070108

Effet Larsen Internet

par François Brooks

Nous sommes d'un monde non-édifié et que nous sommes seuls à parcourir. Encore qu'il y faille un peu de désordre aussi et de cette indicible beauté qu'on ne dit même pas en musique ou au fusain, et que nous immolons chaque soir avant de parcourir l'inédit et la fantastique pâleur du silence et de l'objective inanité. Le néant, vraiment, finit par avoir une consistance, tellement nous nous en informons, tellement nous le parlons avec nos mots et nos idées, alors que l'idée même en est transfigurée par nos sens et notre dérisoire entendement.

(Léo Ferré, Ludwig, 1981)

Je vois souvent l'Internet comme un être humain susceptible de sautes d'humeur et débordements. On a inventé des filtres () qui obligent une intervention humaine pour éviter que la machine ne s'emballe.

Personne n'est méchant dans l'aventure de la communication ; chacun, comme tout le monde, cherche à en tirer profit. Le premier gain n'étant souvent pas monétaire consiste surtout à attirer sur soi l'attention dans le but d'augmenter sa propre existence de l'attention des autres. Mais comme la concurrence est féroce, le désir du croc-en-jambe surgit. Le slogan « Regardez-moi d'abord, c'est moi le meilleur! » clignote partout : journaux, radio, TV, magazines ne tarissent plus d'inventions pour capter notre temps de cerveau avec un bourdonnement anéantissant. Mielleux babillage et cinématique hypnotique ont l'effet d'une attraction universelle à laquelle il est impossible d'échapper.

Mais l'Internet va plus loin. Il a ceci de particulier qu'il peut maintenant fonctionner tout seul. Pour peu qu'on actionne le bon levier, la communication circulaire s'amorce et une avalanche de courriels se propage et remplit notre boîte avant même qu'on puisse la vider. Les polluriels créent ainsi une oscillation communicationnelle. Un effet Larsen [1] assourdissant enterre le message qui est parvenu à une volonté propre ; par trop vouloir communiquer, il s'autodétruit comme la boucle sonore amplifiée. Le même effet se produit pour peu qu'on envoie une idée sensible en courriel de groupe : on ne sait plus quand l'écho va s'arrêter.

L'angoisse de la boîte aux lettres vide n'existe plus ; on m'écrit si souvent que je ne peux plus répondre à tous ; je suis noyé dans le choix ; je choisis désormais dans l'avalanche les seuls messages que je peux lire ; j'ai désormais l'illusion d'être célèbre alors que cette célébrité n'est qu'une création machinale.

Le mème ainsi créé se multiplie par la force du système amplificateur qui le transporte et finit par se dissoudre. Les canulars charitables y participent. Le message initial provient d'une âme bénévole qui vous envoie un message hameçonné qui va se multiplier par humanisme ou superstition. Il demande à être relayé à dix de vos amis et le tour est joué ; la machine s'emballe encore.

Je reste songeur à l'idée que l'humanité éteinte laisserait quand même des machines communicant entre elles sans aucune conscience pour en prendre connaissance. C'est le triomphe de Dawkins. Mais à choisir entre un néant bruyant et le silence du Bouddha assis tranquille qui n'excite personne, je me demande lequel est préférable...

[1] L'effet Larsen communément appelé feedback acoustique est un effet très connu en sonorisation. Ici deux types sont reproduits : guitare d'abord, microphone ensuite. S'il amuse le guitariste qui en garde facilement le contrôle, il cause le cauchemar des preneurs de son qui doivent ajuster l'emplacement des microphones selon les caractéristiques acoustiques des salles qu'ils sonorisent de manière à ce que le son n'entre pas en résonnance. L'oscillation se produit à partir du son d'un haut parleur capté par un microphone branché sur l'amplificateur-même du haut parleur. Le son boucle sur lui-même et s'amplifie jusqu'à la limite physique des composantes. La fréquence est déterminée par la résonnance caractéristique du système : ENVIRONNEMENT ACOUSTIQUE MICROPHONE AMPLIFICATEUR HAUT-PARLEUR.

De manière analogue, le message amplifié par l'Internet est le médium « Internet » lui-même comme McLuhan l'a montré dans Le médium est le message.

Philo5
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