061117

Doux moments précédant l'orgasme

par François Brooks

« Que faut-il reprocher à une société qui, aiguisant sans cesse nos désirs, nous rend dociles et heureux? » Avais-je demandé au professeur Dorion qui venait de terminer son exposé sur l'utilité de la philosophie, et qui avait au passage – comme je le fais souvent moi-même – dénoncé cette société marchande qui n'a de cesse d'exacerber nos désirs. Pour un instant, j'avais entendu ma propre pensée sortir de ses lèvres et ceci me donnait une opportunité appréciable de pouvoir me critiquer à travers un esprit aussi brillant. Apparemment, la philosophie aurait pu nous servir à sortir des griffes du désir. Je voulais tester par ma question si nous ne faisions pas fausse route en opposant le désir à la philosophie. En effet, pour moi, la philosophie, sous toutes ses formes, m'anime d'un tel enthousiasme que je le compare souvent à l'excitation qui monte quand je suis à la veille, même si c'est pour la millième fois, d'explorer une manière de penser qui ne m'est pas habituelle.

 

Le professeur Dorion sembla un peu surpris par cette question émanant d'une salle d'étudiants de cégep qui ne sont pourtant pas sensés encore articuler ainsi leur pensée. Son réflexe immédiat, comme on le fait souvent lorsqu'on est pris au dépourvu, fut de nier ma question en invalidant l'un des termes. « Je ne suis pas sûr, répondit-il, que le bonheur dont vous parliez soit véritable. » Et il développa un peu en appuyant sur l'idée que le bonheur qui provient de l'aiguisage incessant de nos désirs n'est qu'un plaisir de peu de valeur.

 

Je veux bien me ranger à cette idée, tout comme des millénaires de sagesse bouddhique nous l'ont enseigné, mais une image s'est tout de suite superposée dans mon esprit. Quand je fais l'amour à ma compagne, quelle est la valeur de l'excitation sexuelle qui monte par le désir érotique de nos corps s'interpénétrant? Pourquoi chercherions-nous à prolonger ce délicieux état de grâce si, à ce moment précis, rien d'autre n'avait au monde plus d'importance? La réponse du professeur Dorion n'est-elle pas qu'un résidu catholique suranné envers une jouissance jadis interdite? Ne faudrait-il pas rénover ces valeurs en fonctions des facilités que nous permettent notre nouvelle morale sexuelle? Quand ma compagne et moi sommes au moment délicieux qui précède l'orgasme, pourquoi faudrait-il que j'en méprise la « vérité »? Aurions-nous encore des comptes à régler avec le désir, le plaisir, la jouissance et le bonheur?

 

Calquant sur les schémas humains de l'érotisme, si cette société délicieuse a trouvé – par des moyens de marketing et l'élaboration d'une vie économique de masse – le moyen de nous maintenir en état de désir permanent, faut-il dénoncer ce genre de bonheur sous prétexte qu'il n'y a qu'un seul ciel véritable de béatitude possible et que les autres états sont des ersatz secondaires? Pourquoi le plaisir de s'adonner à des activités philosophiques devrait-il entrer en concurrence avec cette course au bonheur où il n'y aurait qu'une seule véritable façon de jouir? La philosophie qui avait traditionnellement la réputation d'être une ascèse difficile n'aurait-elle rien à gagner à s'inspirer des principes du désir jouissif pour faire sa propre promotion? Faut-il nécessairement hiérarchiser nos diverses activités en graduant la valeur de nos différents bonheurs ou ne faudrait-il pas tout simplement reconnaître qu'il y des moments pour chaque bonheur possible et chercher à s'épanouir en accordant une place équilibrée à chacun dans notre vie? Sous quel critère absolu devrions nous croire que le toqué de philosophie vaut davantage que le toqué de jeux vidéo? Ne peut-on pas créer des ponts pour que les deux se rencontrent?

 

Ne pourrait-on pas « vendre » la philosophie aux jeunes par d'autres moyens qu'en remettant sans cesse le précepte qu'il faut souffrir pour être belle, qu'il faut sacrifier ce qui nous anime pour aller vers autre chose? Pourquoi la philosophie ne pourrait-elle pas simplement s'ajouter à nos vies, telle qu'elles sont pour chacun, où qu'il se trouve? Pourquoi les plaisirs de la philosophie devraient-ils s'accorder nécessairement avec la traditionnelle ascèse aride? Le principe de plaisir ne pourrait-il pas, surtout avec les valeurs prévalant actuellement, devenir la voie royale pour la philosophie? Qui dit qu'on ne pourrait pas relire Platon comme un jouisseur tirant son plaisir philosophique à la petite semaine? Si nous devons sortir de la Caverne pour voir la Lumière, ne pouvons-nous pas penser que c'est précisément en vertu d'un désir aiguisé sans cesse par le Connais-toi toi-même?