LES VRAIS PENSEURS 

Guy Sorman

Fayard © 1989

Épilogue

 

Marvin Minsky, le fondateur de la science cognitive, m'a fait observer que le cerveau de l'homme n'avait pas été créé pour comprendre l'Univers, mais pour remplir une toute autre fonction [1]. Il est donc naturel que cet Univers nous demeure mystérieux et il est tout à fait extraordinaire qu'il nous soit compréhensible — jusqu'à un certain point.

Déterminisme vs indétermination

Ainsi le débat entre le déterminisme et l'indétermination — l'ordre et le chaos, pour reprendre l'expression d'Ilya Prigogine, le hasard et la nécessité, avait écrit Jacques Monod — reste-t-il l'interrogation centrale de la connaissance contemporaine.

Selon Prigogine, l'Univers est parcouru par la « flèche du temps » : les phénomènes ne se reproduisent jamais à l'identique et deviennent imprévisibles par définition. Kimura ajoute que les espèces vivantes sont elles-mêmes le produit hasardeux d'une gigantesque loterie génétique. Pour ces tenants — majoritaires — de l'aléatoire, en même temps que la connaissance progresse, la science perd toute capacité de prévoir. Cette ignorance prospective n'affecte pas désormais que les sciences, c'est la notion toute entière d'un futur lisible qui disparaît du champ de la réflexion générale : l'avenir n'est plus écrit nulle part.

L'innée vs l'acquis

Un deuxième débat, qui traverse les disciplines, oppose les théoriciens de l'inné à ceux de l'acquis. Les premiers gagnent du terrain, ce qui conduit à de déchirantes révisions philosophiques. Noam Chomsky ou Edward Wilson font valoir que bien des traits humains essentiels — le langage, la culture — ne sont pas des attitudes apprises, mais codées dans nos gènes. Chaque homme nouveau ne serait pas une page blanche ouverte à l'influence de ses parents, de ses maîtres et du progrès éventuel, mais un être déjà programmé. Le débat porte désormais sur l'ampleur de cette programmation, plus que sur son principe. La part de la nature héritée en chacun de nous progresse au rythme de la découverte scientifique et au détriment de notre prétention à n'être que culture. Tel est, me semble-t-il, pour chacun d'entre nous, l'apport le plus neuf et le plus déstabilisant de cette enquête. Il faut cependant comprendre la biologie comme une contrainte et non pas une fatalité ; notre nature consiste aussi à maîtriser la Nature.

Physique vs métaphysique

Troisième grand débat qui ressort de ces entretiens : la physique et la métaphysique restent totalement distinctes. Très rares sont les penseurs qui tentent encore de faire une synthèse, comme Claude Tresmontant en se réclamant de Teilhard de Chardin. La spécialisation par discipline a, dans l'ensemble, enfermé chaque penseur dans son mystère fondamental. Dieu n'est donc pas plus au bout du télescope qu'à celui du microscope, ni dans l'infiniment grand, ni dans l'infiniment petit. La connaissance scientifique contredit totalement la lecture élémentaire de n'importe quel texte sacré, mais elle ne répond à aucune de leurs interrogations essentielles. Voilà pourquoi des hommes de foi comme René Girard aux États-Unis, ou Zhao Fusan en Chine puisent dans la modernité, au contraire du scepticisme que l'on pourrait attendre, de nouvelles raisons de croire et d'espérer.

Le progrès est en panne

Quatrième thème, le plus surprenant de tous, me semble-t-il, à ressortir de cette enquête : le Progrès est en panne et plus personne, en cette fin de siècle, n'y croit. L'idée même en est déconsidérée. Je veux dire par là que plus personne ne croit que les améliorations des techniques débouchent sur le progrès moral ou social. Le siècle témoigne effectivement du contraire, et l'idéal positiviste ne s'en remet pas. Par contrecoup, toute politique qui prétend améliorer le sort des hommes en plaquant sur une société des plans supposés intelligents et scientifiques, fait faillite. À quatre-vingt-dix ans, l'économiste anglais Hayek constate le succès de son postulat selon lequel « l'ordre spontané est toujours supérieur à l'ordre décrété ». Dans la pratique, cela explique pourquoi la volonté de libération l'emporte partout, à des degrés divers, sur les politiques autoritaires. Mais le progressisme n'est pas en panne seulement en politique. Il l'est aussi dans les sciences.

Certes, toute science progresse par définition, puisqu'on a décidé arbitrairement d'appeler science ce qui progresse. Mais à l'intérieur de ce champ-là, les théories explicatives de la Nature s'épuisent. Aux grandes percées conceptuelles des années vingt, comme la relativité et la mécanique quantique, a succédé l'incertitude qu'exprime bien la « science du chaos » définie par Prigogine — ce que René Thom considère plutôt comme le « chaos de la science ». Les savants, ajoute Thom, se contentent d'accumuler des observations grâce à des instruments de plus en plus perfectionnés. Mais ils ne comprennent rien de plus à ce qu'ils observent : la science, selon lui, est devenue un « cimetière de faits ». Voilà pourquoi, ajoute-t-il, nous ne constatons plus aucun progrès réel à l'échelle individuelle. Qu'il s'agisse de la médecine ou des communications, nos grands-parents et nos parents ont connu plus de changements que nous. Désormais, nous bénéficions de quelques progrès quantitatifs, mais d'aucun progrès qualitatif. Si le progrès réel est en panne, c'est parce que la science observe et qu'elle ne pense plus.

Même si cette analyse de Thom paraît excessive, elle attire justement l'attention sur la nécessité de la théorie en toute chose. La théorie, le système sont comme nous l'a expliqué Claude Lévi-Strauss des lunettes indispensables pour espérer entr'apercevoir la réalité matérielle, naturelle ou sociale. Chacun de nos penseurs se fonde d'ailleurs sur un système. Mais gardons aussi en mémoire, avec Isaiah Berlin, que tout système, toute théorie entrave dans un premier temps, et se périme dans un second. Aucun système ne contient donc la vérité, et s'il est indispensable d'en avoir un, il faut savoir aussi le rejeter quand l'usage révèle ses imperfections. Ceux qui s'enferment dans un système périmé ne sont plus que des idéologues. Comment se défait-on des idéologies ? En attendant qu'une autre théorie la remplace. L'attente peut-être longue, car il n'y a pas là d'autre nécessité historique que l'apparition de nouveaux penseurs : un phénomène tout à fait aléatoire, lui aussi.

Relativisme vs vérités éternelles

Malgré toutes ces incertitudes, la passion de l'absolu hante l'humanité et connaît même un regain en cette fin de siècle. Le cinquième grand débat, en effet, tel qu'il se dégage de ces entretiens, oppose les tenants du relativisme à ceux des vérités éternelles. Dans le premier camp, il est logique de retrouver un anthropologue comme Lévi-Strauss : à l'écoute des civilisations primitives, il a introduit le respect de la pensée sauvage et l'humilité culturelle. Dans le deuxième camp, pour Karl Popper en philosophie, pour Ernst Gombrich en art, ou pour Isaiah Berlin en politique, le relativisme n'aurait été qu'une passagère manifestation de faiblesse intellectuelle. Tous trois nous invitent à nous ressaisir. À ces chasseurs d'absolu philosophique j'ajouterai ceux qui, comme Swaminathan ou Octavio Paz, s'attachent à sortir l'humanité de la pauvreté de masse et de la servitude. Car, selon eux aussi, il existe une vérité et une seule pour assurer la prospérité culturelle, économique ou politique : c'est le respect de la liberté individuelle et de la propriété privée. Voici des notions bourgeoises qui, deux siècles exactement après leur naissance révolutionnaire [2], renouent avec leur ambition universaliste et corrodent, en ce moment, jusqu'au fondement des sociétés totalitaires.

Mais ne nous berçons pas d'illusions ! Si le débat ne porte plus sur la supériorité de la liberté économique et de la démocratie, ce n'est pas pour autant que celles-ci vont l'emporter : les manières concrètes pour sortir des systèmes bureaucratiques et surmonter la passivité de peuples colonisés par leurs propres gouvernements restent totalement à inventer. Pareille réflexion sur la méthode libérale et démocratique me semble d'autant plus urgente que ce qui tient lieu de politique pour notre temps, y compris dans les « démocraties », emprunte le plus souvent d'autres chemins que ceux de la connaissance.

Guy Sorman

Paris, mai 1989

[1] C'est aussi l'opinion d'Henri Laborit « Un cerveau ça ne sert pas à penser, mais ça sert à agir. », disait-il dans le fim Mon oncle d'Amérique d'Alain Resnais en 1980.

[2] [Révolution française 1789 – Guy Sorman 1989]

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