Textes références

Jean-François Chicoine

2001-06-00

 

 

Et le bébé chinois ? [*]

SOMMAIRE

Et le bébé chinois

La loi du nombre

La loi sur le mariage

La loi des bouchées doubles

Loi sur les handicaps

La loi du marché

Loi ancestrale

Hors la loi

La Convention de La Haye

La Convention relative aux Droits de l'enfant

La loi du milieu

Le temps comme loi

RÉFÉRENCES

Et le bébé chinois

Si tu veux vivre avec cette... fatalité, il n'y a qu'une ressource : c'est de la transmettre.

André Malraux, La condition humaine, 1933

Et le bébé chinois ? La question est si complexe pour l'intelligence humaine qu'on aimerait pouvoir y répondre par l'absurde : il se coiffe toujours de la même façon ! Mais encore ? Comment se fait-il qu'il soit encore si souvent avorté, le bébé chinois ? Tué ? Ou abandonné ? Ou encore adopté dans un pays étranger ?

Crime ou nécessité ? Droits de l'enfant ou politiques imposées par la collectivité ? La tradition chinoise préférant les bonnes questions aux mauvaises réponses, la planète entière se trouve dès lors mal placée pour répondre. Mais le pédiatre est à sa place quand il pose des questions.

Se préoccuper des affaires humaines, c'est son affaire professionnelle en tant que défenseur des droits des enfants et de leur famille. Dans un sens plus largement civique, c'est également sa responsabilité en tant qu'intellectuel capable d'éclairer des vérités concernant les droits humains, moins par ingérence que par ouverture d'esprit ou propension à l'action [1, 2].

Depuis 1989, près de 3 000 enfants adoptés en Chine ont été examinés à la Clinique de santé internationale au CHU mère-enfant de l'Hôpital Sainte-Justine. Plus de 99 % de ces enfants chinois étaient chinoises. La pratique clinique, l'enseignement et la recherche scientifique en milieu universitaire commandent ainsi des réflexions qui dépassent le cadre traditionnel de pratique. C'est ce que cet article propose justement : une réflexion qui convient à la pédiatrie qui est et science et humanisme.

La loi du nombre

La démographie chinoise est plus hydre que dragon. Il suffit de traverser la Chine, même vite, pour se rendre compte de la multitude. Au XIIIe siècle, ils sont déjà 100 millions. Quand Mao Zedong est élu président de la République en octobre 1949, il hérite d'un bon 550 millions de sujets, déjà une large part de l'humanité souffrante. Et comme si c'était insuffisant, dans les quatre décennies qui vont suivre, le nombre de bouches à nourrir va doubler, malgré la plus grande famine du siècle qui emporte en Chine, en 1959–1960, autour de quarante millions de têtes. De fait, on dénombre actuellement en Chine 1,3 milliard de Chinois, sans compter ceux qui n'ont jamais été déclarés aux autorités, soit près du quart de la population mondiale en l'an 2000, avec un effectif impressionnant de vieillards, mais en chiffre absolu, des quantités encore plus incroyables de bébés, dont une proportion troublante de garçons. Une génération de fils uniques [3, 5] !

Vers la fin de 1995, on aurait recensé en Chine 118,5 hommes pour 100 femmes. En d'autres mots, un Chinois sur six ne trouvera pas de fiancée dans les années à venir. Cette curieuse observation génétique n'a pourtant rien d'étonnant : la surabondance de futurs célibataires mâles privés de frères, de soeurs, d'oncles, de tantes, de cousins et, qui plus est, de cousines, constitue en quelque sorte l'effet yang de la politique de l'enfant unique sur le démantèlement de la cellule familiale chinoise. L'effet yin, si on peut dire, donne pour sa part du fil à retordre aux valeurs fondamentales de la culture humaine [5, 6].

Comment supporter le destin des petites Chinoises avortées prématurément sous appareillage échographique, tuées par leurs parents, nées sans acte de naissance ou encore abandonnées et, en bout de course, pour une très faible minorité d'entre elles, adoptées à l'étranger ? En relativisant, sous prétexte de culture ? En calculant, sous prétexte de démographie ? Le sort du yin dans l'empire du Milieu serait-il effectivement le tribut payé par le peuple pour lutter contre un étranglement des populations ? « En attendant que le nombre devienne une chance, écrivait Peyrefitte, il commence par être une malédiction ». Mais encore une fois, à l'instar de l'analphabétisme et de la pauvreté, la malchance est féminine [3, 7].

Garçon ou fille, le bébé chinois en a vu d'autres : des famines, des dysenteries et des révolutions lui chipant ses parents et sa famille. Néanmoins, et pour cause, c'est le destin du bébé fille qui marque encore les idées, les éditoriaux et la conscience du monde entier. La naissance d'un enfant mâle étant une bénédiction, comment pardonner que la venue d'un nouveau-né de sexe féminin soit encore perçue comme une calamité ?

Et plus que jamais depuis vingt ans, conséquence d'une ouverture sur le marché technologique et de la production nationale de plus de 10 000 appareils d'échographie par année, les avortements sélectifs de bébés filles ont repris du poil de la bête. Doit-on s'indigner, au risque de voir la Chine se refermer comme une huître ? Doit-on se taire et donner raison à la Chine sur toute la ligne [5] ?

La loi sur le mariage

Voyons l'histoire : pendant les premières années du régime communiste, les autorités en place luttent vigoureusement pour réduire la mortalité, favorisant ainsi la croissance fulgurante d'une population déjà innombrable. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, pas question à l'époque de limiter les naissances ; c'est même tout le contraire. Mao lui-même aurait déclaré à plusieurs reprises que la multitude et les bras étaient les plus grands atouts des Chinois : grande reproduction, grande armée, grande puissance ! La loi du 1er mai 1953, dite « loi sur le mariage », explique d'ailleurs clairement la position de son gouvernement contre l'infanticide traditionnel. De fait, jusqu'à cette date, la noyade des nouveau-nés — tout particulièrement celle des bébés filles — n'était pas rare en Chine, « à moins qu'ils ne fussent abandonnés au bord de la route, jetés au cochon ou vendus ». [3]

Les voyageurs anglais du XVIIIe siècle ne cachaient d'ailleurs pas leur perplexité devant les tueries de nouveau-nés : « L'habitude semble avoir appris que l'existence à son aurore peut être sacrifiée sans scrupule. » L'infanticide n'étant pas interdit, on laissait faire, simplement. La loi de 1953 précise donc pour une première fois en Chine que les parents ont le devoir d'élever leurs enfants, qu'ils ne doivent ni les maltraiter, ni les abandonner et qu'il est strictement interdit de les noyer. [3, 8]

Mao, on le sait, a toujours entretenu des rapports conflictuels avec la culture. Sa révolution des années 1960 a eu des conséquences désastreuses sur la liberté et les vies humaines. Mais attention, certaines de ses intentions initiales étaient sensées, voire chevaleresques. Mao demeure longtemps persuadé qu'une jeunesse nombreuse est, pour une nation, un atout incomparable. Extirper la Chine des pratiques barbares et convaincre la société que la procréation est une bonne chose constituent très clairement, avant 1953, la voie privilégiée par son gouvernement. C'est alors qu'un premier recensement officiel confronte de plein fouet sa dynastie rouge à une évidence dorénavant incontournable : baby-boom démesuré et économie font un ménage difficile. À l'époque, il s'en trouve même pour expliquer les retards industriels de la Chine par la surabondance de main-d'oeuvre humaine à bon marché. À quoi bon, pense-t-on, imaginer et vendre des machines quand on n'a pas à lésiner sur le labeur des hommes — et des enfants ! [3, 5]

Dès 1954, lui et ses dirigeants chinois vont donc effectuer un véritable changement de cap en instaurant une première campagne en faveur de la limitation des naissances. Dorénavant, progrès économique et transition démographique passeront par la maîtrise du bébé chinois. [3]

Au départ, le « contrôle » du bébé se fait plutôt timide. Zhou Enlai, premier ministre de Mao, parle plutôt jusqu'en 1957 de « régulation convenable de la reproduction ». De 1957 à la fin des années 1960, entre le Grand Bond et les années difficiles de la Révolution culturelle, l'application des directives en matière de limitation des naissances se fait concrètement plus soutenue, quoique encore peu coercitive. Sont encouragés à l'époque, par des méga-campagnes de promotion, le mariage tardif à 23 ans plutôt qu'à 18 ans, la stérilisation des femmes, la vasectomie et l'avortement. On en appelle à un effort commun pour contrer « la procréation anarchique de l'humanité ». Mais la résistance est grande en ville, et l'inertie est totale dans les brigades rurales confrontées à la réticence, à l'orgueil des grandes familles. Les femmes des campagnes donnent naissance à « toute une ribambelle d'enfants », dira Mao. L'un des fameux slogans d'alors, « Deux enfants c'est bien assez, un enfant c'est beaucoup mieux », tourne encore aujourd'hui à la manière d'une comptine enfantine, comme à l'époque du Petit Livre rouge — aujourd'hui empoussiéré et auquel on n'est plus obligé de se soumettre. [3, 5, 8]

Pendant toutes ces années, la Chine perd par contre un temps précieux à freiner la croissance de sa population. Non seulement la mortalité amorce une chute rapide, nous rappellent les démographes, mais la natalité tant décriée reste très élevée. Ce sont ces enfants des années soixante qui procréent aujourd'hui et recherchent encore la descendance mâle qui, de tout temps, a culturellement assuré la pérennité de l'empire du Milieu. On ne change pas aisément une mentalité. [5]

La loi des bouchées doubles

Dans les années soixante-dix, les autorités vont finalement mettre les bouchées doubles. De 33 à 37 pour 1 000 en 1970 (selon la source !), le taux de natalité serait tombé à 21,4 pour 1 000 dès 1979. Il en va de même pour le taux de fécondité qui, à la différence de la natalité, fait référence non à la population totale, mais aux seules femmes en âge d'avoir des enfants : on constate alors que chaque Chinoise donne naissance en moyenne à deux fois moins d'enfants à la fin qu'au début de la décennie. La politique de l'unicité, la propagande anticonceptionnelle virulente, les interruptions de grossesse tardives, pratiquées dans des conditions d'hygiène douteuses, les amendes et la réprobation sociale des contrevenants, on peut dire que le planning familial s'est alors terriblement endurci. Les coûts humains sont extrêmes. Ils sont l'image d'Épinal de l'infanticide d'État. [5, 7]

Au début des années 1980, les autorités n'hésitent pas à faire appliquer les lois par des matrones capables d'avorter des femmes enceintes de six ou sept mois. « Une femme pouvait dissimuler sa grossesse pendant quatre ou cinq mois, puis, une fois découverte, résister encore un mois ou deux à la pression de jour en jour plus intolérable des agents de la planification familiale et des voisins eux-mêmes, mobilisés pour la circonstance », rapporte Lucien Bianco. Un tiers des avortements recensés en 1982 dans la province du Guangdong, nous apprend-il également, ont été pratiqués pendant ou après le sixième mois. [5]

À demander l'impossible aux couples, on les incite à désobéir. Des paysans, même appelés à se serrer la ceinture, préfèrent payer l'amende et garder l'enfant. En échange de pots-de-vin, des cadres locaux sont appelés à fermer les yeux sur des naissances illégales, surtout en milieu rural. Des médecins peuvent, contre quelques centaines de yuans, accepter d'établir un faux certificat de stérilisation. Tout le monde s'y retrouve, si bien que la coercition s'affaiblit à partir de 1984, les autorités se résignant à consentir des dérogations aux couples ruraux en mal d'enfants, et surtout de fils, entendons-nous bien. [5, 6, 9]

Si l'aînée est une fille, les paysans peuvent dorénavant tenter leur chance une seconde fois. La question de l'infanticide est reléguée au sort de la cadette, à moins que la mère ait la force ou la faiblesse — selon notre façon de voir — de l'abandonner en vie. Pour cette raison, la plupart des fillettes qu'on trouve aujourd'hui à adopter dans les orphelinats chinois seraient des deuxièmes de famille ; ces petites Chinoises d'une diaspora nouveau genre se partagent ainsi la Chine comme une soeur aînée.

Loi sur les handicaps

En 1994, la loi sur « la protection de la femme et de l'enfant » va révéler au monde une part insoutenable du sort du bébé en trop. La loi interdit la naissance d'enfants porteurs d'une malformation physique ou mentale. Et hop l'échographie à la recherche du handicap... et de la petite fille, tant qu'à y être ! Le journaliste Philippe Massonnet nous apprend que « le gouvernement chinois n'a pas apprécié que les médias et les médecins étrangers assimilent cette loi à la politique pratiquée par les nazis dans l'Allemagne du troisième Reich ». Tandis que Mao comptait sur la quantité pour sortir la Chine du sous-développement, ses successeurs, souligne-t-il, auront opté pour la qualité. On imagine la suite : stérilisation forcée des couples dont l'un des membres est handicapé ou alcoolique, avortement prématuré des enfants handicapés, d'autant plus facilité face à un handicap apparemment « féminin ». La loi, qui tendrait néanmoins à s'assouplir selon l'expérience récente, aura eu pour mérite de révéler qu'en Chine, comme partout ailleurs dans le tiers-monde, le sort de l'enfant difforme, mutilé ou simplement différent est particulièrement précaire. [6, 7]

La loi du marché

En bon politique, on a longtemps parlé de la différence chinoise, le paradigme économique des années 1990 commandant qu'on applaudisse la prospérité fulgurante de la Chine. Il ne s'agit pas de nier les indicateurs du marché, mais simplement de leur donner un relief qui convient mieux à l'éthique du vivant que la statistique financière. [10, 12]

En devenant un acteur accompli du commerce international, la Chine a incidemment provoqué, à même ses frontières, des déséquilibres économiques majeurs, notamment de fortes disparités régionales et de grandes inégalités socioculturelles. Plus que jamais, il y a la Chine et la Chine, une opposition entre le Nord et le Sud et un véritable clivage entre l'Est et l'Ouest. Les images qui nous sont retransmises par les médias écrits ou électroniques sont souvent celles de la côte est, opérationnelle et industrieuse, plus rarement celles du nord-ouest, où le chômage se fait si grand qu'il provoque l'exode de millions de travailleurs migrants. On sait par ailleurs qu'un groupe social défavorisé ou appauvri est moins apte à faire valoir ses droits et à se voir confronté à des idées nouvelles, notamment celles qui concernent la famille, bébé compris. [5, 7]

On peut dorénavant parler du Chinois des villes, qui communique par le cellulaire, gave, gâte et chérit son fils unique, traque les copies pirates des disques de Céline Dion, et de l'autre Chinois, qui s'adonne encore au cycle de la terre et du temps dans une pauvreté relativement inchangée par la modernité. À titre d'exemple en matière de poids et de taille au sein d'une population d'enfants de 24 à 72 mois, des données chinoises de 1990 rapportent respectivement 12 % et 28 % plus de retards de croissance sévères et modérés chez les enfants des régions rurales que chez ceux du même âge habitant la ville. À différentes échelles, les disparités s'inscrivent aussi dans le même sens que la malnutrition face à l'éducation et à l'accès aux soins de santé, sans oublier la manière de voir les traditions et les croyances. [13, 14]

Tandis que l'homme de Pékin apprivoise quelques tâches ménagères, le paysan du Jiangxi trime encore dur pour son pot de riz en enfer ! Malgré ses échanges internationaux, son programme spatial, son grand barrage, une partie importante de la Chine affamée, illettrée et arriérée a encore un retard considérable. [6, 12]

Loi ancestrale

Au moment de mourir, nombreux sont encore les Chinois imperturbables qui tendent à mesurer leur vie matérielle, familiale et spirituelle par la pérennité de leur fils, seul et unique responsable de la continuité de la lignée. Ici, les enfants portent le nom du père : plus les enfants masculins sont nombreux, mieux est assurée la postérité. Le chef du clan est traditionnellement le fils aîné de la génération la plus élevée. Sans fils en Chine, on a donc peu à faire d'une fille. À 18 ans, c'est qu'on la perd, sa fille. Elle s'en va définitivement vivre et servir la belle-famille, laissant à son ou ses frères, s'il y a lieu, le soin des parents vieux et retraités. En se voyant universellement imposer un enfant unique, des millions de Chinois ont donc décidé que bébé serait un garçon. Non seulement veillerait-il sur les vieux jours de ses parents et assurerait-il leur culte après leur mort, selon la tradition confucianiste, mais il enrichirait le foyer d'une servante... [15, 16]

« Quand une fille voit le jour, écrivait Peyrefitte, qui aimait pourtant la Chine comme sa mère, les voisins ont la délicatesse de ne pas présenter de condoléances ; ils préfèrent ne rien dire ». Cette différence de traitement n'est sans doute pas propre au seul peuple chinois, mais la conséquence a toujours été plus rigoureuse chez lui que nulle part ailleurs. [9]

Hors la loi

Si Shanghai et Pékin tournent le dos à ces idées ancestrales, mais encore actuelles, les nouvelles disparités économiques dans lesquelles elles s'inscrivent n'ont certes pas enrayé de pareilles injustices : de riches hommes d'affaires des villes s'achètent maintenant des filles à la campagne, les obligeant à renier leur passé, question de ne pas s'encombrer de la belle-famille ! Certaines de ces jeunes filles sans famille et sans papiers ont été retrouvées en sol canadien. Même épargnées à la naissance, le destin de milliers de Chinoises n'a donc jamais été aussi peu garanti. [6]

En Chine, écrivait aussi Massonnet : « tout s'achète et tout se vend, même les femmes et les enfants ». [6] La seule liberté dont puisse jouir le Chinois, c'est la liberté de consommer. « Si tu as de l'argent, tu as de la démocratie ». [6, 12]

La Convention de La Haye

Pour certaines personnes, l'écrivaine Han Suyin parmi les plus célèbres, la politique de l'enfant unique doit être maintenue. En se débarrassant de la contrainte, disent-elles, il n'y aurait certes plus d'obligation d'avortements, de stérilisations forcées, certainement moins d'infanticides de bébés filles et d'abandons de fillettes, mais en lieu et place, une explosion démographique qui conduirait à une famine comme le monde n'en a jamais connue, à moins d'une révolte, à un éclatement des frontières ou à une multiplication des boat people, véritables péril jaune contre lesquels les États-Unis sont déjà en train de s'armer. [15]

Pour ces tenants de la politique de l'enfant unique, la persistance du non-respect des droits des bébés filles en Chine est plutôt attribuable à la conjonction de la pauvreté et du manque de valeur sociale. La loi du plus fort et la mondialisation des marchés auquel participe le pays ne seraient pas la cause, mais la conséquence d'un projet inégalitaire mondial où l'argent seul a sa place, en Chine peut-être plus qu'ailleurs sur la planète. On reconnaît ici à la Chine, historiquement flouée par le Japon autant que par l'Angleterre, une pleine souveraineté et une autonomie suprême pour redresser ses torts et corriger ses tirs manqués. [11, 12, 16, 18]

Mais en prônant ici le maintien de la politique, on opte vigoureusement moins pour une lutte contre les infanticides et les ligatures de trompes policières. Une accentuation des efforts locaux et internationaux pour l'amélioration de la qualité de vie en orphelinat et de ses corollaires, adoptions locales et internationales, est-ce vraiment suffisant ? À qui cela profiterait-il, sinon à une infime minorité de jeunes filles ?

Reconnaissons que l'adoption d'un enfant venu de Chine fait le bonheur de milliers de familles en Occident. Plus de 140 000 enfants adoptés ont émigré aux États-Unis depuis 1986 ; les Américains adoptent environ 16 000 enfants par année dans le monde, principalement en Russie puis en Chine, maintenant plus encore qu'en Corée. Pour leur part, les Canadiens et les Britanniques adoptent surtout en Chine. Les Canadiens adoptent autour de 2 200 enfants par année en pays étranger, dont près de 1 000 par année au Québec, et ce dans plus de 44 pays, mais surtout, comme dans l'ensemble du Canada, en direct de Chine plus que de partout ailleurs. Le nombre d'autorisations de filiation délivrées aux parents adoptants par le Secrétariat à l'adoption internationale du Québec était, pour la Chine, de 2 162 enfants entre 1992 et 1998 au Québec seulement, de 226 enfants en 1992-1993 et jusqu'à 499 enfants en 1995-1996, puis 404 en 1997-1998, quasiment toutes des filles, quelques garçons dits « handicapés » et, jusque-là, de rares garçons sans pathologies annoncées. Puisqu'elles sont adoptées relativement jeunes, souvent avant l'âge d'un an, qu'elles ne sont généralement pas issues de la prostitution, de l'alcool, de la violence familiale, mais simplement du surnombre, ces petites Chinoises se révèlent, pour une grande proportion du groupe, dans un état de santé extrêmement satisfaisant. La revue de l'expérience internationale, autant que la nôtre au CHU mère-Enfant Ste-Justine, en témoigne d'ailleurs clairement. La faveur et la ferveur des parents adoptants en Chine ne s'en trouvent donc aucunement diminuées. [19, 23]

Selon l'éthique inhérente à la Convention de La Haye sur l'adoption internationale, l'adoption dans un pays étranger ne devrait être envisagée « que si l'enfant ne peut être confié à une famille de son pays d'origine dans l'intérêt supérieur de l'enfant et le respect de ses droits fondamentaux ainsi que pour prévenir l'enlèvement, la vente ou la traite d'enfants ». Cette convention, entérinée par le Canada et la Chine, reconnaît donc que l'adoption internationale n'est que la dernière des meilleures solutions pour garantir le bonheur des enfants abandonnés, quels que soient les succès apparents de l'adoption en Chine par des étrangers. [24]

Si les parents qui projettent adopter ou réalisent un projet d'adoption en Chine méritent le soutien total des professionnels de la santé, ils ne devraient pas pour autant croire que leur beau geste en arrive à changer les fondements de la destinée des bébés filles en Chine. L'adoption sert au bonheur des familles et de leurs enfants. Sans aucunement porter ombrage à sa portée humaine, il serait exagéré d'y voir à tout coup un humanitarisme garant du sort des bébés excédentaires. Préoccupées par ces questions complexes qui dépassent les frontières de leurs cellules familiales, certaines familles se sentiront embarrassées de participer aux rouages de l'adoption en Chine, mais des centaines d'autres, malgré les imperfections du monde, se diront tout à fait à l'aise de devenir parents d'un enfant qui, autrement, n'aurait peut-être pas survécu.

La Convention relative aux Droits de l'enfant

Pour d'autres groupes, non moins activistes, mais opposés, eux, à la politique de l'enfant unique, les violations systématiques des droits de l'enfant en Chine, particulièrement ceux des bébés filles, sont une conséquence directement imputable à la limitation des naissances. Ces violations contreviennent à plusieurs articles de la Convention relative aux droits de l'enfant, notamment à l'article 19 qui fait obligation à l'État de protéger ses enfants contre l'abandon et les mauvais traitements, ainsi qu'à l'article 20 qui reconnaît « aux enfants privés de leur milieu familial, le droit à une protection et à une aide spéciale de l'État ». Il est d'ailleurs décevant que cette Convention ne soit que partiellement mise en application en Chine, comme d'ailleurs dans des dizaines d'autres pays du monde. [25, 27]

Ces groupes ont réagi notamment en 1996 à la diffusion du fameux reportage de la BBC, accompagnée de la publication d'un rapport de l'organisation Human Right Watch sur un orphelinat à Shanghai. Le document de 300 pages faisait état de milliers de morts d'enfants dans les institutions publiques chinoises. Ces associations humanitaires, religieuses ou juridiques reconnaissent le problème de surpopulation en Chine et l'autorité de la Chine dans la gestion de sa démographie, tout comme les défenseurs de la politique de l'enfant unique. Elles reprochent néanmoins, beaucoup plus activement, le traitement intolérable du gouvernement chinois réservé aux filles en surnombre. Elles en appellent au devoir d'ingérence humanitaire des citoyens du monde, les Canadiens y compris, reprochant au discours officiel sur les liens entre commerce international et promotion des droits humains sa trop profonde timidité, voire son inconséquence crasse à causer enjeux économiques sans jamais aborder les engagements solennels entérinés par les États envers la personne humaine. Jean Baudrillard a une jolie façon de résumer cet état de fait : il insiste pour nous révéler que mondialisation et universalité ne vont pas de pair, que la mondialisation sert les techniques, le marché, le tourisme et l'information tandis que l'universalité, de son côté, sert les valeurs, les droits de l'homme, les libertés, la culture, et la démocratie. « La mondialisation semble irréversible, l'universel serait plus en voie de disparition ». [25, 26, 28]

La loi du milieu

Devant le scandale des orphelinats et le sort des filles de Chine, deux sons de cloche polarisés se sont donc fait entendre et s'entrechoquent encore à tout venant : maintenir ou effacer la politique de l'enfant unique. Deux tendances qui naissent néanmoins d'une problématique commune, à savoir celle de répondre à notre question : et le bébé chinois ?

Fidèle à son attitude universelle de conciliation sans provocation, l'Unicef s'engage dans le débat en 1996 en regrettant que l'amélioration du sort des enfants dans les orphelinats chinois s'effectue de manière épouvantablement lente, selon le propre qualificatif de Carol Bellamy, malgré les renseignements antérieurs sur la mort des enfants à Shanghai. La directrice de l'Unicef en profite à l'époque pour réitérer dans les médias que l'approche de l'Unicef « n'est pas de revenir sur le passé, mais de regarder vers l'avenir ». Et d'ajouter : « néanmoins, il y a un vrai problème en Chine. » Même avec les yeux de la médiation, la question du bébé chinois demeure donc sans réponse. [27, 29]

Mais dans son rapport de 2000 sur la situation des enfants dans le monde, l'Unicef, qui prend ailleurs un virage courageux et beaucoup plus vindicatif, parlant même de scandale et de honte devant la dette des pays en développement, n'abordera jamais la question du bébé en Chine. Pas un mot dans ce document, ou presque, sur le sort des bébés filles en Chine, sur le travail des fillettes en Chine, sur l'éducation des femmes en Chine, sur l'appauvrissement des adolescentes chinoises, sur la prostitution des jeunes filles et la montée du sida, sur le sort réservé aux minorités ethniques et aux femmes des régions autonomes (appréciation de l'auteur). La question du bébé chinois fait peur : si le bébé est petit, la question est complexe. On peut trouver raisonnable ou non l'attitude du Fonds des Nations Unies pour l'enfance, mais l'Unicef a pourtant le mérite de laisser la question ouverte et la route mieux carrossable. [7]

Le temps comme loi

Permettons-nous ici une parenthèse comme les Chinois aiment bien le faire quand ils vous racontent une histoire en n'en faisant que le contour.

On connaît cette affaire de pieds bandés. De fait, pendant plus de mille ans, la Chine s'est obstinée à rétrécir les pieds des petites filles riches. Grâce à cette torture spécifiquement chinoise les dispensant des travaux plébéiens, ces enfants de bonne famille se trouvaient ainsi irrémédiablement paralysées à domicile. Cette très cruelle mode de filles pas faciles à sortir, aux pieds rabougris, mutilés puis érotisés, surnommés « lotus d'or », aurait pris naissance à la cour impériale. Simple fantaisie de harem pour les uns, l'étranglement du pied deviendrait néanmoins une véritable déformation anatomique pour d'autres. Au-delà du bon sens biologique, la contrainte devenait obligatoire pour les petites filles. [30, 33]

Dès leurs sept ans, on s'appliquait à masser vigoureusement leurs pieds. On repliait ensuite tous leurs orteils, sauf le gros, en les pressant artificiellement contre la plante pour qu'ils adhèrent chaque jour plus que le précédent, tout en prenant soin de bien empaqueter le tout dans des bandages étouffants. Les pieds étaient ensuite coincés dans des chaussures spéciales, de plus en plus étroites à mesure que les pieds se miniaturisaient. Après deux ou trois ans de sévices, les pieds avaient enfin la forme souhaitée, quelque chose comme celle d'un cône dont l'exquise beauté faisait la joie des esthètes. Les pieds handicapés recouverts de pantoufles brodées et parfumées étaient sans pareil pour exciter la curiosité sexuelle. [30, 33]

À mesure qu'on avançait dans le XXe siècle, les questions sur la coutume se bousculaient et les réponses justifiant la curieuse pratique se raréfiaient. Pourquoi les pieds bandés ? Pourquoi torturer les petites filles ? Tant et si bien que des politiques qui datent de 1920 environ auront heureusement eu raison de cette perversité. De fait, dans les années soixante, Zhou Enlai faisait déjà référence à la pratique comme d'une bien vieille coutume du passé. [3]

L'histoire est très chinoise, bien entendu, mais elle illustre l'intérêt de poser sans répit une question qui demeure si longtemps sans réponse que le problème paraît ne plus exister ou ne plus intéresser personne.

Teilhard de Chardin disait de la Chine que « c'était un bloc plastique et immobile ». Notre incapacité à la comprendre ne viendrait-elle pas de son immobilisme fondamental qui s'oppose à notre idée de la course vers le futur ? L'auteur Guy Sorman rétorquerait par ailleurs « que bien des intellectuels chinois... réfutent absolument ce relativisme culturel ». Y a-t-il vraiment une façon chinoise inéluctable ? Y a-t-il vraiment une manière empire du Milieu de penser aux impératifs sociaux plutôt qu'aux droits individuels ? Le proverbe vietnamien « Un Chinois est un Chinois », est-il un non-sens ? [3, 34]

Violentée plus souvent qu'à son tour et cible de tous les impérialismes politiques, religieux, économiques, la Chine demeure malgré tout une petite fille, nous révélant une nature humaine qu'on ne croyait pas si mal connaître. Pour cette seule raison, il faut aimer la Chine. Elle en dit long sur ce que nous sommes et sur les enjeux qui sous-tendent la vie civique aussi bien que la pratique clinique du médecin appelé à soigner des enfants chinois. Proposition : posons donc à la Chine notre question comme un pédiatre la poserait à une vraie petite fille, c'est-à-dire sans attendre obligatoirement de réponse : Et le bébé chinois ?

[*] Texte extrait de : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2804558/ (page consultée en janvier 2019).
Originellement publié en juin 2001 sur http://www.pulsus.com/Paeds/06_05/chic_ed.htm, référé par Mme Chantal Guérard, Québec.

[1] Jeans ME., Our children can't wait any longer, Paediatr Child Health, 1997 ; 2 : 307–8.

[2] Chomsky N., Responsabilité des intellectuels, Montréal : Agone/Comeau et Nadeau ; 1999.

[3] Peyrefitte R., Quand la Chine s'éveillera, Paris : Fayard, 1973.

[4] Smil V., China's great famine : 40 years later, BMJ, 1999 ; 319 : 1619-21.

[5] Bianco L., La Chine, Paris : Dominos-Flammarion, 1999 ; 27-41.

[6] Massonnet P., La Chine en folie, Arles : Éditions Philippe Picquier, 1997 ; 143-51.

[7] Fonds des Nations Unies pour l'enfant, La situation des enfants dans le monde 2000, Genève, 1999.

[8] Peyrefitte A., L'empire immobile ou le choc des mondes, Paris : Fayard, 1989 ; 137-8.

[9] Peyrefitte A., La Chine s'est éveillée, Paris : Fayard, 1996.

[10] Chine : le droit d'enfanter sera réservé à ceux en bonne santé, La Presse, 1er novembre 1994 ; Section B.

[11] Golub P., Recentrer la croissance, Le monde diplomatique, janvier 1999 ; 16-7.

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[16] Hoizey D., Histoire de la médecine chinoise, Paris : Médecine et Société - Payot, 1988 ; 224-8.

[17] Guillebaud JC, La refondation du monde, Paris : Éditions du Seuil, 1999.

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[20] Compilation des autorisations émises par le Secrétariat à l'adoption internationale : Statististiques 1999, Québec : Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, 1999.

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[24] Acte final de la Conférence de La Haye, Dix-septième session, Conférence de La Haye, La Haye, 29 mai 1993.

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[26] Meyer E., L'impossible pari de l'enfant unique, La Presse, 4 mars 1995.

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[28] Baudrillard J., Le mondial et l'universel, Libération, cité par Guillebaud JC., La refondation du monde, 1999.

[29] L'Unicef dénonce Pékin, Le Devoir, 29 mai 1996.

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[34] Sorman G, Zhao Fusan, Les vrais penseurs de notre temps, Paris : Fayard, 1989.

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