ÉCONOMISME 

Adam Smith

 

Texte fondateur

1776

Libéralisme

SOMMAIRE

La liberté naturelle, seule source de richesse

La division du travail (1)

L'intérêt individuel de l'échange

Conduit par une main invisible

Le capital et son accumulation

La division du travail (2)

La liberté naturelle, seule source de richesse[1]

C'est ainsi que tout système qui cherche, ou, par des encouragements extraordinaires, à attirer vers une espèce particulière d'industrie une plus forte portion du capital de la société que celle qui s'y porterait naturellement, ou, par des entraves extraordinaires, à détourner forcément une partie de ce capital d'une espèce particulière d'industrie vers laquelle elle irait sans cela chercher un emploi, est un système réellement subversif de l'objet même qu'il se propose comme son principal et dernier terme. Bien loin de les accélérer, il retarde les progrès de la société vers l'opulence et l'agrandissement réels ; bien loin de l'accroître, il diminue la valeur réelle du produit annuel des terres et du travail de la société.

Ainsi, en écartant entièrement tous ces systèmes ou de préférences ou d'entraves, le système simple et facile de la liberté naturelle vient se présenter de lui-même et se trouve tout établi. Tout homme, tant qu'il n'enfreint pas les lois de la justice, demeure en pleine liberté de suivre la route que lui montre son intérêt et de porter où il lui plaît son industrie et son capital, concurremment avec ceux de tout autre homme ou de toute autre classe d'hommes. Le souverain se trouve entièrement débarrassé d'une charge qu'il ne pourrait essayer de remplir sans s'exposer infailliblement à se voir sans cesse tromper de mille manières, et pour l'accomplissement convenable de laquelle il n'y a aucune sagesse humaine ni connaissance qui puissent suffire [à] la charge d'être le surintendant [le chef] de l'industrie des particuliers et de la diriger vers les emplois les mieux assortis à l'intérêt général de la société.

Dans le système de la liberté naturelle, le souverain n'a que trois devoirs à remplir : trois devoirs, à la vérité, d'une haute importance, mais clairs, simples et à la portée d'une intelligence ordinaire. 1. Le premier, c'est le devoir de défendre la société de tout acte de violence ou d'invasion de la part d'autres sociétés indépendantes. 2. Le second, c'est le devoir de protéger, autant qu'il est possible, chaque membre de la société contre l'injustice ou l'oppression de tout autre membre, ou bien le devoir d'établir une administration exacte de la justice. Et 3. le troisième, c'est le devoir d'ériger ou d'entretenir certains ouvrages publics et certaines institutions que l'intérêt privé d'un particulier ou de quelques particuliers ne pourrait jamais les porter à ériger ou à entretenir, parce que jamais le profit n'en rembourserait la dépense à un particulier ou à quelques particuliers, quoiqu'à l'égard d'une grande société ce profit fasse beaucoup plus que rembourser les dépenses.

La division du travail (1)[2]

Les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail, et la plus grande partie de l'habileté, de l'adresse et de l'intelligence avec laquelle il est dirigé ou appliqué, sont dues, à ce qu'il semble, à la Division du travail.

[...]

Prenons un exemple dans une manufacture de la plus petite importance, mais où la division du travail s'est fait souvent remarquer : une manufacture d'épingles.

Un homme qui ne serait pas façonné à ce genre d'ouvrage, dont la division du travail a fait un métier particulier, ni accoutumé à se servir des instruments qui y sont en usage, dont l'invention est probablement due encore à la division du travail, cet ouvrier, quelque adroit qu'il fût, pourrait peut-être à peine faire une épingle dans toute sa journée, et certainement il n'en ferait pas une vingtaine. Mais de la manière dont cette industrie est maintenant conduite, non seulement l'ouvrage entier forme un métier particulier, mais même cet ouvrage est divisé en un grand nombre de branches, dont la plupart constituent autant de métiers particuliers. Un ouvrier tire le fil à la bobine, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un cinquième est employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même l'objet de deux ou trois opérations séparées : la frapper est une besogne particulière ; blanchir les épingles en est une autre ; c'est même un métier distinct et séparé que de piquer les papiers et d'y bouter les épingles ; enfin, l'important travail de faire une épingle est divisé en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes, quoique dans d'autres le même ouvrier en remplisse deux ou trois. J'ai vu une petite manufacture de ce genre qui n'employait que dix ouvriers, et où, par conséquent, quelques-uns d'eux étaient chargés de deux ou trois opérations. Mais, quoique la fabrique fût fort pauvre et, par cette raison, mal outillée, cependant, quand ils se mettaient en train, ils venaient à bout de faire entre eux environ douze livres d'épingles par jour ; or, chaque livre contient au-delà de quatre mille épingles de taille moyenne. Ainsi ces dix ouvriers pouvaient faire entre eux plus de quarante-huit milliers d'épingles dans une journée ; donc, chaque ouvrier, faisant une dixième partie de ce produit, peut être considéré comme donnant dans sa journée quatre mille huit cents épingles. Mais s'ils avaient tous travaillé à part et indépendamment les uns des autres, et s'ils n'avaient pas été façonnés à cette besogne particulière, chacun d'eux assurément n'eût pas fait vingt épingles, peut-être pas une seule, dans sa journée, c'est-à-dire pas, à coup sûr, la deux-cent-quarantième partie, et pas peut-être la quatre-mille-huit-centième partie de ce qu'ils sont maintenant en état de faire, en conséquence d'une division et d'une combinaison convenables de leurs différentes opérations.

Dans tout autre art et manufacture, les effets de la division du travail sont les mêmes que ceux que nous venons d'observer dans la fabrique d'une épingle, quoique dans un grand nombre le travail ne puisse pas être aussi subdivisé ni réduit à des opérations d'une aussi grande simplicité. Toutefois, dans chaque art, la division du travail, aussi loin qu'elle peut y être portée, amène un accroissement proportionnel dans la puissance productive du travail. C'est cet avantage qui paraît avoir donné naissance à la séparation des divers emplois et métiers.

L'intérêt individuel de l'échange[3]

[...] Dans presque toutes les espèces d'animaux, chaque individu, quand il est parvenu à la pleine croissance, est tout à fait indépendant, et, tant qu'il reste dans son état naturel, il peut se passer de l'aide de toute autre créature vivante. Mais l'homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c'est en vain qu'il l'attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s'il s'adresse à leur intérêt personnel et s'il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu'il souhaite d'eux. C'est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque ; le sens de sa proposition est ceci : Donnez-moi ce dont j'ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-mêmes ; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires s'obtient de cette façon. Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c'est toujours de leur avantage. [...]

[...]

Dans la réalité, la différence des talents naturels entre les individus est bien moindre que nous ne le croyons, et les aptitudes si différentes qui semblent distinguer les hommes de diverses professions quand ils sont parvenus à la maturité de l'âge, ne sont pas tant la cause que l'effet de la division du travail, en beaucoup de circonstances. La différence entre les hommes adonnés aux professions les plus opposées, entre un philosophe, par exemple, et un portefaix, semble provenir beaucoup moins de la nature que de l'habitude et de l'éducation. Quand ils étaient l'un et l'autre au commencement de leur carrière, dans les six ou huit premières années de leur vie, il y avait peut-être entre eux une telle ressemblance que leurs parents ou camarades n'y auraient pas remarqué de différence sensible. Vers cet âge ou bientôt après, ils ont commencé à être employés à des occupations fort différentes. Dès lors a commencé entre eux cette disparité qui s'est augmentée insensiblement, au point qu'aujourd'hui la vanité du philosophe consentirait à peine à reconnaître un seul point de ressemblance. Mais, sans la disposition des hommes à trafiquer et à échanger, chacun aurait été obligé de se procurer lui-même toutes les nécessités et commodités de la vie. Chacun aurait eu la même tâche à remplir et le même ouvrage à faire, et il n'y aurait pas eu lieu à cette grande différence d'occupations, qui seule peut donner naissance à une grande différence de talents.

[...] Chaque animal est toujours obligé de s'entretenir et de se défendre lui-même à part et indépendamment des autres, et il ne peut retirer la moindre utilité de cette variété d'aptitudes que la nature a réparties entre ses pareils. Parmi les hommes, au contraire, les talents les plus disparates sont utiles les uns aux autres ; les différents produits de leur industrie respective, au moyen de ce penchant universel à troquer et à commercer, se trouvent mis, pour ainsi dire, en une masse commune où chaque homme peut aller acheter, suivant ses besoins, une portion quelconque du produit de l'industrie des autres.

Conduit par une main invisible[4]

[...] puisque chaque individu tâche, le plus qu'il peut, 1° d'employer son capital à faire valoir l'industrie nationale, et, 2° de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. À la vérité, son intention, en général, n'est pas en cela de servir l'intérêt public, et il ne sait même pas jusqu'à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler. Je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n'est pas très commune parmi les marchands, et qu'il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir.

Le capital et son accumulation[5]

Dans ce premier état informe de la société, qui précède l'accumulation des capitaux et l'appropriation du sol, la seule circonstance qui puisse fournir quelque règle pour les échanges, c'est, à ce qu'il semble, la quantité de travail nécessaire pour acquérir les différents objets d'échange. Par exemple, chez un peuple de chasseurs, s'il en coûte habituellement deux fois plus de peine pour tuer un castor que pour tuer un daim, naturellement un castor s'échangera contre deux daims ou vaudra deux daims. Il est naturel que ce qui est ordinairement le produit de deux jours ou de deux heures de travail, vaille le double de ce qui est ordinairement le produit d'un jour ou d'une heure de travail.

* * *

[...] Mais s'il saute aux yeux que le nombre de ces ustensiles [poêlons et casseroles] est, par tous pays, limité à l'usage qu'on en fait et au besoin qu'on en a ; qu'il serait absurde d'avoir plus de poêlons et de casseroles qu'il n'en faut pour faire cuire tout ce qui se consomme habituellement d'aliments dans ce pays ; et que si la quantité des aliments à consommer venait à augmenter, le nombre des poêlons et casseroles augmenterait tout de suite, [...] il devrait également sauter aux yeux que la quantité d'or ou d'argent est, par tous pays, limitée à l'usage qu'on fait de ces métaux et au besoin qu'on en a ; que leur usage consiste à faire, comme monnaie, circuler des marchandises, et à fournir, comme vaisselle, une espèce de meuble de ménage ; que, par tous pays, la quantité de monnaie est déterminée par la valeur de la masse de marchandises qu'elle a à faire circuler [...]

La division du travail (2)[6]

Observez, dans un pays civilisé et florissant, ce qu'est le mobilier d'un simple journalier ou du dernier des manoeuvres, et vous verrez que le nombre des gens dont l'industrie a concouru pour une part quelconque à lui fournir ce mobilier, est au-delà de tout calcul possible. La veste de laine, par exemple, qui couvre ce journalier, toute grossière qu'elle paraît, est le produit du travail réuni d'une innombrable multitude d'ouvriers. Le berger, celui qui a trié la laine, celui qui l'a peignée ou cardée, le teinturier, le fileur, le tisserand, le foulonnier, celui qui adoucit, chardonne et unit le drap, tous ont mis une portion de leur industrie à l'achèvement de cette oeuvre grossière. Combien, d'ailleurs, n'y a-t-il pas eu de marchands et de voituriers employés à transporter la matière à ces divers ouvriers, qui souvent demeurent dans des endroits distants les uns des autres ! Que de commerce et de navigation mis en mouvement ! Que de constructeurs de vaisseaux, de matelots, d'ouvriers en voiles et en cordages, mis en oeuvre pour opérer le transport des différentes drogues du teinturier, rapportées souvent des extrémités du monde ! Quelle variété de travail aussi pour produire les outils du moindre de ces ouvriers ! Sans parler des machines les plus compliquées, comme le vaisseau du commerçant, le moulin du foulonnier ou même le métier du tisserand, considérons seulement quelle multitude de travaux exige une des machines les plus simples, les ciseaux avec lesquels le berger a coupé la laine. Il faut que le mineur, le constructeur du fourneau où le minerai a été fondu, le bûcheron qui a coupé le bois de la charpente, le charbonnier qui a cuit le charbon consommé à la fonte, le briquetier, le maçon, les ouvriers qui ont construit le fourneau, la construction du moulin de la forge, le forgeron, le coutelier, aient tous contribué, par la réunion de leur industrie, à la production de cet outil. Si nous voulions examiner de même chacune des autres parties de l'habillement de ce même journalier, ou chacun des meubles de son ménage, la grosse chemise de toile qu'il porte sur la peau, les souliers qui chaussent ses pieds, le lit sur lequel il repose et toutes les différentes parties dont ce meuble est composé ; le gril sur lequel il fait cuire ses aliments, le charbon dont il se sert, arraché des entrailles de la terre et apporté peut-être par de longs trajets sur terre et sur mer, tous ses autres ustensiles de cuisine, ses meubles de table, ses couteaux et ses fourchettes, les assiettes de terre ou d'étain sur lesquelles il sert et coupe ses aliments, les différentes mains qui ont été employées à préparer son pain et sa bière, le châssis de verre qui lui procure à la fois de la chaleur et de la lumière, en l'abritant du vent et de la pluie ; l'art et les connaissances qu'exige la préparation de cette heureuse et magnifique invention, sans laquelle nos climats du nord offriraient à peine des habitations supportables ; si nous songions aux nombreux outils qui ont été nécessaires aux ouvriers employés à produire ces diverses commodités ; si nous examinions en détail toutes ces choses, si nous considérions la variété et la quantité de travaux que suppose chacune d'elles, nous sentirions que, sans l'aide et le concours de plusieurs milliers de personnes, le plus petit particulier, dans un pays civilisé, ne pourrait être vêtu et meublé même selon ce que nous regardons assez mal à propos comme la manière la plus simple et la plus commune. Il est vrai que son mobilier paraît extrêmement simple et commun, si on le compare avec le luxe extravagant d'un grand seigneur ; cependant, entre le mobilier d'un prince d'Europe et celui d'un paysan laborieux et rangé, il n'y a peut-être pas autant de différence qu'entre les meubles de ce dernier et ceux de tel roi d'Afrique qui règne sur dix mille sauvages nus, et qui dispose en maître absolu de leur liberté et de leur vie.

[1] Adam Smith, La Richesse des nations. Tome 2, GF © 1991, p. 308-309.

[2] Ibid. Tome 1, p. 71-73.

[3] Ibid., p. 82-84.

[4] Ibid. Tome 2, p. 42-43.

[5] Ibid. Tome 1, p. 117 et Ibid. Tome 2, p. 24.

[6] Ibid. Tome 1, p. 78-79.

Philo5
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