers nous, nous en induisons l'existence d'une autre que nous ne voyons pas — alors elles ne sont pas valables. Des conclusions de ce genre ne sont pour nous légitimes que s'il s'agit d'inférer de certains phénomènes l'existence d'autres phénomènes. Or le monde en tant que totalité n'est pas un phénomène, parce que nous sommes toujours à l'intérieur de lui et que nous ne l'avons jamais dans sa totalité en face de nous. Aussi le monde dans sa totalité ne nous permet-il de tirer aucune conclusion concernant autre chose que lui.

La pensée qui mène à cette conclusion prend cependant un sens différent lorsqu'elle ne prétend plus constituer une preuve. Dès lors son apparence démonstrative devient une métaphore servant à éveiller en nous la conscience du mystère qu'il y a simplement dans le fait que le monde existe, et nous dans le monde. Essayons de penser : il pourrait aussi ne rien y avoir du tout, et demandons-nous avec Schelling [Leibniz] : pourquoi, enfin, y a-t-il quelque chose, et non pas rien ? À ce moment, notre certitude de la réalité est d'une sorte telle qu'en nous interrogeant sur son fondement nous ne trouvons aucune réponse, mais nous sommes conduits à l'englobant ; or l'englobant, par essence, est absolument et ne peut pas ne pas être ; et par lui tout le reste est.

Il est vrai qu'on a tenu le monde pour éternel et qu'on lui a attribué le caractère d'exister par lui-même et d'être par là identique à Dieu. Mais c'est impossible, comme on va le voir.

Un exemple :

Tout ce qu'il y a dans le monde de beauté, de finalité, d'ordre et de perfection relative à cet ordre, tout ce qui dans le spectacle de la nature saisit directement notre âme avec une plénitude inépuisable, tout cela ne peut pas s'expliquer par quelque réalité positive dont nous pourrions acquérir une connaissance complète, comme par exemple une matière. La finalité des êtres vivants, la beauté de la nature sous toutes ses formes, l'ordonnance du monde dans son ensemble, tout cela, au fur et à mesure que progressent nos connaissances positives, devient de plus en plus mystérieux.

Mais lorsqu'on prétend tirer de là la conclusion que Dieu existe en tant que créateur plein de bonté, on se heurte aussitôt à tout ce qui est laid, tourmenté, chaotique dans le monde. Il y correspond en nous des états d'âme très profonds comme si le monde, cessant de nous être familier, devenait étranger, hostile, terrifiant. Il semble tout aussi plausible de conclure à l'existence du diable qu'à celle de Dieu. Le mystère de la transcendance ne se dissipe pas, il s'approfondit.

Ce qui est décisif surtout, c'est ce que nous appelons l'inachèvement du monde. Le monde n'est pas fini, il continue sans cesse à se transformer, la connaissance que nous en avons ne trouve aucune conclusion, le monde ne s'explique pas par lui-même.

Non seulement de telles « preuves » ne prouvent pas l'existence de Dieu, mais encore elles nous poussent à faire de lui une réalité du monde, qui serait pour ainsi dire fixée à des limites au-delà desquelles commencerait un deuxième monde. Elles ne font alors qu'obscurcir l'idée de Dieu.

[...]

On retrouve sans cesse cette vérité : Dieu n'est pas un objet de connaissance, il ne peut pas être dévoilé de façon apodictique. Dieu n'est pas non plus un objet de l'expérience sensible. Il est invisible. On ne peut pas le regarder, on ne peut que croire en lui.

Mais d'où vient cette foi ? Elle ne vient pas originellement des limites extrêmes de l'expérience dans le monde, mais de la liberté de l'homme. L'homme qui prend vraiment conscience de sa liberté acquiert en même temps la certitude de Dieu. La liberté et Dieu sont inséparables. Pourquoi ?

Je suis certain d'une chose : en tant qu'être libre, je n'existe pas par moi-même, mais je suis donné à moi-même en présent. En effet, je peux me manquer à moi-même, et je ne peux pas conquérir ma liberté par force. Lorsque je suis vraiment moi-même, je suis certain de ne pas l'être par moi-même. La liberté suprême, libre de toute emprise de la part du monde, se sait en même temps liée de la façon la plus profonde à la transcendance.

La liberté de l'homme, nous l'appelons aussi son existence. Je suis sûr que Dieu est, par la décision même qui me fait exister. Cette certitude ne permet pas d'enfermer Dieu dans une formule, mais fait de lui une présence pour l'existence.

[...]

Le silence de l'être

Si la réalité de Dieu et le caractère direct de la relation historique de l'homme avec Dieu excluent toute connaissance générale et apodictique de Dieu, ce qu'il faut, à la place d'une telle connaissance, c'est que nous prenions position envers Dieu. De tout temps Dieu a été conçu sous des aspects appartenant au monde, jusqu'à celui d'une personnalité imaginée par analogie avec l'homme. Et pourtant toute représentation de ce genre est en même temps une sorte de voile. Dieu n'est jamais ce que nous pouvons imaginer.

C'est dans les commandements bibliques que l'on trouve l'expression la plus profonde de la vraie attitude de l'homme envers Dieu : Tu ne te feras point d'image taillée ni de représentation quelconque ... Ces mots ont signifié un jour : Dieu est invisible, il est interdit de le prier sous forme d'images divines, d'idoles, de sculptures. Cette interdiction précise s'approfondit alors et veut dire que Dieu est non seulement invisible, mais encore au-delà de toute représentation, de toute imagination. Aucun symbole ne peut lui être adéquat et aucun ne peut légitimement se substituer à lui. Tous les symboles sans exception sont des mythes. Comme tels ils sont chargés de sens, dans la mesure où ils gardent le caractère évanescent qui correspond à leur nature purement symbolique. Mais quand on les prend pour la réalité divine elle-même, il n'y a plus que superstition.

Toute représentation étant image obscurcit précisément ce qu'il s'agit d'indiquer au-delà d'elle. C'est pourquoi Dieu est le plus décidément présent lorsqu'il n'y a aucune image. Telle est l'exigence de l'Ancien Testament, et elle correspond bien à la vérité. Cependant, l'Ancien Testament lui-même ne s'y est pas pleinement conformé : il y reste l'image de la personnalité divine, de sa colère et de son amour, de son jugement et de sa grâce. C'est qu'il s'agit ici d'une exigence impossible à contenter. Dieu au-delà du personnel, Dieu dans sa pure réalité, la médiation ontologique spéculative a tenté de le saisir sans image dans sa nature insaisissable elle-même : Parménide et Platon, l'idée hindoue de l'atman et du brahmane, le taoïsme chinois l'ont tenté, mais aucun n'a réussi. Toujours, pour la réflexion et l'intuition humaines, l'image surgit. Dans la réflexion philosophique pourtant, où la représentation objective disparaît presque, on finit peut-être par éprouver la présence d'une conscience sans paroles dont l'influence cependant peut aller jusqu'à donner à notre vie son fondement.

Lorsqu'à l'aide de la raison on a démasqué tout ce qui n'est que divinisation de la nature, démonisme, esthétisme, superstition, le mystère le plus profond subsiste encore.

Cette conscience muette qui nous reste là où toute philosophie prend fin, il nous faut peut-être essayer de la serrer de plus près.

C'est le silence devant l'être. Le langage cesse devant ce qui nous échappe dès qu'il devient objet.

Cette profondeur ne nous est accessible que si nous dépassons tout objet pensé. On ne saurait aller au-delà. Devant elle il n'y a plus qu'humilité. Toute convoitise s'éteint.

Nous nous réfugions là-bas, et pourtant ce n'est pas un lieu. Là-bas c'est la paix, une paix qui peut nous porter à travers l'inquiétude sans fin du chemin que nous suivons dans le monde.

Là-bas, la pensée doit se dissoudre dans la clarté. Où toute question cesse, il n'y a pas non plus de réponse. En dépassant le jeu des questions et des réponses que la recherche philosophique pousse à l'extrême, nous arrivons au silence de l'être.

Éveiller ce qui est déjà en nous

En résumé : nous ne pouvons nous conduire envers la divinité que conformément aux exigences de la Bible : « Pas d'image et pas de représentation de Dieu » ; un seul Dieu ; et avec soumission : « Ta volonté soit faite. »

Tenter de concevoir Dieu, c'est éclairer la foi. Mais croire, ce n'est pas voir. Dieu reste à distance et en question. Vivre par lui, ce n'est pas s'appuyer sur un savoir assuré, c'est vivre de telle façon que nous osions croire que Dieu est.

Croire en Dieu, c'est vivre par quelque chose qui n'existe d'aucune manière dans le monde, sinon dans le langage ambigu de ces phénomènes que nous appelons chiffres ou symboles de la transcendance.

Le Dieu de la foi est le Dieu lointain, le Dieu caché, le Dieu indémontrable.

C'est pourquoi il me faut penser non seulement que je ne connais pas Dieu, mais même que je ne sais pas si je crois. La foi n'est pas une propriété. Elle n'implique aucun savoir assuré, mais seulement une certitude efficace dans la conduite pratique de la vie.

[...]

L'effort pour penser Dieu est en même temps un exemple illustrant toute recherche philosophique essentielle : il ne procure pas la sécurité d'un savoir, mais l'espace libre nécessaire à la décision d'un sujet qui est authentiquement lui-même ; il donne tout leur poids à l'amour dans le monde, à la lecture de l'écriture chiffrée de la transcendance, aux perspectives sans fin que découvre la raison.

C'est pourquoi tout ce qu'on exprime en philosophie reste si pauvre et si sec. Il y faut, en complément, l'être même de celui qui écoute.

La philosophie ne donne rien, elle ne peut qu'éveiller, puis elle peut nous aider à nous souvenir, à consolider et à conserver ce qui est déjà en nous.

Chacun comprend en elle ce qu'en somme il savait déjà.

Philosophie

Philosophie et théologie[12]

L'opposition entre indépendance et autorité devient tension manifeste dans la pensée de la théologie et de la philosophie.

Comme toutes deux, étant en substance l'explication d'une foi, ne peuvent se prévaloir d'un savoir contraignant, elles ne pourraient qu'être vaincues si elles tentaient d'avoir recours à la certitude contraignante. Si elles tentent de démontrer leur vérité, cela tourne pour elles à la catastrophe : car dès qu'il y a preuve, il y a aussi preuve contraire ; une évidence ne devient contraignante que dans sa particularité. C'est pourquoi, si on énonce la vérité proprement dite, par laquelle on s'assure de l'être, en propositions, alors, sur le fond de l'évidence contraignante, des propositions opposées peuvent toujours obtenir une égale validité. Ainsi l'apologétique n'est d'aucun secours pour la foi lorsqu'elle ne fait que mettre en évidence de façon contraignante les limites et les difficultés que rencontre un savoir sans foi, dès qu'il s'érige dogmatiquement en incroyance absolue. Elle ne le ramène pas pour autant à sa foi propre, historiquement déterminée, mais elle aboutit peut-être à une crise, d'où peut naître une foi. Cette crise ouvre une double possibilité : ou bien on peut se jeter dans les bras de l'autorité que le prêtre présente comme offrant le salut, ou bien s'engager, à ses propres risques et périls, dans la vie.

Celui qui choisit de suivre le prêtre, s'il a le désir de savoir, rencontre la théologie ; celui qui choisit l'indépendance rencontre la philosophie. Celle-ci n'est rien d'autre que l'appel provenant d'hommes qui en ont pris le risque, et qui ne demandent pas qu'on se soumette à leur savoir, mais qu'on le mette à l'épreuve. Les philosophes ne peuvent être que des compagnons ; ils ne peuvent être ni une autorité, ni ses serviteurs. Alors que la théologie pense en se rapportant à l'autorité qui trouve sa forme objective dans l'Église, la philosophie pense sans prendre d'égards ; on peut tout remettre en question, risquer n'importe quelle expérience. La théologie se rattache à une communauté religieuse ayant une structure historique déterminée, et à ses textes constitutifs qui, en tant que textes révélés, sont déclarés saints ; elle leur ajoute sa contribution, à partir de la même origine. La philosophie, elle, n'a pas de forme sociologique, elle lie les hommes entre eux en tant qu'individus ; son essence réside dans cette communication. Mais elle refuse de se dissimuler derrière l'affirmation obscure d'une communauté qui voudrait s'imposer par la force, n'admettre désormais aucune remise en question, et qui ne peut se maintenir qu'en recourant à des idoles jouant le rôle d'une autorité.

Absolutisation de l'existence[13]

[...] C'est quand on ne renonce pas à approfondir l'existence, même si la connaissance y est impossible, qu'il s'agit vraiment de philosophie.

C'est justement parce que la réflexion philosophique part de l'existence virtuelle, qu'elle ne peut pas la prendre encore pour objet, pour l'étudier et la connaître. Tout comme le débutant philosophe est tenté de prendre la partie pour le tout, le relatif pour l'absolu, le véritable danger réside dans la tentation de faire de l'existence un objet absolu. Car il est tentant de tenir l'existence pour un absolu lorsque, dans la conscience qu'elle a d'elle-même, elle semble se refermer sur soi. Mais une telle absolutisation de l'existence lui serait fatale, puisqu'elle reste en devenir dans sa présence au temps.

[...]

Si le fait de ne comprendre les hommes et les choses qu'en les observant du dehors entraîne la dissolution de la philosophie en phénoménologie et en psychologie, l'absolutisation de l'existence me rend prisonnier d'un point imaginaire, que je suis moi-même, et que je ne peux pas penser. Je pense à partir de lui ce que je suis, dans la mesure où je suis moi-même ; ce point ne devient pas un être que je possède, il se cherche dans le monde en se saisissant de la réalité empirique. Il est, par essence, visée indirecte.

[...]

Le cerveau engendre le monde, dont il est pourtant une partie et un produit.

Le sens de la science[14]

Dès lors que l'existence et les principes d'une raison contraignante autonome, avec ses exigences critiques, se rencontrent, elles deviennent capables de conclure une alliance fiable ; mais c'est aussi ce qui vaut à la science sa magnifique ambiguïté : selon les critères de la raison, elle se situe sur un niveau unique, juxtaposant des performances à l'infini ; pour l'existence en revanche, elle est tantôt vide, tantôt un non-savoir plein de substance. C'est pourquoi l'idéal d'une science pure a son sens s'il joue le rôle d'arbitre avec pour instance son caractère contraignant, mais il perd son sens s'il est censé le tenir de sa propre autorité. Il ne peut ni procurer de la substance, ni donner des impulsions. Sans métaphysique, il n'y a que l'arbitraire de ce qui est correct. Inauthentique, l'idéal de pureté scientifique qui affirme que le vrai contraignant se suffit à lui-même donne lieu à de multiples confusions, en particulier au combat feint livré en apparence pour des affirmations universelles d'une justesse contraignante, où s'affrontent en réalité des convictions. De telles confusions débouchent sur le propos désespéré selon lequel la science serait prête à servir n'importe quelle cause parce qu'elle prouverait ou réfuterait n'importe quoi au gré des besoins. Or cela n'est vrai ni de la pensée critique, ni de la recherche scientifique concrète, mais seulement pour les mouvements sophistiques et sans fondement d'une vaine réflexion.

Quadruple réalité[15]

La réalité que l'orientation dans le monde prend pour objet est quadruple. La matière, la vie, l'âme et l'esprit sont les modes hétérogènes de la réalité des objets. En tant que tels, ils ne sont pas eux-mêmes objets, mais des mondes à chaque fois cohérents en soi dans le monde. La tendance à vouloir effacer les discontinuités et à tenir l'une de ces réalités pour la vraie, par rapport à laquelle les autres seraient irréelles, ou seulement un produit, ou une combinaison, obtenus à partir d'elle, est mise en échec par la réalité elle-même.

[1] La matière, c'est la nature inerte, saisissable seulement en termes quantitatifs. Dans l'ordre de ses processus, on saisit des mécanismes exprimés sous forme mathématique, soit à l'aide de modèles mécaniques, soit de structures de champs. Est objectivement réel ce qui est mesurable. La réalité inerte est en état de dispersion fluide, soumise à des lois qui lui sont extérieures.

[2] La vie est un tout chaque fois particulier qui se maintient tout en se transformant, qui naît et qui meurt. Par analogie avec la matière, elle consiste en processus physiques et chimiques. Ce qui en elle correspond à l'ordre sous sa forme mathématique, c'est cette totalité empirique, qui prend figure et qui impose figure, d'un être-pour-soi qui se conserve. Objectivement, sa réalité est soumise aux critères de la vie — mouvement propre, métabolisme, croissance, reproduction. L'être vivant est par rapport à son environnement une totalité qui se développe selon sa loi propre.

[3] L'âme est intériorité ou conscience en tant qu'expérience du vécu. Par analogie avec la matière, elle s'ordonne en une totalité subjective, elle est satisfaction ou insatisfaction dans l'alternance des tensions et des solutions. Elle devient réalité objective par l'expression. La vie psychique comme sentiment du réel transforme son environnement en conscience intérieure.

[4] L'esprit, conscient de soi, développe des pensées et poursuit des fins objectives. Par analogie avec la matière, ses actes sont isolés, dispersés, sans rapport entre eux ; ce n'est qu'une fois ordonné que l'esprit devient lui-même grâce aux idées ; sa réalité est objective dans son expression, qui se transmet par le langage, les oeuvres et les actes. La présence empirique de l'esprit se trouve dans un monde qui l'engendre.

Chacune de ces réalités a pour condition préalable de sa présence empirique la réalité qui la précède. Tout dans l'espace et dans le temps est matière ; seuls quelques objets sont vie, parmi ceux-ci seuls quelques-uns sont, parce qu'ils s'expriment, accessibles en tant qu'âme, et parmi ces derniers il y en a encore quelques-uns qui se parlent et entrent en communication spirituelle. Aucun esprit n'a de réalité sans âme, aucune âme sans vie, aucune vie sans matière.

Monde empirique et existence[16]

[...] Ce qui s'appelle, en langage mythique, l'âme et Dieu, en langage philosophique existence et transcendance, n'appartient pas au monde. L'âme, Dieu, ne sont pas choses connaissables au sens où le sont les choses du monde ; elles pourraient être pourtant d'une manière différente. Sans faire l'objet d'un savoir, elles ne seraient pourtant pas rien ; sans être connues, elles seraient néanmoins pensées.

À la question : En face de l'être-au-monde dans sa totalité, qu'y a-t-il encore ?la réponse à travers laquelle s'accomplit la décision philosophique fondamentale est la suivante :

Il y a encore l'être qui — au niveau phénoménal de la réalité empirique — n'est pas, mais  peut être et doit être (sein soll), et décide par là dans le temps de son être éternel.

Cet être, je le suis moi-même en tant qu'existence. Je suis existence dans la mesure où je ne deviens pas objet pour moi. En elle je me sais indépendant, sans pouvoir pour autant regarder ce que je nomme mon moi. Je vis de sa virtualité ; seule son actualisation me fait être moi. Si je tente de la saisir, elle m'échappe, car elle n'est pas un sujet psychologique. Je me sens plus profondément enraciné dans sa virtualité que dans ce que je peux saisir de moi en fait de prédispositions ou de caractéristiques, lorsque je me considère objectivement. Elle s'apparaît à elle-même au niveau empirique, dans la polarité de la subjectivité et de l'objectivité ; mais elle n'est pas apparence de quelque chose qui serait donné quelque part comme un objet, ou qui, selon certaines considérations, en serait le fondement. Elle n'apparaît qu'à elle-même et à d'autres existences.

Le sujet empirique n'est donc pas existence, mais l'être humain est, dans le sujet empirique, existence virtuelle. Le sujet empirique est donné ou non, mais l'existence, parce qu'elle est virtuelle, s'achemine vers son être, ou bien s'éloigne vers le néant, par choix et décision. Le sujet empirique, si on le compare à d'autres, diffère par l'étroitesse ou l'ampleur de la partie du monde qu'il embrasse, mais l'existence diffère essentiellement de toute autre existence du fond de sa liberté. Le sujet empirique, en tant qu'il est, vit et meurt ; l'existence ne connaît pas la mort, mais elle s'élance vers son être ou retombe loin de lui. Le sujet empirique est tout entier temporel, l'existence est dans le temps plus que le temps. Le sujet empirique est fini en tant qu'il n'est pas tout le donné empirique, et pourtant il se ferme sur lui-même ; l'existence aussi n'est pas pour elle seule, et elle n'est pas tout ; car elle n'est que par son rapport à l'autre existence et à la transcendance, devant laquelle, en tant que l'Autre absolu, elle prend conscience de ne pas être seulement par elle-même ; [...]

[...]

La réalité objective est soumise à des règles et peut être connue selon celles-ci ; la réalité existentielle est dépourvue de règles et absolument historique. — Les règles de la réalité, ce sont les lois de la causalité ; tout ce qui se passe a une cause et un effet dans le temps ; la réalité existentielle en revanche apparaît du fond de sa propre origine, dans le temps, c'est-à-dire qu'elle est libre. — La substance est ce qui est stable dans le temps, qui persiste sans diminuer ni augmenter ; l'existence, lorsqu'elle se manifeste dans le temps, est évanescence ou surgissement ; pourtant, à la durée objective correspond, dans le parallélisme contrasté, sa mise à l'épreuve dans le temps.

Ce qu'est la foi[17]

La foi m'échappe lorsqu'elle devient rationnellement certaine et contraignante. Si j'ai un savoir fondé sur des raisons, je ne crois pas. La reconnaissance de ce qui est objectivement valable n'implique pas l'être de l'existence. La foi n'est donc pas authentique lorsqu'elle se présente comme objectivement certaine. La foi est un risque. Une parfaite incertitude objective constitue le substrat de la véritable foi. Si la divinité était visible ou démontrable, je n'aurais pas besoin de croire. Au contraire, voir tarir toutes les sources objectives de la foi, c'est faire l'expérience où la liberté de l'existence prend conscience de son origine dans son rapport à la transcendance.

Le savoir concerne ce qui est fini dans le monde, la foi l'être véritable. Le savoir, si assuré qu'il soit, reste soumis au doute critique au fil d'un progrès sans fin ; la foi s'accomplit en faisant ses preuves en tant que force de l'existence.

La vérité une et multiple[18]

L'existence distingue entre plusieurs vérités — la vérité que je sais et qui est contraignante, la vérité à laquelle je participe (idée), la vérité que je suis moi-même —, et c'est ce qui lui permet de s'actualiser. Seule la vérité contraignante par la rationalité et la constatation empirique est généralement valable pour tous, parce qu'elle est reconnue par la conscience en général. Mais quand la vérité de l'idée et celle de l'être-moi existant se trouvent exprimées objectivement et directement, on constate, du dehors, que les hommes ont considéré comme vraies des choses diverses et opposées. Mais faisant cette constatation, je ne réussis à comprendre aucune de ces vérités dans leur origine : en effet, ce qui se présente à moi sous cette forme objective, dans l'image d'une pluralité de vérités auxquelles certains ajoutent foi, ce n'est qu'une manifestation de la conscience en général s'orientant dans le monde. Ces vérités qui se contredisent, on n'y participe pas en les connaissant toutes, mais en s'identifiant soi-même avec une seule d'entre elles. Ma vérité, avec laquelle, existant, je ne fais qu'un en tant que liberté, se heurte à une vérité autre en tant qu'existante ; c'est par elle et avec elle qu'elle devient un soi ; elle n'est pas seule et unique, mais unique et irremplaçable en tant qu'elle est là pour les autres.

L'existence et sa manifestation[19]

L'homme n'est pas le sommet de la création, car il y a des choses tout autres qui ne se rapportent pas à lui. Mais il en est nécessairement pour lui-même le centre. Il peut en sortir, — en tant que conscience en général — par l'observation et la recherche, changer de point de vue, accéder, fût-ce en tant que possibilité, à « un point de vue hors du monde ». Mais, étant un existant, il ne peut pas sortir de son existence ; il a beau s'observer et se comprendre au niveau où il se manifeste, s'analyser en fonction de ce qui le conditionne, l'expérience lui apprend que tout ce savoir (en tant que psychologie et sociologie) ne saisit pas ce qu'il est lui-même, que dès l'instant où, envisageant la possibilité de la pensée, il s'extrait de l'existence, elle menace de lui échapper. Mais l'homme ne s'arrête pas délibérément, il ne met pas de borne à son observation et à son analyse ; il sait, pourtant dans son être véritable, qu'il est toujours au-delà ou en avant, toujours séparé par un bond de ce qu'il lui est donné d'observer.

Attitude de la philosophie à l'égard du monde[20]

La philosophie s'adresse à l'individu. Elle fonde la libre communauté de ceux qui, dans une volonté de vérité, se fient les uns aux autres. Celui qui fait de la philosophie voudrait pouvoir entrer dans cette communauté. Elle est toujours dans le monde, mais ne peut y devenir institution sans perdre la liberté de sa vérité. Le philosophe ne peut savoir s'il en fait partie. Aucune instance ne décrète son admission ou son refus. Il veut, par sa pensée, vivre de telle façon que cette admission soit en principe possible.

[1] Karl Jaspers, Initiation à la méthode philosophique (1965), Payot © 1966, pp. 43-52.

[2] Karl Jaspers, Introduction à la philosophie (1950), Plon © 1981, pp. 27-37.

[3] Karl Jaspers, Initiation à la méthode philosophique (1965), Payot © 1966, pp. 167-168, 161-167, 171-172.

[4] Karl Jaspers, Philosophie (1932), Springler-Verlag Berlin Heidelberg © 1989, pp. 247-251.

[5] Karl Jaspers, Introduction à la philosophie (1950), Plon © 1981, pp. 15-18, 21-22.

[6] Karl Jaspers, Situation spirituelle de notre époque (1931), Nauwelaerts © 1951, pp. 206, 207, 209, 210, 215.

[7] Ibid., pp. 226-227.

[8] Ibid., pp. 227-229.

[9] Karl Jaspers, Philosophie (1932), Springler-Verlag Berlin Heidelberg © 1989, pp. 245-246.

[10] Karl Jaspers, Situation spirituelle de notre époque (1931), Nauwelaerts © 1951, pp. 184-185.
[Contre les trois nihilismes :
  1. Marxisme : deux classes ;
  2. Freudisme : instincts et pulsions ;
  3. Racisme (darwinisme) : races nobles/viles (eugénisme) ;
 — qui constituent en somme une foi qui croit au néant.]

[11] Karl Jaspers, Introduction à la philosophie (1950), Plon © 1981, pp. 39-45, 48-52.

[12] Karl Jaspers, Philosophie (1932), Springler-Verlag Berlin Heidelberg © 1989, pp. 242-243.

[13] Ibid., pp. 20, 21, 32.

[14] Ibid., pp. 104-105.

[15] Ibid., p. 129.

[16] Ibid., pp. 267-268, 279.

[17] Ibid., pp. 482-483.

[18] Ibid., p. 590.

[19] Ibid., p. 595.

[20] Karl Jaspers, Initiation à la méthode philosophique (1965), Payot © 1966, pp. 207-208.

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