LES VRAIS PENSEURS 

Guy Sorman

Fayard © 1989

Claude Lévi-Strauss

1908 — 2009

Anthropologue français
 

4. Culture — Structure

Influencé par les réflexions du linguiste Roman Jakobson, Lévi-Strauss transpose les méthodes « structuralistes » d'analyse des phénomènes à l'anthropologie, comme outil de recherche pour une grammaire universelle de la mythologie. Fondateur de l'anthropologie structurale, il fonde aussi le laboratoire d'anthropologie sociale.

Derrière la variété des cultures, il existe une unité psychique de l'humanité.

Le missionnaire jésuite n'était pas supérieur au sauvage Bororo qu'il venait convertir au Christ et à la modernité. Pour comprendre quelque chose à l'homme, il ne faut pas se limiter à s'observer soi-même à la manière du philosophe qui pratique l'introspection. Il ne suffit pas non plus de se limiter à une période, à la manière de l'historien. Il est au contraire indispensable de brûler ses vaisseaux, de partir à la rencontre de ceux qui semblent le plus éloigné possible de nous-mêmes, afin de chercher ce qui, dans la nature humaine, est constant et fondamental.

Ce qui manquait à l'anthropologie jusque dans les années cinquante, estime Lévi-Strauss, c'était une théorie, un système, un instrument pour comprendre ce que l'on voyait. « Toutes les sciences, affirme-t-il, ne fonctionnent que sur la base de théories explicatives ». Ainsi, en sociologie, Marx, le premier, a montré que pour interpréter la réalité sociale, il fallait sortir de la perception immédiate et la voir à travers un système. Ce que Marx a fait pour la sociologie, Lévi-Strauss le fera pour l'anthropologie : Le structuralisme est une lunette pour déchiffrer les civilisations.

L'un des véritables fondateurs du structuralisme, rappelle Lévi-Strauss est Roman Jakobson. Ce linguiste russe a démontré comment, « dans la quantité illimitée des sons que la voix peut émettre, chaque langue en sélectionne un petit nombre formant un système et qui, par la façon dont ils s'opposent entre eux, servent à différencier les significations ». Pour Roman Jakobson, chaque langue est donc une variation à partir d'une structure. Or, de son côté, en comparant les relations de parenté chez les primitifs et leurs mythes, Lévi-Strauss avait observé qu'il retombait toujours sur les mêmes problèmes de base. Il en conclut que, derrière la variété des cultures, il existe une unité psychique de l'humanité. Les civilisations ne font que combiner des éléments de base communs à toute l'humanité. Les hommes ne font que combiner un nombre limité de conduites possibles. À la manière dont nous jouons avec un kaléidoscope les figures sont nombreuses, mais elles ne font que déplacer des structures de base, toujours les mêmes. Voilà pourquoi on constate parfois, dans des civilisations éloignées, des ressemblances troublantes : ce n'est pas nécessairement parce que ces civilisations ont communiqué entre elles. Par exemple, on retrouve dans l'Antiquité classique, en Extrême-Orient, en Amérique, le même mythe d'un couple de nains en guerre contre des oiseaux aquatiques. A-t-il été inventé plusieurs fois ? C'est peu probable ; ou bien on se l'est emprunté, ou bien l'esprit humain a travaillé ici et là de la même façon.

Les mythes et les règles de la vie sociale sont le matériau de base dans lequel Lévi-Strauss détecte les « invariants structurels ». Exemple ? La prohibition de l'inceste. Dans toutes les sociétés, cet interdit, en contraignant au mariage hors de la famille, assure le passage de l'homme « biologique » à l'homme en société. Voilà le type même de la structure invariante.

L'avantage de l'observation des primitifs, c'est que leur société étant plus simple et plus petite, une analyse globale se heurte à moins d'obstacles. Il n'y a pas de civilisation « primitive » ni de civilisation « évoluée » ; il n'y a que des réponses différentes à des problèmes fondamentaux et identiques. Non seulement les « sauvages » pensent, mais la « pensée sauvage » n'est pas inférieure à la nôtre, et elle est fort complexe ; simplement, elle ne fonctionne pas comme la nôtre. « La pensée occidentale, dit Lévi-Strauss, est déterminée par l'intelligible : nous évacuons nos sensations pour manipuler des concepts. À l'inverse, la pensée sauvage calcule, non pas avec des données abstraites, mais avec l'enseignement de l'expérience sensible : odeurs, textures, couleurs ». Dans les deux cas, l'homme s'emploie à déchiffrer l'Univers, et la pensée sauvage, à sa manière, y parvient aussi bien que la pensée moderne.

Ce qui distingue « l'homme civilisé » du « primitif », c'est l'attitude devant l'Histoire, dit Lévi-Strauss. Les primitifs n'aiment pas l'Histoire, ils désirent ne pas en avoir ; ils se veulent primitifs plus qu'ils ne le sont véritablement. En fait, bien des événements ont bousculé les sociétés sauvages — guerre et paix, règnes et révolutions —, mais elles préfèrent en effacer les traces. Ces sociétés préfèrent se voir immuables, telles qu'elles se croient créées par les dieux. Chez nous autres « modernes », à l'inverse, l'Histoire est un objet de vénération. C'est par l'idée que nous nous faisons de notre histoire que nous cherchons à comprendre le passé, le présent et à orienter l'avenir. L'Histoire est, selon Lévi-Strauss, le dernier mythe des sociétés « modernes ». Nous arrangeons l'Histoire à la manière dont les primitifs arrangent les mythes : une manipulation arbitraire pour inventer une vision globale de l'Univers.

La découverte du Nouveau Monde et le colonialisme furent un désastre humain, « le crime des crimes ». Mais, dit Lévi-Strauss, nous ne sommes pas pour autant coupables de ce qu'a fait Christophe Colomb ou de ce qu'ont fait nos grands-parents. Aussi, juge-t-il absurde et mal orientée la culpabilité des intellectuels européens qui pleurent sur le Tiers-Monde. « Les dirigeants actuels du Tiers-monde sont au moins aussi responsables de la destruction des cultures dites 'arriérées' qui subsistaient chez eux, que ne l'est l'Occident actuel ».

Sa conférence devant l'Unesco en 1971 causa un énorme scandale. Trois observations en furent la cause : 1. « La génétique moderne, en discréditant la notion de race et en lui substituant celle des stocks génétiques, permettait d'en parler autrement qu'en termes métaphysiques et de comprendre sur quelles données objectives reposaient les distinctions. 2. Entre les cultures il est normal que, mises en contact sur des territoires contigus ou qui se chevauchent, elles génèrent des réactions d'agressivité. Les « primitifs » le savent bien. 3. Les cultures sont créatives lorsqu'elles ne s'isolent pas trop, mais il faut qu'elles s'isolent quand même un peu ». Si les cultures ne communiquent pas, elles se sclérosent, mais il ne faut pas non plus qu'elles communiquent trop vite, afin de se donner le temps d'assimiler ce qu'elles empruntent au dehors. « Aujourd'hui (1989), dit Lévi-Strauss, le Japon me paraît l'un des seuls pays à atteindre cet optimum : il absorbe beaucoup de l'extérieur et refuse beaucoup ».

« Mes origines juives ne m'ont jamais tourmenté, ni le judaïsme comme religion. Je me sens plus proche de l'animisme, en particulier du shintoïsme des Japonais. »

Philo5
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