Méditations publiques 

 

François Brooks

020929

Essais personnels

 

Théorie des complots
Paradoxe de la sécurité

 

[1] 

L'historicisme [...] est un dérivé de la théorie du complot

Karl Popper

J'ai deux amis qui me rappellent constamment qu'il y a d'ignominieux complots qui se trament, tout particulièrement chez les méchants Américains dont ils déplorent les moeurs. Comment peut-on critiquer leur mode de vie alors qu'on l'a adopté et que chaque jour, on y travaille, on collabore, et que l'on paye pour le soutenir ? Combien j'ai vu d'écolos Nouvel Âge se rendre en voiture assister religieusement à un atelier de croissance personnelle où l'on dénonce les méfaits de la pollution ? Dans la chanson T'as payé, Léo Ferré dénonçait en 1972 les gens qui l'accusaient de vulgarité alors qu'ils payaient pour acheter les produits français les plus vulgaires de l'époque. L'un de mes deux amis gagne sa vie en brûlant du carburant fossile — il est chauffeur — alors qu'il dénonce les avancées des Américains en territoire moyen-oriental pour s'accaparer les richesses pétrolières des lieux. L'autre, fumeur invétéré, premier comploteur contre lui-même, paye chaque jour pour détruire sa propre santé.

Comment puis-je dénoncer les complots américains alors que j'y collabore en participant à cette société dont j'ai adopté les coutumes et valeurs ? Je paye pour circuler dans une voiture qui collabore aux effets de serre ; je paye pour un système d'éducation qui produit des analphabètes. J'ai même voté pour élire le Ministre de l'Éducation qui favorise cet état de fait.

La démocratie a ceci de désarmant qu'elle est immune du simple fait que tous, nous collaborons à construire un système qui complote contre nous-mêmes. Collaboration libre et active puisque nous payons volontairement pour le soutenir. Avant la Révolution française, nous pouvions blâmer Dieu et le roi ; aujourd'hui, nous sommes tous coupables. S'il existe des comploteurs, ils ont beau jeu ; on ne saurait identifier ceux qui tirent les ficelles d'une société à laquelle chacun collabore. Plus de tête à couper sans d'abord me décapiter. Vive la liberté ! Vive la démocratie !

Mais est-ce à dire que les complots n'existent pas ? Doit-on nier les faits évoqués dans les films JFK[2], Complots (Conspiracy Theory)[3], L'Expérience[4] ou I comme Icare[5] ? Comment savoir ? Les faits sont romancés. Même les journalistes ne nous rapportent que des faits qui soutiennent les thèses de leur propre réalité. Ils éclairent leurs opinions au phare des événements qu'ils nous rapportent avec le souci de ne jamais outrepasser la ligne éditoriale du média pour lequel ils travaillent. D'ailleurs, ils ne s'en cachent plus. Si autrefois on voyait d'un mauvais oeil qu'un journaliste teigne les événements de ses propres opinions, aujourd'hui tous les journaux grand public engagent une armada de penseurs à gage pour guider soigneusement nos réflexions. Qui s'indigne de l'immense place qu'occupent les éditorialistes dans une presse censée nous informer ?

La conspiration a ceci de gênant qu'elle est, par définition, secrète et théorique : donc impossible à dénoncer. En effet, si l'on connaissait parfaitement les détails d'une conspiration, ce n'en serait plus une. Nous pourrions porter des accusations. La conspiration implique la croyance. Si je crois qu'il complote contre moi, je me méfie du voisin. En constatant ma suspicion, il se méfiera à son tour. Le moindre geste sera interprété comme hostile. Ainsi s'engage la boucle de la méfiance et de la guerre. Si tu veux la paix, prépare la guerre, dit l'adage. Mais si tu prépares la guerre, tu justifies la méfiance. Prends garde à ta méfiance, dirais-je plutôt. La guerre est à l'amour ce que la méfiance est à la confiance. Si je projette de mauvaises intentions, comment puis-je avoir confiance en moi-même ? La conspiration est l'univers du doute et de la panique. Ce doute regarde l'autre à travers une grille qui ne laisse passer que les mauvaises intentions. Ainsi, j'établis un monde où il m'est impossible de dormir en paix.

Dans le film I comme Icare, on examine les mécanismes de la conspiration. Sur les bases de l'expérience de Stanley Milgram sur la soumission à l'autorité[6], on montre que ceux qui détiennent le pouvoir peuvent inciter à tuer malgré nos propres valeurs. Les organismes comme le FBI ou la CIA ont le pouvoir discrétionnaire — sous « Raison d'État » — de mener des opérations secrètes immorales et illégales visant à assurer la sécurité. Ces organismes sont nécessairement en conflit d'intérêts puisqu'ils disposent de pouvoirs extraordinaires et que, au moment de choisir entre servir le droit du citoyen à l'information et leur propre bénéfice, ils vont évidemment bafouer les droits fondamentaux pour protéger leurs privilèges.

Bref, ces organismes peuvent agir illégalement sans que personne n'en sache rien. Ils jouissent de l'immunité du secret dont même le gouvernement qui les a mis en place ne jouit pas. La sécurité de l'État nécessite-t-elle la confiance aveugle en des organismes sur lesquels nous n'avons aucun contrôle ? Dès lors, quel pouvoir nos élus exercent-ils réellement ? La démocratie a-t-elle atteint ses limites ? Les organismes comme le FBI, la CIA ou le Groupe Bilderberg, qui opèrent secrètement, disposeraient-ils d'un pouvoir discrétionnaire exorbitant ? Ont-ils plus de pouvoir que nos élus ? Quels mécanismes nous en protègent en cas d'abus ? Et surtout, comment détecter les abus puisqu'ils opèrent secrètement ? La situation crée une ambiance de complots. Les conspirationnistes ne sont pas des individus disjonctés. Au contraire, ce sont des lanceurs d'alertes lucides. Ils voient bien la faille et s'inquiètent.

Notre obsession pour la sécurité publique a créé des organismes sur lesquels nous n'avons aucun contrôle. Ceci contribue à propager le sentiment d'insécurité. Voilà le paradoxe de la sécurité.

Ceux qui tirent les ficelles des pantins pour lesquels nous votons restent toujours dans l'ombre et, pour peu que les pantins refusent d'aller dans le sens des intérêts de ces organismes, on les élimine en fabriquant parfois des tueurs « innocents » en attendant que le peuple soit assez « sage » pour élire un président qui saura diriger sans nuire aux intérêts de ces puissants organismes. Cette perspective éclaire les assassinats d'hommes politiques aux États-Unis comme ailleurs. Bref, on sort du film médusé, les frissons dans le dos, en pensant que nous sommes bien naïfs de croire que nous vivons en pays démocratiques. Notre système politique comporte une faille majeure. Il est un théâtre destiné à dissimuler l'importance des influences déterminantes qui agissent sur nous, et sur lesquels nous n'avons aucun contrôle. Chacun sait que les véritables dirigeants sont les lobbies disposant d'énormes capitaux incitant les élus et le peuple à fléchir dans le sens qu'ils proposent.

Alors, comment dormir tranquille ?

Même si quelques « illuminés » — comme mes deux amis — ont assez d'intuition pour dénoncer la mascarade, ils n'ont aucune plate-forme pour se faire entendre, et même s'ils en avaient une, on aurait tôt fait de les disqualifier en dénonçant, comme je l'ai fait plus haut, leurs propres travers. Peut-on dénoncer une société à laquelle on participe ? Personne ne veut devenir l'arroseur arrosé. Nous pouvons ainsi continuer à dormir en paix si l'on observe l'omerta qui nous absout en retour. Le premier qui dénonce se condamne lui-même à perdre le sommeil. Sinon, il faut croire en la bonté naturelle de la nature humaine.

[1] Bill Watterson, Calvin et Hobbes 12 - Quelque chose bave sous le lit, Éditions Hors Collection © 1996,
p. 64, bande 3.

[2] Oliver Stone, JFK, ©1991 (avec Kevin Costner et Sissy Spacek)

[3] Richard Donner, Complots (Conspiracy Theory), ©1997 (avec Mel Gibson et Julia Roberts)

[4] Olivier Hirschbiegel, L'expérience, © 2003 (avec Moritz Bleibtreu et Jy. Dohnànyi)

[5] Henri Verneuil, I comme Icare, © 1979 (avec Yves Montand)

[6] Stanley Milgram, Soumission à l'autorité, Calmann-Lévy © 1974
(expérience menée entre 1960 et 1963 à l'université Yale aux États-Unis)

Philo5
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