081012

À la recherche de la loi des contraires

par François Brooks

Existe-t-il une loi des contraires? Quel en est l'énoncé? A-t-elle elle-même un contraire? Quel serait-il? La loi des semblable? La loi des complémentaires?

Une brève recherche sur l'Internet nous laisse curieusement sur notre appétit. Aucun énoncé clair si ce n'est Janet et Séailles [1] qui l'évoquent rapidement en l'attribuant à Héraclite. On la retrouve aussi mentionnée par Jung pour opposer sagesse à folie [2]. Évoquée souvent, son origine et sa formulation se perdent pourtant dans l'obscurité.

Essayons de la retrouver. Anaximandre, élève du tout premier philosophe grec Thales de Milet avait déjà, un siècle avant Héraclite, réfléchi sur la question en affirmant, comme le rapporte le fragment qui nous est parvenu de Théophraste, que tout naît de la séparation des contraires [3].

On a coutume d'opposer Parménide à Héraclite. Le premier pensait que tout est permanent alors que l'autre voyait le monde comme un changement toujours renouvelé. Mais Parménide peut s'opposer  aussi bien à l'hénologue Plotin qui pensait l'univers en terme d'unité globale.

Deux concepts fascinent les philosophes plus que tout autres. L'unité et l'opposition.  Il existe une tension chez Parménide entre la loi de l'Un et la loi des contraires [4]. La première, à l'instar de Plotin voit l'unité en toute chose alors que la seconde affirme que l'univers est de nature binaire, que ce soit dans la complémentarité ou l'opposition. Parménide est à la base de la pensée binaire rationnelle quand il affirme que « l'être est, en effet, mais le néant n'est pas ».

La pensée philosophique, à l'instar des cellules qui se divisent est tantôt une, tantôt double. Notre image réfléchie dans le miroir nous montre l'évidence par symétrie de l'importance du dédoublement. Notre propre corps est composé de deux bras, deux jambes, deux seins, deux yeux etc. Il n'est pas surprenant que nous ayons alors une propension à penser le monde en tandem, à reconnaître les doublons sinon à ne plus les voir tellement ils font partie de notre quotidien.

Mais y a-t-il une loi qui régisse toute chose et applique des conditions contraires? Hegel nous l'assurerait certainement. Opposant thèse à antithèse, il construit toute sa philosophie montrant que la synthèse produite devient la nouvelle thèse où s'opposera nécessairement une nouvelle antithèse qui à nouveau produiront une synthèse et ainsi de suite, créant ce qu'on appelle désormais l'Histoire.

La notion d'antinomie de Kant nous rapproche de l'énoncé recherché : « Dans la résolution d'une antinomie il importe seulement que deux propositions qui se contredisent en apparence, ne se contredisent pas en fait et puissent se maintenir l'une à côté de l'autre [...] » [5]. La loi des contraires a ceci de curieux que la contrariété n'en est pas véritablement une puisque, si rien ne peut être pensé sans son contraire, nous devrions alors penser le monde en terme de complémentarité, et non de contradiction.

Et nous voilà rebondissant 600 ans avant J.-C. chez Lao-tseu qui nous dit :

En effet, le caché et le manifeste naissent l'un de l'autre.
Le difficile et le facile se complémentent l'un et l'autre.
Le long et le court se montrent l'un l'autre.
Le haut et le bas se définissent l'un par l'autre.
La voix et le son s'harmonisent l'un et l'autre.
L'arrière et l'avant se suivent.
[6]

Ainsi donc, si la philosophie occidentale qui a un faible pour la critique et la contradiction énonce la une loi des contraires, la sagesse chinoise antique préfère voir le monde en terme d'harmonie complémentaire. À vous donc de choisir votre énoncé :

Rien ne peut être pensé sans son contraire
ou
La complémentarité est la base où s'équilibre l'harmonie de l'univers.

 Où préférez-vous placer votre illusion? Êtes-vous différentialiste ou universaliste? Voilà peut-être la distinction fondamentale entre la philosophie occidentale et l'orientale. La première est plus à l'aise dans les différences et l'individualité alors que la seconde préfère voir l'harmonie complémentaire de toute chose. Mais quel que soit votre choix, ne démontre-t-il pas la vérité de cette loi? Et comme nous sommes symétrique, binaire, contradictoires et complémentaire, nous serait-il seulement possible de concevoir le monde autrement?

[1] « Héraclite et les Éléates. — Premières formes de l'opposition du sensible et du rationnel.
— Lespremiers philosophes , les Ioniens et même les Pythagoriciens, ne dégagent pas nettement le problème de la connaissance. C'est avec Héraclite que nous voyons apparaître pour la première fois l'opposition du sensible et du rationnel. [...] La sagesse consiste à connaître la raison qui gouverne tout, à découvrir la nature du feu, la loi des contraires, et l'unité harmonieuse qui se dégage sans cesse de la lutte et du changement. Cette divinité, cette loi du monde, cette raison primordiale n'est pas distincte de la substance des choses, du feu primitif ; elle est nous comme toutes choses. (Paul Janet et Gabriel Séailles, Histoire de la philosophie - Les problèmes et les écoles, Librairie Ch. Delagrave, 1887, page 116, (consultée le 12 oct. 2008).)

[2] « Héraclite a découvert la loi des contraires. L'irrationnel ne doit et ne peut être exterminé. Les Dieux ne peuvent et ne doivent pas mourir. L'esprit occidental doit trouver une posture qui permette l'union des contraires, tel que le tao chinois l'enseigne. Union entre intérieur et extérieur. C'est de la synthèse des contraires que naît l'énergie créatrice. Si devenir fou n'est pas un art, on peut extraire de la folie une forme de sagesse. Le vrai sage est celui qui a su contrôler sa part de folie. » (Carl Gustav Jung, L'âme et la vie, Livre de poche © 1995, page consultée le 12 oct. 2008 : http://fr.wikipedia.org/wiki/L%27%C3%A2me_et_la_vie

[3] « Il relie en outre l'engendrement non pas à l'altération de l'élément, mais à la séparation des contraires à travers le mouvement éternel. » (Théophraste, Fragment A9 (Colli 11 [B1]), Opinions des physiciens, fragment 2, traduction G. Colli, in La Sagesse grecque, Édition de L'Éclat, 1997. Extrait de Catherine Golliau, La Pensée antique, des présocratiques à saint Augustin, Le Point Thallandier © 2005, (page consultée le 12 oct. 2008).)

[4] R. Schurmann, Le différend hénologique : la loi de l'un et la loi des contraires, Dans la revue italienne La Parola del passato © 1988, vol. 43, no. 238-243, pp. 397-419. (INIST-CNRS © 2008)

[5] Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, 1790, Section II, §57, p165 (page consultée le 12 octobre 2008).

[6] Lao Tzu (traduit par John C. H. Wu), Tao Teh Ching, Shambhala Dragon Editions © 1989 (St. John's University Press, New York © 1961) (page consultée le 12 oct. 2008).

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