MES LECTURES - Passages choisis 

Amélie Nothomb

1996-07-19

Éd. Albin Michel © 1992

Hygiène de l'assassin [1]

 

p. 21

[...], parce que les métaphoriens, eux, n'arrêtent jamais, ils continuent aussi longtemps qu'un bienfaiteur ne leur a pas cassé la gueule.

— Le bienfaiteur, c'est vous, j'imagine ?

— Non, J'ai toujours été un peu trop mou et gentil.

— Gentil, vous ?

— Effroyablement. Je ne connais personne d'aussi gentil que moi. Cette gentillesse est effroyable, car ce n'est jamais par gentillesse que je suis gentil, c'est par lassitude et surtout par peur de l'exaspération. Je suis prompt à m'exaspérer et je vis très mal ces exaspérations, alors je les évite comme la peste.

— Vous méprisez la gentillesse ?

— Vous ne comprenez rien à ce que je raconte. J'admire la gentillesse qui a pour origine la gentillesse ou l'amour. Mais connaissez-vous beaucoup de gens qui la pratiquent, cette gentillesse-là ? Dans l'immense majorité des cas, quand les humains sont gentils, c'est pour qu'on leur fiche la paix.

p. 55

[...] N'est-il pas réconfortant, pour un vrai, un pur, un grand, un génial écrivain comme moi, de savoir que personne ne me lit ? Que personne ne souille de son regard trivial les beautés auxquelles j'ai donné naissance, dans le secret de mes tréfonds et de ma solitude ?

— Pour éviter ce regard trivial, n'eût-il pas été plus simple de ne pas vous faire éditer du tout ?

— Trop facile. Non, voyez-vous, le sommet du raffinement, c'est de vendre des millions d'exemplaires et de ne pas être lu.

— Sans compter que vous y avez gagné de l'argent.

— Certainement. J'aime beaucoup l'argent.

— Vous aimez l'argent, vous ?

— Oui. C'est ravissant. Je n'y ai jamais trouvé d'utilité, mais j'aime beaucoup le regarder. Une pièce de 5 francs, c'est joli comme une pâquerette.

p. 57

[...] On n'est jamais le même après avoir lu un livre, fût-il aussi modeste qu'un Léo Malet : ça vous change, un Léo Malet. On ne regarde plus les jeunes filles en imperméable comme avant, quand on a lu un Léo Malet. Ah, mais c'est très important ! Modifier le regard : c'est ça, notre grand oeuvre.

— Ne croyez-vous pas que, consciemment ou non, chaque personne a changé de regard, après avoir fini un livre ?

— Oh non ! Seule la fine fleur des lecteurs en est capable. Les autres continuent à voir les choses avec leur platitude originelle. Et encore, ici il est question des lecteurs, qui sont eux-mêmes une race très rare. La plupart des gens ne lisent pas. À ce sujet, il y a une citation excellente, d'un intellectuel dont j'ai oublié le nom : « Au fond, les gens ne lisent pas ; ou, s'ils lisent, ils ne comprennent pas ; ou, s'ils comprennent, ils oublient. »[2]

p. 59

[...] Je n'aime pas voir les gens. Si je vis seul, ce n'est pas tant par amour de la solitude que par haine du genre humain. Vous pourrez écrire dans votre canard que je suis un sale misanthrope.

— Pourquoi êtes-vous misanthrope ?

— Je suppose que vous n'avez pas lu Les Sales Gens ?

— Non.

— Évidemment. Si vous l'aviez lu, vous sauriez pourquoi. Il y a mille raisons pour détester les gens. La plus importante, pour moi, c'est leur mauvaise foi qui est absolument indécrottable. Cette mauvaise foi n'a d'ailleurs jamais été aussi à l'honneur qu'aujourd'hui. J'ai connu bien des époques, vous pensez : je peux néanmoins vous affirmer que je n'ai jamais autant détesté une époque que celle-ci. L'ère de la mauvaise foi en plein. La mauvaise foi, c'est bien pis que la déloyauté, la duplicité, la perfidie. Être de mauvaise foi, c'est se mentir d'abord à soi-même, non pour d'éventuels problèmes de conscience, mais pour son autosatisfaction sirupeuse avec de jolis mots comme « pudeur » ou « dignité ». Ensuite, c'est mentir aux autres, mais pas des mensonges honnêtes et méchants, pas pour foutre la merde, non : des mensonges de faux-cul, des mensonges light, qu'on vous déblatère avec un sourire comme si ça devait vous faire plaisir.

— Exemple ?

— Eh bien, l'actuelle condition féminine.

— Comment ? Seriez-vous féministe ?

— Féministe, moi ? Je hais les femmes encore plus que les hommes.

  Pourquoi ?

— Pour mille raisons. D'abord parce qu'elles sont laides : avez-vous déjà vu plus laid qu'une femme ? A-t-on idée d'avoir des seins, des hanches, et je vous épargne le reste ? Et puis, je hais les femmes comme je hais toutes les victimes. Une très sale race, les victimes. Si on exterminait à fond cette race-là, peut-être aurait-on enfin la paix, et peut-être les victimes auraient-elles enfin ce qu'elles désirent, à savoir le martyre. Les femmes sont des victimes particulièrement pernicieuses puisqu'elles sont avant tout victimes d'elles-mêmes, des autres femmes. Si vous voulez connaître la lie des sentiments humains, penchez-vous sur les sentiments que nourrissent les femmes envers les autres femmes : vous frissonnerez d'horreur devant tant d'hypocrisie, de jalousie, de méchanceté, de bassesse. Jamais vous ne verrez deux femmes se battre sainement à coups de poing ni même s'envoyer une solide bordée d'injures : chez elles, c'est le triomphe des coups bas, des petites phrases immondes qui font tellement plus de mal qu'un direct dans la mâchoire. Vous me direz que ce n'est pas neuf, que l'univers féminin est ainsi depuis Adam et Ève. Moi, je dis que le sort de la femme n'a jamais été pire — par leur faute, nous sommes bien d'accord, mais qu'est-ce que ça change ? La condition féminine est devenue le théâtre des mauvaises fois les plus écoeurantes.

— Vous n'avez toujours rien expliqué.

— Prenons la situation comme elle l'était avant : la femme est inférieure à l'homme, ça coule de source — il suffit de voir combien elle est laide. Dans le passé, aucune mauvaise foi : on ne lui cachait pas son infériorité et on la traitait comme telle. Aujourd'hui, c'est dégueulasse : la femme est toujours inférieure à l'homme — elle est toujours aussi laide —, mais on lui raconte qu'elle est son égale. Comme elle est stupide, elle le croit, bien sûr. Or, on la traite toujours comme une inférieure : les salaires n'en sont qu'un indice mineur. Les autres indices sont bien plus graves : les femmes sont toujours à la traîne dans tous les domaines, à commencer par celui de la séduction — ce qui n'a rien d'étonnant, vu leur laideur, leur peu d'esprit et surtout leur hargne dégoûtante qui affleure à la moindre occasion. Admirez donc la mauvaise foi du système : faire croire à une esclave laide, bête, méchante et sans charme, qu'elle part avec les mêmes chances que son seigneur, alors qu'elle n'en a pas le quart. Moi, je trouve ça infect. Si j'étais femme, je serais écoeurée.

— Vous concevez, j'espère, qu'on puisse ne pas être d'accord avec vous ?

— « Concevoir » n'est pas le verbe qui convient. Je ne le conçois pas, je m'en offusque. Au nom de quelle mauvaise foi parviendriez-vous à me contredire ?

— Au nom de mes goûts. D'abord, je ne trouve pas les femmes laides.

— Mon pauvre ami, vous avez des goûts de chiottes.

— C'est beau, un sein.

— Vous ne savez pas ce que vous dites. Sur le papier glacé des magazines, ces protubérances femelles sont déjà à la limite de l'inacceptable. Que dire de celles des vraies femelles, de celles qu'on n'ose pas montrer et qui sont l'immense majorité des mamelles ? Pouah.

— Ça, ce sont vos goûts. On peut ne pas les partager.

— Oh oui, on peut même trouver beau le boudin qu'on vend à la boucherie : rien n'est interdit.

— Cela n'a rien à voir.

— Les femmes, c'est de la sale viande. Parfois, on dit d'une femme particulièrement laide qu'elle est un boudin : la vérité, c'est que toutes les femmes sont des boudins.

— Permettez-moi alors de vous demander ce que vous êtes, vous.

— Un tas de saindoux. Ça ne se voit pas ?

— En revanche, trouvez-vous que les hommes sont beaux ?

— Je n'ai pas dit ça. Les hommes ont un physique moins affreux que les femmes. Mais ils ne sont pas beaux pour autant.

— Personne n'est beau, alors ?

— Si. Certains enfants sont très beaux. Ça ne dure pas, hélas.

— Vous considérez donc l'enfance comme un âge béni ?

— Vous avez entendu ce que vous venez de dire ? « L'enfance est un âge béni. »

— C'est un lieu commun, mais c'est vrai, non ?

— Bien sûr que c'est vrai, animal ! Mais est-il nécessaire de le dire ? Tout le monde sait ça.

— En fait, monsieur Tach, vous êtes quelqu'un de désespéré.

— C'est maintenant que vous le découvrez ? Reposez-vous, jeune homme, tant de génie va vous épuiser.

— Quels sont les fondements de votre désespoir ?

— Tout. Ce n'est pas tant le monde qui est mal fichu, mais la vie. La mauvaise foi actuelle consiste aussi à clamer le contraire. Non mais vous les entendez tous bêler de concert : « La vie est bêêêêlle ! Nous aimons la vie ! » Ça me fait grimper au plafond, d'entendre de pareilles sottises.

— Ces sottises sont peut-être sincères.

— Je le crois aussi, et ce n'en est que plus grave :ça prouve que la mauvaise foi est efficace, que les gens avalent ces sornettes. Ainsi, ils ont des vies de merde avec des boulots de merde, ils vivent dans des endroits horribles avec des personnes épouvantables, et ils poussent l'abjection jusqu'à appeler ça le bonheur.

— Mais tant mieux pour eux, s'ils sont heureux comme cela !

— Tant mieux pour eux, comme vous dites.

— Et vous, monsieur Tach, quel est votre bonheur ?

— Néant. J'ai la paix, c'est déjà ça — enfin, j'avais la paix.

p. 65

— Vous voulez dire que Sartre n'est pas un écrivain ?

— Vous ne le saviez pas ?

— Mais enfin, il écrivait remarquablement bien.

— Certains journalistes aussi écrivent remarquablement bien. Mais il ne suffit pas d'avoir une bonne plume pour être écrivain.

— Ah non ? Et que faut-il d'autre alors ?

— Beaucoup de choses. D'abord, il faut des couilles. Et les couilles dont je parle se situent au-delà des sexes ; la preuve c'est que certaines femmes en ont. Oh, très peu, mais elles existent : je pense à Patricia Highsmith.

— C'est étonnant, qu'un grand écrivain comme vous aime les oeuvres de Patricia Highsmith.

— Pourquoi ? Ça n'a rien d'étonnant. Mine de rien, en voilà une qui doit haïr les gens autant que moi, et les femmes en particulier. On sent qu'elle n'écrit pas dans le but d'être accueillie dans les salons.

— Et Sartre, il écrivait dans le but d'être accueilli dans les salons ?

— Et comment ! Je n'ai jamais rencontré ce monsieur, mais rien qu'à le lire j'ai pu comprendre à quel point il aimait les salons.

— Difficile à avaler, de la part d'un gauchiste.

— Et alors ? Vous croyez que les gauchistes n'aiment pas les salons ? Je crois au contraire qu'ils les aiment plus que n'importe qui. C'est bien normal d'ailleurs : si j'avais été ouvrier toute ma vie, il me semble que je rêverais de fréquenter les salons.

— Vous simplifiez extraordinairement la situation : tous les gauchistes ne sont pas ouvriers. Certains gauchistes sont issus d'excellentes familles.

— Vraiment ? Ceux-là n'ont pas d'excuse, alors.

— Seriez-vous anticommuniste primaire, monsieur Tach ?

— Seriez-vous éjaculateur précoce, monsieur le journaliste ?

— Mais enfin, cela n'a rien à voir.

— Je suis bien de cet avis. Alors, revenons à nos couilles. C'est l'organe le plus important de l'écrivain. Sans couilles, un écrivain met sa plume au service de la mauvaise foi. Pour vous donner un exemple, prenons un écrivain qui a une très bonne plume, fournissons-lui de quoi écrire. Avec de solides couilles, ça donnera Mort à crédit. Sans couilles, ça donnera La Nausée.

— Vous ne trouvez pas que vous simplifiez un peu ?

— C'est vous, journaliste, qui me dites ça ? Et moi qui essayais, avec mon exquise bonhomie, de me mettre à votre niveau !

— On ne vous en demande pas tant. Ce que je veux, c'est une définition méthodique et précise de ce que vous appelez « couilles ».

— Pourquoi ? Ne me dites pas que vous essayez de rédiger une brochure de vulgarisation à mon sujet !

— Mais non ! Je désirais seulement avoir une communication un tant soit peu claire avec vous.

— Ouais, c'est bien ce que je craignais.

— Allons, monsieur Tach, simplifiez-moi la tâche, pour une fois.

— Sachez que j'ai horreur des simplifications, jeune homme ; alors, a fortiori, si vous me demandez de me simplifier moi-même, ne vous attendez pas à ce que je sois enthousiaste.

— Mais je ne vous demande pas de vous simplifier vous-même, voyons ! Je vous demande seulement une toute petite définition de ce que vous appelez « couilles ».

— Ça va, ça va, ne pleurez pas. Mais qu'est-ce que vous avez, vous autres journalistes ? Vous êtes tous des hypersensibles.

— Je vous écoute.

— Eh bien, les couilles sont la capacité de résistance d'un individu à la mauvaise foi ambiante. Scientifique, hein ?

— Poursuivez.

— Autant vous dire que presque personne n'a ces couilles-là. Quant à la proportion de gens qui ont à la fois une bonne plume et ces couilles-là, elle est infinitésimale. C'est pourquoi il y a si peu d'écrivains sur terre. D'autant plus que d'autres qualités sont aussi requises.

— Lesquelles ?

Il faut une bitte.

— Après les couilles, la bitte : logique. Définition de la bitte ?

— La bitte, c'est la capacité de création. Rares sont les gens qui sont capables de créer réellement. La plupart se contentent de copier les prédécesseurs avec plus ou moins de talent — prédécesseurs qui sont le plus souvent d'autres copieurs. Il peut arriver qu'une bonne plume soit pourvue d'une bitte, mais pas de couilles : Victor Hugo, par exemple.

— Et vous ?

— J'ai peut-être une gueule d'eunuque, mais j'ai une grande bitte.

— Et Céline ?

— Ah, Céline a tout : plume de génie, grosses couilles, grosse bitte, et le reste.

— Le reste ? Que faut-il encore ? Un anus ?

— Surtout pas ! C'est au lecteur d'avoir un anus pour se faire avoir, pas à l'écrivain. Non, ce qu'il faut encore, c'est des lèvres.

— Je n'ose vous demander de quelles lèvres il s'agit.

— Mais vous êtes infect, ma parole ! Je vous parle des lèvres qui servent à refermer la bouche, compris ? Immonde individu !

— Bon. Définition des lèvres ?

— Les lèvres ont deux rôles. D'abord, elles font de la parole un acte sensuel. Avez-vous déjà imaginé ce que serait la parole sans les lèvres ? Ce serait quelque chose de bêtement froid, d'une sécheresse sans nuances, comme les propos d'un huissier de justice. Mais le deuxième rôle est encore beaucoup plus important : les lèvres servent à fermer la bouche sur ce qui ne doit pas être dit. La main aussi a ses lèvres, celles qui l'empêchent d'écrire ce qui ne doit pas l'être. C'est démesurément indispensable. Des écrivains bourrés de talent, de couilles et de bitte ont raté leur oeuvre pour avoir dit des choses qu'ils ne devaient pas dire.

— Venant de vous, ces paroles m'étonnent : vous n'êtes pas du style à vous autocensurer.

— Qui vous parle d'autocensure ? Les choses à ne pas dire ne sont pas forcément les choses sales, au contraire. Il faut toujours raconter les saletés qu'on a en soi : c'est sain, c'est gai, c'est tonique. Non, les choses à ne pas dire sont d'un autre ordre — et ne vous attendez pas à ce que je vous l'explique, puisque ce sont précisément des choses à ne pas dire.

— Me voilà bien avancé.

— Ne vous avais-je pas prévenu, tout à l'heure, que mon métier consiste à ne pas répondre aux questions ? Changez de métier, mon vieux.

— Ne pas répondre aux questions, cela fait également partie du rôle des lèvres, n'est-ce pas ?

— Pas seulement des lèvres, des couilles aussi. Il faut des couilles pour ne pas répondre à certaines questions.

— Plume, couilles, bitte, lèvres, c'est tout ?

— Non, il faut encore 1'oreille et la main.

— L'oreille, c'est pour entendre ?

— Cela s'entend. Vous êtes génial, jeune homme. En fait, l'oreille est la caisse de résonance des lèvres. C'est le gueuloir intérieur. Flaubert était bien coquet avec son gueuloir, mais s'imaginait-il vraiment qu'on allait le croire ? Il le savait, qu'il était inutile de gueuler les mots : les mots gueulent tout seuls. Il suffit de les écouter en soi.

— Et la main ?

La main, c'est pour jouir. [3] C'est atrocement important. Si un écrivain ne jouit pas, alors il doit s'arrêter à l'instant. Écrire sans jouir, c'est immoral. L'écriture porte déjà en elle tous les germes de l'immoralité. La seule excuse de l'écrivain, c'est sa jouissance. Un écrivain qui ne jouirait pas, ce serait quelque chose d'aussi dégueulasse qu'un salaud qui violerait une petite fille sans même jouir, qui violerait pour violer, pour faire un mal gratuit.

p. 70

— Cela ne se compare pas. L'écriture n'est pas si nocive.

— Vous ne savez pas ce que vous dites. Évidemment, comme vous ne m'avez pas lu, vous ne pouvez pas savoir. L'écriture fout la merde à tous les niveaux : pensez aux arbres qu'il a fallu abattre pour le papier, aux emplacements qu'il a fallu trouver pour stocker les livres, au fric que leur impression a coûté, au fric que ça coûtera aux éventuels lecteurs, à l'ennui que ces malheureux éprouveront à les lire, à la mauvaise conscience des misérables qui les achèteront et n'auront pas le courage de les lire, à la tristesse des gentils imbéciles qui les liront sans les comprendre, enfin et surtout à la fatuité des conversations qui feront suite à leur lecture ou à leur non-lecture. Et j'en passe ! Alors, n'allez pas me dire que l'écriture n'est pas nocive.

— Mais enfin, vous ne pouvez pas exclure à 100 % la possibilité de tomber sur un ou deux lecteurs qui vous comprendront réellement, ne serait-ce que par intermittence. Ces éclairs de connivence profonde avec ces quelques individus ne suffisent-ils pas à faire de l'écriture un acte bénéfique ?

— Vous déraisonnez ! Je ne sais si ces individus existent, mais s'ils existent, c'est à eux que mes écrits peuvent nuire le plus. De quoi croyez-vous que je parle dans mes livres ? Vous vous imaginez peut-être que je raconte la bonté des humains et le bonheur de vivre ? Où diable allez-vous chercher que me comprendre rend heureux ? Au contraire !

— La connivence, même dans le désespoir, n'est-elle pas agréable ?

— Vous trouvez ça agréable, vous, de savoir que vous êtes aussi désespéré que votre voisin ? Moi, je trouve ça encore plus triste.

— En ce cas, pourquoi écrire ? Pourquoi chercher à communiquer ?

— Attention, ne mélangez pas : écrire, ce n'est pas chercher à communiquer. Vous me demandez pourquoi écrire, et je vous réponds très strictement et très exclusivement ceci : pour jouir. Autrement dit, s'il n'y a pas de jouissance, il est impératif d'arrêter.

p. 74

— Oseriez-vous dire que la littérature n'a rien à voir avec les sentiments ?

— Voyez-vous, jeune homme, je crois que nous n'avons pas la même conception du mot « sentiment ». Pour moi, vouloir casser la gueule à quelqu'un, c'est un sentiment. Pour vous, pleurer dans la rubrique « Courrier du coeur » d'un magazine féminin, c'est un sentiment.

— Et pour vous, qu'est-ce que c'est ?

— Pour moi, c'est un état d'âme, c'est-à-dire une jolie histoire bourrée de mauvaise foi qu'on se raconte pour avoir l'impression d'accéder à la dignité d'être humain, pour se persuader que, même au moment où on fait caca, on est empli de spiritualité. Ce sont surtout les femmes qui inventent les états d'âme, parce que le genre de travail qu'elles font laisse la tête libre. Or une des caractéristiques de notre espèce est que notre cerveau se croit toujours obligé de fonctionner, même quand il ne sert à rien : ce déplorable inconvénient technique est à l'origine de toutes nos misères humaines. Plutôt que de se laisser aller à une noble inaction, à un repos élégant, tel le serpent endormi au soleil, le cerveau de la ménagère, furieux de ne pas lui être utile, se met à sécréter des scénarios débiles et prétentieux — d'autant plus prétentieux que la tâche de la ménagère lui paraîtra basse. C'est d'autant plus bête qu'il n'y a rien de bas à passer l'aspirateur ou à récurer les chiottes : ce sont des choses qu'il faut faire, voilà tout. Mais les femmes s'imaginent toujours qu'elles sont sur terre pour quelque mission aristocratique. La plupart des hommes aussi, d'ailleurs, avec moins d'obstination cependant, parce qu'on leur occupe le cerveau à l'aide de comptabilité, d'avancement, de délation et de déclaration d'impôts, ce qui laisse moins la place aux élucubrations.

— Je crois que vous retardez un peu. Les femmes aussi travaillent, à présent, et ont des soucis identiques aux hommes.

— Que vous êtes naïf ! Elles font semblant. Les tiroirs de leurs bureaux regorgent de vernis à ongles et de magazines féminins. Les femmes actuelles sont encore pires que les ménagères d'antan qui, elles au moins, servaient à quelque chose. Aujourd'hui, elles passent leur temps à discuter avec leurs collègues de sujets aussi substantiels que leurs problèmes de coeur et de calories, ce qui revient exactement au même. Quand elles s'ennuient trop, elles se font sauter par leurs supérieurs, ce qui leur procure l'ivresse délicieuse de foutre la merde dans la vie des autres. Ça, pour une femme, c'est la plus belle promotion. Quand une femme détruit la vie d'un autre, elle considère cet exploit comme la preuve suprême de sa spiritualité. « Je fous la merde, donc j'ai une âme », ainsi raisonne-t-elle.

— À vous entendre, on jurerait que vous avez un compte à régler avec les femmes.

— Et comment ! C'est l'une d'entre elles qui m'a donné la vie, alors que je ne lui avais rien demandé.

[...]

[...] Mais un homme a été aussi pour quelque chose dans votre naissance.

— Je n'aime pas les hommes non plus, vous savez.

p. 78

[...] Un journaliste est fortement indiscret — c'est son métier — mais il sait jusqu'où il ne doit pas aller.

— Vous parlez à la troisième personne, maintenant ?

— Je parle au nom de tous les journalistes.

— Voilà bien le réflexe de caste, typique des couards.

p. 80

[...] La solitude est un bienfait si elle m'éloigne de votre fange. Ma vie est moche, mais je la préfère à la vôtre. Partez, monsieur : je viens de finir ma tirade, alors, ayez le sens de la mise en scène, ayez le bon goût de partir.

— [...]

[...] On ne devrait jamais rencontrer les écrivains.

p. 164

[...] la seule vraie mort, qui est l'oubli.

[1] Amélie Nothomb, Hygiène de l'assassin, Albin Michel © 1992.

Prétextat Tach, prix Nobel de littérature, n'a plus que deux mois à vivre. Des journalistes du monde entier sollicitent des interviews de l'écrivain que sa misanthropie tient reclus depuis des années. Quatre seulement vont le rencontrer, dont il se jouera selon une dialectique où la mauvaise foi et la logique se télescopent. La cinquième lui tiendra tête, il se prendra au jeu. Si ce roman est presque entièrement dialogué, c'est qu'aucune forme ne s'apparente autant à la torture. Les échanges, de simples interviews, virent peu à peu à l'interrogatoire, à un duel sans merci où se dessine alors un homme différent, en proie aux secrets les plus sombres. Dans ce premier roman d'une extraordinaire intensité, Amélie Nothomb manie la cruauté, le cynisme et l'ambiguïté avec un talent accompli.

[2] [On peut songer ici aux trois maximes de Gorgias :
1. Rien n'existe.
2. Même si quelque chose existe, on ne peut le connaître.
3. Même si l'on peut le connaître, on ne peut l'exprimer.
(Note F. B.)]

[3] [Voir Barthes, Écrire, c'est jouir (Note F. B.)]

Philo5
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