060523

Qu'est-ce que vous avez compris?

par François Brooks

Philo5 reçoit en moyenne un millier de visites par jour et, je suppose que, sauf erreur, la majorité silencieuse s'en inspire pour enrichir sa méditation philosophique. Mon travail de promotion des philosophes et du penser par soi même, m'attire le plus souvent des éloges gratifiantes dont, pourquoi me le cacher, je suis friand.

 

Mais il m'arrive parfois de recevoir des commentaires inquiétants et attristants. Un quidam, le plus souvent anonyme et apatride, se sert de l'un ou l'autre de mes textes pour s'insulter. N'ayant pas compris que mes textes ne sont ni invitation à polémique, ni œuvre de prosélytisme, celui-ci entre dans une arène vide où il pense trucider les démons qui m'habitent. Mais il est vite médusé de ne rencontrer personne à combattre sinon lui-même.

 

Ainsi par exemple ce texte anonyme s'insultant de je ne sais quel texte et m'accusant d'autorité sur quelques lignes employées hors contexte :

 

« tant pis de vous vous devriez pas insulter les arabes eux aussi ont des des régle a ne pas franchir

certe que votre culture aussi bien que la notre mais vous de vriez rejoindre votre conscience car le fait que ces mots la particulièrement le titre sont indéscipliné

et puis je vous demande a genoux de changer ce titre

en attendant vueillez faire de votre mieux pour changer tous ces mots qui n'ont aucun rapport ni a la psychanalyse ni aux droits des être

                 amicalment a vous » [1]

 

Mais le texte qu'il (ou elle) a lu a-t-il véritablement voulu dire ce qu'il en a compris? Premièrement, de quel texte s'agit-il? Quand a-t-il été écrit? Dans quel contexte s'inscrit-il? Qui est cet inconnu qui se sert de mes textes pour s'insulter? Dans quelle ville de la terre habite-t-il? Quelle est sa culture? Etc.?

 

C'est ici que Saussure nous aide à comprendre que les guerres d'interprétations sont vite déclarées quand on ne distingue pas le signifiant du signifié et qu'on croit qu'un seul Dieu universel doit fédérer toutes nos idées et que notre façon de concevoir ce Dieu est nécessairement la bonne. Ajoutez à cela que chaque culture produit un ensemble de signifiés qui seront transformés en autant de signifiants que d'habitants du pays pour croire dur comme fer que la seule réalité vraie est celle qu'il a compris, tous les ingrédients sont réunis pour déclencher une immense crise de solitude qui pourrait facilement dégénérer en rixes de toutes sortes.

 

J'en appelle une fois de plus à Marcel Proust pour faire comprendre à ces Don Quichotte que la lecture est un exercice solitaire qui consiste le plus souvent à s'approprier une interprétation étrangère au contexte de l'écrivain :

 

Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre, il n'eut peut être pas vu en soi même. [2]

 

Le travail d'introspection philosophique que j'ai entrepris depuis plus de 15 ans n'est que l'exemple d'un esprit qui cherche à se comprendre au moyen du miroir textuel. Vous n'êtes pas d'accord avec mes réflexions? J'en suis fort aise et je vous approuve. Si ça se trouve, je suis souvent en désaccord avec moi-même. L'important n'est pas tant de débusquer les contradictions chez votre interlocuteur que d'observer comment il s'en arrange. Pour m'en débarrasser j'ai choisi de projeter les miennes sur papier. Vous n'allez quand même pas me reprocher d'essayer de me connaître moi-même! Je ne cherche à convaincre personne, même pas moi-même ; je veux tout simplement comprendre comment ça pense quand je pense.

 

Je ne suis pourtant pas fermé à la réflexion partagée. Si vous avez la générosité de vouloir collaborer à mon projet, je sous en serai gré. Auriez-vous cependant l'obligeance en m'écrivant de

 

1.     vous nommer [3],

2.     me dire dans quelle ville vous habitez [4],

3.     quelle est votre occupation [5]

4.     sans oublier de citer le texte qui vous chatouille et les raisons de votre réaction. [6]

 

Mais soyons bien clairs. Tous mes textes sont datés ; ce qui veut dire qu'ils sont périmés. Au moment où vous m'écrirez, mon point de vue se sera probablement modifié et vous actualiserez un texte qui pour moi n'est plus qu'un vestige de mes cogitations. Vous aurez donc à m'expliquer comment vous l'avez compris et pourquoi il est maintenant important pour vous. Il me fera alors plaisir de réactualiser cette réflexion qui, je l'espère progressera grâce à votre intervention.

 

Merci.

Ã



[1] Ce texte est reproduit tel que je l'ai reçu.

[3] Pourquoi vous nommer?

Parce qu'il faut d'abord que vous preniez conscience que vos pensées sont distinctes et que la vôtre porte votre identité.

[4] Pourquoi dire où j'habite?

Parce qu'il est essentiel que vous preniez conscience que le contexte géographique et culturel qui vous habite est distinct du mien. Ceci appellera nécessairement la courtoisie diplomatique et le respect mutuel que nous nous devons mutuellement.

[5] Pourquoi dire quelle est mon occupation?

Parce que le contexte professionnel dans lequel vous baignez vous fabrique une pensée unique dans laquelle vous vous inscrivez comme partie prenante de la société qui vous fait vivre. Je pourrai mieux vous comprendre si je sais à quoi vous occupez vos journées et comment vous contribuez à cette société qui nous a amené à nous rencontrer.

[6] Pourquoi citer mon texte? Pourquoi expliquer?

J'ai publié à date plus de 500 textes. Il m'est impossible de me rappeler immédiatement tout ce que j'ai écrit. De plus, comment voulez vous que je comprenne de quoi vous parlez sans m'expliquer les détails de vos sentiments envers ce texte? Ce qui vous semble évident est loin de l'être sans explications pour quelqu'un qui ne vous a jamais rencontré.