ÉCONOMISME 

François Quesnay

 

Texte fondateur

1757-1768

Physiocratie

SOMMAIRE

Tableau économique

Grains [L'agriculture, seule source de richesse]

Maximes générales du gouvernement économique d'un royaume agricole

Tableau économique[1]
Analyse de la formule arithmétique du tableau économique
de la distribution des dépenses annuelles d'une nation agricole, juin 1766

Objets à considérer ;  Trois sortes de dépenses ;  leur source ;  leurs avances ;  leur distribution ;  leurs effets ;  leur reproduction ;  leurs rapports entre elles ;  leurs rapports avec la population ;  avec l'Agriculture ; 10° avec l'industrie ; 11° avec le commerce ; 12° avec la masse des richesses d'une Nation.

REPRODUIT TOTAL..... 600 L de revenu ; de plus, les frais annuels de 600 L et les intérêts des avances primitives du Laboureur, de 300 L que la terre restitue. Ainsi la reproduction est de 1500 L compris le revenu de 600 L qui est la base du calcul, abstraction faite de l'impôt prélevé, et des avances qu'exige sa reproduction annuelle, etc. Voyez l'Explication à la page suivante.

Lorsque l'agriculture prospère, tous les autres arts fleurissent avec elle, mais quand on abandonne la culture, par quelque cause que ce soit, tous les autres travaux, tant sur terre que sur mer, s'anéantissent en même temps.

Socrate, dans Xénophon

La nation est réduite à trois classes de citoyens :
                        1. la classe productive, 2. la classe des propriétaires et 3. la classe stérile.

1. La classe productive est celle qui fait renaître par la culture du territoire les richesses annuelles de la nation, qui fait les avances des dépenses des travaux de l'agriculture, et qui paye annuellement les revenus des propriétaires des terres. On renferme dans la dépendance de cette classe tous les travaux et toutes les dépenses qui s'y font jusqu'à la vente des productions à la première main, c'est par cette vente qu'on connaît la valeur de la reproduction annuelle des richesses de la nation.

2. La classe des propriétaires comprend le souverain, les possesseurs des terres et les décimateurs. Cette classe subsiste par le revenu ou produit net de la culture, qui lui est payé annuellement par la classe productive, après que celle-ci a prélevé, sur la reproduction qu'elle fait renaître annuellement, les richesses nécessaires pour se rembourser de ses avances annuelles et pour entretenir ses richesses d'exploitation.

3. La classe stérile est formée de tous les citoyens occupés à d'autres services et à d'autres travaux que ceux de l'agriculture, et dont les dépenses sont payées par la classe productive et par la classe des propriétaires, qui eux-mêmes tirent leurs revenus de la classe productive.

Pour suivre et calculer clairement les rapports de ces différentes classes entre elles, il faut se fixer à un cas quelconque, car on ne peut établir un calcul positif sur de simples abstractions.

Supposons donc un grand royaume dont le territoire, porté à son plus haut degré d'agriculture, rapporterait tous les ans une reproduction de la valeur de cinq milliards, et où l'état permanent de cette valeur serait établi sur les prix constants qui ont cours entre les nations commerçantes, dans le cas où il y a constamment une libre concurrence de commerce, et une entière sûreté de la propriété des richesses d'exploitation de l'agriculture[2].

Le Tableau économique renferme les trois classes et leurs richesses annuelles, et décrit leur commerce dans la forme qui suit.

1. Classe productive

2. Classe des propriétaires

3. Classe stérile

Avances annuelles

Revenu annuel

Avances annuelles

de cette classe, montant à deux milliards[3] qui ont produit cinq milliards, dont deux milliards sont en produit net ou revenu.

de deux milliards pour cette classe ; il s'en dépense un milliard en achats à la classe productive et l'autre milliard en achats à la classe stérile.

de cette classe de la somme d'un milliard qui se dépense par la classe stérile en achats de matières premières à la classe productive.

Ainsi la classe productive vend pour un milliard de productions aux propriétaires du revenu, et pour un milliard à la classe stérile qui y achète les matières premières de ses ouvrages, ci : ....
                        ........ 2 milliards

Le milliard que les propriétaires du revenu ont dépensé en achats à la classe stérile, est employé par cette classe pour la subsistance des agents dont elle est composée, en achats de productions prises à la classe productive, ci :....
                        ........ 1 milliard

Total des achats faits par les propriétaires du revenu et par la classe stérile à la classe productive, ci :....
                        ........ 3 milliards

De ces trois milliards reçus par la classe productive pour trois milliards de productions qu'elle a vendues, elle en doit deux milliards aux propriétaires pour l'année courante du revenu, et elle en dépense un milliard en achats d'ouvrages pris à la classe stérile. Cette dernière classe retient cette somme pour le remplacement de ses avances, qui ont été dépensées d'abord à la classe productive en achats de matières premières qu'elle a employées dans ses ouvrages. Ainsi ses avances ne produisent rien ; elle les dépense, elles lui sont rendues, et restent toujours en réserve d'année en année.

Les matières premières et le travail pour les ouvrages montent les ventes de la classe stérile à deux milliards, donc un milliard est dépensé pour la subsistance des agents qui composent cette classe ; et l'on voit qu'il n'y a là que consommation ou anéantissement de productions et point de reproduction ; car cette classe ne subsiste que du paiement successif de la rétribution due à son travail, qui est inséparable d'une dépense employée en subsistances, c'est-à-dire, en dépenses de pure consommation, sans régénération de ce qui s'anéantit par cette dépense stérile, qui est prise en entier sur la reproduction annuelle du territoire. L'autre milliard est réservé pour le remplacement de ses avances qui, l'année suivante, seront employées de nouveau à la classe productive en achats de matières premières pour les ouvrages que la classe stérile fabrique.

Ainsi les trois milliards que la classe productive a reçus pour les ventes qu'elle a faites aux propriétaires du revenu et à la classe stérile, sont employés par la classe productive au paiement du revenu de l'année courante de deux milliards et en achats d'un milliard d'ouvrages qu'elle paye à la classe stérile.

[...]

RÉSUMÉ

Le total des cinq milliards partagé d'abord entre la classe productive et la classe des propriétaires, étant dépensé annuellement dans un ordre régulier qui assure perpétuellement la même reproduction annuelle il y a un milliard qui est dépensé par les propriétaires en achats faits à la classe productive, et un milliard en achats faits à la classe stérile, la classe productive qui vend pour trois milliards de productions aux deux autres classes en rend deux milliards pour le paiement du revenu et en dépense un milliard en achats qu'elle fait à la classe stérile ; ainsi la classe stérile reçoit deux milliards qu'elle emploie à la classe productive en achats pour la subsistance de ses agents et pour les matières premières de ses ouvrages ; et la classe productive dépense elle-même annuellement pour deux milliards de productions, ce qui complète la dépense ou la consommation totale des cinq milliards de reproduction annuelle.

Tel est l'ordre régulier de la distribution de la dépense des cinq milliards que la classe productive fait renaître annuellement par la dépense de deux milliards d'avances annuelles, comprises dans la dépense totale des cinq milliards de reproduction annuelle.

On va présentement offrir aux yeux du lecteur la formule arithmétique de la distribution de cette dépense.

À la gauche, en tête, est la somme des avances de la classe productive, qui ont été dépensées l'année précédente, pour faire naître la récolte de l'année actuelle. Au-dessous de cette somme est une ligne qui la sépare de la colonne des sommes que reçoit cette classe.

À la droite, sont les sommes que reçoit la classe stérile.

Au milieu, en tête, est la somme du revenu qui se partage à droite et à gauche, aux deux classes, où elle est dépensée.

Le partage de dépense est marqué par des lignes ponctuées qui partent de la somme du revenu et vont en descendant obliquement à l'une et à l'autre classe. Au bout de ces lignes est de part et d'autre la somme que les propriétaires du revenu dépensent en achats à chacune de ces classes.

Le commerce réciproque entre les deux classes est marqué aussi par des lignes ponctuées qui vont en descendant obliquement de l'une à l'autre classe où se font les achats ; et au bout de chaque ligne est la somme que l'une des deux classes reçoit de l'autre ainsi réciproquement par le commerce qu'elles exercent entre elles pour leurs dépenses[4]. Enfin, le calcul se termine de chaque côté par la somme totale de la recette de chacune des deux classes. Et l'on voit que dans le cas donné, lorsque la distribution des dépenses suit l'ordre que l'on a décrit et détaillé ci-devant, la recette de la classe productive, en y comprenant les avances, est égale à la totalité de la reproduction annuelle, et que la culture, les richesses, la population restent dans le même état, sans accroît ni dépérissement. Un cas différent donnerait, comme on l'a dit plus haut, un résultat différent.

[...]

Grains[5]
[L'agriculture, seule source de richesse]

Les principaux objets du commerce en France sont les grains, les vins et eaux-de-vie, le sel, les chanvres et les lins, les laines et les autres produits que fournissent les bestiaux [...]. Mais on s'aperçoit aujourd'hui que la production et le commerce de la plupart de ces denrées sont presque anéantis en France. Depuis longtemps, les manufactures de luxe ont séduit la nation ; nous n'avons ni la soie ni les laines convenables pour fabriquer les belles étoffes et les draps fins ; nous nous sommes livrés à une industrie qui nous était étrangère, et on y a employé une multitude d'hommes dans le temps que le royaume se dépeuplait et que les campagnes devenaient désertes.

Pour gagner quelques millions à fabriquer et à vendre de belles étoffes, nous avons perdu des milliards sur le produit de nos terres, et la nation, parée de tissus d'or et d'argent, a cru jouir d'un commerce florissant [...].

Les travaux d'industrie ne multiplient pas les richesses. Les travaux de l'agriculture dédommagent des frais, payent la main-d'oeuvre de la culture, procurent des gains aux laboureurs : et de plus ils produisent les revenus des biens-fonds. Ceux qui achètent les ouvrages d'industrie payent les frais, la main-d'oeuvre et le gain des marchands ; mais ces ouvrages ne produisent aucun revenu au-delà [...].

Il n'y a donc pas multiplication de richesses dans la production des ouvrages d'industrie, puisque la valeur de ces ouvrages n'augmente que du prix de la subsistance que les ouvriers consomment [...]. Tous ces entrepreneurs ne font des fortunes que parce que d'autres font des dépenses. Ainsi il n'y a pas d'accroissement de richesses [...].

Une nation qui a peu de commerce de denrées de son cru, et qui est réduite, pour subsister, à un commerce d'industrie, est dans un état précaire et incertain. Car son commerce peut lui être enlevé par d'autres nations rivales qui se livreraient avec plus de succès à ce même commerce.

Maximes générales du gouvernement
économique d'un royaume agricole[6]

Que la nation soit instruite des lois générales de l'ordre naturel qui constituent le gouvernement évidemment le plus parfait.

Que le souverain et la nation ne perdent jamais de vue que la terre est l'unique source des richesses, et que c'est l'agriculture qui les multiplie.

Que la propriété des biens-fonds et des richesses mobilières soit assurée à ceux qui en sont les possesseurs légitimes ; car la sûreté de la propriété est le fondement essentiel de l'ordre économique de la société.

Que le gouvernement économique ne s'occupe qu'à favoriser les dépenses productives et le commerce des denrées du cru, et qu'il laisse aller d'elles-mêmes les dépenses stériles.

Qu'une nation qui a un grand territoire à cultiver et la facilité d'exercer un grand commerce des denrées du cru, n'étende pas trop l'emploi de l'argent et des hommes aux manufactures et au commerce de luxe, au préjudice des travaux et des dépenses de l'agriculture ; car préférablement à tout, le royaume doit être bien peuplé de riches cultivateurs.

Qu'on ne provoque point le luxe de décoration au préjudice des dépenses d'exploitation et d'amélioration de l'agriculture, et des dépenses en consommation de subsistance, qui entretiennent le bon prix et le débit des denrées du cru, et la reproduction des revenus de la nation.

Qu'on ne soit pas trompé par un avantage apparent du commerce réciproque avec l'étranger, en jugeant simplement par la balance des sommes en argent, sans examiner le plus ou le moins de profit qui résulte des marchandises mêmes que l'on a vendues et de celles que l'on a achetées. Car souvent la perte est pour la nation qui reçoit un surplus en argent [...].

Qu'on maintienne l'entière liberté du commerce ; car la police du commerce intérieur et extérieur la plus sûre, la plus exacte, la plus profitable à la nation et à l'État, consiste dans la pleine liberté de la concurrence.

[1] François Quesnay, Physiocratie, GF © 2008, p. 88-89, 209-211, 216-219.

[2] L'étendue du territoire serait d'environ 130 millions d'arpents de terres de différentes qualités ; le fonds de richesses d'exploitation nécessaires pour tenir ce territoire en bonne valeur, serait d'environ douze milliards, et la population d'environ trente millions de personnes qui pourraient subsister avec aisance, conformément à leur état, du produit annuel de cinq milliards.

Mais il ne faut pas oublier que partout où la population jouit d'une vie paisible, elle s'accroît ordinairement au-delà du produit du territoire, aussi la force d'un État et le nombre des citoyens qui le composent, sont toujours assurés quand ils sont établis sur un fonds de richesses d'exploitation suffisant pour l'entretien d'une riche culture. La conservation de ce fonds de richesse d'exploitation doit être le principal objet du gouvernement économique ; car les revenus du souverain et de la nation en dépendent entièrement, ainsi qu'il va être démontré par l'exposition de l'ordre régulier de la distribution des dépenses payées et entretenues par la reproduction annuelle.

[3] Les avances annuelles consistent dans les dépenses qui se font annuellement pour le travail de la culture ; ces avances doivent être distinguées des avances primitives qui forment le fond de l'établissement de la culture, et qui valent environ cinq fois plus que les avances annuelles.

[4] Chaque somme que reçoivent la classe productive et la classe stérile suppose une double valeur, parce qu'il y a vente et achat, et par conséquent la valeur de ce qui est vendu et la valeur de la somme qui paye l'achat ; mais il n'y a de consommation réelle que pour la valeur des cinq milliards qui forment le total de la recette de la classe productive. Les sommes d'argent qui passent à chaque classe s'y distribuent par la circulation d'une somme totale d'argent qui recommence chaque année la même circulation. Cette somme d'argent peut être supposée plus ou moins grande dans sa totalité, et la circulation plus ou moins rapide ; car la rapidité de la circulation de l'argent peut suppléer en grande partie à la quantité de la masse d'argent. Dans une année, par exemple, où, sans qu'il y eût de diminution dans la reproduction, il y aurait une grande augmentation du prix des productions, soit par des facilités données au commerce ou autrement ; il ne serait pas nécessaire qu'il y eût augmentation de la masse pécuniaire pour le paiement des achats de ces productions. Cependant il passerait dans les mains des acheteurs et des vendeurs de plus grosses sommes d'argent qui feraient croire à la plupart que la masse d'argent monnayé serait fort augmentée dans le royaume. Aussi cette apparence équivalente à la réalité est-elle fort mystérieuse pour le vulgaire.

[5] Encyclopédie Diderot et d'Alembert : article « GRAINS ».

[6] François Quesnay, Physiocratie, GF © 2008, p. 237, 238, 240 et 244.

Philo5
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