XXe SIÈCLE 

Henri Bergson

 

Texte fondateur

1900-1939

Instinct, Intelligence et Intuition

SOMMAIRE

Intelligence et intuition

Instinct et intelligence

L'intuition bergsonienne

Les deux formes de la mémoire : l'habitude et le souvenir

La conscience, le langage et le monde

La durée

Le possible et le réel [Remodelage constant du passé par le présent]

L'élan vital

Dieu des mystiques et Dieu des philosophes

Nature de Dieu

Intelligence et intuition[1]

Qu'est-ce que l'intelligence ? La manière humaine de penser. Elle nous a été donnée, comme l'instinct à l'abeille, pour diriger notre conduite. La nature nous ayant destinés à utiliser et à maîtriser la matière, l'intelligence n'évolue avec facilité que dans l'espace et ne se sent à son aise que dans l'inorganisé. Originellement, elle tend à la fabrication : elle se manifeste par une activité qui prélude à l'art mécanique et par un langage qui annonce la science — tout le reste de la mentalité primitive étant croyance et tradition.

Le développement normal de l'intelligence s'effectue donc dans la direction de la science et de la technicité. Une mécanique encore grossière suscite une mathématique encore imprécise : celle-ci, devenue scientifique et faisant alors surgir les autres sciences autour d'elle, perfectionne indéfiniment l'art mécanique. Science et art nous introduisent ainsi dans l'intimité d'une matière que l'une pense et que l'autre manipule. De ce côté, l'intelligence finirait, en principe, par toucher un absolu. Elle serait alors complètement elle-même. Vague au début, parce qu'elle n'était qu'un pressentiment de la matière, elle se dessine d'autant plus nettement elle-même qu'elle connaît la matière plus précisément. Mais, précise ou vague, elle est l'attention que l'esprit prête à la matière.

Comment donc l'esprit serait-il encore intelligence quand il se retourne sur lui-même ? On peut donner aux choses le nom qu'on veut, et je ne vois pas grand inconvénient, je le répète, à ce que la connaissance de l'esprit par l'esprit s'appelle encore intelligence, si l'on y tient. Mais il faudra spécifier alors qu'il y a deux fonctions intellectuelles, inverses l'une de l'autre, car l'esprit ne pense l'esprit qu'en remontant la pente des habitudes contractées au contact de la matière, et ces habitudes sont ce qu'on appelle couramment les tendances intellectuelles. Ne vaut-il pas mieux alors désigner par un autre nom une fonction qui n'est certes pas ce qu'on appelle ordinairement intelligence ? Nous disons que c'est de l'intuition. Elle représente l'attention que l'esprit se prête à lui-même, par surcroît, tandis qu'il se fixe sur la matière, son objet. Cette attention supplémentaire peut être méthodiquement cultivée et développée. Ainsi se constituera une science de l'esprit, une métaphysique véritable, qui définira l'esprit positivement au lieu de nier simplement de lui tout ce que nous savons de la matière.

En comprenant ainsi la métaphysique, en assignant à l'intuition la connaissance de l'esprit, nous ne retirons rien à l'intelligence, car nous prétendons que la métaphysique qui était oeuvre d'intelligence pure éliminait le temps, que dès lors elle niait l'esprit ou le définissait par des négations : cette connaissance toute négative de l'esprit, nous la laisserons volontiers à l'intelligence si l'intelligence tient à la garder ; nous prétendons seulement qu'il y en a une autre. Sur aucun point, donc, nous ne diminuons l'intelligence : nous ne la chassons d'aucun des terrains qu'elle occupait jusqu'à présent ; et, là où elle est tout à fait chez elle, nous lui attribuons une puissance que la philosophie moderne lui a généralement contestée. Seulement, à côté d'elle, nous constatons l'existence d'une autre faculté, capable d'une autre espèce de connaissance. Nous avons ainsi, d'une part, la science et l'art mécanique, qui relèvent de l'intelligence pure : de l'autre, la métaphysique, qui fait appel à l'intuition. Entre ces deux extrémités viendront alors se placer les sciences de la vie morale, de la vie sociale, et même de la vie organique, celles-ci plus intellectuelles, celles-là plus intuitives. Mais, intuitive ou intellectuelle, la connaissance sera marquée au sceau de la précision.

Instinct et intelligence[2]

Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber[3]. En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et, d'en varier indéfiniment la fabrication.

Maintenant, un animal inintelligent possède-t-il aussi des outils ou des machines ? Oui, certes, mais ici l'instrument fait partie du corps qui l'utilise. Et, correspondant à cet instrument, il y a un instinct qui sait s'en servir. Sans doute il s'en faut que tous les instincts consistent dans une faculté naturelle d'utiliser un mécanisme inné. [...] Mais cette définition de l'instinct, comme celle que nous donnons provisoirement de l'intelligence, détermine tout au moins la limite idéale vers laquelle s'acheminent les formes très nombreuses de l'objet défini. On a bien souvent fait remarquer que la plupart des instincts sont le prolongement, ou mieux, l'achèvement du travail d'organisation lui-même. Où commence l'activité de l'instinct ? Où finit celle de la nature ? On ne saurait le dire. Dans les métamorphoses de la larve en nymphe et en insecte parfait, métamorphoses qui exigent souvent, de la part de la larve, des démarches appropriées et une espèce d'initiative, il n'y a pas de ligne de démarcation tranchée entre l'instinct de l'animal et le travail organisateur de la matière vivante. On pourra dire, à volonté, que l'instinct organise les instruments dont il va se servir, ou que l'organisation se prolonge dans l'instinct qui doit utiliser l'organe. Les plus merveilleux instincts de l'insecte ne font que développer en mouvements sa structure spéciale, à tel point que, là où la vie sociale divise le travail entre les individus et leur impose ainsi des instincts différents, on observe une différence correspondante de structure : on connaît le polymorphisme des fourmis, des abeilles, des guêpes et de certains pseudonévroptères[4]. Ainsi, à ne considérer que les cas limites où l'on assiste au triomphe complet de l'intelligence et de l'instinct, on trouve entre eux une différence essentielle : l'instinct achevé est une faculté d'utiliser et même de construire des instruments organisés ; l'intelligence achevée est la faculté de fabriquer et d'employer des instruments inorganisés.

Les avantages et les inconvénients de ces deux modes d'activité sautent aux yeux. L'instinct trouve à sa portée l'instrument approprié : cet instrument, qui se fabrique et se répare lui-même, qui présente, comme toutes les oeuvres de la nature, une complexité de détail infinie et une simplicité de fonctionnement merveilleuse, fait tout de suite, au moment voulu, sans difficulté, avec une perfection souvent admirable, ce qu'il est appelé à faire. En revanche, il conserve une structure à peu près invariable, puisque sa modification ne va pas sans une modification de l'espèce. L'instinct est donc nécessairement spécialisé, n'étant que l'utilisation, pour un objet déterminé, d'un instrument déterminé. Au contraire, l'instrument fabriqué intelligemment est un instrument imparfait. Il ne s'obtient qu'au prix d'un effort. Il est presque toujours d'un maniement pénible. Mais, comme il est fait d'une matière inorganisée, il peut prendre une forme quelconque, servir à n'importe quel usage, tirer l'être vivant de toute difficulté nouvelle qui surgit et lui conférer un nombre illimité de pouvoirs. Inférieur à l'instrument naturel pour la satisfaction des besoins immédiats, il a d'autant plus d'avantage sur celui-ci que le besoin est moins pressant. Surtout, il réagit sur la nature de l'être qui l'a fabriqué, car, en l'appelant à exercer une nouvelle fonction, il lui confère, pour ainsi dire, une organisation plus riche, étant un organe artificiel qui prolonge l'organisme naturel. Pour chaque besoin qu'il satisfait, il crée un besoin nouveau, et ainsi, au lieu de fermer, comme l'instinct, le cercle d'action où l'animal va se mouvoir automatiquement, il ouvre à cette activité un champ indéfini où il la pousse de plus en plus loin et la fait de plus en plus libre. Mais cet avantage de l'intelligence sur l'instinct n'apparaît que tard, et lorsque l'intelligence, ayant porté la fabrication à son degré supérieur de puissance, fabrique déjà des machines à fabriquer. Au début, les avantages et les inconvénients de l'instrument fabriqué et de l'instrument naturel se balancent si bien qu'il est difficile de dire lequel des deux assurera à l'être vivant un plus grand empire sur la nature.

[...] Si la force immanente à la vie était une force illimitée, elle eût peut-être développé indéfiniment dans les mêmes organismes l'instinct et l'intelligence. Mais tout paraît indiquer que cette force est finie, et qu'elle s'épuise assez vite en se manifestant. Il lui est difficile d'aller loin dans plusieurs directions à la fois. Il faut qu'elle choisisse. Or, elle a le choix entre deux manières d'agir sur la matière brute. Elle peut fournir cette action immédiatement en se créant un instrument organisé avec lequel elle travaillera ; ou bien elle peut la donner médiatement dans un organisme qui, au lieu de posséder naturellement l'instrument requis, le fabriquera lui-même en façonnant la matière inorganique. De là l'intelligence et l'instinct, qui divergent de plus en plus en se développant, mais qui ne se séparent jamais tout à fait l'un de l'autre. D'un côté, en effet, l'instinct le plus parfait de l'insecte s'accompagne de quelques lueurs d'intelligence, ne fût-ce que dans le choix du lieu, du moment et des matériaux de la construction : quand, par extraordinaire, des abeilles nidifient à l'air libre, elles inventent des dispositifs nouveaux et véritablement intelligents pour s'adapter à ces conditions nouvelles[5]. Mais, d'autre part, l'intelligence a encore plus besoin de l'instinct que l'instinct de l'intelligence, car façonner la matière brute suppose déjà chez l'animal un degré supérieur d'organisation, où il n'a pu s'élever que sur les ailes de l'instinct. Aussi, tandis que la nature a évolué franchement vers l'instinct chez les arthropodes[6], nous assistons, chez presque tous les vertébrés, à la recherche plutôt qu'à l'épanouissement de l'intelligence. C'est encore l'instinct qui forme le substrat de leur activité psychique, mais l'intelligence est là, qui aspire à le supplanter. Elle n'arrive pas à inventer des instruments : du moins s'y essaie-t-elle en exécutant le plus de variations possible sur l'instinct, dont elle voudrait se passer. Elle ne prend tout à fait possession d'elle-même que chez l'homme, et ce triomphe s'affirme par l'insuffisance même des moyens naturels dont l'homme dispose pour se défendre contre ses ennemis, contre le froid et la faim. Cette insuffisance, quand on cherche à en déchiffrer le sens, acquiert la valeur d'un document préhistorique : c'est le congé définitif que l'instinct reçoit de l'intelligence.

Il n'en est pas moins vrai que la nature a dû hésiter entre deux modes d'activité psychique, l'un assuré du succès immédiat, mais limité dans ses effets, l'autre aléatoire, mais dont les conquêtes, s'il arrivait à l'indépendance, pouvaient s'étendre indéfiniment. Le plus grand succès fut d'ailleurs remporté, ici encore, du côté où était le plus gros risque. Instinct et intelligence représentent donc deux solutions divergentes, également élégantes, d'un seul et même problème.

[...]

[...] si l'on envisage dans l'instinct et dans l'intelligence ce qu'ils renferment de connaissance innée, on trouve que cette connaissance innée porte dans le premier cas sur des choses et dans le second sur des rapports.

Les philosophes distinguent entre la matière de notre connaissance et sa forme. La matière est ce qui est donné par les facultés de perception, prises à l'état brut. La forme est l'ensemble des rapports qui s'établissent entre ces matériaux pour constituer une connaissance systématique. La forme, sans matière, peut-elle être déjà l'objet d'une connaissance ? Oui, sans doute, à condition que cette connaissance ressemble moins à une chose possédée qu'à une habitude contractée, moins à un état qu'à une direction ; ce sera, si l'on veut, un certain pli naturel de l'attention. L'écolier, qui sait qu'on va lui dicter une fraction, tire une barre, avant de savoir ce que seront le numérateur et le dénominateur ; il a donc présente à l'esprit la relation générale entre les deux termes, quoiqu'il ne connaisse aucun d'eux ; il connaît la forme sans la matière. Ainsi pour les cadres, antérieurs à toute expérience, où notre expérience vient s'insérer. Adoptons donc ici les mots consacrés par l'usage. Nous donnerons de la distinction entre l'intelligence et l'instinct cette formule plus précise : l'intelligence, dans ce qu'elle a d'inné, est la connaissance d'une forme, l'instinct implique celle d'une matière.

De ce second point de vue, qui est celui de la connaissance et non plus de l'action, la force immanente à la vie en général nous apparaît encore comme un principe limité, en lequel coexistent et se pénètrent réciproquement, au début, deux manières différentes, et même divergentes, de connaître. La première atteint immédiatement, dans leur matérialité même, des objets déterminés. Elle dit : « voici ce qui est ». La seconde n'atteint aucun objet en particulier ; elle n'est qu'une puissance naturelle de rapporter un objet à un objet, ou une partie à une partie, ou un aspect à un aspect, enfin de tirer des conclusions quand on possède des prémisses et d'aller de ce qu'on a appris à ce qu'on ignore. Elle ne dit plus « ceci est »; elle dit seulement que si les conditions sont telles, tel sera le conditionné. Bref, la première connaissance, de nature instinctive, se formulerait dans ce que les philosophes appellent des propositions catégoriques, tandis que la seconde, de nature intellectuelle, s'exprime toujours hypothétiquement. De ces deux facultés, la première semble d'abord bien préférable à l'autre. Et elle le serait en effet, si elle s'étendait à un nombre indéfini d'objets. Mais, en fait, elle ne s'applique jamais qu'à un objet spécial, et même à une partie restreinte de cet objet. Du moins en a-t-elle la connaissance intérieure et pleine, non pas explicite, mais impliquée dans l'action accomplie. La seconde, au contraire, ne possède naturellement qu'une connaissance extérieure et vide, mais, par là même, elle a l'avantage d'apporter un cadre où une infinité d'objets pourront trouver place tour à tour. [...]

[...]

Si l'instinct est, par excellence, la faculté d'utiliser un instrument naturel organisé, il doit envelopper la connaissance innée (virtuelle ou inconsciente, il est vrai) et de cet instrument et de l'objet auquel il s'applique. L'instinct est donc la connaissance innée d'une chose. Mais l'intelligence est la faculté de fabriquer des instruments inorganisés, c'est-à-dire artificiels. Si, par elle, la nature renonce à doter l'être vivant de l'instrument qui lui servira, c'est pour que l'être vivant puisse, selon les circonstances, varier sa fabrication. La fonction essentielle de l'intelligence sera donc de démêler, dans des circonstances quelconques, le moyen de se tirer d'affaire. Elle cherchera ce qui peut le mieux servir, c'est-à-dire s'insérer dans le cadre proposé. Elle portera essentiellement sur les relations entre la situation donnée et les moyens de l'utiliser. Ce qu'elle aura donc d'inné, c'est la tendance à établir des rapports, et cette tendance implique la connaissance naturelle de certaines relations très générales, véritable étoffe que l'activité propre à chaque intelligence taillera en relations plus particulières. Là où l'activité est orientée vers la fabrication, la connaissance porte donc nécessairement sur des rapports. Mais cette connaissance toute formelle de l'intelligence a, sur la connaissance matérielle de l'instinct, un incalculable avantage. Une forme, justement parce qu'elle est vide, peut être remplie tour à tour, à volonté, par un nombre indéfini de choses, même par celles qui ne servent à rien. De sorte qu'une connaissance formelle ne se limite pas à ce qui est pratiquement utile, encore que ce soit en vue de l'utilité pratique qu'elle a fait son apparition dans le monde. Un être intelligent porte en lui de quoi se dépasser lui-même.

Il se dépassera cependant moins qu'il ne le voudrait, moins aussi qu'il ne s'imagine le faire. Le caractère purement formel de l'intelligence la prive du lest dont elle aurait besoin pour se poser sur les objets qui seraient du plus puissant intérêt pour la spéculation. L'instinct, au contraire, aurait la matérialité voulue, mais il est incapable d'aller chercher son objet aussi loin : il ne spécule pas. Nous touchons au point qui intéresse le plus notre présente recherche. La différence que nous allons signaler entre l'instinct et l'intelligence est celle que toute notre analyse tendait à dégager. Nous la formulerions ainsi : Il y a des choses que l'intelligence seule est capable de chercher, mais que, par elle-même, elle ne trouvera jamais. Ces choses, l'instinct seul les trouverait ; mais il ne les cherchera jamais.

[...]

Partons donc de l'action, et posons en principe que l'intelligence vise d'abord à fabriquer. La fabrication s'exerce exclusivement sur la matière brute, en ce sens que, même si elle emploie des matériaux organisés, elle les traite en objets inertes, sans se préoccuper de la vie qui les a informés. De la matière brute elle-même elle ne retient guère que le solide : le reste se dérobe par sa fluidité même. Si donc l'intelligence tend à fabriquer, on peut prévoir que ce qu'il y a de fluide dans le réel lui échappera en partie, et que ce qu'il y a de proprement vital dans le vivant lui échappera tout à fait. Notre intelligence, telle qu'elle sort des mains de la nature, a pour objet principal le solide inorganisé.

[...]

[...] Nous ne sommes à notre aise que dans le discontinu, dans l'immobile, dans le mort. L'intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie. C'est sur la forme même de la vie, au contraire, qu'est moulé l'instinct. Tandis que l'intelligence traite toutes choses mécaniquement, l'instinct procède, si l'on peut parler ainsi, organiquement. Si la conscience qui sommeille en lui se réveillait, s'il s'intériorisait en connaissance au lieu de s'extérioriser en action, si nous savions l'interroger et s'il pouvait répondre, il nous livrerait les secrets les plus intimes de la vie. [...]

[...]

[...] Plus précisément, l'intelligence est, avant tout, la faculté de rapporter un point de l'espace à un autre point de l'espace, un objet matériel à un objet matériel ; elle s'applique à toutes choses, mais en restant en dehors d'elles, et elle n'aperçoit jamais d'une cause profonde que sa diffusion en effets juxtaposés. Quelle que soit la force qui se traduit dans la genèse du système nerveux de la Chenille, nous ne l'atteignons, avec nos yeux et notre intelligence, que comme une juxtaposition de nerfs et de centres nerveux. [...]

L'intuition bergsonienne

[7] L'intuition dont nous parlons porte donc avant tout sur la durée intérieure. Elle saisit une succession qui n'est pas juxtaposition, une croissance par le dedans, le prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l'avenir. C'est la vision directe de l'esprit par l'esprit. Plus rien d'interposé ; point de réfraction à travers le prisme dont une face est espace et dont l'autre est langage. Au lieu d'états contigus à des états, qui deviendront des mots juxtaposés à des mots, voici la continuité indivisible, et par là substantielle, du flux de la vie intérieure. Intuition signifie donc d'abord conscience, mais conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l'objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence.

C'est ensuite de la conscience élargie, pressant sur le bord d'un inconscient qui cède et qui résiste, qui se rend et qui se reprend : à travers des alternances rapides d'obscurité et de lumière, elle nous fait constater que l'inconscient est là ; contre la stricte logique elle affirme que le psychologique a beau être du conscient, il y a néanmoins un inconscient psychologique. — Ne va-t-elle pas plus loin ? N'est-elle que l'intuition de nous-mêmes ? Entre notre conscience et les autres consciences la séparation est moins tranchée qu'entre notre corps et les autres corps, car c'est l'espace qui fait les divisions nettes. La sympathie et l'antipathie irréfléchies, qui sont si souvent divinatrices, témoignent d'une interpénétration possible des consciences humaines. Il y aurait donc des phénomènes d'endosmose psychologique. L'intuition nous introduirait dans la conscience en général. — Mais ne sympathisons-nous qu'avec des consciences ? Si tout être vivant naît, se développe et meurt, si la vie est une évolution et si la durée est ici une réalité, n'y a-t-il pas aussi une intuition du vital, et par conséquent une métaphysique de la vie, qui prolongera la science du vivant ? Certes, la science nous donnera de mieux en mieux la physicochimie de la matière organisée ; mais la cause profonde de l'organisation, dont nous voyons bien qu'elle n'entre ni dans le cadre du pur mécanisme ni dans celui de la finalité proprement dite, qu'elle n'est ni unité pure ni multiplicité distincte, que notre entendement enfin la caractérisera toujours par de simples négations, ne l'atteindrons-nous pas en ressaisissant par la conscience l'élan de vie qui est en nous ?

Allons plus loin encore. Par-delà l'organisation, la matière inorganisée nous apparaît sans doute comme décomposable en systèmes sur lesquels le temps glisse sans y pénétrer, systèmes qui relèvent de la science et auxquels l'entendement s'applique. Mais l'univers matériel, dans son ensemble, fait attendre notre conscience ; il attend lui-même. Ou il dure, ou il est solidaire de notre durée. Qu'il se rattache à l'esprit par ses origines ou par sa fonction, dans un cas comme dans l'autre il relève de l'intuition par tout ce qu'il contient de changement et de mouvement réels. Nous croyons précisément que l'idée de différentielle, ou plutôt de fluxion, fut suggérée à la science par une vision de ce genre. Métaphysique par ses origines, elle est devenue scientifique à mesure qu'elle se faisait rigoureuse, c'est-à-dire exprimable en termes statiques. Bref, le changement pur, la durée réelle, est chose spirituelle ou imprégnée de spiritualité. L'intuition est ce qui atteint l'esprit, la durée, le changement pur. Son domaine propre étant l'esprit, elle voudrait saisir dans les choses, même matérielles, leur participation à la spiritualité, — nous dirions à la divinité, si nous ne savions tout ce qui se mêle encore d'humain à notre conscience, même épurée et spiritualisée. Ce mélange d'humanité est justement ce qui fait que l'effort d'intuition peut s'accomplir à des hauteurs différentes, sur des points différents, et donner dans diverses philosophies des résultats qui ne coïncident pas entre eux, encore qu'ils ne soient nullement inconciliables.

[...]

L'intuition ne se communiquera d'ailleurs que par l'intelligence. Elle est plus qu'idée ; elle devra toutefois, pour se transmettre, chevaucher sur des idées. Du moins s'adressera-t-elle de préférence aux idées les plus concrètes, qu'entoure encore une frange d'images. Comparaisons et métaphores suggéreront ici ce qu'on n'arrivera pas à exprimer. Ce ne sera pas un détour ; on ne fera qu'aller droit au but. Si l'on parlait constamment un langage abstrait, soi-disant « scientifique », on ne donnerait de l'esprit que son imitation par la matière, car les idées abstraites ont été tirées du monde extérieur et impliquent toujours une représentation spatiale : et pourtant on croirait avoir analysé l'esprit. Les idées abstraites toutes seules nous inviteraient donc ici à nous représenter l'esprit sur le modèle de la matière et à le penser par transposition, c'est-à-dire, au sens précis du mot, par métaphore. Ne soyons pas dupes des apparences : il y a des cas où c'est le langage imagé qui parle sciemment au propre, et le langage abstrait qui parle inconsciemment au figuré. Dès que nous abordons le monde spirituel, l'image, si elle ne cherche qu'à suggérer, peut nous donner la vision directe, tandis que le terme abstrait, qui est d'origine spatiale et qui prétend exprimer, nous laisse le plus souvent dans la métaphore.

* * *

[8] La conscience, chez l'homme, est surtout intelligence. Elle aurait pu, elle aurait dû, semble-t-il, être aussi intuition. Intuition et intelligence représentent deux directions opposées du travail conscient : l'intuition marche dans le sens même de la vie, l'intelligence va en sens inverse, et se trouve ainsi tout naturellement réglée sur le mouvement de la matière. Une humanité complète et parfaite serait celle où ces deux formes de l'activité consciente atteindraient leur plein développement. Entre cette humanité et la nôtre on conçoit d'ailleurs bien des intermédiaires possibles, correspondant à tous les degrés imaginables de l'intelligence et de l'intuition. Là est la part de la contingence dans la structure mentale de notre espèce. Une évolution autre eût pu conduire à une humanité ou plus intelligente encore, ou plus intuitive. En fait, dans l'humanité dont nous faisons partie, l'intuition est à peu près complètement sacrifiée à l'intelligence. Il semble qu'à conquérir la matière, et à se reconquérir sur elle-même, la conscience ait dû épuiser le meilleur de sa force. Cette conquête, dans les conditions particulières où elle s'est faite, exigeait que la conscience s'adaptât aux habitudes de la matière et concentrât toute son attention sur elles, enfin se déterminât plus spécialement en intelligence. L'intuition est là cependant, mais vague et surtout discontinue. C'est une lampe presque éteinte, qui ne se ranime que de loin en loin, pour quelques instants à peine. Mais elle se ranime, en somme, là où un intérêt vital est en jeu. Sur notre personnalité, sur notre liberté, sur la place que nous occupons dans l'ensemble de la nature, sur notre origine et peut-être aussi sur notre destinée, elle projette une lumière vacillante et faible, mais qui n'en perce pas moins l'obscurité de la nuit où nous laisse l'intelligence.

De ces intuitions évanouissantes, et qui n'éclairent leur objet que de distance en distance, la philosophie doit s'emparer, d'abord pour les soutenir, ensuite pour les dilater et les raccorder ainsi entre elles. Plus elle avance dans ce travail, plus elle s'aperçoit que l'intuition est l'esprit même et, en un certain sens, la vie même : l'intelligence s'y découpe par un processus imitateur de celui qui a engendré la matière. Ainsi apparaît l'unité de la vie mentale. On ne la reconnaît qu'en se plaçant dans l'intuition pour aller de là à l'intelligence, car de l'intelligence on ne passera jamais à l'intuition.

Les deux formes de la mémoire : l'habitude et le souvenir[9]

J'étudie une leçon, et, pour l'apprendre par coeur, je la lis d'abord en scandant chaque vers ; je la répète ensuite un certain nombre de fois. À chaque lecture nouvelle un progrès s'accomplit ; les mots se lient de mieux en mieux ; ils finissent par s'organiser ensemble. À ce moment précis je sais ma leçon par coeur ; on dit qu'elle est devenue souvenir, qu'elle s'est imprimée dans ma mémoire.

Je cherche maintenant comment la leçon a été apprise, et je me représente les phases par lesquelles j'ai passé tour à tour. Chacune des lectures successives me revient alors à l'esprit avec son individualité propre ; je la revois avec les circonstances qui l'accompagnaient et qui l'encadrent encore ; elle se distingue de celles qui précèdent et de celles qui suivent par la place même qu'elle a occupée dans le temps ; bref, chacune de ces lectures repasse devant moi comme un événement déterminé de mon histoire. On dira encore que ces images sont des souvenirs, qu'elles se sont imprimées dans ma mémoire. On emploie les mêmes mots dans les deux cas. S'agit-il bien de la même chose ?

Le souvenir de la leçon, en tant qu'apprise par coeur, a tous les caractères d'une habitude. Comme l'habitude, il s'acquiert par la répétition d'un même effort. Comme l'habitude, il a exigé la décomposition d'abord, puis la recomposition de l'action totale. Comme tout exercice habituel du corps, enfin, il s'est emmagasiné dans un mécanisme qu'ébranle tout entier une impulsion initiale, dans un système clos de mouvements automatiques, qui se succèdent dans le même ordre et occupent le même temps.

Au contraire, le souvenir de telle lecture particulière, la seconde ou la troisième par exemple, n'a aucun des caractères de l'habitude. L'image s'en est nécessairement imprimée du premier coup dans la mémoire, puisque les autres lectures constituent, par définition même, des souvenirs différents. C'est comme un événement de ma vie ; il a pour essence de porter une date, et de ne pouvoir par conséquent se répéter. Tout ce que les lectures ultérieures y ajouteraient ne ferait qu'en altérer la nature originelle ; et si mon effort pour évoquer cette image devient de plus en plus facile à mesure que je le répète plus souvent, l'image même, envisagée en soi, était nécessairement d'abord ce qu'elle sera toujours.

Dira-t-on que ces deux souvenirs, celui de la lecture et celui de la leçon, diffèrent seulement du plus au moins, que les images successivement développées par chaque lecture se recouvrent entre elles, et que la leçon une fois apprise n'est que l'image composite résultant de la superposition de toutes les autres ? Il est incontestable que chacune des lectures successives diffère surtout de la précédente en ce que la leçon y est mieux sue. Mais il est certain aussi que chacune d'elles, envisagée comme une lecture toujours renouvelée et non comme une leçon de mieux en mieux apprise, se suffit absolument à elle-même, subsiste telle qu'elle s'est produite, et constitue avec toutes les perceptions concomitantes un moment irréductible de mon histoire. On peut même aller plus loin, et dire que la conscience nous révèle entre ces deux genres de souvenirs une différence profonde, une différence de nature. Le souvenir de telle lecture déterminée est une représentation, et une représentation seulement ; il tient dans une intuition de l'esprit que je puis, à mon gré, allonger ou raccourcir ; je lui assigne une durée arbitraire : rien ne m'empêche de l'embrasser tout d'un coup, comme dans un tableau. Au contraire, le souvenir de la leçon apprise, même quand je me borne à répéter cette leçon intérieurement, exige un temps bien déterminé, le même qu'il faut pour développer un à un, ne fût-ce qu'en imagination, tous les mouvements d'articulation nécessaires : ce n'est donc plus une représentation, c'est une action. Et, de fait, la leçon une fois apprise ne porte aucune marque sur elle qui trahisse ses origines et la classe dans le passé ; elle fait partie de mon présent au même titre que mon habitude de marcher ou d'écrire ; elle est vécue, elle est « agie », plutôt qu'elle n'est représentée ; — je pourrais la croire innée, s'il ne me plaisait d'évoquer en même temps, comme autant de représentations, les lectures successives qui m'ont servi à l'apprendre. Ces représentations en sont donc indépendantes, et comme elles ont précédé la leçon sue et récitée, la leçon une fois sue peut aussi se passer d'elles.

La conscience, le langage et le monde[10]

Quel est l'objet de l'art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l'art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l'unisson de la nature. Nos yeux, aidés de notre mémoire, découperaient dans l'espace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. Notre regard saisirait au passage, sculptés dans le marbre vivant du corps humain, des fragments de statue aussi beaux que ceux de la statuaire antique. Nous entendrions chanter au fond de nos âmes, comme une musique quelquefois gaie, plus souvent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre vie intérieure. Tout cela est autour de nous, tout cela est en nous, et pourtant rien de tout cela n'est perçu par nous distinctement. Entre la nature et nous, que dis-je ? entre nous et notre propre conscience, un voile s'interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l'artiste et le poète.

Quelle fée a tissé ce voile ? Fut-ce par malice ou par amitié ? Il fallait vivre, et la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu'elles ont à nos besoins. Vivre consiste à agir. Vivre, c'est n'accepter des objets que l'impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s'obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois voir, j'écoute et je crois entendre, je m'étudie et je crois lire dans le fond de mon coeur. Mais ce que je vois et ce que j'entends du monde extérieur, c'est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même, c'est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l'action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu'une simplification pratique. Dans la vision qu'ils me donnent des choses et de moi-même, les différences inutiles à l'homme sont effacées, les ressemblances utiles à l'homme sont accentuées, des routes me sont tracées à l'avance où mon action s'engagera. Ces routes sont celles où l'humanité entière a passé avant moi. Les choses ont été classées en vue du parti que j'en pourrai tirer. Et c'est cette classification que j'aperçois, beaucoup plus que la couleur et la forme des choses. Sans doute l'homme est déjà très supérieur à l'animal sur ce point. Il est peu probable que l'oeil du loup fasse une différence entre le chevreau et l'agneau ; ce sont là, pour le loup, deux proies identiques, étant également faciles à saisir, également bonnes à dévorer. Nous faisons, nous, une différence entre la chèvre et le mouton ; mais distinguons-nous une chèvre d'une chèvre, un mouton d'un mouton ? L'individualité des choses et des êtres nous échappe toutes les fois qu'il ne nous est pas matériellement utile de l'apercevoir. Et là même où nous la remarquons (comme lorsque nous distinguons un homme d'un autre homme), ce n'est pas l'individualité même que notre oeil saisit, c'est-à-dire une certaine harmonie tout à fait originale de formes et de couleurs, mais seulement un ou deux traits qui faciliteront la reconnaissance pratique.

Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d'autres forces ; et fascinés par l'action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu'elle s'est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes.

La durée[11]

L'existence dont nous sommes le plus assurés et que nous connaissons le mieux est incontestablement la nôtre, car de tous les autres objets nous avons des notions qu'on pourra juger extérieures et superficielles, tandis que nous nous percevons nous-mêmes intérieurement, profondément. Que constatons-nous alors ? Quel est, dans ce cas privilégié, le sens précis du mot « exister » ? Rappelons ici, en deux mots, les conclusions d'un travail antérieur.

Je constate d'abord que je passe d'état en état. J'ai chaud ou j'ai froid, je suis gai ou je suis triste, je travaille ou je ne fais rien, je regarde ce qui m'entoure ou je pense à autre chose. Sensations, sentiments, volitions, représentations, voilà les modifications entre lesquelles mon existence se partage et qui la colorent tour à tour. Je change donc sans cesse. Mais ce n'est pas assez dire. Le changement est bien plus radical qu'on ne le croirait d'abord.

Je parle en effet de chacun de mes états comme s'il formait un bloc. Je dis bien que je change, mais le changement m'a l'air de résider dans le passage d'un état à l'état suivant : de chaque état, pris à part, j'aime à croire qu'il reste ce qu'il est pendant tout le temps qu'il se produit. Pourtant, un léger effort d'attention me révèlerait qu'il n'y a pas d'affection, pas de représentation, pas de volition qui ne se modifie à tout moment, si un état d'âme cessait de varier, sa durée cesserait de couler. Prenons le plus stable des états internes, la perception visuelle d'un objet extérieur immobile. L'objet a beau rester le même, j'ai beau le regarder du même côté, sous le même angle, au même jour : la vision que j'ai n'en diffère pas moins de celle que je viens d'avoir, quand ce ne serait que parce qu'elle a vieilli d'un instant. Ma mémoire est là, qui pousse quelque chose de ce passé dans ce présent. Mon état d'âme, en avançant sur la route du temps, s'enfle continuellement de la durée qu'il ramasse ; il fait, pour ainsi dire, boule de neige avec lui-même. À plus forte raison en est-il ainsi des états plus profondément intérieurs, sensations, affections, désirs, etc., qui ne correspondent pas, comme une simple perception visuelle, à un objet extérieur invariable. Mais il est commode de ne pas faire attention à ce changement ininterrompu, et de ne le remarquer que lorsqu'il devient assez gros pour imprimer au corps une nouvelle attitude, à l'attention une direction nouvelle. À ce moment précis on trouve qu'on a changé d'état. La vérité est qu'on change sans cesse, et que l'état lui-même est déjà du changement.

C'est dire qu'il n'y a pas de différence essentielle entre passer d'un état à un autre et persister dans le même état. Si l'état qui « reste le même » est plus varié qu'on ne le croit, inversement le passage d'un état à un autre ressemble plus qu'on ne se l'imagine à un même état qui se prolonge ; la transition est continue. Mais, précisément parce que nous fermons les yeux sur l'incessante variation de chaque état psychologique, nous sommes obligés, quand la variation est devenue si considérable qu'elle s'impose à notre attention, de parier comme si un nouvel état s'était juxtaposé au précédent. De celui-ci nous supposons qu'il demeure invariable à son tour, et ainsi de suite indéfiniment. L'apparente discontinuité de la vie psychologique tient donc à ce que notre attention se fixe sur elle par une série d'actes discontinus : où il n'y a qu'une pente douce, nous croyons apercevoir, en suivant la ligne brisée de nos actes d'attention, les marches d'un escalier. Il est vrai que notre vie psychologique est pleine d'imprévu. Mille incidents surgissent, qui semblent trancher sur ce qui les précède, ne point se rattacher à ce qui les suit. Mais la discontinuité de leurs apparitions se détache sur la continuité d'un fond où ils se dessinent et auquel ils doivent les intervalles mêmes qui les séparent : ce sont les coups de timbale qui éclatent de loin en loin dans la symphonie. Notre attention se fixe sur eux parce qu'ils l'intéressent davantage, mais chacun d'eux est porté par la masse fluide de notre existence psychologique tout entière. Chacun d'eux n'est que le point le mieux éclairé d'une zone mouvante qui comprend tout ce que nous sentons, pensons, voulons, tout ce que nous sommes enfin à un moment donné. C'est cette zone entière qui constitue, en réalité, notre état. Or, des états ainsi définis on peut dire qu'ils ne sont pas des éléments distincts. Ils se continuent les uns les autres en un écoulement sans fin.

[...]

[...] Nos raisonnements sur les systèmes isolés ont beau impliquer que l'histoire passée, présente et future de chacun d'eux serait dépliable tout d'un coup, en éventail ; cette histoire ne s'en déroule pas moins au fur et à mesure, comme si elle occupait une durée analogue à la nôtre. Si je veux me préparer un verre d'eau sucrée, j'ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. Ce petit fait est gros d'enseignements. Car le temps que j'ai à attendre n'est plus ce temps mathématique qui s'appliquerait aussi bien le long de l'histoire entière du monde matériel, lors même qu'elle serait étalée tout d'un coup dans l'espace. Il coïncide avec mon impatience, c'est-à-dire avec une certaine portion de ma durée à moi, qui n'est pas allongeable ni rétrécissable à volonté. Ce n'est plus du pensé, c'est du vécu. Ce n'est plus une relation, c'est de l'absolu. Qu'est-ce à dire, sinon que le verre d'eau, le sucre, et le processus de dissolution du sucre dans l'eau sont sans doute des abstractions, et que le Tout dans lequel ils ont été découpés par mes sens et mon entendement progresse peut-être à la manière d'une conscience ?

Certes, l'opération par laquelle la science isole et clôt un système n'est pas une opération tout à fait artificielle. Si elle n'avait pas un fondement objectif, on ne s'expliquerait pas qu'elle fût tout indiquée dans certains cas, impossible dans d'autres. Nous verrons que la matière a une tendance à constituer des systèmes isolables, qui se puissent traiter géométriquement. C'est même par cette tendance que nous la définirons. Mais ce n'est qu'une tendance. La matière ne va pas jusqu'au bout, et l'isolement n'est jamais complet. Si la science va jusqu'au bout et isole complètement, c'est pour la commodité de l'étude. Elle sous-entend que le système, dit isolé, reste soumis à certaines influences extérieures. Elle les laisse simplement de côté, soit parce qu'elle les trouve assez faibles pour les négliger, soit parce qu'elle se réserve d'en tenir compte plus tard. Il n'en est pas moins vrai que ces influences sont autant de fils qui relient le système à un autre plus vaste, celui-ci à un troisième qui les englobe tous deux, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on arrive au système le plus objectivement isolé et le plus indépendant de tous, le système solaire dans son ensemble. Mais, même ici, l'isolement n'est pas absolu. Notre soleil rayonne de la chaleur et de la lumière au-delà de la planète la plus lointaine. Et, d'autre part, il se meut, entraînant avec lui les planètes et leurs satellites, dans une direction déterminée. Le fil qui le rattache au reste de l'univers est sans doute bien ténu. Pourtant c'est le long de ce fil que se transmet, jusqu'à la plus petite parcelle du monde où nous vivons, la durée immanente au tout de l'univers.

L'univers dure. Plus nous approfondirons la nature du temps, plus nous comprendrons que durée signifie invention, création de formes, élaboration continue de l'absolument nouveau. Les systèmes délimités par la science ne durent que parce qu'ils sont indissolublement liés au reste de l'univers. Il est vrai que, dans l'univers lui-même, il faut distinguer, comme nous le dirons plus loin, deux mouvements opposés, l'un de « descente», l'autre de « montée ». Le premier ne fait que dérouler un rouleau tout préparé. Il pourrait, en principe, s'accomplir d'une manière presque instantanée, comme il arrive à un ressort qui se détend. Mais le second, qui correspond à un travail intérieur de maturation ou de création, dure essentiellement, et impose son rythme au premier, qui en est inséparable.

Rien n'empêche donc d'attribuer aux systèmes que la science isole une durée et, par là, une forme d'existence analogue à la nôtre, si on les réintègre dans le Tout. Mais il faut les y réintégrer. Et l'on en dirait autant, a fortiori, des objets délimités par notre perception. Les contours distincts que nous attribuons à un objet, et qui lui confèrent son individualité, ne sont que le dessin d'un certain genre d'influence que nous pourrions exercer en un certain point de l'espace : c'est le plan de nos actions éventuelles qui est renvoyé à nos yeux, comme par un miroir, quand nous apercevons les surfaces et les arêtes des choses. Supprimez cette action et par conséquent les grandes routes qu'elle se fraye d'avance, par la perception, dans l'enchevêtrement du réel, l'individualité du corps se résorbe dans l'universelle interaction qui est sans doute la réalité même.

Le possible et le réel[12]
[Remodelage constant du passé par le présent]

[...]

Au cours de la Grande Guerre, des journaux et des revues se détournaient parfois des terribles inquiétudes du présent pour penser à ce qui se passerait plus tard, une fois la paix rétablie. L'avenir de la littérature, en particulier, les préoccupait. On vint un jour me demander comment je me le représentais. Je déclarai, un peu confus, que je ne me le représentais pas.
«  N'apercevez-vous pas tout au moins, me dit-on, certaines directions possibles ? Admettons qu'on ne puisse prévoir le détail ; vous avez du moins, vous philosophe, une idée de l'ensemble. Comment concevez-vous, par exemple, la grande oeuvre dramatique de demain ? »
Je me rappellerai toujours la surprise de mon interlocuteur quand je lui répondis :
« Si je savais ce que sera la grande oeuvre dramatique de demain, je la ferais. »
Je vis bien qu'il concevait l'oeuvre future comme enfermée, dès alors, dans je ne sais quelle armoire aux possibles ; je devais, en considération de mes relations déjà anciennes avec la philosophie, avoir obtenu d'elle la clef de l'armoire.
— « Mais, lui dis-je, l'oeuvre dont vous parlez n'est pas encore possible. »
— « Il faut pourtant bien qu'elle le soit, puisqu'elle se réalisera. »
— « Non, elle ne l'est pas. Je vous accorde, tout au plus, qu'elle l'aura été. »
— « Qu'entendez-vous par là ? »
— « C'est bien simple. Qu'un homme de talent ou de génie surgisse, qu'il crée une oeuvre : la voilà réelle et par là même elle devient rétrospectivement ou rétroactivement possible. Elle ne le serait pas, elle ne l'aurait pas été, si cet homme n'avait pas surgi. C'est pourquoi je vous dis qu'elle aura été possible aujourd'hui, mais qu'elle ne l'est pas encore. »
— « C'est un peu fort ! Vous n'allez pas soutenir que l'avenir influe sur le présent, que le présent introduit quelque chose dans le passé, que l'action remonte le cours du temps et vient imprimer sa marque en arrière ? »
— « Cela dépend. Qu'on puisse insérer du réel dans le passé et travailler ainsi à reculons dans le temps, je ne l'ai jamais prétendu. Mais qu'on y puisse loger du possible, ou plutôt que le possible aille s'y loger lui-même à tout moment, cela n'est pas douteux. Au fur et à mesure que la réalité se crée, imprévisible et neuve, son image se réfléchit derrière elle dans le passé indéfini ; elle se trouve ainsi avoir été, de tout temps, possible ; mais c'est à ce moment précis qu'elle commence à l'avoir toujours été, et voilà pourquoi je disais que sa possibilité, qui ne précède pas sa réalité, l'aura précédée une fois la réalité apparue. Le possible est donc le mirage du présent dans le passé : et comme nous savons que l'avenir finira par être du présent, comme l'effet de mirage continue sans relâche à se produire, nous nous disons que dans notre présent actuel, qui sera le passé de demain, l'image de demain est déjà contenue quoique nous n'arrivions pas à la saisir. Là est précisément l'illusion.
C'est comme si l'on se figurait, en apercevant son image dans le miroir devant lequel on est venu se placer, qu'on aurait pu la toucher si l'on était resté derrière. En jugeant d'ailleurs ainsi que le possible ne présuppose pas le réel, on admet que la réalisation ajoute quelque chose à la simple possibilité : le possible aurait été là de tout temps, fantôme qui attend son heure ; il serait donc devenu réalité par l'addition de quelque chose, par je ne sais quelle transfusion de sang ou de vie. On ne voit pas que c'est tout le contraire, que le possible implique la réalité correspondante avec, en outre, quelque chose qui s'y joint, puisque le possible est l'effet combiné de la réalité une fois apparue et d'un dispositif qui la rejette en arrière. L'idée, immanente à la plupart des philosophies et naturelle à l'esprit humain, de possibles qui se réaliseraient par une acquisition d'existence, est donc illusion pure. Autant vaudrait prétendre que l'homme en chair et en os provient de la matérialisation de son image aperçue dans le miroir, sous prétexte qu'il y a dans cet homme réel tout ce qu'on trouve dans cette image virtuelle avec, en plus, la solidité qui fait qu'on peut la toucher. Mais la vérité est qu'il faut plus ici pour obtenir le virtuel que le réel, plus pour l'image de l'homme que pour l'homme même, car l'image de l'homme ne se dessinera pas si l'on ne commence par se donner l'homme, et il faudra de plus un miroir. »

C'est ce qu'oubliait mon interlocuteur quand il me questionnait sur le théâtre de demain. Peut-être aussi jouait-il inconsciemment sur le sens du mot « possible ». Hamlet était sans doute possible avant d'être réalisé, si l'on entend par là qu'il n'y avait pas d'obstacle insurmontable à sa réalisation. Dans ce sens particulier, on appelle possible ce qui n'est pas impossible : et il va de soi que cette non-impossibilité d'une chose est la condition de sa réalisation. Mais le possible ainsi entendu n'est à aucun degré du virtuel, de l'idéalement préexistant. Fermez la barrière, vous savez que personne ne traversera la voie : il ne suit pas de là que vous puissiez prédire qui la traversera quand vous ouvrirez. Pourtant du sens tout négatif du terme « possible » vous passez subrepticement, inconsciemment, au sens positif. Possibilité signifiait tout à l'heure « absence d'empêchement » ; vous en faites maintenant une « préexistence sous forme d'idée », ce qui est tout autre chose. Au premier sens du mot, c'était un truisme de dire que la possibilité d'une chose précède sa réalité : vous entendiez simplement par là que les obstacles, ayant été surmontés, étaient surmontables[13]. Mais, au second sens, c'est une absurdité, car il est clair qu'un esprit chez lequel le Hamlet de Shakespeare se fût dessiné sous forme de possible en eût par là créé la réalité : c'eût donc été, par définition, Shakespeare lui-même. En vain vous vous imaginez d'abord que cet esprit aurait pu surgir avant Shakespeare : c'est que vous ne pensez pas alors à tous les détails du drame. Au fur et à mesure que vous les complétez, le prédécesseur de Shakespeare se trouve penser tout ce que Shakespeare pensera, sentir tout ce qu'il sentira, savoir tout ce qu'il saura, percevoir donc tout ce qu'il percevra, occuper par conséquent le même point de l'espace et du temps, avoir le même corps et la même âme : c'est Shakespeare lui-même.

Mais j'insiste trop sur ce qui va de soi. Toutes ces considérations s'imposent quand il s'agit d'une oeuvre d'art. Je crois qu'on finira pas trouver évident que l'artiste crée du possible en même temps que du réel quand il exécute son oeuvre. D'où vient donc qu'on hésitera probablement à en dire autant de la nature ? Le monde n'est-il pas une oeuvre d'art, incomparablement plus riche que celle du plus grand artiste ? Et n'y a-t-il pas autant d'absurdité, sinon davantage, à supposer ici que l'avenir se dessine d'avance, que la possibilité préexistait à la réalité ? Je veux bien, encore une fois, que les états futurs d'un système clos de points matériels soient calculables, et par conséquent visibles dans son état présent. Mais, je le répète, ce système est extrait ou abstrait d'un tout qui comprend, outre la matière inerte et inorganisée, l'organisation. Prenez le monde concret et complet, avec la vie et la conscience qu'il encadre ; considérez la nature entière, génératrice d'espèces nouvelles aux formes aussi originales et aussi neuves que le dessin de n'importe quel artiste ; attachez-vous, dans ces espèces, aux individus, plantes ou animaux, dont chacun a son caractère propre — j'allais dire sa personnalité (car un brin d'herbe ne ressemble pas plus à un autre brin d'herbe qu'un Raphaël à un Rembrandt) ; haussez-vous, par-dessus l'homme individuel, jusqu'aux sociétés qui déroulent des actions et des situations comparables à celles de n'importe quel drame : comment parler encore de possibles qui précéderaient leur propre réalisation ? Comment ne pas voir que si l'événement s'explique toujours, après coup, par tels ou tels des événements antécédents, un événement tout différent se serait aussi bien expliqué, dans les mêmes circonstances, par des antécédents autrement choisis — que dis-je ? par les mêmes antécédents autrement découpés, autrement distribués, autrement aperçus enfin par l'attention rétrospective ? D'avant en arrière se poursuit un remodelage constant du passé par le présent, de la cause par l'effet.

Nous ne le voyons pas, toujours pour la même raison, toujours en proie à la même illusion, toujours parce que nous traitons comme du plus ce qui est du moins, comme du moins ce qui est du plus. Remettons le possible à sa place : l'évolution devient tout autre chose que la réalisation d'un programme : les portes de l'avenir s'ouvrent toutes grandes ; un champ illimité s'offre à la liberté. Le tort des doctrines, — bien rares dans l'histoire de la philosophie, — qui ont su faire une place à l'indétermination et à la liberté dans le monde, est de n'avoir pas vu ce que leur affirmation impliquait. Quand elles parlaient d'indétermination, de liberté, elles entendaient par indétermination une compétition entre des possibles, par liberté un choix entre les possibles — comme si la possibilité n'était pas créée par la liberté même ! Comme si toute autre hypothèse, en posant une préexistence idéale du possible au réel, ne réduisait pas le nouveau à n'être qu'un réarrangement d'éléments anciens ! comme si elle ne devait pas être amenée ainsi, tôt ou tard, à le tenir pour calculable et prévisible ! En acceptant le postulat de la théorie adverse, on introduisait l'ennemi dans la place. Il faut en prendre son parti : c'est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel.

Mais la vérité est que la philosophie n'a jamais franchement admis cette création continue d'imprévisible nouveauté. Les anciens y répugnaient déjà, parce que, plus ou moins platoniciens, ils se figuraient que l'Être était donné une fois pour toutes, complet et parfait, dans l'immuable système des Idées : le monde qui se déroule à nos yeux ne pouvait donc rien y ajouter ; il n'était au contraire que diminution ou dégradation ; ses états successifs mesureraient l'écart croissant ou décroissant entre ce qu'il est, ombre projetée dans le temps, et ce qu'il devrait être, Idée assise dans l'éternité ; ils dessineraient les variations d'un déficit, la forme changeante d'un vide. C'est le Temps qui aurait tout gâté. Les modernes se placent, il est vrai, à un tout autre point de vue. Ils ne traitent plus le Temps comme un intrus, perturbateur de l'éternité ; mais volontiers ils le réduiraient à une simple apparence. Le temporel n'est alors que la forme confuse du rationnel. Ce qui est perçu par nous comme une succession d'états est conçu par notre intelligence, une fois le brouillard tombé, comme un système de relations. Le réel devient encore une fois l'éternel, avec cette seule différence que c'est l'éternité des Lois en lesquelles les phénomènes se résolvent, au lieu d'être l'éternité des Idées qui leur servent de modèle. Mais, dans un cas comme dans l'autre, nous avons affaire à des théories. Tenons-nous-en aux faits. Le Temps est immédiatement donné. Cela nous suffit, et, en attendant qu'on nous démontre son inexistence ou sa perversité, nous constaterons simplement qu'il y a jaillissement effectif de nouveauté imprévisible.

La philosophie y gagnera de trouver quelque absolu dans le monde mouvant des phénomènes. Mais nous y gagnerons aussi de nous sentir plus joyeux et plus forts. Plus joyeux, parce que la réalité qui s'invente sous nos yeux donnera à chacun de nous, sans cesse, certaines des satisfactions que l'art procure de loin en loin aux privilégiés de la fortune : elle nous découvrira, par-delà la fixité et la monotonie qu'y apercevaient d'abord nos sens hypnotisés par la constance de nos besoins, la nouveauté sans cesse renaissante, la mouvante originalité des choses. Mais nous serons surtout plus forts, car à la grande oeuvre de création qui est à l'origine et qui se poursuit sous nos yeux nous nous sentirons participer, créateurs de nous-mêmes. Notre faculté d'agir, en se ressaisissant, s'intensifiera. Humiliés jusque-là dans une attitude d'obéissance, esclaves de je ne sais quelles nécessités naturelles, nous nous redresserons, maîtres associés à un plus grand Maître. Telle sera la conclusion de notre étude. Gardons-nous de voir un simple jeu dans une spéculation sur les rapports du possible et du réel. Ce peut être une préparation à bien vivre.

L'élan vital[14]

Il ne faut pas oublier que la force qui évolue à travers le monde organisé est une force limitée, qui toujours cherche à se dépasser elle-même, et toujours reste inadéquate à l'oeuvre qu'elle tend à produire. De la méconnaissance de ce point sont nées les erreurs et les puérilités du finalisme[15] radical. Il s'est représenté l'ensemble du monde vivant comme une construction, et comme une construction analogue aux nôtres. Toutes les pièces en seraient disposées en vue du meilleur fonctionnement possible de la machine. Chaque espèce aurait sa raison d'être, sa fonction, sa destination. Ensemble elles donneraient un grand concert, où les dissonances apparentes ne serviraient qu'à faire ressortir l'harmonie fondamentale. Bref, tout se passerait dans la nature comme dans les oeuvres du génie humain, où le résultat obtenu peut être minime, mais où il y a du moins adéquation parfaite entre l'objet fabriqué et le travail de fabrication.

Rien de semblable dans l'évolution de la vie. La disproportion y est frappante entre le travail et le résultat. De bas en haut du monde organisé c'est toujours un seul grand effort ; mais, le plus souvent, cet effort tourne court, tantôt paralysé par des forces contraires, tantôt distrait de ce qu'il doit faire par ce qu'il fait, absorbé par la forme qu'il est occupé à prendre, hypnotisé sur elle comme sur un miroir. Jusque dans ses oeuvres les plus parfaites, alors qu'il paraît avoir triomphé des résistances extérieures et aussi de la sienne propre, il est à la merci de la matérialité qu'il a dû se donner. C'est ce que chacun de nous peut expérimenter en lui-même. Notre liberté, dans les mouvements mêmes par où elle s'affirme, crée les habitudes naissantes qui l'étoufferont si elle ne se renouvelle par un effort constant — l'automatisme la guette. La pensée la plus vivante se glacera dans la formule qui l'exprime. Le mot se retourne contre l'idée. La lettre tue l'esprit. Et notre plus ardent enthousiasme, quand il s'extériorise en action, se fige parfois si naturellement en froid calcul d'intérêt ou de vanité, l'un adopte si aisément la forme de l'autre, que nous pourrions les confondre ensemble, douter de notre propre sincérité, nier la bonté et l'amour, si nous ne savions que le mort garde encore quelque temps les traits du vivant.

La cause profonde de ces dissonances gît dans une irrémédiable différence de rythme. La vie en général est la mobilité même ; les manifestations particulières de la vie n'acceptent cette mobilité qu'à regret et retardent constamment sur elle. Celle-là toujours va de l'avant ; celles-ci voudraient piétiner sur place. L'évolution en général se ferait, autant que possible, en ligne droite; chaque évolution spéciale est un processus circulaire. Comme des tourbillons de poussière soulevés par le vent qui passe, les vivants tournent sur eux-mêmes, suspendus au grand souffle de la vie. Ils sont donc relativement stables, et contrefont même si bien l'immobilité que nous les traitons comme des choses plutôt que comme des progrès, oubliant que la permanence même de leur forme n'est que le dessin d'un mouvement. Parfois cependant se matérialise à nos yeux, dans une fugitive apparition, le souffle invisible qui les porte. Nous avons cette illumination soudaine devant certaines formes de l'amour maternel, si frappant, si touchant aussi chez la plupart des animaux, observable jusque dans la sollicitude de la plante pour sa graine. Cet amour, où quelques-uns ont vu le grand mystère de la vie, nous en livrerait peut-être le secret. Il nous montre chaque génération penchée sur celle qui la suivra. Il nous laisse entrevoir que l'être vivant est surtout un lieu de passage, et que l'essentiel de la vie tient dans le mouvement qui la transmet.

Ce contraste entre la vie en général, et les formes où elle se manifeste, présente partout le même caractère. On pourrait dire que la vie tend à agir le plus possible, mais que chaque espèce préfère donner la plus petite somme possible d'effort. Envisagée dans ce qui est son essence même, c'est-à-dire comme une transition d'espèce à espèce, la vie est une action toujours grandissante. Mais chacune des espèces, à travers lesquelles la vie passe, ne vise qu'à sa commodité. Elle va à ce qui demande le moins de peine. S'absorbant dans la forme qu'elle va prendre, elle entre dans un demi-sommeil, où elle ignore à peu près tout le reste de la vie ; elle se façonne elle-même en vue de la plus facile exploitation possible de son entourage immédiat. Ainsi, l'acte par lequel la vie s'achemine à la création d'une forme nouvelle, et l'acte par lequel cette forme se dessine, sont deux mouvements différents et souvent antagonistes. Le premier se prolonge dans le second, mais il ne peut s'y prolonger sans se distraire de sa direction, comme il arriverait à un sauteur qui, pour franchir l'obstacle, serait obligé d'en détourner les yeux et de se regarder lui-même.

Les formes vivantes sont, par définition même, des formes viables. De quelque manière qu'on explique l'adaptation de l'organisme à ses conditions d'existence, cette adaptation est nécessairement suffisante du moment que l'espèce subsiste. En ce sens, chacune des espèces successives que décrivent la paléontologie et la zoologie fut un succès remporté par la vie. Mais les choses prennent un tout autre aspect quand on compare chaque espèce au mouvement qui l'a déposée sur son chemin, et non plus aux conditions où elle s'est insérée. Souvent ce mouvement a dévié, bien souvent aussi il a été arrêté net ; ce qui ne devait être qu'un lieu de passage est devenu le terme. De ce nouveau point de vue, l'insuccès apparaît comme la règle, le succès comme exceptionnel et toujours imparfait.

Dieu des mystiques et Dieu des philosophes[16]

Ce que le mystique trouve devant lui est donc une humanité qui a été préparée à l'entendre par d'autres mystiques, invisibles et présents dans la religion qui s'enseigne. [...] Par là s'explique le rôle qu'il se sent appelé à jouer d'abord, celui d'un intensificateur de la foi religieuse. Il va au plus pressé. En réalité, il s'agit pour les grands mystiques de transformer radicalement l'humanité en commençant par donner l'exemple. Le but ne serait atteint que s'il y avait finalement ce qui aurait dû théoriquement exister à l'origine, une humanité divine.

Mysticisme et christianisme se conditionnent donc l'un l'autre, indéfiniment. Il faut pourtant bien qu'il y ait eu un commencement. Par le fait, à l'origine du christianisme il y a le Christ. Du point de vue où nous nous plaçons, et d'où apparaît la divinité de tous les hommes, il importe peu que le Christ s'appelle ou ne s'appelle pas un homme. Il n'importe même pas qu'il s'appelle le Christ. Ceux qui sont allés jusqu'à nier l'existence de Jésus n'empêcheront pas le Sermon sur la montagne de figurer dans l'Évangile, avec d'autres divines paroles. À l'auteur on donnera le nom qu'on voudra, on ne fera pas qu'il n'y ait pas eu d'auteur. Nous n'avons donc pas à nous poser ici de tels problèmes. Disons simplement que, si les grands mystiques sont bien tels que nous les avons décrits, ils se trouvent être des imitateurs et des continuateurs originaux, mais incomplets, de ce que fut complètement le Christ des Évangiles.

Lui-même peut être considéré comme le continuateur des prophètes d'Israël. Il n'est pas douteux que le christianisme ait été une transformation profonde du judaïsme. On l'a dit bien des fois : à une religion qui était encore essentiellement nationale se substitua une religion capable de devenir universelle. À un Dieu qui tranchait sans doute sur tous les autres par sa justice en même temps que par sa puissance, mais dont la puissance s'exerçait en faveur de son peuple et dont la justice concernait avant tout ses sujets, succéda un Dieu d'amour, et qui aimait l'humanité entière. C'est précisément pourquoi nous hésitons à classer les prophètes juifs parmi les mystiques de l'antiquité : Jahveh était un juge trop sévère, entre Israël et son Dieu il n'y avait pas assez d'intimité, pour que le judaïsme fût le mysticisme que nous définissons. Et pourtant aucun courant de pensée ou de sentiment n'a contribué autant que le prophétisme juif à susciter le mysticisme que nous appelons complet, celui des mystiques chrétiens. La raison en est que si d'autres courants portèrent certaines âmes à un mysticisme contemplatif et méritèrent par là d'être tenus pour mystiques, c'est à la contemplation pure qu'ils aboutirent. Pour franchir l'intervalle entre la pensée et l'action il fallait un élan, qui manqua. Nous trouvons cet élan chez les prophètes : ils eurent la passion de la justice, ils la réclamèrent au nom du Dieu d'Israël ; et le christianisme, qui prit la suite du judaïsme, dut en grande partie aux prophètes juifs d'avoir un mysticisme agissant, capable de marcher à la conquête du monde.

Si le mysticisme est bien ce que nous venons de dire, il doit fournir le moyen d'aborder en quelque sorte expérimentalement le problème de l'existence et de la nature de Dieu. Nous ne voyons pas, d'ailleurs, comment la philosophie l'aborderait autrement. D'une manière générale, nous estimons qu'un objet qui existe est un objet qui est perçu ou qui pourrait l'être. Il est donc donné dans une expérience, réelle ou possible. Libre à vous de construire l'idée d'un objet ou d'un être, comme fait le géomètre pour une figure géométrique ; mais l'expérience seule établira qu'il existe effectivement en dehors de l'idée ainsi construite. Direz-vous que toute la question est là, et qu'il s'agit précisément de savoir si un certain Être ne se distinguerait pas de tous les autres en ce qu'il serait inaccessible à notre expérience et pourtant aussi réel qu'eux ? Je l'admets un instant, encore qu'une affirmation de ce genre, et les raisonnements qu'on y joint, me paraissent impliquer une illusion fondamentale. Mais il restera à établir que l'Être ainsi défini, ainsi démontré, est bien Dieu. Alléguerez-vous qu'il l'est par définition, et qu'on est libre de donner aux mots qu'on définit le sens qu'on veut ? Je l'admets encore, mais si vous attribuez au mot un sens radicalement différent de celui qu'il a d'ordinaire, c'est à un objet nouveau qu'il s'applique ; vos raisonnements ne concerneront plus l'ancien objet ; il sera donc entendu que vous nous parlez d'autre chose. Tel est précisément le cas, en général, quand la philosophie parle de Dieu. Il s'agit si peu du Dieu auquel pensent la plupart des hommes que si, par miracle, et contre l'avis des philosophes, Dieu ainsi défini descendait dans le champ de l'expérience, personne ne le reconnaîtrait. Statique ou dynamique, en effet, la religion le tient avant tout pour un Être qui peut entrer en rapport avec nous : or c'est précisément de quoi est incapable le Dieu d'Aristote, adopté avec quelques modifications par la plupart de ses successeurs. Sans entrer ici dans un examen approfondi de la conception aristotélicienne de la divinité, disons simplement qu'elle nous paraît soulever une double question : pourquoi Aristote a-t-il posé comme premier principe un Moteur immobile, Pensée qui se pense elle-même, enfermée en elle-même, et qui n'agit que par l'attrait de sa perfection ; pourquoi, ayant posé ce principe, l'a-t-il appelé Dieu ? Mais à l'une et à l'autre la réponse est facile : la théorie platonicienne des Idées a dominé toute la pensée antique, en attendant qu'elle pénétrât dans la philosophie moderne ; or, le rapport du premier principe d'Aristote au monde est celui même que Platon établit entre l'Idée et la chose. Pour qui ne voit dans les idées que des produits de l'intelligence sociale et individuelle, il n'y a rien d'étonnant à ce que des idées en nombre déterminé, immuables, correspondent aux choses indéfiniment variées et changeantes de notre expérience : nous nous arrangeons en effet pour trouver des ressemblances entre les choses malgré leur diversité, et pour prendre sur elles des vues stables malgré leur instabilité ; nous obtenons ainsi des idées sur lesquelles nous avons prise tandis que les choses nous glissent entre les mains. Tout cela est de fabrication humaine. Mais celui qui vient philosopher quand la société a déjà poussé fort loin son travail, et qui en trouve les résultats emmagasinés dans le langage, peut être frappé d'admiration pour ce système d'idées sur lesquelles les choses semblent se régler. Ne seraient-elles pas, dans leur immutabilité, des modèles que les choses changeantes et mouvantes se bornent à imiter ? Ne seraient-elles pas la réalité vraie, et changement et mouvement ne traduiraient-ils pas l'incessante et inutile tentative de choses quasi inexistantes, courant en quelque sorte après elles-mêmes, pour coïncider avec l'immutabilité de l'Idée ? On comprend donc qu'ayant mis au-dessus du monde sensible une hiérarchie d'Idées dominées par cette Idée des Idées qu'est l'Idée du Bien, Platon ait jugé que les Idées en général, et à plus forte raison le Bien, agissaient par l'attrait de leur perfection. Tel est précisément, d'après Aristote, le mode d'action de la Pensée de la Pensée, laquelle n'est pas sans rapport avec l'Idée des Idées. Il est vrai que Platon n'identifiait pas celle-ci avec Dieu : le Démiurge du Timée, qui organise le monde, est distinct de l'Idée du Bien. Mais le Timée est un dialogue mythique ; le Démiurge n'a donc qu'une demi-existence ; et Aristote, qui renonce aux mythes, fait coïncider avec la divinité une Pensée qui est à peine, semble-t-il, un Être pensant, que nous appellerions plutôt Idée que Pensée. Par là, le Dieu d'Aristote n'a rien de commun avec ceux qu'adoraient les Grecs ; il ne ressemble guère davantage au Dieu de la Bible, de l'Évangile. Statique ou dynamique, la religion présente à la philosophie un Dieu qui soulève de tout autres problèmes. Pourtant c'est à celui-là que la métaphysique s'est attachée généralement, quitte à le parer de tel ou tel attribut incompatible avec son essence. Que ne l'a-t-elle pris à son origine ! Elle l'eût vu se former par la compression de toutes les idées en une seule. Que n'a-t-elle considéré ces idées à leur tour ! Elle eût vu qu'elles servent avant tout à préparer l'action de l'individu et de la société sur les choses, que la société les fournit pour cela à l'individu, et qu'ériger leur quintessence en divinité consiste tout simplement à diviniser le social. Que n'a-t-elle analysé, enfin, les conditions sociales de cette action individuelle, et la nature du travail que l'individu accomplit avec l'aide de la société ! Elle eût constaté que si, pour simplifier le travail et aussi pour faciliter la coopération, on commence par réduire les choses à un petit nombre de catégories ou d'idées traduisibles en mots, chacune de ces idées représente une propriété ou un état stable cueilli le long d'un devenir : le réel est mouvant, ou plutôt mouvement, et nous ne percevons que des continuités de changement ; mais pour agir sur le réel, et en particulier pour mener à bien le travail de fabrication qui est l'objet propre de l'intelligence humaine, nous devons fixer par la pensée des stations, de même que nous attendons quelques instants de ralentissement ou d'arrêt relatif pour tirer sur un but mobile. Mais ces repos, qui ne sont que des accidents du mouvement et qui se réduisent d'ailleurs à de pures apparences, ces qualités qui ne sont que des instantanés pris sur le changement, deviennent à nos yeux le réel et l'essentiel, justement parce qu'ils sont ce qui intéresse notre action sur les choses. Le repos devient ainsi pour nous antérieur et supérieur au mouvement, lequel ne serait qu'une agitation en vue de l'atteindre. L'immutabilité serait ainsi au-dessus de la mutabilité, laquelle ne serait qu'une déficience, un manque, une recherche de la forme définitive. Bien plus, c'est par cet écart entre le point où la chose est et celui où elle devrait, où elle voudrait être, que se définira et même se mesurera le mouvement et le changement. La durée devient par là une dégradation de l'être, le temps une privation d'éternité. C'est toute cette métaphysique qui est impliquée dans la conception aristotélicienne de la divinité. Elle consiste à diviniser et le travail social qui est préparatoire du langage, et le travail individuel de fabrication qui exige des patrons ou des modèles : l'eidos (Idée ou Forme) est ce qui correspond à ce double travail ; l'Idée des Idées ou Pensée de la Pensée se trouve donc être la divinité même. Quand on a ainsi reconstitué l'origine et la signification du Dieu d'Aristote, on se demande comment les modernes traitent de l'existence et de la nature de Dieu en s'embarrassant de problèmes insolubles qui ne se posent que si l'on envisage Dieu du point de vue aristotélique et si l'on consent à appeler de ce nom un être que les hommes n'ont jamais songé à invoquer.

Nature de Dieu[17]

Mais pour des raisons que nous exposions jadis, l'illusion est naturelle ; elle a sa source dans les profondeurs de l'entendement. Elle suscite des questions qui sont la principale origine de l'angoisse métaphysique. Ces questions, un mystique estimera qu'elles ne se posent même pas : illusions d'optique interne dues à la structure de l'intelligence humaine, elles s'effacent et disparaissent à mesure qu'on s'élève au-dessus du point de vue humain. Pour des raisons analogues, le mystique ne s'inquiétera pas davantage des difficultés accumulées par la philosophie autour des attributs « métaphysiques » de la divinité ; il n'a que faire de déterminations qui sont des négations et qui ne peuvent s'exprimer que négativement ; il croit voir ce que Dieu est, il n'a aucune vision de ce que Dieu n'est pas. C'est donc sur la nature de Dieu, immédiatement saisie dans ce qu'elle a de positif, je veux dire de perceptible aux yeux de l'âme, que le philosophe devra l'interroger.

Cette nature, le philosophe aurait vite fait de la définir s'il voulait mettre le mysticisme en formule. Dieu est amour, et il est objet d'amour : tout l'apport du mysticisme est là. De ce double amour le mystique n'aura jamais fini de parler. Sa description est interminable parce que la chose à décrire est inexprimable. Mais ce qu'elle dit clairement, c'est que l'amour divin n'est pas quelque chose de Dieu : c'est Dieu lui-même. À cette indication s'attachera le philosophe qui tient Dieu pour une personne et qui ne veut pourtant pas donner dans un grossier anthropomorphisme. Il pensera par exemple à l'enthousiasme qui peut embraser une âme, consumer ce qui s'y trouve et occuper désormais toute la place. La personne coïncide alors avec cette émotion ; jamais pourtant elle ne fut à tel point elle-même ; elle est simplifiée, unifiée, intensifiée. Jamais non plus elle n'a été aussi chargée de pensée, s'il est vrai, comme nous le disions, qu'il y ait deux espèces d'émotion, l'une infra-intellectuelle, qui n'est qu'une agitation consécutive à une représentation, l'autre supra-intellectuelle, qui précède l'idée et qui est plus qu'idée, mais qui s'épanouirait en idées si elle voulait, âme toute pure, se donner un corps. Quoi de plus construit, quoi de plus savant qu'une symphonie de Beethoven ? Mais tout le long de son travail d'arrangement, de réarrangement et de choix, qui se poursuivait sur le plan intellectuel, le musicien remontait vers un point situé hors du plan pour y chercher l'acceptation ou le refus, la direction, l'inspiration : en ce point siégeait une indivisible émotion que l'intelligence aidait sans doute à s'expliciter en musique, mais qui était elle-même plus que musique et plus qu'intelligence. À l'opposé de l'émotion infra-intellectuelle, elle restait sous la dépendance de la volonté. Pour en référer à elle, l'artiste avait chaque fois à donner un effort, comme l'oeil pour faire reparaître une étoile qui rentre aussitôt dans la nuit. Une émotion de ce genre ressemble sans doute, quoique de très loin, au sublime amour qui est pour le mystique l'essence même de Dieu. En tout cas le philosophe devra penser à elle quand il pressera de plus en plus l'intuition mystique pour l'exprimer en termes d'intelligence.

[...]

Cet amour a-t-il un objet ? Remarquons qu'une émotion d'ordre supérieur se suffit à elle-même. Telle musique sublime exprime l'amour. Ce n'est pourtant l'amour de personne. Une autre musique sera un autre amour. Il y aura là deux atmosphères de sentiment distinctes, deux parfums différents, et dans les deux cas l'amour sera qualifié par son essence, non par son objet. Toutefois il est difficile de concevoir un amour agissant, qui ne s'adresserait à rien. Par le fait, les mystiques sont unanimes à témoigner que Dieu a besoin de nous, comme nous avons besoin de Dieu. Pourquoi aurait-il besoin de nous, sinon pour nous aimer ? Telle sera bien la conclusion du philosophe qui s'attache à l'expérience mystique. La Création lui apparaîtra comme une entreprise de Dieu pour créer des créateurs, pour s'adjoindre des êtres dignes de son amour.

On hésiterait à l'admettre, s'il ne s'agissait que des médiocres habitants du coin d'univers qui s'appelle la Terre. Mais, nous le disions jadis, il est vraisemblable que la vie anime toutes les planètes suspendues à toutes les étoiles. Elle y prend sans doute, en raison de la diversité des conditions qui lui sont faites, les formes les plus variées et les plus éloignées de ce que nous imaginons ; mais elle a partout la même essence, qui est d'accumuler graduellement de l'énergie potentielle pour la dépenser brusquement en actions libres. On pourrait encore hésiter à l'admettre, si l'on tenait pour accidentelle l'apparition, parmi les animaux et les plantes qui peuplent la terre, d'un être vivant tel que l'homme, capable d'aimer et de se faire aimer. Mais nous avons montré que cette apparition, si elle n'était pas prédéterminée, ne fut pas non plus un accident. Bien qu'il y ait eu d'autres lignes d'évolution à côté de celle qui conduit à l'homme, et malgré ce qu'il y a d'incomplet dans l'homme lui-même, on peut dire, en se tenant très près de l'expérience, que c'est l'homme qui est la raison d'être de la vie sur notre planète. Enfin il y aurait lieu d'hésiter encore, si l'on croyait que l'univers est essentiellement matière brute, et que la vie s'est surajoutée à la matière. Nous avons montré au contraire que la matière et la vie, telle que nous la définissons, sont données ensemble et solidairement. Dans ces conditions, rien n'empêche le philosophe de pousser jusqu'au bout l'idée, que le mysticisme lui suggère, d'un univers qui ne serait que l'aspect visible et tangible de l'amour et du besoin d'aimer, avec toutes les conséquences qu'entraîne cette émotion créatrice, je veux dire avec l'apparition d'êtres vivants où cette émotion trouve son complément, et d'une infinité d'autres êtres vivants sans lesquels ceux-ci n'auraient pas pu apparaître, et enfin d'une immensité de matérialité sans laquelle la vie n'eût pas été possible.

Nous dépassons ainsi, sans doute, les conclusions de « L'Évolution créatrice ». Nous avions voulu rester aussi près que possible des faits. Nous ne disions rien qui ne pût être confirmé un jour par la biologie. En attendant cette confirmation, nous avions des résultats que la méthode philosophique, telle que nous l'entendons, nous autorisait à tenir pour vrais. Ici nous ne sommes plus que dans le domaine du vraisemblable. Mais nous ne saurions trop répéter que la certitude philosophique comporte des degrés, qu'elle fait appel à l'intuition en même temps qu'au raisonnement, et que si l'intuition adossée à la science est susceptible d'être prolongée, ce ne peut être que par l'intuition mystique. De fait, les conclusions que nous venons de présenter complètent naturellement, quoique non pas nécessairement, celles de nos précédents travaux. Une énergie créatrice qui serait amour, et qui voudrait tirer d'elle-même des êtres dignes d'être aimés, pourrait semer ainsi des mondes dont la matérialité, en tant qu'opposée à la spiritualité divine, exprimerait simplement la distinction entre ce qui est créé et ce qui crée, entre les notes juxtaposées de la symphonie et l'émotion indivisible qui les a laissées tomber hors d'elle. Dans chacun de ces mondes, élan vital et matière brute seraient les deux aspects complémentaires de la création, la vie tenant de la matière qu'elle traverse sa subdivision en êtres distincts, et les puissances qu'elle porte en elle restant confondues ensemble dans la mesure où le permet la spatialité de la matière qui les manifeste. Cette interpénétration n'a pas été possible sur notre planète ; tout porte à croire que la matière qui s'est trouvée ici complémentaire de la vie était peu faite pour en favoriser l'élan. L'impulsion originelle a donc donné des progrès évolutifs divergents, au lieu de se maintenir indivisée jusqu'au bout. Même sur la ligne où l'essentiel de cette impulsion a passé, elle a fini par épuiser son effet, ou plutôt le mouvement s'est converti, rectiligne, en mouvement circulaire. L'humanité, qui est au bout de cette ligne, tourne dans ce cercle. Telle était notre conclusion. Pour la prolonger autrement que par des suppositions arbitraires, nous n'aurions qu'à suivre l'indication du mystique. Le courant vital qui traverse la matière, et qui en est sans doute la raison d'être, nous le prenions simplement pour donné. De l'humanité, qui est au bout de la direction principale, nous ne nous demandions pas si elle avait une autre raison d'être qu'elle-même. Cette double question, l'intuition mystique la pose en y répondant. Des êtres ont été appelés à l'existence — qui étaient destinés à aimer et à être aimés — l'énergie créatrice devant se définir par l'amour. Distincts de Dieu, qui est cette énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans un univers, et c'est pourquoi l'univers a surgi. Dans la portion d'univers qu'est notre planète, probablement dans notre système planétaire tout entier, de tels êtres, pour se produire, ont dû constituer une espèce, et cette espèce en nécessita une foule d'autres, qui en furent la préparation, le soutien, ou le déchet : ailleurs il n'y a peut-être que des individus radicalement distincts, à supposer qu'ils soient encore multiples, encore mortels ; peut-être aussi ont-ils été réalisés alors d'un seul coup, et pleinement. Sur la terre, en tout cas, l'espèce qui est la raison d'être de toutes les autres n'est que partiellement elle-même. Elle ne penserait même pas à le devenir tout à fait si certains de ses représentants n'avaient réussi, par un effort individuel qui s'est surajouté au travail général de la vie, à briser la résistance qu'opposait l'instrument, à triompher de la matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces hommes sont les mystiques. Ils ont ouvert une voie où d'autres hommes pourront marcher. Ils ont, par là même, indiqué au philosophe d'où venait et où allait la vie.

[1] Textes de Henri Bergson, Frémeaux & Associés © 2001, La pensée et le mouvant (posthume 1966),
 Intelligence et intuition [7], (lecture Jean-Louis Barrault, 1971).

[2] Henri Bergson, L'évolution créatrice, 1907, PUF © 1959, 86e éd., pp. 99-122.

[3] Faber : Mot latin signifiant forgeron (artisan, celui qui est capable de fabriquer, de créer des objets).

[4] Pseudo : Faux et Névroptère : Insecte aux ailes transparentes sillonnées de nombreuses nervures.

[5] Bouvier, La nidification des Abeilles à l'air libre, C. R. de l'Académie des sciences, 7 mai 1906.

[6] Arthropode : Animal invertébré, à squelette externe comme les crustacés, les insectes et les araignées. Ils constituent 80% de toutes les espèces animales avec quelque 875 000 espèces connues.

[7] Henri Bergson, La pensée et le mouvant, 1903-1923, PUF © 1969, 79e éd., pp. 19-20, 27.

[8] Henri Bergson, L'évolution créatrice, 1907, PUF © 1959, 86e éd., pp. 157-158.

[9] Henri Bergson, Matière et mémoire, 1939, PUF © 1959, 72e éd., pp. 47-48.

[10] Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, 1900, Alcan © 1924, pp. 66-67.

[11] Henri Bergson, L'évolution créatrice, 1907, PUF © 1959, 86e éd., pp. 12-13, 17-18.

[12] Henri Bergson, La pensée et le mouvant, 1903-1923, PUF © 1969, 79e éd., pp. 62-65.
(Essai publié dans la revue suédoise Nordisk Tidskrift en novembre 1930.)

[13] Encore faut-il se demander dans certains cas si les obstacles ne sont pas devenus surmontables grâce à l'action créatrice qui les a surmontés : l'action, imprévisible en elle-même, aurait alors créé la « surmontabilité ». Avant elle, les obstacles étaient insurmontables, et, sans elle, ils le seraient restés.

[14] Henri Bergson, L'évolution créatrice, 1907, PUF © 1959, 86e éd., pp. 81-82.

[15] [FINALISME : (cause finale chez Aristote) Doctrine philosophique qui explique les phénomènes et le système de l'univers par la finalité, le rêve projeté (Spinoza en a produit une critique). En philosophie, on l'oppose traditionnellement au MÉCANISME (cause motrice, ou efficiente) qui est un système expliquant la totalité ou une partie des phénomènes, qu'ils soient physiques, biologiques, psychophysiologiques, etc., par le mouvement (comme chez Descartes).]

[16] Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1932, PUF © 1948, 58e éd., pp. 128-131.

[17] Ibid., pp. 134-138.

Philo5
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