par François Brooks
Pourquoi ne pas réécrire la philosophie avec des techniques graphiques empruntées à la BD?
Une image vaut mille mots, c'est bien connu. Et on se demande pourquoi, aujourd'hui encore, les philosophes passent autant de temps à aligner des kilomètres de mots alors qu'une illustration bien choisie leur épargnerait tant de travail.
On l'avait compris aux éditions de La Librairie Générale Française dès 1993 en publiant une ouvrage exceptionnel : l'Atlas de la Philosophie. Un nouveau genre venait de naître. Les auteurs Kunzmann, Burkard, Wiedmann et Weiss ont combiné leurs efforts pour qu'à chaque page de texte, s'oppose un dessin, croquis, image ou illustration schématisant l'idée exposée. Foin de thèses « longuissimes » et soporifiques, chaque philosophe est rendu facilement accessible par la conjonction d'un court texte et d'une illustration valant pour les mille mots épargnés.
Que ce soit les nombres de Pythagore... | la caverne de Platon... |
les 4 causes d'Aristote... | les attributs de Dieu de Spinoza... |
les monades de Leibniz... | ou les usines à concepts de Deleuze... |
, en vingt minutes de lecture, il est possible d'accéder facilement à des idées jadis nébuleuses et d'apercevoir le monde du point de vue original de chaque philosophe. Dans ce livre de poche de 278 pages, on présente l'histoire entière des idées que propose la philosophie occidentale (et orientale).
Voilà bien, il me semble, une nouvelle avenue pour la promotion des connaissances philosophique qu'il faut explorer.
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Mais si chacune de ces images représente un raccourci utile, elles n'en sont pourtant pas moins statiques. La bande dessinée pourrait complémenter à merveille cette nouvelle approche.
Une modeste série illustrée par Oscar Zarate nous avait déjà présenté Rousseau, Machiavel, Kierkegaard, et Freud dont ce dernier (de Richard Appignanesi) vient de paraître en français aux éditions Rivages poche (No. 539). Cet illustré – moitié exposé, moitié BD – raconte la vie d'un philosophe en illustrant l'originalité des concepts qu'il apporte. L'art séquentiel de la BD s'occupe du côté biographie, l'art statique du schéma prend en charge les concepts, et le texte fait avantageusement les liens nécessaires, alliant récit, citations et démonstration.
Pourquoi ne pas développer cette approche pour chacun des philosophes?
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Un brillant théoricien de la bande dessinée, Scott McCloud, m'a fait comprendre tout ce que cet art pourrait apporter à la philosophie. Cet auteur a produit deux livres, L'art invisible et Réinventer la bande dessinée [1] qui sont une véritable thèse sur ce mal aimé des arts graphiques. Il propose un programme en 12 thèmes pertinents pour promouvoir la BD et lui redonner toutes ses lettres de noblesse.
1. La bande dessinée comme littérature : La littérature phrasée nous amène dans des profondeurs au moyen de l'écriture. La BD peut en faire autant, et même davantage puisque l'image associée au texte peut souvent évoquer un concept ou une émotion d'une manière intuitive comme aucun texte seul ne peut y arriver.
2. La bande dessinée comme art : La maîtrise de moyens graphiques variés et les créations esthétiques élèvent incontestablement le bédéiste au niveau de l'art. . Peinture, photographie, dessin technique, caricature, la BD ne boude aucun art.
3. Droits d'auteurs : Les auteurs doivent jouir d'une liberté accrue dans l'exercice de leur art et non pas produire comme des marionnettes une marchandise sur demande. Parallèlement, ils devraient obtenir une plus grande part des bénéfices obtenus par la mise en marché de leur œuvre.
4. Innovation dans l'édition : La chaîne de production passant par l'éditeur, l'imprimeur, le distributeur et le détaillant éloigne les deux principales personnes concernées : le concepteur et le lecteur. Il faut trouver un moyen de les rapprocher.
5. Perception du public : La BD souffre d'une mauvaise perception du public qui y voit un art mineur réservé a un groupe restreint de la population : les enfants et ceux qui ont le « cœur jeune ». Elle n'est pas prise suffisamment au sérieux. Il faut démontrer son immense potentiel et changer les mentalités. La BD peut traiter d'une variété de sujets si considérables et si variés qu'elle peut tous nous rejoindre.
6. Intérêt institutionnel : Il importe que les institutions reconnaissent la valeur de cet art et lui offrent une plus grande place dans leur programme. La lecture du seul texte écrit prend trop de place dans l'enseignement. La BD est un art qu'il vaut tout autant la peine d'étudier.
7. Parité : Actuellement, les hommes sont surreprésentés dans l'ensemble de la production de la BD. Nous y gagnerions tous à ce que, comme en art et en littérature, les femmes y occupent une place proportionnelle à leur nombre dans la population.
8. Représentation des minorités : Chaque groupe culturel et minorité devrait prendre sa place dans l'univers de la BD.
9. Diversité des genres : La BD peut traiter virtuellement de n'importe quel sujet. Sa « surspécialisation » dans la sphère des super héros nous cache l'énorme diversité des sujets dont elle peut traiter. La BD peut traiter de l'humour, bien sûr, mais elle peut aussi bien s'intéresser aux sciences, à l'histoire et à la philosophie. Son émancipation sexuelle des vingt dernières années était bienvenue mais il reste encore beaucoup à faire dans tous les autres domaines.
10. Production numérique : Créer des bandes dessinées avec des outils numériques.
11. Livraison numérique : Il faut favoriser la diffusion de la bande dessinée sous forme numérique : CD, DVD, Internet, etc. Il faut aussi développer des moyens pratiques et commodes de payer les artistes directement, comme le système de micro paiement sur l'Internet. Ceci permettrait à ceux qui ont de bonnes idées – mais peu de moyens de les diffuser – de se faire connaître et les motiverait davantage à produire. Ceci permettrait aux plus populaires d'en vivre et de consacrer plus de temps à produire. Le consommateur y gagnerait doublement puisqu'il n'aurait à payer qu'une petite fraction des coûts traditionnels de l'édition et aurait la possibilité d'un contact direct avec le créateur. Finalement, la livraison numérique jouit d'un avantage écologique décisif puisqu'elle se passe des moyens traditionnels lourds : un disque dur de quelques grammes peut contenir l'équivalent de tonnes de papier ; autant de forêts préservées...
12. BD numériques : Faire évoluer la BD dans un environnement numérique. La révolution numérique doit avoir un impact décisif sur l'orientation de son développement. Tant que son expression était captive de la forme livresque, ce qu'elle voulait exprimer devait se contenter des limitations de ce cadre. Les possibilités numériques l'ont fait éclater et il importe de se servir de toutes les possibilités que ce nouveau moyen d'expression nous offre pour le porter vers de nouveaux horizons jusqu'ici inexplorés.
1. La philosophie comme littérature : La philosophie est avant tout littérature mais c'est à titre d'activité autre qu'elle doit maintenant être reconnue.
2. La philosophie comme art noble : Redéfinir la philosophie pour que soit reconnu toute la noblesse de cette activité.
3. Chacun est auteur, du moment qu'il pense : Reconnaître que chacun est un philosophe en puissance dès qu'il écrit ou s'adonne à l'une ou à l'autre activité philosophique.
4. Innovation dans l'édition : La chaîne de production passant par l'éditeur, l'imprimeur, le distributeur et le détaillant éloigne les deux principales personnes concernées : le concepteur et le lecteur. Il faut trouver un moyen de les rapprocher. On pourrait par exemple favoriser la publication chez de petites maisons d'éditions.
5. Perception du public : La philosophie souffre d'une mauvaise perception du public qui y voit une activité plutôt ennuyeuse réservée a un groupe restreint de la population : les professeurs et les écrivains. Elle est sous-estimée ou surestimée mais rarement considérée comme une activité plaisante dont chacun peut s'approprier Il faut démontrer son immense potentiel et changer les mentalités. La philosophie peut traiter d'une variété de sujets si considérables et si variés qu'elle peut tous nous rejoindre. Il faut inviter le public à se réapproprier la philosophie par une diffusion médiatique qui invite au « Penser par soi-même »
6. Intérêt institutionnel : Il importe que les institutions reconnaissent la valeur de la philosophie et lui offrent une plus grande place dans leur programme. Il faut promouvoir son enseignement à tous les niveaux scolaires ; particulièrement au primaire et au secondaire parce que c'est très jeune qu'il faut apprendre que chacun peut en bénéficier, et pas seulement les classes avancées du cégep et de l'université.
7. Parité : Inviter les femmes à prendre leur place dans tous les champs de la pensée philosophique, et pas seulement se spécialiser dans la pensée féministe. Les femmes peuvent aussi penser la philosophie d'un point de vue universel et non seulement en tant que femme. Parallèlement, il faut aussi inviter les hommes à se définir en tant qu'hommes et développer leur pensée masculiste.
8. Représentation des minorités : Introduire la philosophie culturelle qui est trop souvent abordée sous sa seule spécificité religieuse. Chaque groupe culturel a un rapport au monde propre qu'il importe de faire connaître et de mettre en valeur. On ne pense pas le monde de la même manière quand on s'identifie à une culture spécifique. Chaque minorité apporte une couleur originale dans la mosaïque culturelle de l'humanité ; il importe de discerner son apport philosophique propre.
9. Diversité des genres : La philosophie doit ouvrir des portes, toutes les portes. Elle doit aussi s'efforcer d'en trouver d'autres. Malgré son immense ouverture, il importe de la promouvoir encore davantage. Trop souvent on adopte une philosophie comme on entre en religion : on s'identifie à une forme de pensée qui se fossilise et met notre esprit en veilleuse, inactif, circulant à peu près toujours dans les mêmes circuits de pensée. La philosophie doit rester vivante, ne jamais cesser de nous étonner. Et elle peu le faire pour peu que nous l'explorions sans cesse à la recherche de nouvelles idées et de nouvelles façon de la pratiquer.
10. Production numérique : L'ordinateur et tous les outils numériques mettent à notre portée une panoplie de moyens pour pratiquer la philosophie comme jamais auparavant. Chacun peut explorer sa propre pensée en créant son propre site Internet et ainsi se connaître lui-même dans un nouveau miroir qu va bien au-delà des limitations traditionnelles de l'écrit.
11. Livraison numérique : L'Internet met à notre disposition une tribune mondiale permanente. Pour conférencer, il n'est plus besoin de se soumettre à aucune des contraintes traditionnelles. Plus de salle à louer, plus de déplacement ni d'hébergement coûteux, plus d'horaires stricts auquel on doive se conformer. Chacun jouit, à partir de chez-lui, de la possibilité fabuleuse de conférencer à tout moment – 24 heures par jour, 365 jours par année – face à un public non captif sur toute la planète, composé de tous les internautes partageant ses intérêts. La livraison numérique, permet l'exercice de la philosophie en temps réel ou différé et crée une communauté instantanée où chacun peut contacter tous et communiquer directement. Jamais nous n'avions pu être si près des auteurs que l'on aime lire ni pouvoir communiquer aussi directement avec eux. Finalement, la livraison numérique jouit d'un avantage écologique décisif puisqu'elle se passe des moyens traditionnels lourds : quelques kilos d'ordinateur remplacent des tonnes de papier et de moyens de transport ; autant de forêts et d'oxygène préservés.
12. Philosophie numérique : On peut désormais faire évoluer la philosophie dans un environnement numérique en inventant de nouveaux mondes philosophiques. La révolution numérique peut avoir un impact décisif sur son orientation. Tant que son expression était captive de la forme livresque, ce qu'elle voulait exprimer devait se contenter des limitations de ce cadre. Les possibilités numériques l'ont fait éclater et il importe de se servir de toutes les possibilités que ce nouveau moyen d'expression nous offre pour le porter vers de nouveaux horizons jusqu'ici inexplorés.
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Bref, la philosophie pourrait grandement profiter de son ouverture à des pratiques alternatives. L'image, la bande dessinée le numérique et l'Internet lui donne un élan que les encyclopédistes nous jalouseraient. Nous avons maintenant des outils exceptionnels ; à nous de les exploiter avantageusement. Aurons-nous une inventivité à la mesure de ces extraordinaires moyens?
[1] Scott McCloud, Réinventer la bande dessinée, Éditions Vertige Graphic © 2002 (Titre original : Reinventing Comics publié aux USA chez Harper Collins Publisher Inc., Scott McCloud © 2000) www.scottmccloud.com