SOPHISTES 

Gorgias

 

Texte fondateur

Date inconnue

Non-être, Hélène et rhétorique

SOMMAIRE

Sur le non-être ou sur la nature

Éloge d'Hélène

Gorgias et la rhétorique (Notice de Jean-Paul Dumont)

Sur le non-être ou sur la nature [1]

Fragments transmis par Sextus Empiricus (Adversus mathematicos, VII, 65-87)

Dans son livre intitulé Sur le Non-Être ou sur la Nature, Gorgias établit successive-ment trois principes : (1) l'un, le premier, qu'il n'y a rien ; (2) le second, que, s'il y a quelque chose, ce quelque chose est inconnaissable à l'homme ; (3) le troisième, que, même si ce quelque chose est connaissable, il ne peut être ni divulgué ni communiqué à autrui.

(1) Sur le fait qu'il n'y a rien

(66) Sur le fait qu'il n'y a rien, Gorgias raisonne de la manière suivante. S'il y a quelque chose, ce sera l'être ou le non-être ou, à la fois, l'être et le non-être. Mais d'un côté, l'être n'est pas, comme il l'établira, non plus que le non-être, comme il le confirmera ; non plus encore que l'être en même temps et le non-être, comme la suite le montrera. Il n'y a donc rien.

(67) Ainsi donc le non-être n'est pas. Car si le non-être est, il est à la fois et ne sera pas. Car dans la mesure où il n'est pas pensé comme être, il ne sera pas, mais dans la mesure où il est non-être, il sera à nouveau. Or il serait tout à fait contradictoire qu'une chose fût à la fois et ne fût pas. Par conséquent, le non-être n'est pas. Et par ailleurs, si le non-être est, l'être ne sera pas. Car ces propositions sont contraires entre elles et, si on accorde au non-être qu'il est, il s'ensuivra que l'être n'est pas. Or il n'est pas possible que l'être ne soit pas et, par conséquent, le non-être ne sera pas.

(68) Et, au reste, l'être n'est pas. Car, si l'être est, il ne peut être que non dérivé ou dérivé ou, à la fois, non dérivé et dérivé. Or il n'est ni non dérivé, ni dérivé, ni à la fois non dérivé et dérivé, comme nous le montrerons. Donc l'être n'est pas. Car si l'être est non dérivé (et c'est par là qu'il faut commencer), il n'a aucun commencement, quel qu'il soit.

(69) Car tout ce qui naît a un commencement, mais ce qui, par nature, est non dérivé n'a pas de commencement et, n'ayant pas de commencement, est infini. Or s'il est infini, il n'est nulle part. Car s'il est quelque part, ce en quoi il est, est différent de lui-même et ainsi l'être ne sera plus infini, du moment qu'il sera contenu par quelque chose. Le contenant est plus grand que le contenu ; or rien n'est plus grand que l'infini ; il en résulte que l'infini ne peut être quelque part.

(70) Et certes il n'est pas non plus limité en lui-même ; car c'est la même chose que ce qui le limite et ce qu'il contient, et en ce cas l'être sera double, à la fois lieu et corps. Car ce en quoi on est, c'est le lieu et ce qu'on a en soi, c'est le corps. Par conséquent, l'être n'est pas non plus en lui-même. Si bien que, si l'être est non dérivé, il est infini ; et s'il est infini, il n'est nulle part ; et s'il n'est nulle part, il n'est pas. Ainsi donc, si l'être est non dérivé, il ne peut pas non plus être dès le commencement.

(71) Et certes l'être ne peut pas non plus être dérivé. Car s'il était né, il serait né de l'être ou du non-être. Mais il ne l'est pas de l'être ; car s'il est existant, il n'est pas né, mais il existe de tout temps. Et il ne peut pas non plus naître du non-être. Le non-être ne peut donner naissance à quoi que ce soit, pour la raison que ce qui donne naissance à quelque chose doit nécessairement participer à l'existence. Par conséquent l'être n'est pas non plus dérivé.

(72) Suivant les mêmes raisonnements, il ne peut non plus être à la fois non dérivé et dérivé ; ces propositions se détruisent l'une l'autre et si l'être est non dérivé, il n'est pas né, et s'il est né, il n'est pas non dérivé. Donc, puisque l'être n'est ni non dérivé, ni dérivé, ni l'un et l'autre, l'être ne saurait exister.

(73) Et, par ailleurs, s'il existe, il est un ou plusieurs. Or il n'est ni un ni plusieurs, comme nous allons l'établir. Ainsi l'être n'est pas. Car, s'il est un, certes il a une certaine quantité, ou il est continu, ou il est une grandeur ou il est un corps. Quel que soit, parmi ces attributs, celui qu'il possède, il n'est pas un, car, ayant une certaine quantité, il sera divisible en ses éléments, et étant continu, il pourra être partagé ; de même, si on le pense comme une grandeur, il aura la propriété d'être divisible. Et s'il se trouve être un corps, il aura ces trois attributs : la grandeur, la largeur et l'épaisseur. Or il serait absurde de dire que ce qui n'est rien de tout cela, est l'être. L'être n'est donc pas un.

(74) Et, d'autre part, il n'est pas plusieurs. Car s'il n'est pas un, il n'est pas non plus plusieurs. La pluralité est, en effet, une somme d'unités et, du moment qu'on supprime l'unité, on supprime aussi la pluralité. On voit donc par là clairement que l'être n'existe pas et que le non-être n'existe pas non plus.

(75) Quant à ceci que tous les deux n'existent pas, aussi bien l'être que le non-être, c'est facile à calculer. Car si le non-être est et si l'être est également, le non-être sera la même chose que l'être, en ce qui concerne l'existence. Et pour cette raison ni l'un ni l'autre n'est. Car on a convenu que le non-être n'est pas et on a montré que l'être est la même chose que le non-être. L'être ne sera donc pas.

(76) Néanmoins, puisque l'être est identique au non-être, il ne peut pas être l'un et l'autre ; car s'il est l'un et l'autre, il ne sera pas le même et, s'il est le même, il ne sera pas les deux ; d'où il suit que le rien est. Car, si d'un côté, l'être n'est pas, non plus que le non-être, non plus que tous les deux ensemble, et que, en dehors de cela, on ne pense rien, il en résulte que rien n'est. [2]

(2) S'il existe quelque chose, il est inconnaissable

(77) Il faut montrer de la même manière que, même s'il existe quelque chose, ce quelque chose est inconnaissable. Car si ce que nous pensons, comme le dit Gorgias, n'existe pas, par cela même, on ne pense pas l'être. Et il y a à cela une raison. De même que s'il arrive que ce que nous pensons soit blanc, et qu'on puisse penser le blanc ; de même encore qu'il est possible que ce que nous pensons ne soit pas, nécessairement il arrive à ce qui est de ne pas être pensé.

(78) Aussi est-il sensé et logique de dire : « Si ce qui est pensé n'est pas véritablement, l'être n'est pas pensé. » Quant à ce qui est pensé (on doit le comprendre), il n'est pas véritablement, comme nous l'établirons. Ainsi l'être n'est pas pensé. Quant à ceci, que ce que nous pensons n'est pas véritablement, c'est manifeste.

(79) Car, si ce que nous pensons est véritablement, tout ce que nous pensons est, de quelque manière que nous le pensions, affirmation invraisemblable. Ce n'est pas parce qu'on penserait un homme volant ou des chars roulant sur la mer qu'il s'ensuivrait effectivement qu'un homme vole ou que des chars roulent sur la mer. En conséquence il n'est pas vrai que ce qui est pensé soit.

(80) En outre, si ce que nous pensons est véritablement, ce qui n'est pas ne sera pas pensé. Car les contraires ont des attributs contraires et le non-être est le contraire de l'être. Et, pour cette raison, et en général, s'il arrive à l'être d'être pensé, au non-être il arrivera de n'être pas pensé. Or, cela est absurde. Car Scylla et la chimère, et bien des non-êtres, sont pensés. Ainsi donc l'être n'est pas pensé.

(81) De même que ce qu'on voit est dit visible parce qu'on le voit, ce qu'on entend, audible, parce qu'on l'entend ; de même que nous ne rejetons pas le visible parce qu'il n'est pas entendu, ni ne négligeons l'audible parce qu'il n'est pas vu (chacun relevant de son propre sens et ne devant pas être jugé par un autre indifféremment) ; ainsi, ce que nous pensons, même si nous ne le saisissons pas par la vue, ou par l'ouïe, sera, parce qu'il est saisi par son critère particulier.

(82) Si donc on pense que des chars roulent sur la mer, même sans les voir, il faut croire qu'effectivement il y a des chars roulant sur la mer. – Ce qui est absurde. Ainsi donc, on ne peut ni penser ni saisir l'être.

(3) S'il est connaissable, il ne peut être communiqué

(83) Et même, en admettant qu'on le saisisse, il est incommunicable à autrui. Car si ce qui est est perceptible par la vue, l'ouïe, et, en général, par les sens – en même temps qu'il est donné comme extérieur ; – et si ce qui est visible est saisi par la vue, ce qui est audible par l'ouïe – et non pas indifféremment par l'un ou l'autre sens, – comment cela peut-il être signifié à autrui ?

(84) Car le moyen pour nous de signifier, c'est la parole, et la parole n'est pas ce qui est donné et ce qui est ; ce n'est donc pas ce qui est que nous signifions aux autres, mais la parole, qui est différente de ce qui est donné. De même donc que ce qui est visible ne saurait devenir audible, et réciproquement, de même, puisque l'être est donné comme extérieur, il ne saurait y avoir de parole vraiment à nous.

(85) Et de ce fait, elle ne saurait se communiquer à autrui. Or, la parole naît par suite des choses qui nous frappent du dehors, à savoir les choses sensibles ; or c'est à la suite de leur rencontre avec l'humeur du corps que naît pour nous la parole qui traduit cette qualité ; et c'est de l'introduction de la couleur que naît la parole qui traduit la couleur. S'il en est ainsi, ce n'est pas la parole qui traduit ce qui est hors de nous, mais bien ce qui est hors de nous qui devient révélateur de la parole.

(86) Et certes, il n'est pas possible de dire qu'il en va comme pour ce qui est visible et audible ; il est impossible, du fait qu'elle est donnée et qu'elle est, que la parole nous révèle ce qui est donné et ce qui est. Car si le langage est donné, il diffère des autres données, et les corps visibles sont, au plus haut point, différents des paroles. Car le moyen par lequel on saisit le visible est différent de celui par lequel on saisit la parole. Ainsi donc la parole ne nous montre pas la plupart des choses données, non plus que celles-ci ne nous montrent leur nature aux unes et aux autres.

(87) Telles sont donc les difficultés proposées par Gorgias et qui, dans la mesure du possible, font disparaître la preuve de la vérité. Car le non-être ne pouvant ni être connu, ni naturellement communiqué à autrui, il ne saurait en exister de preuve [3].

Éloge d'Hélène [4]

par Gorgias de Léontium

1. La parure d'une cité, c'est le courage de ses héros ; celle d'un corps, c'est sa beauté : celle d'une âme, sa sagesse ; celle d une action, c'est son excellence ; celle d'un discours, c'est sa vérité. Tout ce qui s'y oppose dépare. Aussi faut-il que l'homme comme la femme, le discours comme l'action, la cité comme les particuliers, soient, lorsqu'ils sont dignes de louanges, honorés de louanges, et lorsqu'ils n'en sont pas dignes, frappés de blâme. Car égales sont l'erreur et l'ignorance à blâmer ce qui est louable ou à louer ce qui est blâmable.

2. Et cette tâche revient au même homme de clamer sans détour ce qu'est notre devoir et de proclamer que sont réfutés [texte corrompu] ceux qui blâment Hélène, femme à propos de qui s'est élevé, dans un concert unanime, tout autant la voix, digne de créance, de nos poètes, que celle de la réputation attachée à son nom, devenu le symbole des pires malheurs. Ainsi voudrais-je, dans ce discours, fournir une démonstration raisonnée qui mettra fin à l'accusation portée contre cette femme dont la réputation est si mauvaise. Je convaincrai de mensonge ses contempteurs et, en leur faisant voir la vérité, je ferai cesser l'ignorance.

3. Que, par sa nature et son origine, la femme dont je parle en ce discours, soit à mettre au premier rang parmi les premiers des hommes et des femmes, rares sont ceux qui ne s'en aperçoivent clairement. Car il est clair que si sa mère est Léda, son père, quoiqu'on le dise mortel, est un dieu, qu'il s'agisse de Tyndare ou de Zeus : si c'est le premier, c'était un fait et on le crut ; si c'est le second, c'était un dieu et on le réfuta ; mais le premier était le plus puissant des hommes, et le second régnait sur toutes choses. 4. Avec une aussi noble parenté, elle hérita d'une beauté toute divine : recel qu'elle ne céla [5] pas. En plus d'un homme elle suscita plus d'un désir amoureux ; à elle seule, pour son corps, elle fit s'assembler, multitude de corps, une foule de guerriers animés de grandes passions en vue de grandes actions : aux uns appartenait une immense richesse, aux autres la réputation d'une antique noblesse, à d'autres la vigueur d'une force bien à eux, à d'autres, cette puissance que procure la possession de la sagesse ; et ils étaient tous venus, soulevés tant par le désir amoureux de vaincre que par l'invincible amour de la gloire.

5. Qui alors, et pourquoi, et comment, assouvit son amour en s'emparant d'Hélène, je ne le dirai pas. Dire ce qu'ils savent à ceux qui savent peut bien les persuader, mais ne peut les charmer. Dans le présent discours, je sauterai donc cette époque pour commencer tout de suite le discours même que je m'apprête à faire et je vais exposer les raisons pour lesquelles il était naturel qu'Hélène s'en fût à Troie.

6. Ce qu'elle a fait, c'est par les arrêts du Destin, ou par les arrêts des dieux ou par les décrets de la Nécessité qu'elle l'a fait ; ou bien c'est enlevée de force, ou persuadée par des discours (ou prisonnière du désir). Si c'est par la cause citée en premier, il est juste d'accuser ce qui doit encourir l'accusation : la diligence des hommes ne peut s'opposer au désir d'un dieu. Le plus faible ne peut s'opposer au plus fort, il doit s'incliner devant le plus fort et se laisser conduire : le plus fort dirige, le plus faible suit. Or, un dieu est plus fort que les hommes par sa force, sa science et tous les avantages qui sont les siens. Si donc c'est contre le Destin et contre Dieu qu'il faut faire porter l'accusation, lavons Hélène de son ignominie. 7. Si c'est de force qu'elle a été enlevée, elle fut contrainte au mépris de la loi et injustement violentée. Il est clair alors que c'est le ravisseur, par sa violence, qui s'est rendu coupable ; elle, enlevée, aura connu l'infortune d'avoir été violentée. C'est donc le Barbare, auteur de cette barbare entreprise, qu'il est juste de condamner dans nos paroles, par la loi et par le fait : par la parole se fera mon procès, par la loi sera prononcée sa déchéance, par le fait il subira le châtiment. Mais, Hélène, contrainte, privée de sa patrie, arrachée à sa famille, comment ne serait-il pas naturel de la plaindre plutôt que de lui jeter l'opprobre ? L'un a commis les forfaits, mais elle, elle les a endurés. Il est donc juste de prendre pitié d'elle et de haïr l'autre. 8. Et si c'est le discours qui l'a persuadée en abusant son âme, si c'est cela, il ne sera pas difficile de l'en défendre et de la laver de cette accusation. Voici comment : le discours est un tyran très puissant ; cet élément matériel d'une extrême petitesse et totalement invisible porte à leur plénitude les oeuvres divines : car la parole peut faire cesser la peur, dissiper le chagrin, exciter la joie, accroître la pitié. Comment ? Je vais vous le montrer. 9. C'est à l'opinion des auditeurs qu'il me faut le montrer. Je considère que toute poésie n'est autre qu'un discours marqué par la mesure, telle est ma définition. Par elle, les auditeurs sont envahis du frisson de la crainte, ou pénétrés de cette pitié qui arrache les larmes ou de ce regret qui éveille la douleur, lorsque sont évoqués les heurs et les malheurs que connaissent les autres dans leurs entreprises ; le discours provoque en l'âme une affection qui lui est propre. Mais ce n'est pas tout ! Je dois maintenant passer à d'autres arguments.

10. Les incantations enthousiastes nous procurent du plaisir par l'effet des paroles, et chassent le chagrin. C'est que la force de l'incantation, dans l'âme, se mêle à l'opinion, la charme, la persuade et, par sa magie, change ses dispositions. De la magie et de la sorcellerie sont nés deux arts qui produisent en l'âme les erreurs et en l'opinion les tromperies.

11. Nombreux sont ceux, qui sur nombre de sujets, ont convaincu et convainquent encore nombre de gens par la fiction d'un discours mensonger. Car si tous les hommes avaient en leur mémoire le déroulement de tout ce qui s'est passé, s'ils [connaissaient] ; tous les événements présents, et, à l'avance, les événements futurs, le discours ne serait pas investi d'une telle puissance ; mais lorsque les gens n'ont pas la mémoire du passé, ni la vision du présent, ni la divination de l'avenir, il a toutes les facilités. C'est pourquoi, la plupart du temps, la plupart des gens confient leur âme aux conseils de l'opinion. Mais l'opinion est incertaine et instable, et précipite ceux qui en font usage dans des fortunes incertaines et instables. 12. Dès lors, quelle raison empêche qu'Hélène aussi soit tombée sous le charme d'un hymne, à cet âge où elle quittait la jeunesse ? Ce serait comme si elle avait été enlevée et violentée. Car le discours persuasif a contraint l'âme qu'il a persuadée, tant à croire aux discours qu'à acquiescer aux actes qu'elle a commis. C'est donc l'auteur de la persuasion, en tant qu'il est cause de contrainte, qui est coupable ; mais l'âme qui a subi la persuasion a subi la contrainte du discours, aussi est-ce sans fondement qu'on l'accuse.

13. Que la persuasion, en s'ajoutant au discours, arrive à imprimer jusque dans l'âme tout ce qu'elle désire, il faut en prendre conscience. Considérons en premier lieu les discours des météorologues : en détruisant une opinion et en en suscitant une autre à sa place, ils font apparaître aux yeux de l'opinion des choses incroyables et invisibles. En second lieu, considérons les plaidoyers judiciaires qui produisent leur effet de contrainte grâce aux paroles : c'est un genre dans lequel un seul discours peut tenir sous le charme et persuader une foule nombreuse, même s'il ne dit pas la vérité, pourvu qu'il ait été écrit avec art. En troisième lieu, considérons les discussions philosophiques : c'est un genre de discours dans lequel la vivacité de la pensée se montre capable de produire des retournements dans ce que croit 1'opinion. 14. Il existe une analogie entre la puissance du discours à l'égard de l'ordonnance de l'âme et l'ordonnance des drogues à l'égard de la nature des corps. De même que certaines drogues évacuent certaines humeurs, et d'autres drogues, d'autres humeurs, que les unes font cesser la maladie, les autres la vie, de même il y a des discours qui affligent, d'autres qui enhardissent leurs auditeurs, et d'autres qui, avec l'aide maligne de Persuasion, mettent l'âme dans la dépendance de leur drogue et de leur magie.

15. Dès lors, si elle a été persuadée par le discours, il faut dire qu'elle n'a pas commis l'injustice, mais qu'elle a connu l'infortune. Mais je dois exposer, quatrième argument, ce qu'il en est de la quatrième cause. Si c'est Éros qui est l'auteur de tout cela, il n'est pas difficile d'innocenter Hélène de l'accusation de ce qu'on nomme sa faute. En effet, la nature des objets que nous voyons n'est pas déterminée par notre volonté, mais par ce que chacun se trouve être. Par la vue, l'âme est impressionnée jusque dans ses manières propres. 16. C'est ainsi que, lorsque l'oeil contemple tout ce qui concrétise l'ennemi dans la guerre : les ornements de bronze et de fer sur les armures hostiles, les armes de la défense, les armes de l'attaque, il se met brusquement à trembler et fait trembler l'âme aussi, à tel point que souvent, à la vue d'un danger qui doit arriver, frappé de terreur, on s'enfuit comme s'il était déjà là. C'est que la solide habitude de la loi est expulsée hors de nous par cette crainte née de la vue, dont l'arrivée fait tenir pour rien ce qui était tenu beau au jugement de la loi : le bien qui résulte de la victoire.

17. Certains, dès qu'ils ont vu des choses effrayantes, perdent sur-le-champ la conscience de ce qui se passe : c'est ainsi que la terreur peut éteindre ou faire disparaître la pensée. Nombreux sont ceux qui furent frappés par de vaines souffrances, par de terribles maux, par d'incurables folies. C'est ainsi que l'oeil a gravé dans leur conscience les images de ce qu'ils ont vu. Je passe sur de nombreux spectacles terrifiants : ce sur quoi je passe ne diffère pas de ce dont j'ai parlé.

18. De même, les peintres procurent un spectacle charmeur pour la vue lorsqu'ils ont terminé de représenter un corps et une figure, parfaitement rendus à partir de nombreuses couleurs et de nombreux corps. La réalisation de statues, d'hommes ou de dieux, procure aux yeux un bien doux spectacle. C'est ainsi qu'il y a des choses attristantes à regarder, d'autres exaltantes. Il y a beaucoup de choses qui suscitent, chez beaucoup, amour et ardeur de beaucoup de choses et de corps.

19. Si donc l'oeil d'Hélène, à la vue du corps d'Alexandre, a ressenti du plaisir et a excité, en son âme, désir et élan d'amour, quoi d'étonnant ? Si Éros est un dieu, il a des dieux la puissance divine : comment un plus faible pourrait-il le repousser et s'en protéger ? Mais si la cause est un mal d'origine humaine, une ignorance de l'âme, il ne faut pas blâmer le mal comme une faute, il faut le tenir pour un malheur. Car, ce qui l'a fait survenir comme tel, ce sont les pièges de la fortune, et non les décisions du bon sens, ce sont les nécessités de l'amour, non les dispositions de l'art. 20. Dans ces conditions, comment pourrait-on estimer juste le blâme qui frappe Hélène ? Qu'elle soit une victime de l'amour, ou du discours persuasif, qu'elle ait été enlevée de force ou nécessitée à faire ce qu'elle a fait par la Nécessité divine, quoi qu'il en soit, elle échappe à l'accusation.

21. J'espère avoir réduit à néant, dans ce discours, la mauvaise réputation d'une femme, et m'être tenu à la règle que j'avais fixée au commencement de mon discours. J'ai tenté d'annuler l'injustice de cette mauvaise réputation et l'ignorance de l'opinion. Et si j'ai voulu rédiger ce discours, c'est afin qu'il soit, pour Hélène, comme un éloge, et pour moi, comme un jeu. (Éloge d'Hélène. Texte conservé.) [6]

Gorgias et la rhétorique [7]

par Jean-Paul Dumont

Vivre cent huit ans. Exemple de longévité, la vie de Gorgias est aussi un exemple d'activité et de travail. Cet élève d'Empédocle et ce contemporain de Socrate n'a cessé par son oeuvre tant littéraire que politique et philosophique de se construire une réputation et une fortune, d'être, à tous les points de vue, un exemple pour son temps et l'exemple de son temps : Gorgias est le seul sophos à avoir eu sa statue à Delphes, et en or massif. Il faut y réfléchir.

La philosophie de Gorgias, c'est d'abord la rhétorique. Une science du discours qu'il tient d'Empédocle, son inventeur, et qui définit un genre littéraire dont l'histoire sera longue et féconde. Toutefois, il faut remarquer tout de suite que cette rhétorique est rigoureusement articulée à une philosophie, qu'elle est philosophique, bref, qu'elle ne saurait se réduire à une simple technique du discours, indifférente à toute finalité. Car, en fait, cette rhétorique tient son sens – qu'il faut bien dire moral – d'une théorie du « moment opportun », à travers laquelle se montre son ancrage dans la sophistique ancienne. Ce qui norme la rhétorique, c'est l'à-propos.

En réalité, la rhétorique est la technique qui permet de faire triompher l'une ou l'autre cause selon les cas. Par là, la rhétorique est à coup sûr finalisée, sans être pourtant, au sens strict, moralisée ; car ce qui détermine le choix, c'est une estimation de l'à-propos, et non pas du bien et du mal, du juste et de l'injuste ou du vrai et du faux. L'absence de détermination morale n'entraîne donc pas, bien au contraire, l'absence totale de détermination et l'abandon à un « technicisme » aveugle. L'absence de valeurs stables et universelles implique un substitut : la plus haute valeur, rappelle Gorgias dans l'Oraison funèbre n'est pas le droit ou la loi, dans leur rigidité, mais le sens de l'à-propos avec toute sa souplesse. Ce n'est pas rien. C'est par là que la rhétorique trouve sa justification jusque dans une ontologie qui refuse l'être, au profit de ses occurrences dans le temps : une ontologie de l'occasion qui est bien la philosophie de la rhétorique.

La philosophie de Gorgias s'exprime donc aussi par son ontologie. On peut distinguer trois moments dans le Traité du non-être. Ces trois moments constituent une progression ou mieux, une régression : le raisonnement envoie des conclusions à la fois vers le champ d'une doctrine de l'être et vers le champ du discours. Résumons l'argumentation : (1) Ni l'être, ni le non-être n'existent ; bref, il n'y a rien. Entendons que le domaine des choses ne peut être référé ni à l'être, ni au non-être, ce qui signifie en fait non pas que l'être serait on ne sait quoi, mais la vanité radicale de toute ontologie, qu'elle soit positive ou négative : Gorgias ne propose pas une nouvelle ontologie, mais le refus de toute problématique ontologique, de tout discours sur l'être. (2) Argument a fortiori qui livre le sens de la première thèse : même si l'être existait, il ne pourrait pas être pensé. C'est donc ici que la première thèse trouve toute sa force dans une sorte de « peu importe ! » ontologique. D'autre part, c'est l'affirmation de la séparation de l'être et de la pensée : étonnante découverte du caractère fictif de la pensée qui ouvre la voie à tous les mirages du possible. (3) Enfin, nouvel argument a fortiori qui confirme encore la première thèse en établissant, du même coup, et face aux deux précédentes, l'autonomie du discours : même si l'être pouvait être pensé, le langage ne pourrait l'exprimer. Ce raisonnement établit donc deux conclusions qui se répondent en se fondant mutuellement : la vanité de toute ontologie résulte, finalement, des caractéristiques du langage et, corrélativement, l'autonomie du langage trouve ses raisons dans l'impossibilité d'une ontologie.

Par suite, il faut voir, dans le Traité du non-être, bien plus une recherche sur la nature du langage que sur la nature de l'être. Du moins, les conséquences fondamentales et décisives qui en résultent portent moins vers l'être que vers le langage puisque, par là, ce qui est fondé, c'est une science du discours qui sera libérée d'une science des choses : la rhétorique.

* * *

Il convient ici de dresser une liste des principaux procédés de la rhétorique chez Gorgias. (Qu'on nous pardonne l'usage récurrent que nous faisons subir à nos sources [Quintilien et même Fontanier] : les textes de Gorgias proprement dits sont trop disloqués pour permettre une véritable liste ou une systématique. La signification authentique des termes reste, pour nous, très hypothétique. Il faut le savoir. Cette liste est donc plutôt indicative et heuristique qu'historique.)

Parmi ces procédés, on distinguera les tropes et les figures.

Les tropes désignent, selon Quintilien, les procédés de rhétorique qui produisent leur effet par l'altération du sens d'un mot ou d'une phrase ; le jeu porte sur le sens « littéral » et y demeure.

Par figure, on désigne le procédé qui utilise un mot ou une idée en lui donnant une formulation ou un sens qui s'écarte de l'usage habituel, tout en s'y rattachant. Le jeu dirige vers les sens « figurés ».

Mentionnons [8*] :

Allégorie* [une]
(trope), parler d'une chose en voulant en signifier une autre.

Anadiplose [une]
(figure), reprise au début d'une période du dernier mot de la période précédente.
[(Wikipédia) Ex. : L'absence, c'est Dieu. Dieu, c'est la solitude des hommes. [Sartre]. À l'inverse, l'épanadiplose consiste à reprendre, à la fin d'une proposition, le même mot que celui situé au début de la proposition précédente. Ex. : L'enfance sait ce qu'elle veut, elle veut sortir de l'enfance. [Jean Cocteau]]

Antithèse* [une]
(figure), comparer des personnes ou des choses qui s'opposent.

Apostrophe* [une]
(figure), passage de la troisième personne à la seconde.

Brachylogie [une]
(figure), séparer chaque mot du discours par des silences ponctués. (Mais ce terme désigne encore le Style concis.)
[(Larousse Lexis) :(gr. brakhus, court, et logos, science, discours) 1. Rhét. Emploi d'une expression elliptique. (Ex. : Les mains cessent de prendre, les bras d'agir, les jambes de marcher [La Fontaine]. 2. Ling. Emploi d'une expression plus courte qu'une autre, de même sens. (Ex. : Je pense venir, au lieu de je pense que je viendrai.]

La Catachrèse*
(trope), utilisation d'un mot en un sens inexact là où aucun autre mot ne serait approprié.

L'Épanalepsis
(figure), répéter, à la fin du discours ou de la période, la phrase initiale.
[[(Larousse Franklin © 2002) : une épanalepse : (gr. epanalêpsis, répétition) Répétition après un intervalle de un ou plusieurs mots. (Ex. : Ô flots que vous savez de lugubres histoires ! Flots profonds redoutés de mères à genoux [Hugo]) ; (Larousse Lexis © 1979) Reprise d'un nom par un pronom dans la même proposition (ex. : Pierre, je l'ai rencontré hier.)]

Homoiotéleute [une]
(figure), terminer plusieurs périodes par les mêmes mots ou les mêmes sons.
[(Le Style) : homéotéleute, homoiotéleute : Utilisation à intervalles rapprochés de mots présentant des finales identiques, [...] spectacle dantesque, gigantesque, burlesque, grand-guignolesque. [San Antonio]]

Hypallage* [une]
(figure), bouleversement inattendu de l'ordre des mots dans la phrase; (trope), substitution d'un nom à un autre.

Hyperbate [une] [ou Inversion*]
(trope), déplacement d'un mot par rapport à sa place selon l'ordre usuel de la phrase. [Wikipédia]

Isocolia [une]
(figure), séparation du discours en périodes ou en phrases d'un nombre égal de syllabes.
[(Études Littéraires.com) Une isocolie désigne l'égalité des membres d'une phrase. Ce terme s'emploie surtout dans l'analyse de la période.]

La Macrologie
(figure), ajouter un ou plusieurs mots sans rien ajouter au sens.
[Consiste à utiliser plus de mots que nécessaire dans le but de paraître éloquent ; faire long.]

La Métaphore*
(trope), désigner une chose par le mot qui en désigne une autre.

La Parisose
(figure), sorte d'isocolia avec correspondance terme à terme.
[(Loic Dumas : Une petite page de rhétorique) : Boire ou conduire, il faut choisir. / J'aime, et je veux pâlir ; j'aime, et je veux souffrir. [Alfred de Musset] / Loin des yeux, loin du coeur. / On a toute la vie pour s'amuser, et toute la mort pour se reposer.]

* * *

Trois oeuvres nous restent où cet art est mis en pratique : l'Oraison funèbre, l'Éloge d'Hélène, la Défense de Palamède. Ces textes ne sont pas intéressants seulement par leur style : ils montrent aussi, dans toute sa finesse et dans toute sa force, l'essentiel de la pensée philosophique de Gorgias, sophiste.

L'Oraison funèbre dévoile, chez les héros athéniens tombés à la guerre, une image concrète de l'excellence : une excellence qui est le produit de l'éducation sophistique, un art de l'à-propos, une conciliation vivante et heureuse de toutes les différences d'un monde instable dans l'unité d'une culture. Plus que jamais, le genre de l'oraison funèbre trouve ici sa justification : quelque chose d'éternel est exalté à travers ces paroles, l'idéal sophistique d'une formation de l'homme, saisi à travers des hommes réussis.

L'Éloge d'Hélène et la Défense de Palamède sont avant tout intéressants par la théorie du discours qu'ils impliquent. L'un comme l'autre de ces plaidoyers reste enfermé dans les limites du discours, le raisonnement est toujours abstrait et exclusivement formel, bref, la matérialité des faits est explicitement congédiée au profit d'une batterie d'a priori purement discursifs : la liste des hypothèses étant saturée, on voit, par simple déduction que, dans le cas d'Hélène, toutes concluent à l'irresponsabilité et, dans le cas de Palamède, à l'innocence. On ne manquera pas d'être sensible à la fois à ces sortes de parenthèses sur la force du discours, les conditions de la perception et le statut de la contradiction où le défenseur instruit ses juges et les introduit à la sophistique, et à la structure logique récurrente dans le maniement de l'argumentation a fortiori, qui donne à ces deux fictions oratoires non seulement l'allure, mais la construction du Traité du non-être. Argumentation typiquement sophistique, mais qui découvre une profondeur inattendue qui est sans doute la vérité de la rhétorique et qui, bien plus qu'un immoralisme, cache un sens violemment humain de la justice : à savoir qu'il n'y a pas de causes perdues, que tout geste est défendable. C'est là une leçon de morale.

[1] Gorgias de Léontium, Sur le non-être ou sur la nature, fragments transmis par Sextus Empiricus.
Extrait de Jean Voilquin, Penseurs grecs avant Socrate, GF-Flammarion #31 © 1964, pp. 218-222.
(Voir la référence p. 216)

[2] Dans le fragment du traité de Gorgias conservé par Sextus Empiricus, on voit nettement la parenté de la première thèse (Rien n'est) suivie de ses trois hypothèses (si quelque chose existe, c'est l'être ou le non-être, ou à la fois l'être et le non-être) avec les développements du poème de Parménide et les discussions du Parménide de Platon. « Si nous avions assez de fragments de Zénon, dit A. Diès, ouvrage cité, p. 19, nous pourrions instituer une comparaison entre Zénon, Gorgias et Platon et peut-être trouverions-nous dans certains parallélismes une imitation directe de Platon par Gorgias. »
(Voir aussi le traité attribué à Aristote : De Melisso, Xenophane, Gorgia).

[3] Tous ces raisonnements sont en partie de purs sophismes ; cependant ils touchent aussi, surtout en ce qui concerne la troisième proposition (l'être fût-il connaissable, il ne pourrait être communiqué par les mots), à des difficultés réelles, et l'ensemble pouvait fort bien passer à cette époque pour une démonstration établissant sur une base solide le doute relatif à la possibilité de la science.
(E. Zeller, Philosophie des Grecs, t. II, p. 502.)

[4] Gorgias de Léontium, Éloge d'Hélène. Extrait de Jean-Paul Dumont, Les écoles présocratiques, Folio Essais #152 - Gallimard © 1991, pp. 710-714.

[5] tenir secret

[6] [En faisant d'Hélène une femme soumise à la destinée, Gorgias arrive facilement à la disculper puisque l'on ne peut jamais inculper autre chose qu'une liberté agissante.]

[7] Gorgias et la rhétorique est une NOTICE extraite de Jean-Paul Dumont, Les écoles présocratiques, Folio Essais #152 - Gallimard © 1991, pp. 936-939.

[8] * Pour la définition, voir le texte-référence Rhétorique, définitions.

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