LES VRAIS PENSEURS 

Guy Sorman

Fayard © 1989

Noam Chomsky

1928 —

Linguiste américain
 

4. Culture — Langage

En 1957, paraît aux États-Unis Structures syntaxiques. C'est une révolution dans la linguistique, dominée par les structuralistes. Chomsky, alors assistant au Massachusetts Institute of Technology, élabore le concept d'une grammaire innée (grammaire générative), arguant que l'aptitude au langage est un système biologique, comme peut l'être la vision.

L'aptitude du langage est un système biologique, comme la croissance du corps ; il ne relève pas de l'enseignement.

Ce qu'un journaliste parisien écrit, à quelques rares exceptions près, est ce qu'il a voulu entendre, et ce que j'ai effectivement dit est pour lui de peu d'importance, dit Chomsky.

« Nous parlons comme nous voyons ; nous n'apprenons pas notre langue, elle est innée, inscrite dans notre biologie.» Depuis cette « révolution chomskyenne », la linguistique est devenue une science à part entière. Son but est de découvrir les règles universelles du langage.

Toutes les langues reposent en fait sur une seule grammaire universelle, et la structure des langues que l'homme est susceptible de parler est limitée. Pourquoi ? Parce que nous sommes conditionnés par notre patrimoine génétique. « Notre biologie ne nous permet pas de produire ou de combiner n'importe quel sons, car le langage est le produit de notre évolution naturelle.» Exemple : aucune langue ne distingue les phonèmes u et i si elle ne possède pas un phonème a auquel s'opposent ensemble les deux autres. Autre exemple : de nombreuses langues marquent le pluriel en ajoutant au mot un phonème supplémentaire ; aucune ne fait l'inverse. Mais l'originalité, chez l'homme — différent en cela de toutes les autres espèces « parlantes » —, c'est qu'avec des moyens limités, son esprit peut engendrer un nombre infini de combinaisons. En langage « chomskyen », notre grammaire est dite 'générative' ; c'est la base de notre liberté d'expression et de compréhension.

C'est un fait que toutes les langues peuvent s'apprendre et se traduire dans une autre langue. Aucune difficulté de traduction n'est insurmontable au sein de l'espèce humaine. À l'inverse, si notre humanité entrait en contact avec des « extraterrestres » constitués autrement que nous sur le plan biologique, nous ne pourrions certainement pas les comprendre ; la communication orale serait probablement impossible dans la mesure où celle-ci est conditionnée par notre nature.

Ce ne sont pas les adultes qui apprennent à parler à leurs enfants ; les enfants savent parler comme ils savent voir ou comme l'oiseau sait voler. L'adulte ne fait que stimuler l'enfant : il l'oriente vers une certaine langue, dans le cadre contraignant de la grammaire universelle. Seule une absence totale d'exposition au langage pourrait empêcher un enfant de parler. Le fait est, dit Chomsky, que tous les enfants savent parler. « Je ne peux pas vous apporter des preuves, précise Chomsky, je ne peux que citer des faits. Il n'y a pas de 'preuves' en science, il n'y a que des faits. Seuls les mathématiciens "prouvent..." »

Chaque fois qu'un enfant apprend un mot, il intègre simultanément un ensemble de connaissances. Exemple : lorsqu'un enfant apprend à dire « une personne », il découvre rapidement ce qu'est une personne, même si celle-ci vieillit ou si on lui coupe un bras ou une jambe. Un enfant « sait » cela sans qu'on le lui enseigne parce que la capacité d'interpréter la réalité fait partie de notre patrimoine génétique. Le mot « personne » est une notion qui appartient à notre « langue primitive ». De plus, dès qu'il parle, un enfant applique spontanément les règles de grammaire très complexes qu'on ne lui a jamais enseignées. Le langage relève donc de la biologie, comme la croissance du corps ; il ne relève pas de l'enseignement.

L'apprentissage de la langue coïncide avec les étapes de notre développement physique. La langue est donc organique, et non pas intellectuelle. Chomsky a observé des expériences menées avec des enfants aveugles qui démontrent que la cécité ne retarde pas l'acquisition du langage, même pour apprendre les couleurs. Les enfants, aveugles ou clairvoyants, utilisent tous, spontanément, les couleurs comme des adjectifs. Bien entendu, par la suite, seul les clairvoyants appliquent ces adjectifs aux situations réelles.

« Diderot, rappelle Chomsky, expliquait que le français était la langue des sciences dans la mesure où l'ordre des mots y correspondrait à l'ordre de la pensée naturelle ; par contraste, il estimait que l'allemand était la langue de la littérature.» Ce genre de considérations se retrouve à toutes les époques, dans toutes les civilisations et n'a pas d'autre fondement que le chauvinisme. L'absence de supériorité d'une langue est d'autant plus évidente dans le cas du français ou de l'anglais, souligne Chomsky : l'un, pas plus que l'autre, n'existe en tant que tel ; ces deux langues se sont constituées en « ramassant » des mots épars dans toutes les autres langues à l'occasion de victoires ou de défaites politiques. Ce que nous appelons ordinairement une langue n'est « pas un phénomène linguistique ; ce ne sont que des notions sociopolitiques ».

De même, en l'état actuel de nos connaissances, rien ne permet de croire qu'un mode de pensée puisse être influencé par la langue. Aucune langue ne semble conduire à un comportement particulier.

On ne peut pas dire non plus que certaines langues soient particulièrement difficiles. Le japonais, par exemple, ne présente aucun caractère inusuel, et ses structures sont semblables à celles des langues européennes. Un enfant japonais apprend sa langue avec la même dextérité qu'un enfant français la sienne, sans qu'on puisse dire que l'un est plus capable ou plus intelligent que l'autre. Si, d'aventure, une langue devenait trop complexe, les enfants élimineraient cette complexité, car ce sont eux qui recréent la langue à chaque génération. Aucune langue, précise encore Chomsky, ne peut évoluer au point de devenir trop difficile pour qu'un enfant l'apprenne, sinon cette langue disparaîtrait en tant que telle au bout d'une génération. C'est pourquoi aucune langue n'est plus compliquée qu'une autre, et aucune n'évolue vers plus de complexité.

Parce qu'elles sont innées, toutes les langues, dès leur origine, sont uniformément complexes. Cela, dit Chomsky, est frappant lorsqu'on étudie les langues des aborigènes d'Australie. Ces peuples, que l'on qualifie de primitifs, ont une langue qui n'est simple ni dans son vocabulaire, ni dans sa grammaire. Comme tous les peuples pré-technologiques, les aborigènes parlent une langue d'une extrême richesse, particulièrement développée pour classifier les éléments naturels ou les systèmes de parenté [1]. De très nombreux mots des langues primitives n'ont pas d'équivalents, dans les langues « civilisées », celles-ci étant plus pauvres dès qu'il s'agit de traduire la Nature ou les sensations. Par conséquent, souligne Chomsky, « aucune langue n'est compliquée, aucune n'est étrange, et aucune n'est primitive ».

Les intellectuels « progressistes » sont opposés au déterminisme biologique non parce qu'ils sont des savants, mais parce qu'ils sont des « managers idéologiques », des propagateurs de doctrines. Les enseignants n'ont aucun intérêt personnel à accepter qu'il existe en chacun de nous une « nature » susceptible de dresser une barrière morale contre leur intervention. Au total, « faire croire que ce qui est inné est réactionnaire n'est qu'une perversion de commissaires intellectuels ou politiques en quête de pouvoir ».

[1] Plus de 150 mots différents pour désigner toutes les formes de nuages possibles ou encore, un terme spécifique pour désigner le lien de parenté de chacune des branches de la famille en remontant et descendant plus de cinq générations.

Philo5
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