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Authenticité et banalité

par François Brooks

À considérer le rapport humain comme une marchandise monnayable, comment puis-je croire en l'authenticité de celui-ci?

 

Le psychothérapeute, le mendiant, le prêtre, le gourou et l'animateur d'atelier de croissance personnelle ont ceci de commun qu'ils vendent du rapport humain. Ces gens ne permettent une interaction entre eux et nous qu'à la condition de leur donner de l'argent. Je me suis souvent demandé pourquoi c'était moi qui devais payer pour entrer en rapport avec eux et non l'inverse. Ce que j'ai à leur dire n'a-t-il pas plus de valeur que ce qu'ils ont à me dire? Bon, d'accord, ce que je viens d'écrire est prétentieux. Mais alors, ne sont-ils pas prétentieux eux-mêmes? Bon, disons que nous allons considérer le rapport sous un angle égalitaire : alors, personne ne devrait avoir à payer l'autre pour entrer en rapport avec.

 

Anciennement, les prophètes avaient la décence de s'afficher comme bénévole. Leur salaire était ailleurs...

 

Il est si courant d'avoir à payer ces gens aujourd'hui que j'ai l'air de vouloir menacer une banalité établie.

 

À l'été 1984, j'assistais à un atelier de croissance personnelle donné par Jacques Languirand dans son centre Mater Materia[1]. Ce fut possible parce qu'il faisait des rénovations et qu'il avait besoin d'un électricien. J'avais convenu d'un échange de services avec lui : pendant une semaine, je travaillerais comme électricien et la semaine suivante, j'assisterais à son atelier de croissance personnelle. Ce « deal » me convenait parce qu'il m'hébergeait. J'avais l'impression de travailler au pair.

 

Monsieur Languirand est un homme d'une très belle stature. Il ressemble à l'image qu'on a des bustes de Socrate, Platon ou Aristote : Grand visage à barbe blanche fournie, yeux gris-bleus, regard honnête et visionnaire. La plupart des participants à l'atelier étaient des participantEs, une quinzaine environ. J'étais assis à l'extrémité du demi-cercle qui faisait face au « gourou ». Ceci me permettait d'observer aussi bien le conférencier que ses émules. Il fallait les voir l'admirer. Il était beau ce quasi-dieu embelli de tous ces yeux étincelants. Languirand, féru de sagesse, était un peu embarrassé de tant d'admiration pour lui-même alors qu'il voulait tout simplement amener les participants à découvrir cette sagesse qu'ils portaient déjà en eux.

 

Pour moi, le point culminant de cette conférence fut l'après-midi de la dernière journée alors que Languirand nous a remerciés d'avoir été pour lui autant de thérapeutes attentifs pendant toute une semaine en plus de l'avoir payé pour ça, alors qu'habituellement, en terme de thérapie, c'est le « parlant » qui paye « l'écoutant ». C'est à ce moment là que j'ai vu Languirand comme un être authentique n'ayant pas peur de regarder les choses en face. Il osait aborder le tabou des tabous : qui paye, et pourquoi? Il questionnait les termes de départ et osait parler du cadre même de l'échange.

 

Mater Materia fut par la suite une faillite financière mais Languirand est resté pour moi une figure d'honnêteté et d'authenticité que j'ai rarement rencontrée ailleurs. Surtout depuis que j'ai appris qu'il avait « défroqué » du Mouvement de croissance personnelle. L'authenticité[2] peut-elle subsister si on cherche à l'enfermer dans un cadre institutionnel? Ne devient-elle pas alors un commerce banal qui refuse de se reconnaître comme tel?



[1]  C'est aussi le titre d'un de ses livres : Jacques Languirand, Mater Materia, publié chez Minos en 1980. C'est l'époque où le féminisme inspirait des valeurs plus humanitaires que politiques et compétitives.

 

[2]  Charles Taylor, dans son livre Grandeur et misère de la modernité, (Bellarmin © 1992), met en lumière le besoin de trouver un équilibre pour éviter les écueils de l'individualisme, de la raison instrumentale et d'un despotisme doux, afin de parvenir à la souhaitable liberté, la bienveillance collective et l'authenticité.