NÉOPLATONICIENS 

Plotin

 

Texte fondateur

301

Les Trois hypostases

SOMMAIRE

1. L'Intelligence et l'Être

2. L'Un, la Dyade et le Nombre

3. L'Un immobile génère l'Intelligence qui génère l'Âme

 Rapports des trois hypostases divines

Ne cesse de sculpter ta propre statue

 Avertissement et sommaire du traducteur

1. L'Intelligence et l'Être [1]

Veut-on arriver par une autre voie à reconnaître la dignité de l'Intelligence ? Après avoir admiré le monde sensible en considérant sa grandeur et sa beauté, la régularité éternelle de son mouvement, les dieux visibles ou cachés, les animaux et les plantes qu'il renferme, qu'on s'élève à l'archétype de ce monde, à un monde plus vrai ; qu'on y contemple tous les intelligibles qui sont éternels comme lui et qui y subsistent au sein de la science et de la vie parfaite. Là préside l'Intelligence pure, la Sagesse ineffable ; là se trouve le vrai royaume de Saturne [Cronos], qui n'est autre chose que l'Intelligence pure. Celle-ci embrasse en effet toute essence immortelle, toute intelligence, toute divinité, toute âme ; et tout y est éternel et immuable. Pourquoi l'Intelligence changerait-elle, puisque son état est heureux ? À quoi aspirerait-elle, puisqu'elle a tout en elle-même ? Pourquoi voudrait-elle se développer, puisqu'elle est souverainement parfaite ? Sa perfection est d'autant plus complète qu'elle ne renferme que des choses qui sont parfaites et qu'elle les pense ; et elle les pense, non parce qu'elle cherche à les connaître, mais parce qu'elle les possède. Sa félicité n'a rien de contingent : l'Intelligence possède tout dès l'éternité ; elle est elle-même l'Éternité véritable, dont le Temps offre la mobile image dans la sphère de l'âme. En effet, l'âme a une action successive, divisée par les objets divers qui attirent son attention : elle se représente tantôt Socrate, tantôt un cheval ; elle ne saisit jamais qu'une partie de la réalité, tandis que l'Intelligence embrasse toujours toutes choses simultanément. L'Intelligence possède donc toutes choses immobiles dans l'identité. Elle est : il n'y a jamais pour elle que le présent ; point de futur : car elle est déjà ce qu'elle peut être plus tard ; point de passé : car nulle des choses intelligibles ne passe ; toutes subsistent dans un éternel présent, toutes restent identiques, satisfaites de leur état actuel. Chacune est intelligence et être ; toutes ensemble, elles sont l'Intelligence universelle, l'Être universel.

L'Intelligence existe [comme intelligence] parce qu'elle pense l'Être. L'Être existe [comme Être] parce que, étant pensé, il fait exister et penser l'Intelligence. Il y a donc une autre chose qui fait penser l'Intelligence et exister l'Être, et qui est par conséquent principe commun de tous deux : car ils sont contemporains dans l'existence, ils sont consubstantiels et ne peuvent se manquer l'un à l'autre. Comme l'Intelligence et l'Être constituent une dualité, leur principe commun est cette unité consubstantielle qu'ils forment et qui est simultanément l'Être et l'Intelligence, le sujet pensant et l'objet pensé : l'Intelligence, comme sujet pensant ; l'Être, comme objet pensé : car la pensée implique à la fois différence et identité. Les premiers principes sont donc l'Être, l'Intelligence, l'Identité et la Différence ; il faut y joindre le Mouvement et le Repos. Le repos est la condition de l'identité ; le mouvement est la condition de la pensée, puisque celle-ci suppose la différence du sujet pensant et de l'objet pensé, et qu'elle est muette si on la réduit à l'unité. Les éléments de la pensée [le sujet et l'objet] doivent ainsi être dans un rapport de différence, mais aussi dans un rapport d'identité, parce qu'ils forment une unité consubstantielle, et qu'il y a quelque chose de commun dans tout ce qui dérive d'eux. La différence d'ailleurs n'est pas ici autre chose que la distinction. La pluralité que forment les éléments de la pensée constitue la Quantité et le Nombre ; et le caractère propre à chaque élément, la Qualité. De ces premiers principes [qui sont les genres de l'être] dérivent toutes choses.

2. L'Un, la Dyade et le Nombre [2]

Ainsi, l'âme humaine est pleine de cette Divinité [de l'Intelligence] ; elle y est rattachée par ces essences, si elle ne s'éloigne pas d'elle. Elle approche d'elle, et, ramenée à l'unité, elle se demande : Qui a engendré cette Divinité ? — C'est Celui qui est simple, qui est antérieur à toute multiplicité, qui donne à l'Intelligence son existence et sa multiplicité, qui produit le Nombre par conséquent : car le Nombre n'est pas une chose primitive ; l'Un est antérieur à la Dyade. Celle-ci ne tient que le second rang : elle est engendrée et définie par l'Un, indéterminée qu'elle est par elle-même. Une fois définie, elle est nombre en tant qu'elle est essence. Car [à ce titre] l'Âme aussi est un nombre.

D'ailleurs, toute chose qui est une masse ou une grandeur ne saurait occuper le premier rang dans la nature ; il faut regarder comme inférieurs ces objets grossiers que la sensation prend pour des êtres. Dans les semences, ce n'est pas l'élément humide qu'il faut estimer, mais le principe invisible, le nombre et la raison [séminale]. Nous nommons ici nombre et dyade les raisons [idées] et l'Intelligence. La dyade est indéterminée en tant qu'elle joue le rôle de substratum [par rapport à l'Un]. Le nombre qui dérive de la dyade et de l'Un constitue toute espèce d'idée, en sorte que l'Intelligence a une forme qui est déterminée par les idées engendrées dans son sein. Elle tient sa forme, en une façon de l'Un, et en une autre façon, d'elle-même, semblable à la vue qui est en acte. La pensée, c'est la vue en acte, et ces deux choses [la faculté et l'acte] n'en font qu'une.

3. L'Un immobile génère l'Intelligence qui génère l'Âme [3]

Comment l'Intelligence voit-elle et qui voit-elle ? Comment est-elle sortie et née de l'Un, de manière qu'elle puisse le voir ? Car maintenant l'âme comprend qu'il est nécessaire que ces principes existent. Elle désire résoudre ce problème souvent posé chez les anciens sages : Si l'Un a la nature que nous lui avons assignée, comment tout tient-il de lui sa substance, la multitude, la dyade, le nombre ? Pourquoi n'est-il pas resté en lui-même, et a-t-il laissé ainsi découler de lui la multiplicité qu'on voit dans les êtres et que nous voulons ramener à lui ? Nous allons le dire. Invoquons d'abord Dieu même, non en prononçant des paroles, mais en élevant notre âme jusqu'à lui par la prière ; or, la seule manière de le prier, c'est de nous avancer solitairement vers l'Un, qui est solitaire. Pour contempler l'Un, il faut se recueillir dans son for intérieur, comme dans un temple, et y demeurer tranquille, en extase, puis considérer les statues qui sont pour ainsi dire placées dehors [l'Âme et l'Intelligence], et avant tout la statue qui brille au premier rang [l'Un], en la contemplant de la manière que sa nature exige.

Il est nécessaire que tout être qui est mû ait un but vers lequel il soit mû ; nous devons donc admettre que ce qui n'a pas de but vers lequel il soit mû reste immobile, et que ce qui naît de ce principe doit en naître sans que jamais ce principe cesse d'être tourné vers lui-même. Éloignons de notre esprit l'idée d'une génération opérée dans le temps : il s'agit ici de choses éternelles ; en leur appliquant le terme de génération, nous voulons seulement établir entre elles un rapport d'ordre et de causalité. Ce qui est engendré par l'Un doit être engendré par lui sans que l'Un soit mû ; s'il était mû, ce qui est engendré par lui tiendrait, par suite de ce mouvement, le troisième rang au lieu du second [serait l'Âme au lieu d'être l'Intelligence]. Donc, puisque l'Un est immobile, c'est sans consentement, sans volonté, sans aucune espèce de mouvement qu'il produit l'hypostase qui tient le second rang. Comment donc faut-il concevoir la génération de l'Intelligence par cette cause immobile ? C'est le rayonnement d'une lumière qui s'en échappe sans troubler sa quiétude, semblable à la splendeur qui émane perpétuellement du soleil sans qu'il sorte de son repos, et qui l'environne sans le quitter. Ainsi toutes les choses, tant qu'elles persévèrent dans l'être, tirent nécessairement de leur propre essence et produisent au dehors une certaine nature qui dépend de leur puissance et qui est l'image de l'archétype dont elle provient. Ainsi le feu répand la chaleur hors de lui ; la neige répand le froid. Les parfums donnent un exemple frappant de ce fait : tant qu'ils durent, ils émettent des exhalaisons auxquelles participe tout ce qui les entoure. Tout ce qui est arrivé à son point de perfection engendre quelque chose. Ce qui est éternellement parfait engendre éternellement, et ce qu'il engendre est éternel, mais inférieur au principe générateur. Que faut-il donc penser de Celui qui est souverainement parfait ? N'engendre-t-il pas ? Tout au contraire, il engendre ce qu'il y a de plus grand après lui. Or, ce qu'il y a de plus parfait après lui, c'est le principe qui tient le second rang, l'Intelligence. L'Intelligence contemple l'Un, et n'a besoin que de lui ; mais l'Un n'a pas besoin de l'Intelligence. Ce qui est engendré par le Principe supérieur à l'Intelligence ne peut être que l'Intelligence : car elle est ce qu'il y a de meilleur après l'Un, puisqu'elle est supérieure à tous les autres êtres. L'Âme est en effet le verbe et l'acte de l'Intelligence, comme l'Intelligence est le verbe et l'acte de l'Un. Mais l'Âme est un verbe obscur. Étant l'image de l'Intelligence, elle doit contempler l'Intelligence, comme celle-ci doit, pour subsister, contempler l'Un. Si l'Intelligence contemple l'Un, ce n'est pas qu'elle s'en trouve séparée, c'est seulement parce qu'elle est après lui. Il n'y a nul intermédiaire entre l'Un et l'Intelligence, non plus qu'entre l'Intelligence et l'Âme. Tout être engendré désire s'unir au principe qui l'engendre, et il l'aime, surtout quand Celui qui engendre et Celui qui est engendré sont seuls. Or, quand Celui qui engendre est souverainement parfait, Celui qui est engendré doit lui être si étroitement uni qu'il n'en soit séparé que sous ce rapport qu'il en est distinct.

Rapports des trois hypostases divines  [4]

L'Intelligence est, disons-nous, l'image de l'Un. Expliquons cette assertion. Elle en est l'image parce qu'elle est sous un certain rapport nécessairement engendrée par lui, qu'elle a beaucoup de la nature de son Père, et qu'elle lui ressemble comme la lumière ressemble au soleil. Mais l'Un n'est pas intelligence ; comment l'hypostase engendrée par l'Un peut-elle donc être l'Intelligence ? C'est que, par sa conversion vers l'Un, elle le voit ; or cette vision constitue l'Intelligence. Toute faculté qui perçoit un autre être est sensation ou intelligence : la sensation est semblable à la ligne droite, et l'intelligence, au cercle. Toutefois, le cercle est divisible, et l'Intelligence est indivisible : elle est une, mais, en même temps qu'elle est une, elle est la puissance de toutes choses. Or la pensée considère toutes ces choses [dont l'Intelligence est la puissance] en se séparant en quelque sorte de cette puissance ; sinon, l'Intelligence n'existerait pas. En effet, l'Intelligence a conscience de ce que peut sa puissance, et cette conscience constitue son essence. Par conséquent, l'Intelligence détermine son essence par elle-même, au moyen de la puissance qu'elle tient de l'Un, et, en même temps, elle voit que son essence est une partie des choses qui appartiennent à l'Un et qui en procèdent ; elle voit qu'elle doit toute sa force à l'Un, que c'est par lui qu'elle a le privilège d'être une essence ; elle voit qu'étant elle-même divisible, elle tient de l'Un, qui est indivisible, toutes les choses qu'elle possède, la vie, la pensée, parce que l'Un n'est aucune de ces choses. Tout dérive en effet de l'Un parce qu'il n'est pas contenu dans une forme déterminée ; il est l'Un simplement, tandis que dans l'ordre des êtres l'Intelligence est toutes choses. Aussi l'Un n'est-il aucune des choses que contient l'Intelligence ; il est seulement le principe dont elles procèdent toutes ; voilà pourquoi elles sont des essences : car elles sont déjà déterminées, et chacune a une sorte de forme. L'Être doit être contemplé, non dans l'indétermination, mais au contraire dans la détermination et le repos. Or, le repos consiste pour les intelligibles dans la détermination et la forme par lesquelles ils subsistent.

L'Intelligence qui mérite d'être appelée l'Intelligence la plus pure n'a donc pu naître que du Premier principe. Elle a dû, dès sa naissance, engendrer tous les êtres, toute la beauté des idées, tous les dieux intelligibles : car elle est pleine des choses qu'elle a engendrées ; elle les dévore, en ce sens qu'elle les retient en elle-même, qu'elle ne les laisse pas tomber dans la matière ni être nourries par Rhéa. C'est ce que font entendre les mystères et les mythes : « Saturne [Cronos], est-il dit, le plus sage des dieux, naquit avant Jupiter [Zeus] et il dévorait ses enfants. » Saturne [Cronos] représente ici l'Intelligence pleine de ses conceptions et parfaitement pure. — Ils ajoutent : « Jupiter [Zeus], dès qu'il fut grand, engendra à son tour. » — L'Intelligence, dès qu'elle est parfaite, engendre l'Âme, par cela même qu'elle est parfaite et qu'une si grande puissance ne doit pas rester stérile. Ici encore l'être engendré devait être inférieur à son principe, en représenter l'image, être par lui-même indéterminé, puis être déterminé et formé par le principe qui l'engendre. Ce que l'Intelligence engendre, c'est une raison, une hypostase dont l'essence est de raisonner. Celle-ci se meut autour de l'Intelligence ; elle est la lumière qui l'entoure, le rayon qui en jaillit. D'un côté, elle est liée à l'Intelligence, elle s'en remplit, elle en jouit, elle y participe, elle en tient ses opérations intellectuelles ; d'un autre côté, elle est en contact avec les choses inférieures, ou plutôt, elle les engendre. Étant ainsi engendrées par l'Âme, ces choses sont nécessairement moins bonnes qu'elles, comme nous l'expliquerons plus loin. À l'Âme finit l'ordre des choses divines.

Ne cesse de sculpter ta propre statue  [5]

— Mais que voit cette vision intérieure ?

— Dès qu'elle est réveillée, elle n'est pas du tout capable de voir les objets éclatants. Il faut donc commencer par habituer l'âme elle-même à voir les « belles occupations », puis les beaux travaux, non pas ceux des techniques, mais ceux des hommes de bien comme on les appelle. Alors, elle pourra voir l'âme de ceux qui accomplissent ces « beaux travaux ».

— Comment donc pourras-tu voir la sorte de beauté que possède l'âme bonne ?

— Retourne en toi-même et vois. Et si tu ne vois pas encore ta propre beauté, fais comme le fabriquant qui doit rendre une statue belle : il enlève ceci, efface cela, polit et nettoie jusqu'à ce qu'une belle apparence se dégage de la statue ; de même pour toi, enlève le superflu, redresse ce qui est tordu et, purifiant tout ce qui est ténébreux, travaille à être resplendissant. Ne cesse de sculpter ta propre statue jusqu'à ce que brille en toi la splendeur divine de la vertu et que tu voies la tempérance qui siège sur son « auguste trône ». Si tu es devenu cela et que tu te vois dans une telle disposition, alors tu es devenu pur et il n'y a plus aucun obstacle qui s'opposerait à devenir ainsi un ; tu n'as plus dans ton rapport à toi-même un autre élément qui se mélange à toi, mais tu seras devenu alors entièrement une unique et authentique lumière ; elle n'est pas mesurée par une grandeur ou un contour qui en limiterait l'éclat en l'amoindrissant ou, au contraire, par son illimitation, en pourrait augmenter l'ampleur : elle est absolument sans mesure, comme peut l'être ce qui est plus grand que toute mesure et supérieur à toute quantité. Si tu deviens cela, tu pourras te voir. Étant devenu une vision, aie confiance en toi, car, même ici-bas, tu es dès à présent parvenu à monter et tu n'as plus besoin qu'on te montre le chemin ; le regard tendu, vois ! C'est lui, en effet, ce regard, le seul oeil qui puisse voir la grandeur du beau. Et si cet oeil arrive jusqu'à cette contemplation alors qu'il est chassieux à cause des vices, impur ou faible, n'étant pas du tout capable, à cause de sa lâcheté, de voir les splendeurs, il ne verra rien, pas même si un autre lui montre ce qui est là et qui peut être vu. Celui qui voit, en effet, doit s'être rendu apparenté et semblable à ce qui est vu, pour parvenir à la contemplation. Assurément, jamais l'oeil ne verrait le soleil sans être devenu de la même nature que le soleil, et l'âme ne pourrait voir le beau, sans être devenue belle.

Qu'il soit d'abord totalement divin et totalement beau, celui qui doit contempler le dieu et la beauté. En s'élevant, en effet, il arrivera d'abord à l'Intellect où toutes les Formes seront belles et il dira alors que c'est cela le beau : les Idées. Toutes les choses sont belles grâce à elles, elles qui sont les rejetons de l'Intellect. Ce qui est au-delà du beau, nous disons que c'est le bien qui place au-devant de lui le beau.

[1] Plotin, Traité 10, [4] (Ennéades V, 1), Des trois hypostases principales.
Extrait de Les ennéades de Plotin Tome 3, Hachette, Paris, 1861, traduction Marie-Nicolas Bouillet, pp. 9-11. (Télécharger le livre)

[2] Ibid., [5], pp. 11-12.

[3] Ibid., [6], pp. 12-15.

[4] Ibid., [7], pp. 15-18.

[5] Plotin, Traité 1-6, GF Flammarion © 2002, pp. 78-79.

Avertissement et sommaire du traducteur (Ibid., pp. VI, XVII, XVIII.)

AVERTISSEMENT

Les questions traitées dans [...] la Ve et la VIe Ennéade sont plus particulièrement propres au Néoplatonisme, et, quoique vieilles de plus de quinze siècles, elles sont encore presque entièrement neuves pour notre âge. Il s'agit ici en effet des trois hypostases divines, c'est-à-dire de la trinité néoplatonicienne, des rapports que ces hypostases ont entre elles et avec le monde, de la manière dont elles procèdent les unes des autres et dont elles engendrent tout ce qui existe ; il s'agit du monde intelligible, c'est-à-dire des idées, des rapports que ces idées ont avec les êtres réels et avec les individus ; il s'agit des genres de l'être, qui sont, au sens platonicien, les éléments essentiels des substances ; il s'agit du Bien en soi, de l'Un absolu, c'est-à-dire de Dieu envisagé dans ce qui constitue son essence la plus intime ; il s'agit enfin de la communication des âmes avec Dieu, des moyens de s'unir à lui, en un mot de la vision de Dieu, le but le plus élevé et le degré suprême de la béatitude pour les philosophes néoplatoniciens.

CINQUIÈME ENNÉADE
sommaire

La cinquième Ennéade est consacrée à l'exposition générale de la théorie des trois hypostases divines. Elle traite plus spécialement de l'intelligence.

LIVRE PREMIER
DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPALES

(1.) Pour concevoir Dieu, il faut que l'âme, se détachant des objets extérieurs, rentre en elle-même et examine sa propre nature ; par là, elle voit qu'ayant une étroite affinité avec les choses divines, elle peut et elle doit chercher à les connaître.

(2.) Affranchie des liens du corps et plongée dans un recueillement profond, elle réfléchira alors que c'est l'Âme universelle qui, sans se mêler aux êtres contenus dans le monde, leur communique la forme, le mouvement et la vie. Elle se représentera donc la grande Âme, toujours entière et indivisible, pénétrant intimement le grand corps immense dont sa présence vivifie et embellit toutes les parties.

(3.-5.) Mais l'Âme elle-même, malgré sa dignité, procède d'un principe supérieur dont elle tient sa puissance intellectuelle : ce principe est l'Intelligence divine, parfaite, immuable, éternelle, qui renferme toutes les idées, et est ainsi l'archétype du monde sensible : car la nature de l'Intelligence est de penser, et, en se pensant elle-même, elle pense toutes les essences intelligibles, parce qu'elles ne font avec elle qu'une seule et même chose. Par là, l'Intelligence constitue les genres de l'être, principes de toutes choses, et les nombres, qui sont identiques aux idées.

(5.-7.) Quoique, dans l'Intelligence, le sujet pensant et l'objet pensé soient identiques, il y a là encore une dualité, et notre âme, en remontant de cause en cause, ne peut s'arrêter qu'à la conception d'un principe parfaitement simple. Se recueillant donc dans son for intérieur, elle s'élèvera de l'Intelligence à l'Un absolu. L'Un est en effet le principe suprême. Il est le Père de l'Intelligence parce qu'il lui est supérieur, que celle-ci est son verbe, son acte et son image. L'Intelligence est l'image de l'Un en ce sens qu'en se tournant vers lui elle le voit, et que, par cette vision, elle se détermine elle-même, en vertu de la puissance qu'elle reçoit son principe ; c'est encore par cette puissance qu'elle possède en elle-même toutes les idées, ainsi que le font entendre les mythes et les mystères dans ce qu'ils enseignent an sujet de Saturne [Cronos], de Jupiter [Zeus] et de Rhéa.

Il y a donc trois hypostases divines, qui sont, dans leur ordre de perfection, l'Un, l'Intelligence, l'Âme : de toute éternité l'Un engendre l'Intelligence, et l'Intelligence engendre l'Âme, parce qu'aucune puissance parfaite ne saurait rester stérile.

(8.-9.) Cette théorie des trois hypostases est conforme à la doctrine des anciens sages, de Parménide, d'Anaxagore, d'Héraclite et d'Empédocle. Platon indique nettement les trois principes dans plusieurs de ses écrits. Quant à Aristote, il méconnaît la distinction de l'Un et de l'Intelligence, et la théorie qu'il donne des moteurs intelligibles soulève plusieurs objections. Cette question de la nature des intelligibles est de la plus haute importance ; c'est pour cela que Pythagore et ses disciples s'en sont tous occupés.

(10.-11.) Les trois principes n'existent pas seulement dans l'univers ; ils existent encore en nous, ils constituent en nous l'homme intérieur. En effet, notre âme est une essence immatérielle, et par là elle participe à l'Âme universelle. Ensuite, comme elle juge, comme elle raisonne, et qu'elle ne saurait raisonner sans avoir des principes immuables, il faut que nous ayons en nous l'Intelligence, parce que c'est d'elle que l'âme tire ces principes immuables. Enfin, comme nous ne saurions posséder en nous l'Intelligence sans posséder également en nous sa cause, qui est l'Un, nous jouissons de la présence de l'Un, nous le touchons en quelque sorte par le fond le plus intime de notre être, et nous sommes édifiés en lui dès que nous nous tournons vers lui.

(12.) L'Un et l'Intelligence exercent toujours leur action sur nous ; mais il arrive souvent que leur action n'est point perçue parce que nous ne lui prêtons pas notre attention. Il faut donc fermer nos sens à tous les bruits qui les assiègent pour écouter les voix qui viennent d'en haut.

Philo5
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