Spéculations philosophiques 

 

François Brooks

2005-10-10
rev. 2022-09-16

Essais personnels

 

Le paradoxe de Séraphin Poudrier

 

Cessez donc de vous plaindre : seuls les fous veulent rendre honnête une grande ruche. [...]
Il faut qu'existent la malhonnêteté, le luxe et l'orgueil, si nous voulons en retirer le fruit. [...]
Le vice est aussi nécessaire à l'État, que la faim l'est pour le faire manger.

Mandeville, La Fable des abeilles, 1714.

La personne réelle qui inspira à Claude-Henri Grignon le personnage Séraphin Poudrier était un certain Israël Bélair, né en 1867 et décédé à l'âge de 28 ans à Saint-Adèle. On sait qu'il est mort ruiné après avoir perdu la raison, mais son histoire a enrichi une flopée de comédiens, cinéastes, techniciens, etc., ainsi que le talentueux écrivain. Aujourd'hui, les droits d'auteur font vivre l'héritière Claire Grignon. Oh ! tous ces gens n'ont peut-être pas fait fortune, mais Bélair n'a quand même jamais touché un seul sou pour la dramatisation de son histoire personnelle qui raconte la chronique de « son vice ». Mais qu'est-ce que la propriété intellectuelle ? Grignon déclare avec verve que son roman Un homme et son péché se veut un « pamphlet contre l'argent, ce véhicule du mal ». (!!!)

De manière analogue, les criminels n'en finissent plus d'enrichir l'industrie judiciaire. Sans criminels, pas de juges, pas de policiers ni d'avocats ni de gardiens de prison. Je défendrais bec et ongles les victimes, mais je ne peux m'empêcher d'éprouver de la sympathie pour les Séraphin qui font le pain et le beurre du monde qui exploite leur misérable existence. S'il existe une loi ou coutume qui exige la destruction des biens produits par le crime, comment se fait-il que l'on exploite le vice aussi naturellement ?

Espérons que Charles Binamé et Claire Grignon ont, de temps en temps, la délicatesse de porter quelques fleurs sur la tombe d'Israël Bélair qui n'a pourtant jamais profité de son argent.

* * *

On sous-estime l'importance de l'oeuvre de Claude-Henri Grignon dans la transformation sociale du Québec des années '60. Elle fut pourtant le principal tremplin identitaire du féminisme et de la mutation économique nationale de la décennie. Le téléroman forgea pendant près de 14 ans le désir national de s'affranchir du passé. Chaque semaine, Les Belles Histoires des pays d'en haut clouaient les Québécois devant la tévé pendant que la messe du dimanche perdait graduellement son public. Le portrait de Donalda en femme traditionnelle soumise deviendra la référence universelle : la sainte épouse qui doit s'émanciper de la domination masculine. Elle fut l'anti-modèle national de la libération de la femme au Québec. Séduisante, mais discrète ; intelligente, mais réprimée ; romantique, mais fidèle ; pauvre, mais généreuse ; faible, mais travaillante ; tendre, bienveillante, indulgente, chaste, économe, réservée, pieuse, obéissante et silencieuse. Son mari Séraphin Poudrier fut l'anti-modèle masculin.

* * *

Séraphin était le maire du village, usurier, avare et tyrannique. Mais en langage actuel, on dirait qu'il contribuait à créer la richesse collective, qu'il était économe, prévoyant et bon gestionnaire. Aujourd'hui, la majorité des Québécois sont endettés et vivent au-dessus de leurs moyens en enrichissant de sympathiques Séraphins souriants et affables. Notre rapport au crédit s'est radicalement transformé. La seule différence c'est que nous ne pouvons plus personnifier l'individu qui s'enrichit à nos dépens.

Séraphin Poudrier a éduqué l'inconscient collectif québécois à l'idée qu'il ne faut pas être avare, mais dépensier. Le principe coïncide avec la diffusion du téléroman dans les années '60, moment où l'on invente les cartes de crédit. Antérieurement, il fallait économiser le montant nécessaire aux achats. Dorénavant, le crédit facile permettra de dépenser l'argent avant de l'avoir gagné.

La valeur d'un individu ne se chiffre plus au montant qu'il détient sur son compte en banque, mais à sa capacité d'endettement. La richesse bascule de l'assurance d'un passé prospère à la confiance en la productivité à venir. Cette procédure financière a rendu chaque Québécois riche instantanément. Mais il y aura un prix à payer : il faudra ajouter au prix d'achat du produit, le montant des intérêts. De telle sorte que le total du coût à l'achat d'une maison, par exemple, aura triplé sur une échéance de vingt-cinq ans. Par contre, en cas de décès, un système d'assurance élimine la dette. Si les parents meurent endettés, les héritiers n'ont rien à rembourser.

On appliquait déjà le même principe pour l'endettement collectif, mais pour la nation, la dette ne s'efface jamais puisqu'un pays ne peut pas mourir. Nous avons donc endetté les enfants à naître sur la totalité des générations à venir. Chaque nouvelle génération augmente la dette, et la refile à la suivante. La dette nationale s'accroît davantage d'année en année de manière irréversible. Le principe de la prodigalité dépensière encouragé par le téléroman de Claude-Henri Grignon devient alors contreproductif. Il nous a poussés à refuser les valeurs de travail, d'économie et de gestion efficace que Séraphin représentait. Le mythe a contribué à nous faire vivre aux crochets de nos enfants, et à les confiner dans le cycle de l'appauvrissement.

Jadis, les rois léguaient des pyramides, des châteaux et des cathédrales aux générations suivantes. Que léguons-nous ? Des infrastructures vieillissantes, des dettes et la souricière de la cascade d'endettement. Et je n'ai encore rien dit sur le saccage écologique de la planète. Quelle sera l'opinion des générations à venir sur leurs aïeux ?

Philo5
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