STOÏCIENS 

Cicéron

 

Texte fondateur

~ 43 av. J.-C.

Loi naturelle,
plaisirs des sens et mort

SOMMAIRE

Loi naturelle

Plaisir des sens

La mort

Loi naturelle [1]

Il existe une loi conforme à la nature, commune à tous les hommes, raisonnable et éternelle, qui nous commande la vertu et nous défend l'injustice. Cette loi n'est pas de celles qu'il est permis d'enfreindre et d'éluder, ou qui peuvent être changées entièrement. Ni le peuple, ni les magistrats, n'ont le pouvoir de délier des obligations qu'elle impose. Elle n'est pas autre à Rome, autre à Athènes, ni différente aujourd'hui de ce qu'elle sera demain ; universelle, inflexible, toujours la même, elle embrasse toutes les nations et tous les siècles.

Cette loi, on ne peut l'infirmer par d'autres lois, ni la rapporter en quelque partie, ni l'abroger en entier ; il n'est ni sénatus-consulte, ni plébiscite qui puisse délier de l'obéissance que nous lui devons ; elle n'a pas besoin du secours d'un interprète qui l'explique et la commente à nos âmes.

Plaisir des sens [2]

[ Cicéron, qui n'avait que 63 ans lorsqu'il écrivit ce texte, attribua ses propos à Marcus Caton l'Ancien (Marcus Porcius Cato (~-234—~-149)) lui donnant l'âge de 83 ans, celui-ci s'adressant à Scipion (Cornelius Scipio Aemilianus (~-185—~-129)), 38 ans, et à son ami Lélius (Caius Laelius) ]

CATON. [...]

9. À l'évidence, Scipion et Lélius, les armes les mieux adaptées de la vieillesse, ce sont les connaissances et la pratique des vertus qui, exercées à tout âge, quand on a vécu longtemps et pleinement, produisent des fruits merveilleux : non seulement elles ne font jamais défaut, même dans les derniers temps de la vie (ce qui est déjà très important), mais aussi parce que la conscience d'avoir bien mené sa vie et le souvenir d'avoir bien agi sont très agréables.

[...]

15. En tout cas, quand je fais le tour de la question, je trouve quatre raisons qui font paraître la vieillesse déplorable ; la première, c'est qu'elle écarte des affaire ; la seconde, qu'elle affaiblit le corps ; la troisième, qu'elle prive de presque tous les plaisirs ; et la quatrième, qu'elle est proche de la mort. Si vous voulez, voyons dans quelle mesure chacune de ces raisons est juste.

[...]

XII. 39. Vient ensuite le troisième reproche qu'on adresse à la vieillesse : elle n'offre plus, paraît-il, les plaisirs des sens : quel magnifique présent de l'âge, qui nous ôte ce qu'il y a de pire dans la jeunesse ! Écoutez donc, excellents jeunes gens, le discours que tenait autrefois Architas de Tarente, un homme d'une importance exceptionnelle ; je l'ai recueilli quand j'étais à Tarente avec Quintes Maximus. Selon lui, aucun fléau plus mortel que le plaisir du corps n'a été donné à l'homme par la nature ; ses désirs insatiables sont incités à l'obtenir, aveuglément et sans frein.

40. Voilà pourquoi on trahit la patrie, pourquoi on renverse les états, pourquoi on traite clandestinement avec l'ennemi ; aucun forfait, aucun crime enfin qui n'ait été engagé sans l'influence de la recherche du plaisir sensuel. Les débauches, les adultères, tous les scandales du même ordre ne se produisent par aucun autre attrait que celui du plaisir sensuel. La nature, ou bien quelque dieu, n'avait rien apporté de meilleur à l'homme que l'intelligence : rien n'est aussi nuisible à ce présent et à ce don divin que le plaisir sensuel.

41. Quand la débauche domine, il n'y a pas de place pour la modération ; et sous le règne du plaisir, la valeur morale ne peut en aucun cas subsister. Pour que ce soit plus facile à imaginer, Architas invitait à se représenter un homme saisi du plus grand plaisir qu'il soit possible d'éprouver: selon lui, il n'était douteux pour personne que tant qu'il ressentirait ce plaisir, il ne pourrait mettre en oeuvre aucune activité intellectuelle, aucun jugement, aucune réflexion. Rien n'est donc aussi détestable ni aussi funeste que le plaisir sensuel puisque, quand il est trop important ou trop long, il éteint toute lumière spirituelle. Ces paroles, Architas les a prononcées devant Caius Pontius le Samnite, le père de celui qui battit les consuls Spurius Postumius et Titus Veturius à la bataille de Sodium : c'est ce que mentionnait Néarchus de Tarente, notre hôte, grand ami du peuple romain ; il l'avait appris de ses ancêtres ; l'Athénien Platon aurait participé à cette conversation : d'après mes recherches, il est venu à Tarente quand Lucius Camillus et Appius Claudius étaient consuls.

42. Pourquoi tout ceci ? Pour que vous compreniez que, si nous ne pouvons pas repousser le plaisir par la raison et la sagesse, nous devons une grande reconnaissance à la vieillesse qui fait qu'on n'éprouve pas de plaisir à ce qui n'est pas convenable. Car le plaisir est un obstacle à la réflexion, s'oppose à la raison, obstrue pour ainsi dire les yeux de l'esprit et n'a aucun lien avec la vertu. J'ai fait à contrecoeur expulser du sénat, sept ans après son consulat, Lucius Flaminius, le frère de l'excellent Titus Flaminius ; j'ai considéré qu'il fallait condamner sa vie déréglée : alors qu'il était consul en Gaule, au cours d'un banquet, il a été entraîné par une prostituée à exécuter à la hache un des prisonniers enchaînés condamnés à la peine capitale. Tant que son frère était censeur, juste avant que j'exerce cette charge, il a échappé aux poursuites. Mais Flaccus et moi n'avons pu en aucune manière approuver un dérèglement si scandaleux et si pervers qui alliait son infamie personnelle au déshonneur pour sa fonction officielle.

43. J'ai souvent [entendu] raconter ceci par mes ancêtres, qui disaient l'avoir appris des leurs quand ils étaient enfants : Cabus Fabricius s'étonnait souvent, quand il était ambassadeur auprès du roi Pyrrhus, de ce que racontait Cinéas le Thessalien ; il y avait à Athènes un homme qui se prétendait philosophe et qui disait que toutes nos actions doivent être orientées vers le plaisir des sens. Quand Manlius Curius et Tibérius Coruncanius entendaient ces paroles, ils souhaitaient que les Samnites et Pyrrhus s'en persuadent afin que, s'étant livrés au plaisir, ils fussent d'autant plus facilement vaincus ! Manlius avait côtoyé Publius Décius qui s'était sacrifié pour l'État pendant son quatrième consulat, cinq ans avant le consulat de Curius. Fabricius le connaissait, Coruncanius le connaissait. Tous deux, tant à partir de leur propre vie qu'à partir de l'acte de ce Décius dont je parle, croyaient qu'il existait évidemment quelque chose de beau et d'exceptionnel par nature, que tous les honnêtes gens doivent rechercher et suivre clairement, dans le mépris et la condamnation du plaisir.

44. Mais pourquoi parler autant du plaisir ? Parce qu'en ne regrettant vivement aucun plaisir, la vieillesse ne mérite aucun reproche, mais se montre au contraire digne de toutes les louanges. Elle ne connaît pas les banquets, les tables somptueuses, le vin qui coule à flots ; elle ne connaît donc pas l'ivrognerie, les aigreurs d'estomac et le manque de sommeil. Mais s'il faut accorder quelque chose au plaisir, puisqu'il ne nous est pas si facile de s'opposer à ses charmes — Platon nomme divinement le plaisir « appât des maux », parce que les hommes s'y laissent prendre comme des poissons — même si la vieillesse ignore les banquets sans retenue, elle peut néanmoins trouver du plaisir à des réceptions raisonnables. Dans mon enfance, j'ai souvent vu le vieux Caius Duellius, le fils de Marcus qui le premier a vaincu les Carthaginois sur mer, revenir d'un dîner ; il aimait les torches de cire et le joueur de flûte qui l'accompagnait, plaisirs sans autre exemple chez un simple particulier : voilà toute la licence que lui donnait sa gloire !

45. Mais pourquoi parler des autres ? Je reviens maintenant à moi-même. D'abord, j'ai toujours eu des amis ; ces amitiés se sont construites quand j'étais questeur, au moment où on a inauguré le culte d'Ida dédié à la Grande Mère. Nous passions des soirées entre amis, dans une grande modération, tout en ressentant une certaine ardeur due à notre âge ; quand le temps passe, les choses s'apaisent de jour en jour. Et je ne mesurais pas moins l'agrément des banquets à la rencontre avec mes amis et aux conversations qu'aux plaisirs des sens : nos ancêtres ont eu raison de nommer le fait de s'installer à table avec des amis assemblée de « convives », parce que c'est un rassemblement de vies ; c'est mieux en tout cas que les Grecs qui parlent tantôt de « réunion de buveurs », tantôt de « réunion de mangeurs », paraissant ainsi accorder la plus grande importance à ce qui, dans ce domaine, en a le moins.

XIV. 46. En vérité c'est aussi grâce aux charmes de la conversation que j'aime les festins prolongés, et pas seulement avec les gens de mon âge, qui ne sont plus bien nombreux, mais aussi avec vous et les gens de votre génération ; j'ai beaucoup de reconnaissance pour la vieillesse qui a accru mon vif désir de converser et m'a débarrassé de celui de boire et de manger. S'il y a quelqu'un que ces plaisirs attirent (je ne veux pas paraître avoir déclaré une guerre acharnée au plaisir, dont il existe peut-être une limite), je ne crois pas que la vieillesse manque de sensibilité, même dans ces plaisirs-là. Ce qui me plaît en fait, ce sont à la fois ces leçons qui nous viennent de nos ancêtres, cette conversation, la coupe à la main, qui selon la mode ancienne part du convive le plus important, et les coupes de petite taille, bues à petites gorgées, comme dans le Banquet de Xénophon, et la fraîcheur des soirs d'été et le soleil et la chaleur du foyer qui se succèdent en hiver ; en tout cas voilà quelle est mon habitude en pays sabin : chaque jour j'organise avec mes voisins une soirée que nous passons à parler de toutes sortes de choses le plus tard possible dans la nuit.

47. Mais le chatouillement des plaisirs n'est pas si grand chez les vieillards ; je le crois, et en plus, ils n'en ont pas le regret. Or rien n'est pénible de ce qui n'inspire pas le regret. Sophocle l'a bien dit à un homme qui lui demandait si, à son âge avancé, il pratiquait les plaisirs de l'amour : « Grâce aux dieux, c'est avec plaisir que j'ai échappé à cela comme à un maître grossier et violent. » Car pour les gens qui désirent cela il est peut-être désagréable et pénible d'en être privés, mais pour ceux qui en sont lassés et saturés, il est plus agréable d'en être privé que d'en jouir. D'ailleurs, il n'en est pas privé, celui qui n'en éprouve pas le regret. C'est pourquoi je dis qu'il est plus agréable de ne rien en regretter.

La mort [3]

66. Quant à la cupidité, je me demande à quoi elle rime dans la vieillesse : qu'y a-t-il de plus absurde que de vouloir d'autant plus de provisions de route qu'on a moins de chemin à parcourir ?

XIX. Il reste le quatrième point, qui semble prendre notre âge à la gorge et l'inquiéter au plus haut point : l'approche de la mort, qui évidemment ne peut pas être bien loin de la vieillesse. Ô malheureux vieillard, qui n'a pas su voir que dans une si longue vie, il fallait mépriser la mort ! Si elle fait totalement disparaître l'esprit, il ne faut pas s'en préoccuper du tout ; si elle l'emmène dans un lieu où il connaîtra l'éternité, il faut la souhaiter ; il n'y a pas de troisième terme.

67. Que devrais-je donc craindre, si je ne suis pas misérable après la mort, ou même si je dois être heureux ? D'ailleurs qui est assez bête, si jeune soit-il, pour être certain de vivre jusqu'au soir ? Bien plus, la jeunesse rencontre beaucoup plus d'occasions de mourir que nous ; les jeunes tombent plus facilement malades, ils souffrent plus gravement, on les soigne plus difficilement. Ainsi peu d'entre eux parviennent à la vieillesse ; s'il n'en était pas ainsi, on vivrait mieux, plus sagement ; l'intelligence, la raison, la réflexion sont les qualités du vieillard : s'il ne les avait pas eues, aucune cité n'aurait pu exister. Mais revenons à la menace de la mort : en quoi est-elle un reproche à adresser à la vieillesse quand on voit qu'elle partage cette réalité avec la jeunesse ?

[...]

71. Le fruit de la vieillesse, comme je l'ai dit souvent, est le souvenir et l'abondance des choses bien acquises auparavant. Or tout ce qui advient selon la nature est à considérer comme un bien. Et qu'y a-t-il de plus conforme à la nature, pour les vieillards, que de mourir ? Il arrive aussi que les jeunes gens meurent, malgré la nature, et contre elle. Selon moi, les jeunes meurent alors comme la force de la flamme succombe à un déluge ; les vieillards, eux, meurent comme un feu qui s'éteint de soi-même, sans qu'intervienne aucune force. Les fruits des arbres, quand ils sont verts, ne s'arrachent pas facilement, mais ils tombent quand ils sont mûrs. Ainsi c'est la violence qui ôte la vie aux jeunes gens, et la maturité qui l'ôte aux vieillards. Cette maturité m'est si agréable que j'ai l'impression, à mesure que je m'approche de la mort, de voir la terre et d'être bientôt sur le point d'arriver au port après un long voyage.

[...]

76. À ce qu'il me semble, en tout cas, la satiété de tous les attachements amène la satiété de la vie. Il y a les attachements précis de l'enfance : les jeunes gens les regrettent-ils ? D'autres concernent la jeunesse : l'âge adulte, qu'on appelle aussi intermédiaire, les recherche-t-il encore ? D'autres sont propres à l'âge adulte : on ne les poursuit plus dans la vieillesse. Il y a enfin les attachements ultimes, propres à la vieillesse ; les attachements des âges précédents disparaissent : ainsi disparaissent également ceux de la vieillesse. Et quand cela se produit, la satiété de la vie amène à maturité le moment de mourir.

[...]

XXIII. 82. [...] Personne ne pourra jamais me persuader, Scipion, que ton père Paulus, tes deux aïeux Paulus et l'Africain, le père de l'Africain, son oncle, ou beaucoup d'hommes de premier plan dont il n'est pas utile de dresser la liste, se sont efforcés de demeurer dans la mémoire de la postérité s'ils ne pensaient pas que, grâce à leur âme, la postérité s'attacherait à eux. Penses-tu donc que, pour me vanter à la façon des vieillards, j'aurais entrepris de si grands travaux, de jour comme de nuit, ici ou à l'extérieur, si j'avais dû borner ma gloire aux limites de la vie ? N'était-il pas bien plus agréable de vivre une vie inactive et tranquille, dépourvue de peines et d'efforts ? Mais mon âme, s'élevant je ne sais comment, tendait toujours ainsi vers la postérité, comme si en quittant la vie, elle allait enfin commencer à vivre. Si en tout cas il était vrai que les âmes ne soient pas immortelles, les âmes de tous les hommes les plus éminents ne se dirigeraient pas si ardemment vers l'immortalité et la gloire.

[...]

85. Voilà pourquoi, Scipion (c'est en effet cela que tu disais admirer souvent avec Lélius), la vieillesse m'est légère, pas seulement facile à supporter, elle est aussi agréable. Et si je me trompe en croyant que les âmes humaines sont immortelles, je me trompe avec plaisir : tant que je suis vivant, je ne veux pas que cette erreur dont je tire du plaisir me soit arrachée. Si au contraire, comme le pensent certains philosophes sans grand crédit, je ne ressentais rien une fois mort, je ne craindrais pas les moqueries des philosophes morts à l'égard de mon erreur. Et si nous ne devons pas être immortels, il est cependant souhaitable que l'homme s'éteigne au bon moment. Car la nature détermine la limite de la vie, comme de tout le reste. Or la vieillesse est pour ainsi dire le dernier acte de la vie, comme d'une pièce ; nous devons en fuir la lassitude, surtout quand est venue s'y ajouter la satiété. Voilà ce que j'avais à dire de la vieillesse : puissiez-vous y parvenir en éprouvant par votre expérience ce que vous m'avez entendu en dire.

[1] Marcus Tullius Cicero, De Republica, III, ~-43 av. J.-C.
Alfred Fouillée, Extraits des grands Philosophes, Librairie Delagrave, 1938, p. 117.
Extrait de F.-J. Thonnard, Extraits des grands philosophes, Desclée & Cie © 1963, p. 156.

[2] Marcus Tullius Cicero, La vieillesse (De Senectute), ~-43, traduction Vincent Ravasse © 2003.

[3] Ibid.

Philo5
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