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Ne pas naître

par François Brooks

Ne pas naître est sans contredit la meilleure formule qui soit. Elle n'est malheureusement à la portée de personne.

Cioran, De l'inconvénient d'être né, 1973

Nous fêtons en 2011 le centième anniversaire de naissance de Cioran. Et alors ?! Effectivement, ça peut sembler banal. Tous les morts passent un jour ce type d'événement, pourquoi s'y intéresser avec Cioran ? Justement parce que ce philosophe a tellement réfléchi sur les inconvénients de naître qu'il est véritablement opportun de célébrer un anniversaire de naissance dont l'auteur n'a plus rien à souffrir, alors que de son vivant, il pâtissait chaque année cruellement de la commémoration de ce fatidique moment. Nous avons tout lieu de nous réjouir pour lui ; Cioran n'est plus, il est désormais libre des inconvénients liés à sa venue au monde. Vive Cioran ! Que vive la mémoire d'une pensée dont l'auteur ne souffre plus !

Tous les philosophes ont réfléchi sur la mort, mais celui-ci s'attaque au problème en amont ; la vie ne devient un problème qu'à partir du moment où elle est constituée. Avant et après, aucun inconvénient. La souffrance n'a aucune emprise sur ceux qui appartiennent au désert du néant. L'essentiel consiste à ne pas naître. Mais nous n'avons aucun pouvoir sur notre entrée dans la vallée des larmes, la seule issue serait de se suicider. Justement non, le suicide fait aussi partie des inconvénients de la vie. Après tout, il faut pouvoir y arriver. Ce qui n'est pas tâche aisée. Le vivant a horreur du suicide ; une misère de plus ! Et non la moindre. Nous sommes coincés dans cette vie, rien à faire, il est trop tard. Tout au plus, l'idée de suicide peut servir de consolation. On peut se dire qu'après tout, si la vie devient insupportable, on peut toujours y recourir. Mais, quand on atteint ce dernier retranchement, c'est la catastrophe. On n'y sort pas. Le tout serait de ne jamais être entré dans la vie.

La philosophie bouddhiste a depuis longtemps réfléchi sur la question. Voyons cet extrait du film Samsara.

[1]

La personne de Cioran est aujourd'hui rendue au néant d'où il fut un jour tiré. D'après son œuvre, il est maintenant sorti du bois. Mais si la philosophie bouddhiste a raison, son âme pourrait bien renaître. Et tout serait à recommencer. Pire, il est peut-être déjà revenu à l'existence puisque quand on est mort, le temps passe vite. « Naître ou ne pas naître ? » ne serait donc plus la question. En effet, si la métempsychose de Pythagore et Platon est réelle, nous serions alors condamnés à être éternellement, tout comme Parménide l'a brillamment montré. Dans ce cas, la proposition de Cioran d'une consolation de nos misères par la possibilité du suicide serait bien dérisoire. L'avait-il pressenti ? Est-ce la raison qui l'a poussé à tourner aussi longtemps autour du tombeau avant d'y entrer ? Nous savons la vie actuelle et maîtrisons quelques moyens de nous en accommoder, mais comment sera la prochaine ? Fourmi, limace, poisson, ou humain ? Gageriez-vous sur la possibilité d'être réincarné dans une espèce inférieure ? Quelle horreur ! À tout prendre, le beau pari de Pascal ne semble-t-il pas considérablement supérieur ?

En fait, nous ne savons rien de l'existence après la mort, chaque époque trouve ce qui lui convient. Métempsychose pour l'Antiquité et le bouddhisme, Royaume céleste pour le christianisme et l'islam, anéantissement dans le Repos éternel pour notre époque de consommation hyperactive. De manière analogue à Protagoras affirmant que « L'homme est la mesure de toutes choses » ne peut-on pas constater que l'époque fabrique la consolation appropriée à notre interrogation post mortem ? Et quand nous pensons que les Anciens et les Médiévaux avaient des conceptions bien ridicules sur ce qui advient après la mort, c'est que nous n'arrivons pas à voir le ridicule des croyances de notre propre époque. Ainsi donc, aucune croyance n'est ridicule puisque nous ne voyons pas la mort telle qu'elle est, mais telle que notre époque nous pousse à la concevoir (Kant). En effet, il y a tant de bruit et d'agitation partout et à tout moment ― le jour comme la nuit ― les médias se battent si vigoureusement pour nous arracher quelques secondes d'attention, comment ne pas concevoir le paradis après notre mort comme un temps de repos bien mérité qui nous guérira du vacarme des inquiétudes notre époque ?

[1] Pan Nalin, Samsara, Pandora Film/Paradis Film/Fandango © 2001 - avec Shawn Ku et Christy Chung.

Philo5
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