Cogitations 

 

François Brooks

2025-09-22

Essais personnels

 

F. Schlegel et le romantisme

 

La poésie romantique est toujours en devenir : bien plus, c'est son essence même que de rester éternellement en devenir, de ne pouvoir jamais être achevée.

F. Schlegel, Fragments, 1798.

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À l'ère féodale, le travail harassant de l'agriculture et la stabilité familiale étaient vitaux. Il ne serait venu à l'idée de personne d'être un individu libre. Ça n'aurait eu aucun sens. La survie dépendait de la proche collaboration de tous les acteurs sociaux. Les rôles familiaux étaient farouchement tenus, de même que les spécialisations professionnelles. Père, mère, soeurs et frères, curé, évêque, ainsi que le forgeron, le notaire, le docteur et la maîtresse d'école étaient des fonctions hors desquelles la survie de la communauté aurait été impossible, et encore moins celle de l'individu. L'Église avait développé une liturgie qui culpabilisait fortement l'égoïsme et louangeait l'altruisme et le sacrifice de soi dont Jésus-Christ était la figure de proue.

L'essor technologique du 18e siècle a produit des avancées spectaculaires. On le constate dans les planches de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert publiées en 1769. Les progrès dans les arts et métiers sont stupéfiants et leur diffusion, grâce à l'imprimerie, rayonne partout dans la haute société. Les idées foisonnent et la richesse financière de la classe intellectuelle permet la formulation d'un concept qui va bientôt se mettre au service de l'individu. La libéralisation des moeurs s'annonce.

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Friedrich Schlegel arrive au moment où — en 1799 — la nécessité d'une société féodale tissée serrée n'est plus absolument vitale. Personnellement, il vit une relation illicite : il tombe amoureux de Dorothea Veit qui était déjà mariée à un banquier juif. L'amour est réciproque et passionné. Mais les cercles intellectuels percevaient la relation comme immorale, scandaleuse et provocante. Il publie alors un petit roman intitulé Lucinde où l'amoureux, Julius, s'épanche dans des lettres dégoulinantes de romantisme.

Nous sommes encore loin des descriptions érotiques des romans du 20e siècle. Le tabou de l'époque se concentrait essentiellement sur les sentiments amoureux élevés à hauteur de divinité. Le romantisme déplace le culte généralement rendu à Dieu vers le partenaire amoureux.

C'est bien connu, rien n'est plus instable que le sentiment amoureux ; le sexe est une drogue dure, l'amour aussi. Pourtant, rien n'est plus puissant que la pulsion romantique : l'individu se sent invincible ; il veut décrocher la Lune. Comment inviter un Cupidon aussi imprévisible dans le champ des relations sociales sans mettre en péril les fondements vitaux de la société bien ordonnée ?

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Schlegel fut l'un des plus grands génies du mouvement de l'idéalisme allemand. Il produisit une solide formulation philosophique autour de l'amour d'où est né le concept de romantisme. Ce type d'amour est si largement répandu aujourd'hui, et si farouchement défendu en Occident qu'il est difficile de comprendre ceux qui s'y opposent sans y voir une monstrueuse tyrannie.

On ne compte plus les oeuvres littéraires qui en font l'apologie. Romans, cinéma, musique, vidéos, il est difficile de trouver une production médiatique qui ne prend pas pour fondement l'idéologie romantique. On la projette partout ; on la voit même adulée dans des vidéos où l'on montre des animaux sauvages, tels le tigre et le lion, comme d'inoffensifs toutous affectueux. On la retrouve jusqu'en politique, où elle fonde le texte de loi le plus reconnu qui soit : les Droits de l'homme.

Bref, l'Europe du 18e siècle s'est prise d'une affection particulière pour la liberté, et Schlegel formule ce qu'il est convenu d'appeler le premier romantisme autour d'une cartographie émotionnelle comprenant dix-sept notions dont l'agencement illustre les nouvelles valeurs qui vont graduellement se répandre dans le monde entier :

1. Art
2. Poésie
3. Individualisme
4. Moi
5. Religion
6. Divin
7. Affection
8. Amitié
9. Médiations

10. Critique
11. Ironie
12. Liberté
13. Licence
14. Relation
15. Sentiment
16. Intériorité
17. Charme

Ces valeurs disqualifient radicalement le monde ancien où la force primait. Dorénavant, l'humain n'est plus seulement un être pour la conquête et la survie, mais devient essentiellement une entité émotionnelle dominée par les sentiments.

Ainsi, jusqu'à aujourd'hui, en deux siècles et demi, l'humain est devenu le farouche ennemi de l'autorité ; on n'obéit plus qu'à ses propres passions que la société de consommation encourage continuellement. On ne commande plus personne, on influence, on négocie, on convainc, on suggère, on séduit, on charme, on achète, mais plus jamais on n'impose sa volonté aux autres. Le consentement volontaire domine la totalité du champ relationnel. L'humain contemporain est conçu comme un être absolument libre. Même le baiser volé peut être considéré comme une agression.

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Le romantisme reconnaît que non seulement tout le monde veut être aimé, mais aujourd'hui, il est formellement interdit de détester qui que ce soit ; la rectitude politique fait loi. On applique avec vigilance la formule d'Héraclite : Il faut étouffer le penchant à l'injure avec plus de soin qu'un incendie[1]. Sur les réseaux sociaux, on a arrêté de compter les pouces en bas . On stérilise le langage ; le moindre terme qui pourrait offenser est remplacé par une formule lénifiante.

Quiconque manifeste sa réprobation est taxé d'haïsseur, sorte de sous-humain qui refuse de contribuer au monde paradisiaque décrété par le romantisme. Plus personne n'est méchant ; on a seulement des agissements indésirables. L'humain est élevé au niveau de la sainteté ontologique.

L'émotion est l'argument invincible. On ne peut reprocher à personne la justesse des sentiments qui l'animent. L'humain n'est que le carrefour émotionnel des évènements qu'il traverse. Ainsi, tout le monde est libre dans la mesure où chacun célèbre la liberté absolue d'éprouver ses propres émotions.

Dans un monde romantique, chacun est blindé par son indéniable humanité. La haine devient illégitime, puisque les sentiments de l'autre, comme les miens, sont toujours justifiés par les perceptions émotionnelles.

On présente les activités les plus banales comme des exploits héroïques. On applaudit à tout moment, on se félicite pour des riens, on accroche à ses lèvres le sourire indéfectible de l'éternelle satisfaction, mais la joie, la tristesse, la peur, le dégoût sont encore légitimes. Seules la haine, la colère et la jalousie sont devenues taboues. En fait, ces sentiments sont aussi légitimes que les autres, mais il est interdit de les exprimer : il faut les garder pour soi ou les confier au psy.

Le romantisme propose enfin le paradis sur terre, mais l'amour inconditionnel serait-il la nouvelle tyrannie ? De quelle manière les émotions interdites vont-elles se manifester ? Je connais une vieille dame qui dessine des horreurs — pardon, des toiles d'une expressivité remarquable — et qui les présente dans sa galerie comme des oeuvres d'art. Les invités les regardent en affichant des sentiments admiratifs comme l'on fait pour les barbeaux des enfants. Je ne sais quoi en penser ; je me censure.

Avec le temps, le romantisme de Schlegel a muté. Il a transformé les beaux-arts en thérapie émotionnelle. En fait, plus rien n'est beau ou laid. Si nous définissons l'être humain comme essentiellement émotionnel, toute production artistique n'est que la projection d'un sentiment qui n'a pas trouvé d'autre moyen de s'exprimer. Et, à la limite, tout être humain est un artiste. L'art naît du besoin d'être aimé, mais surtout d'évacuer les sentiments impossibles à exprimer autrement. Alors, comment aimer le pauvre humain dont les sentiments sont le produit de situations douloureuses ?

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Ainsi, on retrouve définitivement le message chrétien de l'amour inconditionnel chez Schlegel qui a composé une ingénieuse façon de l'intégrer dans le statut d'artiste universel qui joue sur la recombinaison infinie des dix-sept notions, comme une symphonie émotionnelle. En deux siècles et demi, le romantisme est devenu infiniment plus que l'amour romantique ; c'est un idéal doctrinal qui a transformé le monde, et qui permet de vivre paisiblement au moment où l'explosion démographique et le niveau de vie des masses progressent.

[1] Cité par Alfred Fouillée, Extraits des grands philosophes, Delagrave © 1877, p. 24.

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