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Queer et reproduction

par François Brooks

La pratique sexuelle a le pouvoir de déstabiliser le genre... ce que nous voyons dans le genre comme une essence intérieure est fabriqué à travers une série ininterrompue d'actes, cette essence est posée en tant que telle dans et par la stylisation genrée du corps. [...] Le savoir naturalisé sur le genre circonscrit, préventivement et violemment, la réalité. Les normes de genre établissent ce qui sera intelligemment humain ou ne sera pas, ce qui sera considéré ou non comme « réel ». [...] Mobiliser des catégories identitaires à des fins de politisation, c'est toujours courir le risque imminent de voir l'identité devenir l'instrument du pouvoir auquel on s'oppose.

Judith Butler, Trouble dans le genre (Préface 1999 à l'édition française), 2005

Judith Butler a montré pourquoi et comment la théorie de la performativité enferme l'humain dans une binarité générique insupportable aux marginaux sexuels. J'ai été sensible aux drames qui ont secoué sa famille. Il importait de réintégrer dans la grande famille humaine ceux qu'on rejetait simplement parce qu'ils ne pouvaient se conformer aux normes culturelles rigides.

L'humain est un animal qui se reproduit comme tout mammifère : coït, fécondation, gestation, allaitement, rien de plus naturel. Mais depuis que Beauvoir nous a libérés de nos contraintes culturelles (on ne naît pas femme...) chacun jouit d'un supplément de choix. Luc Schicharin nous fait part d'une réflexion philosophique intitulée Queer 2.0, pour une ontologie critique des identités sexuelles qu'un ami m'a demandé de commenter.

L'image qui l'amorce illustre bien la relation essentiellement pédophile unissant la nourrice à l'enfant (Badinter). Saviez-vous qu'il existe des connexions nerveuses reliant les mamelons à l'utérus qui, pendant la tétée, provoquent de délicieuses contractions utérines ? Bien entendu, la pudeur maternelle empêche de verbaliser autre chose que les désagréments ou les banalités convenues. On comprend du premier coup d'œil qu'il n'y a aucune place pour l'homme dans cette relation sexuelle. Oui, l'allaitement est bien une relation sexuelle, il en a tous les attributs : attouchements, stimulations, érection, contractions spasmodiques, échange de fluides et jalousie psychologique. Le conjoint sait l'abstinence parfois cuisante que cette relation lui impose, d'où les traditionnelles pressions sur les femmes pour abréger l'allaitement maternel. L'usage veut que cette réalité « obscène » reste discrète ; bravo à Catherine Opie pour son impudeur qui nous permet de nous immiscer dans cette intimité peu connue à laquelle la gent masculine n'a généralement pas accès.

Mais cette image trouble aussi sous un autre aspect. Elle présente une animalité grossière qui contraste avec la fine érotisation publique généralement affichée du corps de la déesse féminine publicisée. Les rondeurs de la femme qui allaite ne répondent plus aux canons de la séduction ; l'activité relève d'une mécanique biologique stabulaire analogue à la verge besognant le vagin. La vierge divine est autrement séduisante. Elle est promesse ; elle enflamme le désir. La réalité asservissante de la maternité montre une corporalité gênante.

Passons maintenant au contenu de l'écrit.

L'idéologue nous sert du néologisme à la pelle : butch, fem, gouine, transboy, tranny girl. En fait, il s'agit d'un jargon en développement appelé à un brillant avenir. Depuis que le sexe s'est libéré du carcan de la reproduction, le mouvement queer explore sans cesse de nouvelles activités particulières. Sade peut aller se rhabiller, le sacrilège ne fait plus bander personne ; aujourd'hui on innove et jouit sans entraves en multipliant les jeux de rôles. La coquetterie n'est plus un attribut spécifiquement féminin, les combinaisons sont illimitées.

La grammaire qui accorde le texte met en évidence le brouillamini idéologique qui en découle. Comme le féminin et le masculin sont les deux genres qui cadrent la langue française (le neutre étant plutôt discret) le seul désir de sortir de la structure du genre impose au queer francophone une guerre interminable contre la binarité générique et des contorsions permanentes qui le rendent difficile à lire. Sa lutte constante contre le féminin et le masculin en tant que genres distincts définis et fonctionnels, ampoule le texte auquel on serait tenté de suggérer de s'en tenir au neutre ; mais si telle avait été son écriture, elle aurait montré une intégration transgenre qui l'aurait rendu caduc. Il se justifie par le déchirement qui en transpire. C'est là qu'il me touche. Le queer francophone s'adonnant à l'écriture mesure toute l'étendue de sa lutte intérieure quand il s'exerce à exprimer sa neutralité sexuelle alors que la culture linguistique qui l'habite le rappelle constamment à l'ordre : masculin, féminin, singulier, pluriel ; homme, femme, individu, société. Comment dire avec le langage ce qu'il nous empêche d'exprimer de par sa structure même ? (Butler) Le verbe est un dieu limitatif, cadrant, borné alors que le queer est un artiste cherchant à sortir de sa coquille, à s'émanciper des règles. Son genre est multiple, fluide et changeant alors que le français est binaire et statique. Quel outil d'expression débile que la langue à deux genres !

L'auteur affirme que « le corps sexué n'est jamais, ô [sic] grand jamais, naturel » mais construit idéologiquement alors que l'évidence du contraire me semble criante. Bien sûr, si l'on se met à le modifier par tatouages, piercings ou morphologiquement, il s'agit d'une construction idéologique. De même si l'on ne fait du corps qu'un outil spectaculaire de divertissement ludique au moyen de vêtements variés. Mais dans sa fonction reproductrice, j'aimerais bien qu'on m'indique en quoi le corps est une construction idéologique. De Cro-Magnon jusqu'à nos jours, aucune idéologie ne fut nécessaire pour traverser les siècles sinon que le seul instinct de survie. Comme Zénon d'Élée nous l'avait montré hors de tout doute, la flèche de l'archer est condamnée à l'immobilité. Ainsi donc tout peut s'affirmer et la raison prendre congé dans un perspectivisme fermé. Rendu ici, mon intérêt s'émousse. Si l'on peut affirmer n'importe quoi et son contraire, alors que l'évidence claire et distincte (Descartes) de la nécessité d'une binarité sexuelle pour engendrer, à quoi bon argumenter ? Je suis en paix avec l'idée que je me fais de l'ordre des genres ; je le laisse se débattre avec ses refus.

Mais je continue tout de même ma lecture. Sait-on jamais ; peut-être y a-t-il quelque nouveauté philosophique inspirante un peu plus loin. Je termine en lisant un message que je traduis (grossièrement, j'avoue) ainsi : Je suis homosexuel, queer, gouine, butch, fem, tranny girl mais qu'importe, j'aimerais avoir un enfant. Même si je suis sadomaso pourquoi ne pourrais-je pas aussi éprouver la joie d'enfanter et d'allaiter ? Il est injuste que ceci soit réservé aux couples « normaux ». Le seul fait d'être muni de l'appareillage biologique nécessaire à me reproduire ne devrait-il pas me donner le droit de l'utiliser comme bon me semble ? L'exclusion que la société m'impose est insupportable.

Je comprends bien ce désir de jouir sans entraves (mai 1968) de toute la liberté possible, mais il y a dans son discours un aspect capital qu'il n'a pas osé aborder. La sexualité n'est pas seulement binaire en ce sens qu'elle nécessite ovule et spermatozoïde pour produire le fruit humain, mais elle procède aussi d'une autre binarité : le privé et le public. Aussitôt que le nourrisson voit le jour, il n'appartient plus au monde des pulsions sexuelles qui l'ont généré, mais à la société qui le prend en charge. Cette société, que l'on y consente ou non, met en place tous les services nécessaires pour que ce fruit de la sexualité supplée à terme une part des besoins collectifs. Le long, le très long parcours imposé par le Ministère de l'Éducation en témoigne. L'enfant n'appartient pas à la jouissance sexuelle de la femme (ou de l'homme) qui l'engendre ; on ne cesse de le répéter. Il doit se mettre au service de la société en tant que membre à part entière d'une collectivité immense de fourmis spécialisées dans un ordre marchand. Dès le berceau il consomme une foule de produits et services lui donnant déjà une utilité économique considérable. La jouissance sexuelle de l'individu est de nature PRIVÉE, mais sa subsistance est subordonnée aux nécessités sociales PUBLIQUES.

Même s'ils peuvent contribuer largement dans une spécialité d'utilité publique, les homosexuels ne se reproduisent pas naturellement. Il faudrait construire une structure idéologique et technologique complexe et coûteuse pour qu'ils le fassent. Nous pouvons comprendre les aspirations humaines du queer et sommes sensibles au fait qu'il n'ait pas choisi de naître tel que ses pulsions le poussent à se comporter mais il ne peut servir aucunement de modèle social puisqu'il s'évertue justement à s'en écarter. Le paradoxe tient au fait que pour jouir sans entraves il s'impose librement l'exclusion d'un ordre qui autrement lui permettrait de se reproduire. À l'heure de la jeunesse où il lui serait facile d'enfanter, il choisit d'utiliser son sex-appeal pour multiplier les contacts. Quand l'horloge biologique sonne, il a perdu la jeunesse féconde et ne peut entrer dans la phase de parentalité qui lui permettrait l'épanouissement familial d'une descendance. Il a voulu le beurre et l'argent du beurre ; il peut toujours se mettre en quête d'une famille reconstituée. Le corps est sexué et pose des impératifs naturels à la reproduction.

Le discours queer pense que ce n'est qu'une question de temps ; que même si ce n'est pas encore entré dans les mœurs, le « bizarre » devrait pouvoir se reproduire ; que nous devons « évoluer ». Bien sûr, les homosexuels ont le droit de se marier, mais même si rien ne leur interdisait légalement d'avoir des enfants, comment ceci pourrait-il garantir l'avenir de notre société ? L'Occident endetté a un besoin urgent de faire naître des payeurs de taxes. Les enfants issus des couples divorcés hésitent à se reproduire. Quarante ans après la libéralisation des mœurs, la technologie n'est toujours pas en mesure de fabriquer des bébés 100% éprouvettes ; le Meilleur des mondes de Huxley n'est pas advenu ; on n'a encore rien trouvé de mieux pour renouveler la population qu'un ventre de femme protégé par le statut familial garanti par l'État. La « normalité » sexuelle reproductive est toujours largement majoritaire, puisqu'elle est tout simplement la plus naturelle. Si on ne naît pas femme, certains renoncements sont aujourd'hui nécessaires pour le devenir, si tant est que pour vivre l'expérience complète de l'humanité féminine, il faille aussi avoir connu la maternité biologique. Malgré ses géniales théories, Beauvoir n'a jamais été qu'une femme partielle puisqu'elle n'a jamais enfanté.

L'idéologie libertaire refait surface régulièrement dans l'Histoire lors de la décadence des peuples. La Grèce et la Rome antiques l'ont montré. Le Sade de la Révolution française aussi. Les années folles du début du XXe siècle en sont un autre exemple. Nous vivons actuellement Le déclin de l'Empire américain, Denys Arcand avait vu juste. La crise mondiale qui s'amorce présentement pourrait bien mettre un terme au libéralisme des mœurs qui n'a pas montré en quoi il constitue un gage de prospérité. Bien au contraire, l'effondrement imminent de notre idéologie occidentale semble vouloir faire place à d'autres valeurs. Demain le monde sera musulman. Pourquoi ? Pour la simple raison que l'islam propage une idéologie qui leur permet de se reproduire considérablement plus rapidement que les queer. Parce que le queer pense en terme d'individu et de jouissance personnelle, il se veut libre de toute nécessité, alors que le musulman propose un ordre permettant la croissance sociale par des règles qui le détournent du petit plaisir personnel et le mettent au service du développement familial et de l'expansion sociétale. Ces valeurs étaient jadis rattachées à une chrétienté que l'on a jetée pour adopter l'individualisme libertaire consumériste décadent. L'islam occupe un terrain que nous avons déserté. Nous avons désormais besoin de leurs enfants pour payer nos immenses déficits. Mon observation ne contient aucun jugement de valeur ; notre décadence n'est pas « immorale » sinon que la jouissance sans entraves nous a endettés et empêchés de constituer les cellules familiales garantes de pérennité. Cigales, nous avons chanté toute notre vie, fourmis, nous aurions fait provision d'enfants.

Le queer peut très bien vivre sans problème dans une société pluraliste qui sait exploiter l'individualité. On lui accorde d'ailleurs une très grande place ; la bizarrerie est un élément spectaculaire répandu ; pas un film aujourd'hui n'est lancé sans qu'on le représente par au moins un personnage dont on fait un élogieux modèle. Mais celui-ci ne renouvelle pas les peuples et en aucune façon ne peut devenir la règle puisque, par définition, le queer admet être incapable de se soumettre à l'ordre social naturel majoritaire de la bipolarité générique ; il s'inscrit lui-même dans une logique d'extinction.

Un dernier argument avance avec naïveté que l'idéologie queer est salutaire dans un monde surpeuplé. Il représenterait même la planche de salut écologique. C'est sans compter sur le nombre. Si nous devons respecter les personnes dont les pulsions sont naturellement homosexuelles la nature n'en continue pas moins à générer une majorité hétéro dont la continuité familiale d'une descendance est primordiale. Je ne vois pas comment on pourrait sauver la planète en propageant l'idéologie homosexuelle et queer forcément minoritaire. Tout comme ceux-ci revendiquent leur liberté de jouir sans entraves, les hétéros n'ont-il pas le droit d'agir librement leur tendance ? Autrement, ce ne serait que le retour à une tyrannie inversée. Et dans une confrontation armée, le nombre ne serait-il pas du côté des hétéros ? L'influence politique d'un groupe qui poursuit une logique d'extinction n'est-elle pas vouée à l'échec ?

Philo5
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